La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 11

L. de Potter (Tome IIp. 67-111).


CHAPITRE ONZIÈME


Bouquin regardait mademoiselle Lange.

Puis son regard s’abaissait et se fixait sur les rouleaux d’or.

Bouquin eût assassiné pour un écu de six livres, et il voyait à ses pieds des rouleaux de pièces d’or.

Et cet argent était à lui, sans que le crime qu’il avait médité fût consommé.

Tout cela était pour lui tellement incompréhensible, tellement invraisemblable, qu’après avoir longtemps regardé mademoiselle Lange, il lui dit :

— Puisque vous avez mon couteau, et que vous êtes plus forte que moi, pourquoi me donnez-vous de l’argent ?

Elle eut un sourire et répondit :

— J’ai vu que tu étais à vendre et je veux t’acheter.

L’œil du Bouquin, ce petit œil d’un gris pâle et d’une mobilité extrême, projeta quelques étincelles.

Mademoiselle Lange reprit :

— Tu es au service du général ?

— Oui… madame…

— Et c’est lui qui…

— C’est lui.

— Que te donne-t-il pour cela ?

Cette question fit tressaillir le Bouquin.

— Réponds ! insista mademoiselle Lange.

— Il me donne ce que je veux : un, deux, dix écus… je ne sais pas, répondit-il.

— Pourquoi fais-tu le mal ?

Le Bouquin fut atrocement naïf.

— Parce que le bien ne rapporte rien.

— Tu crois ?

— Dame ! on le dit, du moins…

L’actrice, malgré son émotion, ne put réprimer un sourire :

— Que fait ton père ? demanda-t-elle.

— Il est fermier.

— Et un peu incendiaire…

— Ah ! vous savez ?…

— Je sais tout. Que te donne-t-il pour le métier que tu fais ?

— Je ne sais pas.

— Aimes-tu ton père ?

— Peuh !… fit le Bouquin ; ça dépend.

— Eh bien ! veux-tu être à moi ?

— Comment ?

— Tu m’obéiras… et je te donnerai trente pistoles tous les mois.

Le Bouquin était ébloui.

— Mais, dit mademoiselle Lange, tu feras ce que je voudrai ?

— Je suis à qui me paye, répondit le Bouquin.

— Eh bien ! alors, ramasse cet argent.

Le Bouquin se baissa et ramassa les rouleaux.

Puis il les tint un moment dans le creux de ses deux mains, et ses deux mains tremblèrent.

Mademoiselle Lange ne put s’empêcher de sourire de cette cupide admiration pour l’or.

L’enfant n’osait bouger, mais la fixité de son regard, le frémissement nerveux qui parcourait tout son corps, et les impressions mobiles de sa physionomie tour à tour inquiète, cauteleuse, sauvage et cruelle, apprirent à la jeune femme que, si le Bouquin passait franchement au service de ses amis, il leur serait excessivement utile.

— Tu auras trente pistoles par mois, répéta-t-elle.

— Pour quoi faire ?

— Pour me tenir au courant des choses que je veux savoir.

— C’est-à-dire que vous voulez…

— Je veux que tu sois mon espion.

— Je le serai.

— Et que, chaque nuit, tu me fasses un rapport sur ce qui se passera aux Soulayes…

— Mais c’est pas facile, ça.

— Comment ?

— Le chef de brigade veut se débarrasser de vous. Si vous venez aux Soulayes…

— Je n’y retournerai pas.

— Ah ! c’est différent.

— Mais j’irai au rendez-vous que tu me donneras.

— Où cela ?

— Où tu voudras, pourvu que ce soit de l’autre côté de l’Yonne.

Le Bouquin parut réfléchir.

— Madame, dit-il enfin, je suis un fier garnement, allez ! et si vous me payez bien, je vous servirai crânement.

— J’y compte.

— Voulez-vous que je mette le feu au château ?

— Quel château ?

— Les Soulayes.

— Non.

— Voulez-vous que j’assassine le chef de brigade Solérol ?

Mademoiselle Lange tressaillit.

— Non, dit-elle encore.

— Ça serait pourtant un fier débarras.

— Tu crois ?

— Ah ! dame ! je vois bien maintenant que vous êtes des amis des autres.

— Quels autres ?

— Les royalistes.

