La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 12

L. de Potter (Tome IIp. 113-139).


CHAPITRE DOUZIÈME


Mademoiselle Lange était cependant parvenue à sortir du précipice où elle avait failli périr.

Quand elle fut arrivée tout en haut, parmi les bruyères, elle s’arrêta.

La pente était rapide, et les bois descendaient vers l’Yonne.

Elle regarda à gauche et aperçut, dans le lointain, les poivrières du petit manoir des Roches.

Elle se tourna ensuite à droite, et vit le moulin que lui avait indiqué le Bouquin. Mais les bruyères étaient épaisses, et on n’apercevait au travers aucun chemin frayé.

Après le terrible accident qui venait de lui arriver, la pauvre femme était en droit de redouter un précipice entr’ouvert sous ses pieds derrière chaque broussaille.

Elle n’avançait donc qu’avec précaution, regardant à ses pieds, et marchant dans la direction du moulin.

Tout à coup une voix claire et sonore se fit entendre sous le couvert, et mademoiselle Lange tourna la tête.

Cette voix chantait un refrain naïf du Morvan, composé sur un air de chasse, et dont voici le premier couplet :

Dans tous les pays de couvert,
Ton ton, tontaine,
On fête le grand saint Hubert,
Duc d’Aquitaine…
Tayaut ! tayaut ! Écoute à Bréhault,
Tout à Ramoneau,
Tayaut !
............
Toute fille morvandelle,
Épousant un morvandiau,
Lui fait cadeau d’une écuelle,
D’un fusil, d’un chien corniau.
Le fusil est pour la chasse,
Le corniau prendra le vent,
L’écuelle jamais n’est lasse
De tenir vin du Morvan !
Tayaut ! tayaut ! écoute à Bréhault…


Le chasseur à belle trogne,
C’est le chasseur du Morvan,
Soir et matin sans vergogne,
Il boit le rouge et le blanc…
Mais que la feuille du hêtre
Jonche le sol des grands bois,
Vous allez le voir paraître,
En plaine écoutant la voix…
Des grands chiens blancs de saint Hubert,
Duc d’Aquitaine,
Qui retourne sous le couvert,
Tontaine !

À mesure que le chasseur approchait, mademoiselle Lange, qui s’était appuyée à un arbre, le considérait attentivement.

Mademoiselle Lange tourna la tête et vit un homme de taille moyenne, un fusil sur l’épaule et une gibecière au dos, qui s’avançait d’un pas alerte, à travers les bruyères.

Bien que cet homme ne l’eût point aperçue sans doute, il se dirigeait de son côté.

Mademoiselle Lange attendit.

Le chasseur chantait toujours.

C’était un homme de quarante ans environ, à la barbe noire, aux yeux bleus énergiques et doux à la fois, à la physionomie franche et ouverte.

Plutôt petit que grand, maigre, souple, nerveux, il semblait être fait tout exprès pour courir les bois.

Un chien le suivait.

Le chien était un modèle de ce type bizarre qu’on appelle le corniau.

Bâtard, mais sachant son origine, le corniau a l’intelligence du chien d’arrêt, la vaillance du chien courant.

Souvent hargneux, comme les êtres privés de beauté, il est brave et dévoué, adroit, patient, plein de ruse.

Le corniau est le chien du braconnier ; — par suite, il est l’ennemi de tout ce qui est garde-chasse, gendarme, homme de loi.

Le corniau, en plaine ou au bois, ne chasse jamais que d’une narine, — l’autre lui sert à flairer le danger, à éventer tout ce qui peut être nuisible à la sécurité de son maître.

Celui que mademoiselle Lange ne pouvait voir, car les bruyères étaient hautes, s’arrêta tout à coup et grogna.

Le braconnier s’arrêta pareillement.

Puis il aperçut la jeune femme.

Mademoiselle Lange ne bougeait pas.

Le braconnier se remit en marche et vint à elle.

Alors l’actrice lui dit :

— Mon ami, je vais au moulin de Jacques le Borgne.

— Ah ! fit le braconnier qui la regardait d’un air soupçonneux.

— Et je ne sais pas le chemin, ajouta mademoiselle Lange.

— Voilà le moulin, citoyenne.

— Ah ! là-bas ?

— Oui.

— Mais je ne vois aucun chemin qui y conduise.

— Vous y allez ?

— Oui.

Tout en parlant, le braconnier la regardait avec un mélange d’étonnement et de crainte.

— Ah ! dit-il, vous allez au moulin.

— Oui, mon ami.

— Mais, faites excuse, d’où venez-vous ?

— Des Soulayes.

À ce nom, l’homme au corniau fronça le sourcil.

Ce mouvement n’échappa point à mademoiselle Lange.

— Voilà, pensa-t-elle, un homme qui n’aime pas le général Solérol.

Le braconnier reprit :

— Mais vous êtes donc venue à pied.

— Non.

— À cheval ?

— Oui.

— Eh bien ! où est donc votre cheval ?

— Il est mort, dit mademoiselle Lange. Lui et moi, nous sommes tombés dans un précipice…

— Le Saut-du-Loup !

