L’Orbe pâle/Sous la lune, dans ce pays solitaire

Eugène Figuière et Cie (p. 41-42).


SOUS la lune, dans ce pays solitaire, j’ai vu un pêcheur menant sa barque sur la mer tranquille et pâle ; dans le soleil, je l’ai revu, sur la mer verte ou bleue, selon qu’elle cache des rochers ou du sable. J’ai hélé ce pêcheur solitaire et unique dans ce pays solitaire, où je traîne ma solitude, et je suis montée dans sa barque, pour pêcher — avait-il dit.

Mais tandis qu’il pêchait, penchée tout au bord du bateau, mes cheveux rejoignant la mer et y flottant comme des algues, durant des heures, j’ai regardé au fond de la mer. J’ai vu des sables et des rocs, des plantes multiformes et multicolores, légères et vives dans leur élément, et qui s’affaissent et perdent leur grâce dès qu’on les cueille, et meurent dès qu’on les assèche. J’ai vu des bêtes qui sont comme des plantes, et des plantes qui sont comme des bêtes. J’ai vu des poissons rouges, bleus, verts, violets et parfois de toutes ces teintes à la fois. J’ai vu des pâles os de seiches, des crabes guetteurs, et aussi ces petits poulpes rose pâle qui, dans les jours chauds dont les nuits sont lunaires, flottent à la surface et au moindre contact blessent la chair de l’homme envahisseur de la mer. J’ai vu toutes ces vies, toutes ces choses, et bien d’autres encore.

J’ai vu moi-même, j’ai vu tout ce que je porte en moi de rêves, s’inscrire sur les rocs sombres en écriture de feu. J’ai, sur ce sable des profondeurs, élevé les édifices où j’ai jeté mes créatures et les statues de mes désirs pétrifiés par la réalité. Et un mouvement de la barque ou un remous de la mer détruisait à mesure que je créais.

Au fond de la mer, toutes les plantes immobiles et tous les poissons fureteurs attendaient le hasard, l’impossible possible ; le pêcheur dans la barque, inlassablement, attendait le poisson comme il l’attend chaque nuit sous la lune. Et moi, seule, je trompais l’attente en créant, en traçant sur le roc immergé dans l’eau, en édifiant sur le sable mobile.