L’Écho d’Alger (p. 182-189).

XVII

Tragique tête-à-tête


Le nom de Pasquale Borsetti fournissait le mot de l’indéchiffrable énigme. Il projetait sur tous les faits aboutissant à cette situation unique une clarté saisissante — disons même horrifiante.

Mais, quelle haine cette découverte ne devait-elle pas déchaîner dans l’âme de la victime ? Quelle puissance surhumaine aurait pu contenir l’instinctif élan qui la devait lancer contre l’auteur de ce crime abominable ?

Après avoir lu l’écho, Roland, subitement, devint vraiment le gorille, la bête féroce, dont son bourreau lui avait donné l’apparence, sa face prit une expression terrible.

Mais, pour concevoir et exécuter sa vengeance, il avait son intelligence humaine.

Il dit à Godolphin :

— Donne-moi ton manteau et ton chapeau. Tu vas aller me chercher une voiture. Tu donneras l’adresse au cocher : rue Anatole-de-la-Forge. Inutile de m’accompagner.

— Excusez, patron, répondit le saltimbanque. Si c’est l’heure de la liquidation, je ne veux pas vous lâcher. Vous pourrez avoir encore besoin de Bibi.

Effectivement, il avait facilité à Roland l’escalade de la grille et de la marquise, en occupant le concierge et en lui masquant la manœuvre.

Roland venait en justicier ; le crime de Borsetti légitimait ses actes. Il se résolut donc à l’irruption violente et, connaissant les dispositions des lieux, il choisit, pour y faire sa brèche, le petit salon, dont la fenêtre lui permettrait d’entrer sans attirer l’attention des domestiques.

Rien, d’ailleurs, n’aurait arrêté sa marche. Il était décidé à réclamer son ennemi, même au milieu de cinquante personnes.

Qui oserait le lui disputer, quand il crierait :

— J’étais un homme. Voyez ce qu’il a fait de moi.

Le hasard le servit, en le mettant brusquement en face de Borsetti et de Violette.

Son apparition, son geste, son cri avaient figé le Corse et la jeune fille dans une immobilité de statues et il ne bougeait guère plus qu’eux. À cette minute, dans le plus profond de son être, chacun des trois personnages n’appartenait plus qu’à un seul sentiment, exclusif de tous autres, l’horreur.

C’était cela qui glaçait Violette, à la lecture de la lettre par laquelle le Corse livrait au scapel du professeur Fringue le cerveau de son rival.

C’était encore l’horreur, qui vitrifiait les yeux de Pasquale Borsetti et suspendait la vie de son corps, pendant qu’il considérait son ennemi, libre et terrible, et qu’il lisait dans ses regards la connaissance de la vérité.

Et c’était elle qui suspendait le bras de Roland, à la vie de l’être, dont la cruauté perverse et perfide lui avait infligé son invraisemblable martyre.

D’ailleurs, cet instant de stupeur, qui parut intermidable à l’angoisse des trois personnages, dura à peine quelques secondes.

— Vous avez lu ?… Vous avez compris ? haleta le gorille.

Et, désignant Borsetti :

— C’est lui ! qui a écrit cela !

C’était la première fois que Pasquale entendait la nouvelle voix de son rival. Il frémit.

— Cet homme vous aimait, continua Roland, et pour m’écarter de vous, il a imaginé cette atrocité.

Tout était clair. Violette, aussi bien que Roland, pouvait reconstituer la trame horrible des événements.

Torturé par une effroyable jalousie, le Corse haïssait le fiancé de la fille du banquier. Le hasard l’ayant mis en possession du secret du professeur Fringue, son imagination démoniaque lui avait suggéré de le faire servir à ses projets.

Tendre le piège, attirer Roland dans le guet-apens, n’avait été qu’un jeu pour cet être infernal. Caché dans le jardin de la villa des Roses, il s’était sournoisement approché de son rival sans méfiance et l’avait endormi en lui appliquant, à l’improviste, sous les narines, le foudroyant narcotique que lui avait remis le savant.

