La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 13

L. de Potter (Tome IIp. 141-187).


CHAPITRE TREIZIÈME


Cependant le père Brulé avait reconduit son fils aux Soulayes.

Le Bouquin était revenu l’oreille basse, pestant, jurant contre la petite dame.

Aux jurons de Bouquin, le chef de brigade Solérol répondit par des blasphèmes. Et, bien qu’il fût hors d’état de se lever de son fauteuil, il prit une bouteille qui était à portée de sa main, et la jeta à la tête de l’enfant.

Celui-ci esquiva le coup.

— Petit maladroit, disait-il, si la dame revient ici, ce qui est probable, je te ferai pendre !

— Et dame ! dit Scœvola, elle reviendra.

— Tu crois ?

— Dame ! où veux-tu qu’elle aille ?

— Heu ! heu ! dit l’honnête Curtius qui assistait à toutes les délibérations, je ne crois pas, moi.

— Ah bah !

— Elle aura bien pu soupçonner que ce farceur de Solérol est pour quelque chose dans cet accident.

— Eh bien ! je lui prouverai le contraire.

— Ah !

— Je ferais pendre cet imbécile.

Bouquin feignit une vive terreur et se sauva.

Son père le suivit.

— Où vas-tu donc ? lui dit-il.

— Je me sauve.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas être pendu.

Brulé haussa les épaules.

— Mon fiston, dit-il, si le chef de brigade touchait à un cheveu de ta tête, il compterait rudement avec moi.

— Vrai ? fit le Bouquin qui prit son air naïf.

Le père Brulé avait eu un regard farouche, flamboyant et sournois, en même temps ; ce regard de bête fauve qui se rapetisse en un coin de forêt, aiguise ses dents blanches et est prête à bondir.

— Ah ! vous êtes crâne, vous ! dit le Bouquin.

— Et toi aussi d’ordinaire, dit le père Brulé en lui frappant sur l’épaule, pourquoi que t’as peur, aujourd’hui ?

— C’est l’histoire de la bouteille !

— Il a de la chance tout de même, murmura Brulé, car s’il t’avait atteint…

— Eh bien ?

— Je le couchais en joue et je lui envoyais mes deux balles dans le ventre.

— Oh ! dit le Bouquin, je vois bien que vous l’eussiez fait comme vous le dites.

— Parbleu !

— Mais c’est égal, j’aime autant qu’il m’ait manqué.

— Moi aussi. Il paye bien, le chef de brigade ?

— Heu ! heu ! fit le Bouquin. Bonsoir, père ; j’ai un grand mal de tête, je vais me coucher.

— En haut ?

Et Brulé désigna du doigt les combles du château.

— Oh ! non !

— Alors, tu vas dans la grange.

— Dans l’étable aux vaches, il y fait chaud.

Le Bouquin fit quelques pas en avant, puis il s’arrêta.

— Hé ! dites donc, père ?

— Que veux-tu !

— Est-ce que ça ne vous embête pas, de servir le chef de brigade ?

Brulé fronça le sourcil.

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Dame ! parce que ça m’embête, moi…

— Il n’y a pas moyen de faire autrement.

Le Bouquin haussa silencieusement les épaules.

Un éclair traversa l’esprit du fermier.

Il prit son fils au collet et le secoua.

— Pourquoi me dis-tu cela ? répéta-t-il. Parle, je veux savoir.

Mais le Bouquin demeura impassible.

— Pour rien, donc ?

— Comment, pour rien ?

— C’est une idée qui m’était venue… que le Solérol était plus mauvais qu’une gale… et que, dame ! on pourrait trouver de meilleurs maîtres.

— Ah ! cette idée t’est venue ?

— Mon Dieu ! oui…

— Eh bien !

— Je vois que ce n’est pas la vôtre… Bonsoir, père… je vas dormir.

Et le Bouquin prit le chemin de l’étable aux vaches.

Mais le père Brulé le suivit :

— Mon fiston, lui dit-il, faut que tu parles clair.

— Hein ? dit le Bouquin.

— J’aime qu’on soit franc, moi…

— Comme l’or… dit le Bouquin avec une pointe d’ironie.

— Et si tu m’as dit tout cela… continua le père Brulé.

— Eh bien ?

— C’est que tu avais ton idée.

— Ça dépend.

— Comment ça ?

— Si nous ne servions plus le chef de brigade, qui servirions-nous ?

— Je sais pas, moi, dit le Bouquin qui prit un air bête. L’un ou l’autre me trouvera toujours une ferme à bail.

— Tu te moques de moi, mon fiston, dit le père Brulé.