— Eh bien ! si cela était…

— Je vous conseillerais de me laisser assassiner le chef de brigade.

— Non, pas toi. D’ailleurs, ajouta mademoiselle Lange, cet homme ne doit point mourir d’un coup de poignard ni d’un coup de pistolet.

— Ah !

— Il doit mourir sur l’échafaud.

À son tour, le Bouquin, qui avait toujours baissé les yeux, les leva sur mademoiselle Lange, et le regard calme et froid qui se croisa avec le sien le domina tellement, qu’il s’écria :

— Ah ! vous haïssez bien, vous.

— Quelquefois.

Le Bouquin demeura silencieux une minute encore, puis il reprit :

— Ma foi ! je ne sais pas, mais votre parole me remue…

— Ah !

— Il me semble que je vous servirais pour rien… là… vrai ?

— Non, je te payerai.

— Et la tête sous la guillotine, je ne vous trahirais pas.

— Donne-moi tes mains, dit mademoiselle Lange qui tira son mouchoir.

Le Bouquin mit les rouleaux d’or dans sa poche et tendit ensuite les mains sans trop savoir ce que voulait faire mademoiselle Lange.

— Je vais te les lier derrière le dos, dit-elle.

— Mais pourquoi ?

— Et je t’attacherai ensuite les jambes avec les courroies de la selle de ce malheureux cheval.

— Vous voulez donc me laisser ainsi ? fit le Bouquin avec effroi.

— Oui.

— Et vous vous en irez seule ?

— Seule. Je trouverai bien mon chemin à travers ces rochers.

— Mais, madame, murmura l’enfant avec terreur, savez-vous que si vous me laissez ici, garrotté, et dans l’impossibilité de sortir tout seul de ce trou, je puis y mourir de faim.

— Il est une chose à laquelle tu ne songes pas.

— Quoi donc ?

— C’est que le chef de brigade, pressé de savoir si je me suis cassé le cou, enverra rôder par ici.

— Ah ! c’est vrai, ça, dit le Bouquin.

— On te délivrera et tu continueras à jouir de la confiance de Solérol.

— Fameux ! dit le vaurien.

— Inutile, du reste, de montrer ton or.

— Ah ! vous avez raison… mais vous, madame, où irez-vous ?

— Tu vas m’indiquer le chemin qui mène à l’Yonne.

— Vous verrez l’Yonne quand vous serez montée au bord du Trou.

— Sans doute ; mais serai-je loin d’un pont… d’un bac ?

— Écoutez bien. Vous apercevrez un château sur la gauche. C’est les Roches, la maison de M. Henri que les soldats occupent à présent.

— Bon. Après ?

— Par conséquent, vous appuierez sur la droite.

— Ah ! très-bien.

— Et vous verrez un moulin dont les fenêtres sont rouges.

— À qui est-il ?

— À Jacques le Borgne qui est un ancien serviteur des maîtres.

— Des Vernières ?

— Justement.

— Et leur est-il resté fidèle ?

— Ah ! je crois bien.

— Il me passera de l’autre côté de l’Yonne ?

— Oui, il a un bateau.

— Eh bien ! dit mademoiselle Lange, la nuit prochaine, tu viendras attendre mes ordres à ce moulin.

— C’est bien, madame, j’y serai.

Le Bouquin se laissa lier de bonne grâce et coucher auprès du cheval mort.

— Ah ! je sauverai Machefer et ses amis ! pensait la jeune femme, à qui son amour donnait de nouvelles forces.

— À demain donc ! ajouta-t-elle.

— À demain, répéta Bouquin. C’est vous qui viendrez ?

— Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un de ma part.

— À quoi le reconnaîtrai-je ?

— Il te dira ces mots : Dix-sept et treize font trente.

Et mademoiselle Lange, guidée par les indications du Bouquin, commença son ascension, s’aidant de chaque touffe de broussaille et posant ses petits pieds dans les anfractuosités des rochers.

Le Bouquin la vit bientôt disparaître.

— C’est égal murmura-t-il avec admiration, c’est une fière femme… Elle a bien manqué de me tuer.

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Cependant, une partie de la journée s’était écoulée et le soir était proche.

Le chef de brigade Solérol, inquiet de ne pas voir revenir le Bouquin, disait à Scœvola :

— Pourvu qu’elle ne lui ait point échappé.

