Calmann-Lévy, éditeurs (p. 89-103).

X

COUP SUR COUP

Félicie partit un matin, au grand étonnement du pays qui ne croyait point à ce voyage.

— Plus souvent, disait Pidoux, que ma’me Planté irait à Paris dépenser de l’argent !… Pour ce qui est de se faire ôter son mal avec un couteau, c’est trop chanceux !

On avait fait la malle, précipitamment, la veille, au reçu d’un télégramme de Philibert. Les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin peuplé d’ombres ; les papillons nocturnes heurtaient l’abat-jour, et toutes sortes de petites bêtes ailées venaient mourir au pied de la lampe. Félicie distribuait ses vêtements à Valentine agenouillée devant la caisse de bois noir, et elle inscrivait chaque objet, comme autrefois l’argenterie au bord du puits perdu. Entre temps, elle confiait à sa sœur :

— Mon testament est chez monsieur Laballue… Comme cela, il n’y aura pas d’indiscrétions.

L’émotion l’étouffait ; elle s’épuisait à le dissimuler : de temps en temps, elle allait jusqu’à la fenêtre et s’y penchait, implorant le secours de l’air. Une courte pluie Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/98 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/99 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/100 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/101 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/102 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/103 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/104 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/105 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/106 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/107 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/108 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/109 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/110 daine Letermillé m’a secondée dans l’aride besogne. Je l’aurai souvent, je l’espère ; sa grâce et sa beauté dérident le maître de la maison ; les jeux de l’enfant avec la soubrette le rajeunissent. Il est convenu que mes enfants et petits-enfants viendront passer les vacances. Inutile d’ajouter que notre vœu le plus cher serait de vous voir vous joindre à eux. Nous donnerons des dîners et nous recevrons, comme du temps de Casimir. Je ne veux modifier en rien les habitudes de notre vieux parent bien-aimé. Puisse le ciel prolonger de longues années sa vie désormais édifiante, et la vôtre, chère Félicie ! Je ne lui demande point d’autre récompense.

» Recevez, chère Félicie, etc.

» veuve leduc. »

C’était vers la fin du déjeuner. Le Cupidon était assis sur la pointe des deux aiguilles et visait, de sa petite flèche d’or, la photographie aux beaux yeux paisibles. Les stores baissés, de leurs mille raies de lumière et d’ombre, nous composaient l’atmosphère exquise des intérieurs d’été. On entendait sur le toit du pignon pointu le roucoulement des pigeons et, de plus loin, le chant des poules pondeuses, et, de presque partout, cette douce sonorité bienheureuse des choses qui chauffent au soleil. Au bord des tasses à café, les mouches, la tête en bas, pompaient la fine mousse blonde ; d’autres, rappelant de vieilles dames aux voiles de crêpe, pénétraient dans le sucrier blanc, comme dans une église neuve, et, là dedans, trafiquaient, se bousculaient, se chevauchaient, parfois expulsaient l’une d’elles tout à coup, pour quelque mystérieux scandale dont les commentaires faisaient bruire les parois de porcelaine.

Félicie lut la lettre sans donner aucun signe d’étonnement, d’indignation ou de douleur. On voyait, au travers des lunettes, la chair grossie des paupières immobiles ; seul, un coin de la lèvre supérieure, à droite, battait, comme un pouls. Elle passa le papier bordé d’un mince filet noir à sa sœur, qui le passa à mademoiselle Adélaïde, et ainsi de suite. Quand chacun en eut pris connaissance, Félicie le jeta à Casimir.

On se leva. Pas une parole n’avait été prononcée ; aucune ne le fut, sinon celle-ci, lorsque Casimir voulut ouvrir la bouche :

— Taisez-vous.

Et Félicie, en le regardant, quoiqu’elle fût de sa taille, semblait le regarder tout petit et par terre. Elle ne pouvait plus désormais éprouver de colère contre lui : il était garanti par l’excès même de sa sottise et de sa misère.

Pour tout autre que Casimir, c’était le moment de s’écrier : « Je suis sauvé ! » Mais il n’avait ni malice, ni esprit de calcul. Il se confiait simplement à sa destinée qui n’avait jamais failli à le rasseoir en bonne place, aussitôt touché le fond du gouffre. Tel était l’élan communiqué par le coup de pied reçu à Langeais que l’expulsé défonçait la porte d’entrée de Courance. Un toit valait l’autre.