Et il lui tourna le dos.

Mais quand le Bouquin continua son chemin vers l’étable à vaches, Brulé murmura :

— Il y a quelque chose de louche là-dessous… faudra que je sache.

Le Bouquin entra dans ce qu’on appelait l’étable à vache.

C’était une vaste écurie qui dépendait de la petite ferme du château.

La petite ferme et le château n’étaient séparés que par une vaste cour entourée de hangars, sous lesquels étaient rangés les charriots, les charrues et autres instruments destinés à l’exploitation de la ferme.

Le Bouquin exerçait autour de lui une terreur bien légitime.

Sa réputation de méchanceté l’avait suivi du village et de l’école à la ferme, et de la ferme au château.

Les gens de la réserve, — ainsi nommait-on les fermiers de la petite ferme, — avaient considérablement peur du Bouquin.

On s’écartait devant lui, on lui faisait de la place comme à un grand personnage.

Surtout quand il avait son fusil sur l’épaule.

Or, le Bouquin marchait rarement sans cette arme, et il n’avait fallu rien moins que son désir d’inspirer, le matin, une confiance pleine et entière à mademoiselle Lange, pour qu’il se privât de ce fidèle compagnon ; mais il savait où le prendre.

Dans la cour de la ferme, il y avait un valet de charrue qui nettoyait les oreillettes d’un araire.

— Bonjour Michelin, lui dit le Bouquin d’un ton câlin.

Michelin fronça le sourcil et salua. Puis il se remit à son travail.

Le Bouquin s’approcha et prit un air affable.

— Tu n’as pas l’air content, Michelin ? dit-il.

— Ça se peut bien, dit Michelin d’un ton bourru.

— C’est-y rapport à moi ?

— Non.

— Alors qu’est-ce que t’as !

Michelin regarda le Bouquin de travers.

— Je fais ma besogne, dit-il ; fais donc la tienne, toi, le Bouquin.

C’était un robuste garçon que ce Michelin. Il était né au château. Il adorait madame Solérol, il haïssait le chef de brigade.

Depuis que madame Solérol était partie, Michelin était devenu sombre et méditait quelque coup.

— Eh bien ! dit le Bouquin, c’est justement parce que je veux faire mon métier que je m’adresse à toi.

— C’est différent, murmura Michelin d’un ton glacé.

— Tu es valet de charrue, toi ?

— Et je m’en vante, dit Michelin : je laboure droit comme le clocher de Châtelcursois.

— Moi, dit le Bouquin, je suis braconnier, et je m’en vante aussi, je sais crânement mon métier. Je ne connais pas la bredouille.

— Et bien ! qu’est-ce que tu veux de moi ?

— Je voudrais que tu me prêtasses le fusil du père Antoine, ton maître.

— Qu’as-tu fait du tien ?

— Il est au château.

— Eh bien ! pourquoi ne vas-tu pas le chercher ? dit Michelin.

— Rapport au général qui est devant la porte.

— Avec ça, fit Michelin, d’un ton ironique, avec ça qu’il ne se moque pas qu’on braconne, lui.

— Ça n’est pas pour ça.

— Ah !

— J’ai eu des raisons avec lui, tout à l’heure.

Cet aveu du Bouquin adoucit Michelin comme par enchantement. Le Bouquin ajouta :

— Pourvu que les deux coups soient chargés, c’est tout ce qu’il me faut.

— Tu vas donc à l’affût ?

— Oui.

Comme la nuit était proche, la chose ne parut point surprenante à Michelin.

Le Bouquin ajouta en clignant de l’œil :

— Je ne veux pas qu’on me voie sortir. Je vais traverser l’étable à vaches. Tu m’apporteras le fusil de l’autre côté de la haie du potager.

Depuis que Michelin savait que le Bouquin avait eu des mots avec le chef de brigade, il était tout disposé en sa faveur.

Il monta donc à la ferme, et Bouquin entra dans l’étable à vaches.

Mais celui-ci ne fit que la traverser.

Il gagna un œil-de-bœuf, percé à l’extrémité opposée et que, l’hiver, on bouchait avec de la paille et de vieux morceaux de couvertures.

Il déboucha ce trou et y passa sur le ventre, comme une couleuvre.

Puis, il se retrouva sur ses pieds dans le potager.

Michelin y était déjà.

Il avait le fusil du fermier.

— Tu es un bon homme, lui dit le Bouquin ; je te revaudrai ça.

Et il prit le fusil et en fit jouer les deux batteries.

Elles étaient amorcées.

Puis il tira la baguette et la plongea tour à tour dans les deux canons, mesurant avec ses doigts l’épaisseur de la charge.