— Dame ! répondit Scœvola, ce gamin-là est pourtant un joli drôle.

— Oui.

— Et je parierais pour lui.

— Tu crois qu’il l’a jetée dans le Saut-du-Loup ?

— Oh ! c’est certain.

— Alors, pourquoi ne revient-il pas ?

— Mais, dame ! fit Scœvola, il a l’argent maintenant ?

— C’est juste.

— Et il sera descendu vers quelque village des bords de l’Yonne, pour y boire un coup.

— Cela est possible encore. Cependant, je ne suis pas rassuré.

— Bah !

— Oh ! je crains cette femme, à présent.

— Parce qu’elle a causé avec Bernier ?

— Rien que pour cela.

— Dis donc, Solérol, fit Scœvola, j’ai quelque chose à te proposer.

— Touchant Bernier ?

— Oui.

— Tu tiens à le garder ?

— Mais, dame ! il est hors d’état de se sauver tout seul. Il a reçu dix ou douze coups de baïonnette.

— Eh bien ! fais-lui donner un coup de poignard qui se perdra dans le nombre. Il sera mort de ses blessures.

— Oh ! non, dit le chef de brigade, dont l’œil laissa jaillir un éclair de haine, je lui veux le conseil de guerre.

— Bah !

— La dégradation… l’échafaud !

Scœvola haussa les épaules.

— Et tout cela, dit-il, parce que Bernier a été l’amant de la Lucrétia.

— Que t’importe ? fit brusquement le chef de brigade.

Comme il refusait de se débarrasser tout de suite du capitaine Bernier, le général vit entrer le père Brulé, cet honnête fermier qui avait mis le feu à sa ferme.

— As-tu vu ton fils ? lui demanda Solérol.

— Non.

— Tu devrais bien tâcher de le trouver.

— Il est dans les bois à tendre des collets, sans doute.

— Oui et non.

— Comment donc ça ?

Le chef de brigade cligna de l’œil.

— Prends ton fusil, dit-il, et va-t’en un peu du côté du Saut-du-Loup.

— Ah ! vous l’avez envoyé là ?

— C’est lui qui a voulu y aller.

— Seul ? fit Brulé d’un air sournois.

— Non, avec une jolie dame…

— Ah ! la Parisienne ?

— Précisément.

— Et le général, dit Scœvola en riant, craint qu’il ne lui soit arrivé quelque accident.

— Au Bouquin ?

— Non, à la dame.

Brulé regarda Solérol.

— Est-ce que la dame avait de l’argent sur elle ?

— Je le crois.

— Alors, pour sûr, dit Brulé, il lui est arrivé quelque chose.

Et il eut un sourire qui confirmait ces paroles féroces.

— Je vais aller avec toi, Brulé, dit Scœvola, nous ferons un tour de chasse.

Brulé et Scœvola, chacun un fusil sur l’épaule, se mirent en route pour le Saut-du-Loup, et au bout d’une heure, ils en étaient à une faible distance, lorsque Brulé s’arrêta brusquement.

— Écoutez, dit-il.

Il se coucha à plat ventre dans les bruyères et colla son oreille contre terre.

— J’entends des gémissements, dit-il.

En se relevant, il se mit à courir vers le Saut-du-Loup.

— Elle ne se sera pas tuée sur le coup, murmura Scœvola.

Et il suivit Brulé.

Mais Brulé s’était arrêté stupéfait au bord du trou.

Une voix qui blasphémait montait, lamentable du fond de l’abîme.

Brulé reconnut la voix de son fils.

— Tonnerre ! s’écria-t-il, c’est le gibier qui a pris le chasseur.

Et il se glissa de broussaille en broussailles et de roche en roche, jusqu’au fond du précipice. Scœvola le suivit.

Ils trouvèrent le Bouquin jurant et criant, mais sain et sauf.

Le Bouquin, dégagé de ses liens, leur raconta ce qui s’était passé, moins, toutefois, le pacte qu’il avait fait avec mademoiselle Lange.

Brulé grommelait :

— Imbécile ! quand on manque ainsi son coup, on ne s’en vante pas.

— Bah ! dit le Bouquin, je la rattraperai…

Et tous trois reprirent le chemin des Soulayes.