Calmann-Lévy, éditeurs (p. 80-89).

IX

LES MESSAGERS

Félicie annonça la nouvelle à table.

Je me souviens que l’oncle Planté trempait dans le jus un morceau de pain qu’il allait tendre à Mirabeau ; il le tint en l’air, sous le coup de la surprise : de grosses gouttes en tombaient, une à une, comme d’une éponge.

Ces demoiselles firent une tête si drôle que Philibert ne put s’empêcher de rire, et, sa serviette sur la bouche, il dit :

— Voilà !… J’enlève ma tante !… Nous allons faire, rue Monsieur-le-Prince, une noce à tout casser !

Félicie ne releva ni la liberté de l’expression ni l’allusion à la reconnaissance implicite du ménage légitimé. On restait stupéfait.

— Vous comprenez, dit-elle, ce n’est plus comme si j’allais confier ma peau au premier médecin venu. Celui-là voit la petite deux fois par semaine, et elle le tutoie. Quand elle lui dira : « Voilà ma vieille bonne femme de tante », il y a des chances pour qu’il ne me traite pas comme une chair d’amphithéâtre…

— Certainement ! dit grand’mère, certainement !

Autour d’elle, chacun se répétait mentalement le « voilà ma vieille bonne femme de tante ». Qui est-ce qui mettait cela dans la bouche de l’enfant que Félicie affectait d’ignorer ? C’était Félicie. Mais Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/89 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/90 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/91 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/92 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/93 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/94 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/95 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/96

— Je savais bien, chère madame, que votre nature est foncièrement chrétienne.

— Heu ! heu ! bougonnait Félicie ; on a tant d’occasions de s’indigner !

Il l’exhorta à la patience, à la douceur. Les hommes ne sont-ils pas tous frères, qu’ils proviennent d’un continent ou de l’autre ?

— Pourvu qu’ils paient ! dit Félicie.

Grand’mère et ces demoiselles se redressèrent. Allait-elle repartir ?

Par bonheur, les mots se métamorphosaient dans l’oreille de l’abbé Fombonne, et il n’en percevait que le sens favorable. Il dit qu’en effet l’argent servait à accomplir de belles et grandes choses. C’était trop l’avis de Félicie ; nul argument ne pouvait la frapper davantage. Il le vit bien et en usa. Il la prenait en contradiction avec elle-même ; mais, comme elle était sincère, elle baissait le ton. Tous deux, fils de la terre, se rapprochaient par leur goût commun de la richesse. Tout à coup, Félicie s’avisa :

— Mais votre créole n’a pas le sou, au milieu de tous ces millions ! Vos Américains cherchent à l’écouler sur le continent, comme leur camelotte !… Qui sait !… un laissé pour compte, peut-être bien ? Dame ! je vous demande si c’est naturel, quand on a roulé sur le pavé des deux mondes, de venir épouser un notaire de province !… Allez | allez !… Ce niais de Nadaud a donné dans le miroir aux alouettes !


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