Le Courrier Fédéral Ltée (p. 16-20).

CHAPITRE VI

Le prélude de la tragédie

Lorsque Madame Dumond descendit à la bibliothèque, huit jours plus tard, Claire vit qu’elle n’avait pas dormi, car ses traits étaient étirés et elle avait l’air très-lasse. De plus. Madame Dumond était irritable et nerveuse, ce matin-là, plus que de coutume.

« Le courrier n’est pas encore arrivé, » dit-elle à Claire. « En attendant, copiez ces notes que je vous ai données hier, sur l’Atlantide. »

Ce n’est que vers les onze heures que le courrier arriva. C’est Claire que le reçut des mains de Zénaïde. Il n’y avait que trois lettres : l’une d’elle attira l’attention de la jeune fille, l’adresse était écrite d’une façon singulière, sans séparation entre les mots. L’écriture était ferme et masculine ; mais ces mots, reliés entr’eux, cela produisait un singulier effet. Madame Dumond pâlit en apercevant cette écriture. Elle ouvrit les deux autres lettres et les passa à Claire afin qu’elle écrivit les réponses ; la dernière lettre resta là, près de Madame Dumond ; on eut dit qu’elle craignait de l’ouvrir. Mais enfin elle s’y décida. Ce n’était qu’un court billet ; mais il produisit un grand effet sur celle à qui il était adressé : elle devint d’une pâleur mortelle, puis elle soupira profondément. Claire leva les yeux mais n’osa parler : elle vit la pâleur, entendit le soupir, puis Madame Dumond fit, à deux reprises, le geste de regarder derrière elle. Enfin, elle jeta la lettre dans le foyer, où brûlait un feu ardent.

Dans le cours de l’après-midi, Madame Dumond dit à Claire :

«  J’ai donné au cocher l’ordre d’atteler. Vous irez à la ville, chez l’imprimeur, afin de lui expliquer les changements que j’ai faits aux dernières épreuves. Vous reviendrez immédiatement ensuite. Je n’aime pas être seule aujourd’hui… je suis nerveuse… et un peu malade… » ajouta-t-elle, en jetant un regard derrière elle.

— « Bien, Madame, » dit Claire, « je ne serai que le temps voulu pour exécuter vos ordres. »

Claire ne fut que quelques minutes chez l’imprimeur et elle allait remonter en voiture quand elle aperçut, dans la vitrine d’un libraire, une brochure par un de ses auteurs favoris. La jeune fille entra donc chez le libraire et acheta la brochure. Comme il n’y avait aucun autre acheteur dans le magasin, on la servit immédiatement.

Arrivée aux « Saules », Claire se rendit à la bibliothèque. Décidément, Madame Dumond avait ses nerfs, car la première parole qu’elle adressa à Claire fut un reproche :

«  Vous avez pris votre temps ; je vous avais dit pourtant de vous dépêcher, que je n’aimais pas être seule aujourd’hui. »

— « Je n’ai fait qu’aller chez l’imprimeur et en revenir, » dit Claire.

— « Est-ce chez l’imprimeur que vous vous êtes procuré cette brochure ?… Pourquoi mentez-vous, Claire ? »

— « Madame, » répondit la jeune fille, en élevant légèrement, très-légèrement la voix, « je n’ai jamais menti de ma vie ! J’avais oublié la brochure ; mais vous savez que de chez l’imprimeur à la librairie, il n’y a qu’un pas. »

— « Vous n’avez pas le droit d’élever la voix en ma présence, Mademoiselle ! » s’écria Madame Dumond, fort en colère. « Vous pouvez vous retirer dans votre chambre ; je n’ai plus besoin de vos services aujourd’hui. Eh, bien ! qu’y a-t-il, Zénaïde ? »

Claire se retourna et vit Zénaïde près de la porte ; la servante jeta un regard étonné sur Claire. Le reste de l’après-midi, le secrétaire de Madame Dumond l’employa à transcrire un manuscrit qu’elle avait trouvé moyen de monter dans sa chambre… Madame Dumond ne lui en voudrait pas longtemps, elle le savait bien. Aujourd’hui, quelque chose semblait l’avoir beaucoup irritée.