Et, tout cela fût demeuré secret et impuni sans la lettre qu’avait exigée le docteur Silence — première imprudence imposée par le hasard — et sans sa haine tenace qui l’avait poussé à se rapprocher du gorille, à rêver de l’emprisonner chez lui, pour pouvoir le faire souffrir davantage.

Reportant sur le misérable l’éclair de son regard, l’homme-singe gronda :

— Avoue !

Sournois et félin, le Corse cherchait des yeux une issue. Mais, nulle chance de salut ne s’offrait. Le bras gigantesque l’enveloppait le point terrible était suspendu sur sa tête.

Se jugeant perdu, il eut un sursaut de haine : il se redressa pour une suprême bravade.

— Oui, c’est moi ! hurla-t-il, livide et les yeux injectés de sang. C’est moi qui ai voulu cela. Roland-le gorille ! Et ma mort ne te fera pas retrouver ta forme !

Il éclata d’un rire cynique.

— Un singe !… Le fiancé de Violette est un singe ! Comment oses-tu te montrer, gorille ! Vois ! tu lui fais peur ! Tu lui fais horreur !

La jeune fille s’était levée, pâle et frémissante.

— De vous seul, j’ai l’horreur ! clama-t-elle, d’une voix indignée.

Le gorille se tourna vers elle.

— Retirez-vous, Violette, supplia-t-il.

Elle hésitait, tremblante, à la pensée du drame de sang qu’évoquaient ces mots.

— Cet homme est condamné, prononça Roland, et il ne doit pas mourir devant vous.

— Oh ! pas cela !… pas cela !… murmura-t-elle, éperdue.

— Condamné ! ricana Borsetti. Pas encore ! Les bêtes enragées, cela se tue !

Profitant de l’inattention du gorille, il venait de glisser la main dans la poche de son pantalon et d’en tirer un minuscule revolver que, par prudence, il portait toujours sur lui.

Reculant d’un pas, il le braqua sur l’homme-singe et fit feu. Un peu de sang rougit l’épaule du gorille.

Mais, à peine la détonation avait-elle retenti que le bras gigantesque s’abattait ; l’énorme main emprisonnait et broyait le poignet du Corse, qui lâcha son arme.

Violette avait poussé un cri.

En voyant que tout danger avait cessé, pour le gorille, elle se cacha les yeux avec sa main et s’enfuit.

Traînant le Corse, Roland marcha derrière elle jusqu’à la porte qu’il referma.

Dans le grand salon, oisive parce qu’elle était parée, Mme Sarmange attendait paisiblement que le colloque de sa fille et de Pasquale Borsetti prit fin et que ses autres convives arrivassent.

N’ayant point entendu la détonation, elle s’émut à peine de voir surgir Violette, sanglotante et terrifiée. En courant, la jeune fille traversa le salon et alla tomber sur un siège, dans l’angle opposé, où elle demeura, immobile et muette, les mains obstinément appuyées sur les yeux, comme une cloison entre elle et l’horreur.

— Violette ! Qu’as-tu ?… s’exclama la mère avec une inquiétude mesurée.

Que pouvait imaginer la brave dame, sinon une légère querelle, une bouderie d’enfant gâtée qui se révolte contre une volonté contraire ? Le mariage projeté déplaisait à Violette ; elle l’avait fait entendre à Borsetti, avec éclat peut-être, d’où son exaltation et son désespoir. Tout cela était fort ennuyeux et mécontenterait le père.

Plaintive, Mme Sarmange répéta, sans se lever :

— Mais qu’as-tu donc ?… Réponds.

Précisément, le banquier entrait.

— Qu’est-ce encore ? demanda-t-il, en s’arrêtant, les sourcils froncés. Où est Borsetti ?

Lui aussi pressentait une scène, une dispute, une rébellion.

