Prétendue utilité du luxe





Vous voulez donc proscrire le luxe qui fait vivre tant d’ouvriers et d’ouvrières, quand il est certain que ce sont les très grandes fortunes qui peuvent, seules, s’offrir des objets dispendieux et superflus.

D’abord, il est inexact que l’impôt progressif, dans la mesure indiquée, empêcherait les possesseurs des grandes fortunes de s’offrir les produits ou objets compris dans ces expressions de luxe et de superflu. Il y a là, comme dans les précédentes objections, une exagération évidente.

Les vingt mille millionnaires que M. Neymarck a trouvés en France ne seront nullement ruinés, ni même sensiblement touchés par l’impôt. La progression, même dans les échelons supérieurs, leur laisse de quoi satisfaire largement leur goût et leurs fantaisies pour les objets de cette nature. Il y aurait, du reste, en cette matière, un arrêt de développement, même un léger reflux, que personne n’aurait à s’en inquiéter. Quelque riche spéculateur s’enrichissant par le travail, peu rétribué, d’ouvriers employés dans des ateliers souvent malsains, verrait son industrie augmenter sa fortune moins rapidement, personne d’autre n’y trouverait à redire. On dirait que J.-J. Rousseau a voulu répondre à cette objection dans sa dernière lettre à M. Bordes : « Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, et en fait mourir cent mille dans nos campagnes. L’argent qui circule entre les mains des riches et des artistes pour fournir à leurs superfluités est perdu pour la subsistance du laboureur ; et celui-ci n’a point d’habit, précisément parce qu’il faut du galon aux autres. Le gaspillage des matières qui servent à la nourriture des hommes suffit seul pour rendre le luxe odieux à l’humanité. Mes adversaires sont bien heureux que la coupable délicatesse de notre langue m’empêche d’entrer là-dessus dans des détails qui les feraient rougir de la cause qu’ils défendent. Il faut des jus dans notre cuisine, voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables, voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain ».

Nous voyons, aujourd’hui, se renouveler le même phénomène économique qui inspirait à Rousseau la critique qui précède : d’un côté, les charges qui pèsent sur le travail agricole empêchent la population rurale de trouver le moyen de vivre du produit de ses champs ; d’un autre côté, les richesses accumulées dans les villes par les grandes industries et les énormes capitaux acquis ont permis ces installations qui ont supprimé le travail individuel et la vie de famille, et parqué des populations entières dans ces ateliers construits en dépit des conditions hygiéniques ; et l’on nous dit que les travaux de luxe donnent à vivre à ces populations quand, en réalité, c’est la misère, la maladie et la mort qu’ils leur procurent.

Dans les pays, au contraire, où fonctionne l’impôt progressif, l’intérêt qu’ont les possesseurs de fortunes importantes à exploiter le travail, diminue ou cesse même à une certaine limite ; et cela permet au simple travailleur qui, lui, n’a pas, ou a très peu d’impôt à payer, de travailler pour son compte, et de n’être pas exploité par les gros industriels.

Ce n’est pas, du reste, pour les travaux de luxe seulement, qu’il est urgent de corriger la situation. Chacun sait que nos grandes industries des chemins de fer, des mines, de la métallurgie, des transports, de la marine donnent actuellement aux possesseurs de leurs actions et obligations, des plus-values énormes qui ont fait passer ces titres de 500 fr. à 1.000 fr. à 5.000 et quelquefois à 20.000, décuplant ainsi leurs capitaux au détriment du travail insuffisamment rémunéré[1].

Notre situation est telle, quand on la considère dans son ensemble, que l’on croirait vraiment qu’il suffit d’être travailleur pour n’avoir pas de quoi vivre, ou de vivre dans des conditions trop difficiles. Je reçois de la Belgique des renseignements sur l’installation des filatures ; je suppose bien qu’en France elle n’est guère meilleure. « Ce sont de longues salles trop basses, contenant chacune cinquante métiers à filer, espacés de moins d’un mètre. Les huit dixièmes de la surface de la salle sont occupés par des mécaniques. Le lin doit passer par l’eau bouillante pour qu’il soit assoupli. La vapeur remplit la salle à tel point que les ouvrières ne trouvent leur métier qu’en tâtonnant ; la chaleur est telle que les femmes sont obligées de se déshabiller et de ne conserver qu’une chemise et une jupe très courte avec un simple tablier en toile ! Pendant onze heures par jour la fileuse tient ses yeux fixés sur 240 broches tournant avec une rapidité vertigineuse. L’ouvrière transpire ; ses vêtements sont mouillés par la sueur de son corps et la vapeur de la salle. Une odeur infecte règne dans ces ateliers toujours humides et presque jamais nettoyés. Le bruit des métiers est tel qu’on n’entend plus que la voix des contremaîtres menaçant d’amendes et de renvois, etc. »

Avant le tout puissant capitalisme d’aujourd’hui, des milliers de familles trouvaient à vivre chez elles en produisant le même travail, moins rapide, peut-être, mais, à coup sûr, plus hygiénique et plus moral.