— Est-ce du plomb ? demanda-t-il.

— C’est du plomb à loup.

— Peuh ! fit le Bouquin.

Et il tira deux balles de calibre qu’il avait toujours dans ses poches, et les coula dans le canon.

— Tu vas donc au sanglier ? lui demanda Michelin.

— Ça se peut bien, répondit l’enfant.

En Bourgogne, et surtout dans le Morvan, l’expression Ça se peut bien est intraduisible pour tout autre qu’un homme du pays. Ce n’est ni une affirmation, ni une négation : c’est une réponse évasive qui laisse le champ libre à tous les commentaires.

Le Bouquin mit le fusil sur son épaule.

— Merci, Michelin, dit-il.

Et il s’en alla.

Les bois étaient à vingt pas.

Le Bouquin s’enfonça sous le couvert, et s’adressa le petit monologue suivant :

— J’ai tâté le père Brulé, mais il ne mord pas facilement…

Ça serait drôle, tout de même de le prendre dans ma partie.

C’est pour le coup que les ci-devant seraient les plus forts s’ils avaient deux hommes comme nous.

Ah ! brigand de général, tu m’as agoni de sottises et tu m’as jeté une bouteille à la tête, faudra compter tout ça !

Ah ! si le père Brulé était avec moi… c’est un fier homme, celui-là.

Mais le Bouquin s’arrêta brusquement.

— Mais, dit-il, si le père Brulé était avec moi, faudrait partager… et encore ! il prendrait peut-être le gros morceau de la galette. Et puis, dame ! il est avec le chef de brigade comme la tête et le chapeau… J’en ai peut-être bien trop dit.

Sur ces mots, le Bouquin hâta le pas. Il avait mis son fusil en bandoulière et caressait de ses deux mains qu’il avait passées sous sa blouse et fourrées dans ses poches, les rouleaux d’or de mademoiselle Lange.

— Ah ! si le père Brulé avait pu soupçonner que j’avais tous ces beaux jaunets, murmurait-il… Mais faut les mettre à l’ombre !

Le Bouquin s’enfonça dans le bois et prit la route de la Ravaudière.

La ferme était brûlée, on le sait, mais on avait pu sauver un corps de logis, et la mère Brulé ainsi que son fils Sulpice n’avait point voulu en bouger.

— Où vais-je mettre mon argent ? se disait le Bouquin.

Et il énumérait dans sa tête tous les endroits mystérieux qu’il connaissait dans la plaine et dans la forêt.

Enfin, au bout d’une heure de marche, comme il apercevait cette échancrure de terres noirâtres qu’on appelait la Ravaudière, il lui vint une idée.

— C’est cela ! dit-il ; maintenant que papa Brulé a dissous la bande des incendiaires, il ne viendra plus au trou à renards.

Et au lieu de descendre vers les ruines de la ferme, il remonta dans le bois, se glissa dans le taillis épais qui environnait la retraite des incendiaires, écarta les broussailles, et déplaça une pierre à quelque distance de l’orifice de la caverne.

Sous cette pierre, il y avait un briquet, de l’amadou et une mèche soufrée.

Le Bouquin s’empara de ces divers objets et se glissa dans le trou à renards.

Ce ne fut que lorsqu’il fut sorti de l’étroit boyau pour entrer dans cette cavité plus spacieuse où nous avons vu un jour réunis les complices de Tison, qu’il alluma sa mèche et la planta en terre.

Alors, prenant son couteau, il se mit à faire un petit trou dans la terre.

Puis, le trou fait, il sortit ses rouleaux d’or et les défit.

Les reflets rougeâtres de la lampe éclairèrent alors le jaune métal et lui arrachèrent de chaudes étincelles.

— Oh ! que c’est beau ! murmura le Bouquin.

Et il se prit à faire de ses doigts une sébille et à y faire sauter les pièces d’or, s’enivrant de leur bruit sonore, de leur tintement joyeux, fascinant son regard de ces reflets fauves et ardents.

Mais soudain, il tressaillit, leva la tête et jeta un cri.

Il n’était plus seul dans le trou à renards.

Un homme s’y trouvait près de lui et comme lui comptait de l’or.

Cet homme, c’était le père Brulé.

Le père Brulé, qui s’écria :

— Part à deux ! mon fiston.

Mais, chose étrange, le père Brulé était sans armes.

Le Bouquin sauta sur son fusil et dit froidement au fermier :

— Vous avez beau être mon père, si vous faites un pas, je vous brûle comme un lièvre !

Et il épaula et se tint prêt à faire feu.