Mme Sarmange d’un air aussi contrarié qu’elle pouvait, montra le petit salon.

— Ils étaient là, Violette et M. Borsetti. Ils causaient. Je n’y comprends rien…

Un gémissement de la jeune fille lui coupa la parole.

— C’est horrible ! murmura Violette.

Le ton, l’attitude effrayée, ne correspondaient point à l’idée d’une simple dispute.

Anxieux, le banquier s’emporta.

— Mais quoi ?… parle ! C’est stupide ! C’est exaspérant à la fin !

Il se dirigeait vers la porte. Un nouveau cri de-Violette l’arrêta.

— N’y vas pas, père ? N’entre pas ! clamait-elle, terrifiée.

— Pourquoi ? bégaya M. Sarmange.

Il se sentait gagné par l’inexprimable épouvante de la jeune fille ; car rien n’est contagieux comme la terreur.

— Il y a… Il y a…

En vain, Violette tentait de parler ; les mots ne sortaient point de sa gorge oppressée.

L’angoisse mystérieuse saisit pareillement le père et la mère. Ils se regardaient sans oser un geste ni une parole. Un silence terrifiant plana dans la pièce.

Soudain, de l’autre côté de la cloison, un cri horrible retentit, achevant de leur glacer le sang dans les veines. Le banquier bondit sur la porte, qu’il secoua furieusement. Elle résista, fermée en dedans.

Alors, en proie à la plus folle des terreurs, hors de tout sang-froid, il revint vers Violette.

— Qu’est-ce ?… Dis-nous !… Dis-nous !… haleta-t-il

— « Il » le tue !… laissa-t-elle tomber d’une voix basse qui, pourtant, retentit aux oreilles des parents comme un éclat de foudre.

— Mon Dieu ! gémit Mme Sarmange en se tordant les mains.

— Au secours ! hurla le banquier en se précipitant sur un cordon de sonnette qu’il agita désespérément.

Des cris résonnèrent, en même temps qu’on percevait des exclamations et des appels. Un domestique entrouvrit la porte.

— Au secours ! répéta M. Sarmange en l’appelant du geste.

D’autres têtes se montraient ; le salon s’emplit de tous les serviteurs, affolés d’entendre ces appels et de ne rien voir qui les justifiât.

— Là ! là !… cria le banquier en désignant le petit salon. Enfoncez la porte.

Une panique régna dans la pièce. Peureusement, quelques domestiques s’efforcèrent d’obéir à cet ordre, tandis que d’autres s’éclipsaient en criant :

— Les agents !… un serrurier !…

Il y eut quelques secondes d’affolement coupées de coups contre les battants et des grincements de la serrure qu’on essayait de forcer.

Enfin, la porte céda. Un même sursaut de frayeur jeta tout le monde en arrière ; puis, comme rien ne bougeait à l’intérieur, les cous, puis les bras se tendirent de nouveau : une poussée brusque ouvrit complètement la porte.

Des cris d’horreur retentirent.

Par-dessus les têtes, M. Sarmange essayait de voir. Tout à coup, écartant les domestiques, il fendit leur groupe et pénétra dans la pièce.

Sur le tapis, la face effroyablement convulsée tous les membres crispés par la lutte et l’agonie, Borsetti gisait, étranglé, mort.

La fenêtre demeurait ouverte, disloquée, les vitres brisées.

Le gorille avait disparu.

Frappé de stupeur, M. Sarmange contempla quelques instants le tragique spectacle.

Enfin, rompant le silence de mort qui régnait dans les deux salons, il cria, d’une voix étranglée :

— Violette !… Tu as vu ?… Qui a fait cela ?

Avec un tressaillement de tout son être, la jeune fille écarta ses mains ; elle aperçut la lettre du Corse qui, de ses doigts, avait glissé sur ses genoux.

Alors, la saisissant et la dérobant aux regards, elle balbutia :

— C’est… un singe !