On ne fera cesser cet état déplorable que par un système d’impôts tel que les grands capitaux accumulés n’auront plus ni intérêt ni possibilité d’exploiter ainsi les travailleurs. Nous lisons encore souvent, dans nos journaux, les trop sérieuses critiques des conseils d’hygiène sur ces nombreuses installations où les grandes industries de toutes sortes font produire des bénéfices énormes par le travail exagéré et insuffisamment payé, au profit d’industriels ou de sociétés industrielles, réalisant ainsi, en quelques années, de véritables fortunes.

On aura beau fonder des habitations à bon marché, des jardins ouvriers, créer des mutualités, des associations de consommation et autres palliatifs de ce genre, jamais le travailleur n’arrivera à se procurer quelques ressources pour ses vieux jours tant que les grands capitaux, presque affranchis d’impôts, pourront l’exploiter ainsi impunément.

L’usure sous toutes ses formes, dévore le travail.

  1. Pour ne citer que l’exemple tiré des seuls charbonnages français, les publications financières nous apprennent que les actions de Courrières, émises à 100, valent 2.810, celles de Drocourt ont passé de 1.000 à 3.950, de Meurchin de 500 à 13.100 ; de Rulley-Grenay de 160 à à 4.360, de Dourges de 10 à 273, etc. Qui a procuré cette fabuleuse multiplication du capital ? c’est le travail d’ouvriers qui ont à peine de quoi vivre.
    Et ce n’est pas en France seulement, m’écrit un ingénieur italien à qui ces observations ont été communiquées, que ce phénomène se produit. Il arrive à présent en Italie quelque chose de plus grave encore, car, chez vous, ces augmentations sont au moins le résultat de réussites heureuses de spéculations, bien dirigées, tandis qu’en Italie, il y a des spéculations à peine annoncées qui ont donné lieu en janvier à l’émission de papiers valeurs à 175 francs pièce, tels que la manufacture d’automobiles Aujœldi, et qui, en trois jours, sont arrivés à doubler leur valeur et dépassent 582 francs.
    Les obligations du Rapid, autre fabrique d’automobiles, émises à 25 francs, sont maintenant cotées 180 fr. Or ces sociétés n’ont pas même encore posé les fondations des bâtiments qui formeront l’usine et ne donneront de dividende que dans deux ou trois ans.
    Que veux dire cela ? Que ces sociétés, soit parce qu’elles ont profité ignominieusement de certaines inventions, produit du génie, et ont acheté à vil prix des brevets qui leur donneront un rendement énorme, soit parce qu’on sait d’avance que chaque heure de travail d’un ouvrier qui est payé de 20 à 40 centimes l’heure, transformée en produit, sera payée à la société en raison de 2 francs assurant un bénéfice à venir qui inspire une confiance énorme dans le public qui en pousse la valeur à la Bourse. Ne serait-il pas plus humain et plus utile à l’économie publique italienne que la loi frappât d’une taxe plus forte le surplus du rendement des actions dont le rendement dépasse le 10 % sur le capital nominal ?
    Il arriverait qu’avant tout, les sociétés qui prévoient de dépasser ce rendement supérieur à 10 % trop avantageux pour le fisc, s’arrangeraient pour améliorer avant tout la paye des ouvriers, et ceux-ci, trouvant une journée rémunératrice en Italie même, n’émigreraient pas en masse de leur beau pays comme ils le font.
    Ensuite, elles ne spéculeraient pas si vilement sur le produit du génie des penseurs et travailleurs qui, après tant de fatigues, d’application, de patience, et même de sacrifices de fortune, récoltent parfois à peine de quoi rentrer dans leurs déboursés, tandis que les actionnaires qui, bien souvent, n’ont pas la moindre idée de surmenage de l’inventeur, s’enrichissent du fruit de sa vieillesse précoce. Les inventeurs, voyant leurs collègues bien récompensés, foisonneraient, pour la plus grande gloire de ce pays doué d’un peuple heureux par son imagination fertile qui se revaudrait de la protection accordée à ses fils, par une richesse générale, au moins plus morale, sinon sensiblement augmentée.
    L’impôt progressif serait en ce sens un facteur réel de vertu et de morale pratique.