— Justement.

Le braconnier regarda mademoiselle Lange avec une défiance nouvelle.

— Vous étiez à cheval, dit-il.

— Je vous l’affirme !

— Et votre cheval est tombé dedans.

— C’est comme je vous le dis.

— Alors ce n’était pas un cheval du pays.

— Pourquoi ?

— Mais parce qu’ils connaissent ça, les chevaux de par ici.

— C’était une jument blanche que j’avais prise aux Soulayes.

— Blanchette ?

— Justement.

— Allons ! allons ! ma petite dame, aussi vrai que je me nomme Claude le rebouteux, vous vous gaussez de moi.

— Je vous jure que non.

— Blanchette a chassé vingt fois par ici, et elle est trop adroite.

Mais, comme il parlait ainsi, le braconnier regardait machinalement les mains blanches de la jeune femme, et tout à coup il l’interrompit pour lui dire :

— Oh ! cette bague bleue… j’en ai vu une toute pareille.

Mademoiselle Lange tressaillit.

— Et celui qui la portait m’a dit, pas plus tard qu’hier :

« Vois-tu, Claude, mon ami, il n’y en a que deux comme ça, la mienne et une que j’ai donnée. » À qui, je lui ai demandé. « À la femme que j’aime, » qu’il m’a répondu.

Ces mots avaient produit sur mademoiselle Lange une certaine émotion.

— Ah ! vous avez vu une bague pareille à la mienne, dit-il.

— Oui, au doigt de M. Machefer.

Mademoiselle Lange jeta un cri.

— Vous connaissez Machefer.

— Je crois bien.

— Vous l’aimez ?

— Je me ferais tuer pour lui.

Claude le Rebouteux prononça ces mots avec un tel accent de franchise, que mademoiselle Lange n’eut plus de défiance.

— Eh bien ! lui dit-elle, je suis celle dont il vous a parlé.

— Ah ! et vous venez des Soulayes.

— C’est-à-dire que j’en ai fui.

— Et vous allez ?…

Elle étendit la main vers l’horizon, indiquant du doigt cette ligne bleuâtre qui marquait les bois du Nivernais.

— Je vais là, dit-elle, comprenez-vous ?

— Eh bien ! je vous y conduirai, ma petite dame, mais faut pas que vous me fassiez des contes.

— Quels contes ?

— Que Blanchette, la jument de la bonne petite dame des Soulayes, est tombée dans le Saut-du-Loup.

— C’est la vérité.

— Alors, c’est qu’il est arrivé quelque chose d’extraordinaire.

— Oui, comme elle s’arrêtait au bord du précipice, elle a été frappée par derrière.

— Ah ! c’est différent… Eh bien ! venez, allons au moulin… là, sont les amis de M. Machefer et des autres…

— Et vous me conduirez ?

— Nous partirons à la brune. Faut voyager de nuit ; c’est plus sûr. En attendant, suivez-moi, il n’y a pas de danger ici.

Et le braconnier se remit en route, entonnant le troisième couplet de sa fanfare.

Dans mille ans la Morvandelle,
Comme à ce jour d’aujourd’hui,
Sera jeune et sera belle.
Auprès d’elle point d’ennui !
De son bras, chasseur fidèle,
De son bras robuste et blanc,
Elle tendra son écuelle,
Pleine du vin de Morvan !
Dans tous les pays de couvert,
Ton ton taine,
On chante le grand saint Hubert,
Duc d’Aquitaine.
Tayaut ! tayaut ! écoute à Bréhault.
Tout à Ramoneau.
Tayaut !

Mademoiselle Lange, quoique brisée de fatigue, marchait courageusement.

Enfin, elle et son guide sortirent des bruyères et arrivèrent aux rochers qui surplombent l’Yonne.

Là, les mariniers qui halaient au printemps des barques pleines de charbon ou des trains de bois, avaient tracé une sorte de chemin.

Claude le Rebouteux le prit.

— Nous allons au moulin, dit-il, où vous vous reposerez, car vous paraissez bien lasse.

— Je suis toute meurtrie, répondit-elle, ma chute a été terrible.

— Et vous n’êtes pas morte ?

— Vous le voyez.

— Ce qui prouve bien, dit le braconnier, qu’il y a un bon Dieu, malgré que la République l’ait aboli. Mais avant d’aller au moulin, faut que je voie la boîte aux lettres.

Et il laissa son fusil sur les rochers et descendit sur la berge.

Mademoiselle Lange le suivit curieusement des yeux.

Quand il fut au bord de l’eau, il s’y mit jusqu’à la ceinture, malgré le froid.

Puis il y plongea les deux mains, et, après avoir tâtonné longtemps, il finit par retirer une boîte de fer blanc qui était attachée à un bout de corde, fixé sans doute à quelque obstacle caché sous l’eau.

Puis il ouvrit cette boîte et en tira une lettre.

Mademoiselle Lange, dominée par la curiosité, l’avait suivi dans sa périlleuse descente à travers les rochers.

Elle vit la boîte, puis la lettre, et demanda :

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est la correspondance du Nivernais, répondit le braconnier d’un air mystérieux.