Lorsque Claire descendit pour le dîner, Zénaïde lui dit que Madame n’était pas bien et dînait dans son boudoir… Après le dîner, elle alla se promener dans le jardin jusque vers les neuf heures, puis elle retourna dans sa chambre. Elle entendit Zénaïde qui aidait Madame Dumond à se mettre au lit.

Claire ne s’endormait pas, elle résolut donc de lire quelques chapitres de la malencontreuse brochure. Les feuillets n’étaient pas coupés et, machinalement, elle chercha son coupe-papier, mais ne le trouva pas.

« J’ai dû le laisser dans la bibliothèque », pensa-t-elle.

Ce coupe-papier était un cadeau de Madame Dumond ; c’était un joli poignard à poignée d’ébène, incrusté de nacre et Claire y tenait beaucoup. Elle se rendit donc à la bibliothèque. Le coupe-papier était là, en effet. Claire s’en saisit, et elle sortait de la chambre quand elle rencontra la vieille servante Azurine. Instinctivement Claire détestait cette femme ; sans s’en apercevoir, elle lui lança un regard méprisant en passant. La servante ne dit rien, mais la jeune fille s’aperçut qu’elle s’était arrêtée et qu’elle la regardait monter l’escalier. Claire l’entendit marmotter quelque chose ; mais elle n’en fit aucun cas.

À lire, le temps passe vite, Claire leva les yeux sur le cadran de sa chambre et s’aperçut qu’il était dix heures. Elle fut surprise, car elle entendait Madame Dumond, dont la chambre était voisine de la sienne, remuer dans son lit.

« Pauvre Madame Dumond ! » murmura-t-elle, « elle ne peut dormir… Je ne sais si Zénaïde lui a donné son verre d’orangeade… Peut-être est-elle malade ?… J’ai envie d’aller voir… Peut-être, aussi, serai-je mal reçue… mais qu’importe, j’y vais. »

Claire sortit de sa chambre. Arrivée sur le palier, elle vit passer Azurine et Zénaïde qui se rendaient dans leurs chambres, elle entendit la vieille servante dire à Zénaïde :

« Non, mais, a-t-elle l’air tragique un peu, à se promener ainsi, la nuit, un poignard à la main ! »

Claire ne put s’empêcher de sourire : par distraction, elle avait emporté son coupe-papier avec elle.

Elle frappa à la porte de la chambre de Madame Dumond et entra.

« Vous ne dormez pas, » dit Claire, « Zénaïde vous a-t-elle donné votre verre d’orangeade ? »

— « Non, » répondit Madame Dumond ; « mais je n’en ai pas besoin. »

Sans rien dire, Claire prépara la potion et la présenta à Madame Dumond. Celle-ci prit le verre et en but le contenu.

« Si vous vous sentez malade ou nerveuse, Madame Dumond. » dit Claire, « je passerai bien la nuit sur ce fauteuil. »

— « Merci, » répondit Madame Dumond, « je crois que je vais dormir à présent. »

— « Chère Madame, » reprit Claire, « combien je regrette ce qui s’est passé aujourd’hui !… N’est-ce pas que vous me pardonnez ? »

Tout en disant ce qui précède, la jeune fille arrangeait les oreillers du lit et les couvertures, qui s’étaient dérangés. Alors, Madame Dumond fit une chose qu’elle n’avait jamais faite auparavant : elle entoura, de ses bras, le cou de Claire et lui donna un baiser. Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes :

« Vous avez toujours été si bonne pour moi, » murmura-t-elle, « chère Madame, combien je vous aime !! »

Déposant un baiser sur le front de Madame Dumond, Claire regagna sa chambre. Elle reprit son livre et en lut quelques pages, mais bientôt, elle arriva sur deux feuillets qui n’avaient pas été coupés.

«  Tiens, j’ai oublié mon coupe-papier dans la chambre de Madame Dumond ; mais je n’irai pas le chercher de crainte de réveiller. Je vais me coucher. »

En ce moment, elle crut entendre un bruit léger dans la chambre voisine. Elle prêta l’oreille, elle sortit même sur le palier ; mais le bruit ne se renouvela pas. Rassurée, Claire se coucha. Sa dernière pensée fut pour Madame Dumond :

« Comme elle est bonne !… Je ne m’impatienterai plus jamais maintenant… C’est une femme nerveuse, voilà tout ; au fond, c’est un cœur d’or… Chère Madame Dumond ! »