Librairie Guillaumin & Cie (p. 224-228).

Sur les essais tentés en diverses régions




La Presse fait grand bruit des essais ou expériences faites dans plusieurs villages ou cantons dans le but de vérifier si l’impôt sur le revenu représenterait l’équivalent des impôts à remplacer.

Un correspondant étranger m’écrit à ce sujet : « Jusqu’ici, à l’exception du projet Renoult, tous les projets d’impôts sur le revenu n’étaient point viables. La plupart n’étaient que des essais capables d’en discréditer la réforme et d’en retarder l’avènement. Car ma conviction est, qu’en cette matière, il ne faut pas d’essai qui laisse subsister l’une quelconque des quatre contributions actuelles ; il faut une réforme aussi définitive que possible. Tous les projets, même celui de la Commission, ont, à mon avis, le tort de consacrer une exemption à la base trop large, sur un chiffre de revenus trop élevé pour débuter, du moins. L’exemption sur le chiffre de 400 à 600 fr. de revenu serait plus rationnelle dans les communes rurales, et permettrait un projet qui jetterait moins l’effroi parmi les adversaires ; car la pierre d’achoppement, vous allez voir, serait la surcharge d’impôts des citadins, capitalistes, propriétaires, industriels, commerçants, etc., et s’ils ne sont ni le nombre ni le droit, ils ont la force capable de mettre un fameux bâton dans les roues de la réforme… Je crois apercevoir bien des écueils où les adversaires de cet impôt pourraient le faire échouer, et je n’ai pas encore bien distingué le pilote capable de le conduire à bon port… Les parlementaires sont dominés moins peut-être par la ploutocratie que par l’impuissance à élaborer des organisations administratives qui ne peuvent pas être de leur compétence. Comment on remédierait à cela ? Par un service d’études à la tête de chaque ministère et des rapports périodiques sur leurs services par tous les fonctionnaires ; méthode qui transformerait totalement l’esprit du fonctionnaire en développant son initiative et en lui permettant les idées et le talent. »

Je crois bien que l’auteur de cette lettre est précisément l’un de ces fonctionnaires qui ne manquent ni d’idée ni de talent, et que la puissante hiérarchie dont il fait partie l’empêche peut-être de publier quelques notices très utiles à ce sujet.

De mon côté, je suis persuadé aussi que, si les expériences tentées dans certaines régions n’ont pas donné de résultats satisfaisants, on peut l’expliquer ainsi qu’il suit : Dans telle région où le système actuel produit en impôts, sur les patentes, les terres, les maisons, les portes et fenêtres, les droits réunis, etc., un million de francs, par exemple, l’essai peut très bien n’accuser que 600 à 700.000 francs. La raison en est très simple. Si le pays est riche, il faudrait, chez les habitants, une fière dose de bonne volonté pour révéler des revenus qu’ils cachent, puisque l’essai ne comporte aucune sanction contre la dissimulation.

Si le pays est pauvre, ce qui est, malheureusement, le cas le plus fréquent, c’est que l’impôt actuel, notamment l’impôt foncier, celui des patentes et des droits réunis dépassent de beaucoup les revenus vrais de la région, et, conséquemment, le chiffre d’impôts normal et juste que cette région devrait supporter.

Ce n’est pas dans quelques régions plus ou moins habilement choisies qu’il s’agit de faire des expériences locales ; c’est dans le pays tout entier. Et cette expérience-là est faite d’avance ; il est inutile de la renouveler : on sait très bien, au ministère des finances, le chiffre total de la richesse du pays. On sait ce que donnent de revenus les terres, les maisons, les capitaux ; on sait, par les travaux des économistes, que le produit du travail est, au minimum, de douze milliards par an, (plusieurs portent même ce chiffre à vingt-cinq milliards). On connaît, par les recensements, le nombre des habitants, le nombre des familles, le nombre des enfants de chacune d’elles. On sait aussi le nombre des individus possédant de 1 franc à cent millions de francs, par catégories de 500 ou de 100 fr. M. Rouvier, ou son successeur, s’il est mieux disposé, n’aura donc qu’à donner ces différents éléments de calculs au premier professeur de mathématiques venu, et celui-ci, probablement même sans le con cours d’aucun fonctionnaire, pourra, en moins de huit jours, sans exposer son cerveau à aucune méningite, lui présenter un tableau parfait offrant, en une demi-douzaine de colonnes, le chiffre, au moins aussi exact que celui de nos budgets, de la répartition des 800 millions à remplacer par l’impôt sur le revenu, légèrement progressif.

Et ce travail révélera du même coup, les inégalités considérables qui existent en ce moment avec notre prétendue proportionnalité entre les différentes régions du pays. Il faut savoir, en effet, comment se distribue cette manne de l’impôt. Au ministère, les impôts de répartition sont jetés au petit bonheur aux départements. Dans les préfectures, nouvelle distribution entre les arrondissements ; dans les sous-préfectures, entre les cantons, puis les communes. Or, aujourd’hui, certaines régions qui reçoivent le même contingent fiscal qu’il y a cinquante ou cent ans, ont gagné ou perdu en richesses, surtout perdu. Il arrivera donc ceci : dans telle ville qui paie aujourd’hui peut-être cent mille francs de trop, on trouvera que l’impôt nouveau, basé sur le revenu vrai, donnera cent mille francs de moins. Dans une autre ville, dont la richesse est allée en augmentant, on trouvera peut-être quelques centaines de mille francs de plus comme impôts, parce que le revenu vrai sera très supérieur au revenu fictif actuel.

Pour les particuliers, il en sera de même. Tel petit propriétaire, négociant, employé, qui paie en impôts de toutes sortes une somme considérable, ne paiera plus rien, ou presque rien. Les habitants riches ou très riches paieront, les uns un peu plus, les autres sensiblement davantage qu’aujourd’hui.

Tout cela reposera sur une base très solide, la réalité, et sur un principe excellent, la justice.

Nous n’en sommes pas encore là ; nos féodaux financiers n’ont pas encore fait assez de mal pour amener l’évolution nécessaire dans les esprits. Nos dix millions d’électeurs n’ont pas encore compris d’où vient le malaise. Mais, la question d’intérêt aidant, il faut espérer qu’un jour viendra où cinq millions d’électeurs plus un, ce qui fera une majorité suffisante, trouveront des députés ou des sénateurs qui sauront parler pour eux. Aujourd’hui, la presse est encore entre les mains de ces féodaux, et c’est une puissance aussi considérable que les armes et les châteaux-forts entre les mains des anciens conquérants du sol. Ceux-ci avaient la terre, ceux d’aujourd’hui ont l’argent et ils savent s’en servir comme d’une arme politique puissante.

Quant aux budgets communaux et départementaux ils pourraient le plus souvent s’établir sur les mêmes bases que celui de l’État, tout en laissant aux communes et aux départements la faculté de les modifier suivant les convenances locales.