L’Écho d’Alger (p. 170-182).

XVI

Par la patience et la ruse


En affirmant à Roland qu’elle avait gardé son secret, Violette n’avait point menti. Ses parents, d’ailleurs, provoquaient peu ses confidences ; elle les sentait si éloignés de sa propre sensibilité qu’une sorte de pudeur instinctive retenait en elle l’épanchement de sa douleur et de son trouble.

À quoi bon tenter d’entamer la sérénité de Mme Sarmange ? Pourquoi risquer de se heurter au scepticisme du banquier, trop homme d’affaires pour se laisser inquiéter par le mystère ?

Il était trop visible pour Violette qu’elle était seule à se souvenir et qu’en elle seule le drame durait encore. Sa mère, quand elle l’évoquait, se bornait à soupirer placidement :

— Ce pauvre Roland ! Qui l’aurait cru ?…

Et M. Sarmange affirmait avec une brusquerie étroite, une philosophie de banquier qui ne s’attarde point à pleurer ses pertes, mais cherche ailleurs sa revanche.

— Il faut se résigner à ce qui est. Il n’y a plus qu’à oublier.

Oublier ! c’était le mot qui poursuivait la jeune fille, qu’on lui redisait sans cesse, avec tant de persévérance qu’elle n’osait plus s’en indigner.

Toutes les pitiés, toutes les consolations s’enveloppaient de cette promesse d’oubli.

— À votre âge, il n’est point de chagrins éternels, soupiraient les vieilles dames.

— Espère ! Tu trouveras le bonheur, affirmaient les amies de Violette.

Mme Sarmange concluait :

— Le temps efface tout.

Il avait déjà estompé le souvenir de l’absent. Dans la maison du banquier, quand on parlait du fou — de plus en plus rarement — c’était de ce ton calme, presque indifférent, qui succède aux consternations des premiers jours, sitôt la douleur est devenue une habitude. Seule, Violette continuait à mettre devant la photographie l’offrande de ses fleurs.

M. Sarmange, on s’en souvient, n’était point un méchant homme, mais il était de ces gens opiniâtres qui imposent volontiers ce qu’ils ont, une fois pour toutes, déclaré raisonnable.

La raison commandait que Violette oubliât Roland ; la raison voulait qu’elle ne portât point un deuil éternel et qu’elle envisageât, après un intervalle décent, la perspective d’un autre mariage.

Puisque Roland était fou, fou incurable, il n’y avait pas à s’entêter. Tôt ou tard, il faudrait en venir à lui chercher un remplaçant. Flavien Sarmange estimait que c’était son devoir de père d’y songer sans délai.

Et tout naturellement, ce fut Pasquale Borsetti qui se présenta à son esprit, d’abord parce qu’il le voyait constamment et que le Corse se trouvait, pour ainsi dire, là, tout porté et ensuite parce qu’il avait déjà fait acte de candidat. Il venait donc en seconde ligne et il était juste que ce fût lui qu’on choisit pour suppléer le favori.

Enfin, il y avait les convenances. Maintenant qu’il avait définitivement biffé de son esprit la candidature de Roland et que sa sympathie pour son pupille ne l’influençait plus, le banquier subissait davantage le prestige de la fortune de Borsetti. Elle n’était point comme la sienne, tout en façade, et sa solidité l’impressionnait. Épouser tant de millions lui sembla le sort le plus enviable que Violette pût désormais souhaiter, et, par avance, il déclara déraisonnables les objections qu’elle formulerait. Ce verdict était sans appel.

Roland écarté par la destinée, on devait, non seulement accepter la recherche de Borsetti, mais même la provoquer.

Au bout de trois mois, le banquier jugeait excessif le silence discret de son associé et s’efforçait de l’amener à risquer au moins quelque allusion qui permit une reprise de conversation.

Au bout de six, il s’impatientait de sa réserve et était fort près de s’en froisser. Et cela d’autant plus que Pasquale apportait une sorte de coquetterie à se montrer sous le jour le plus séduisant. On eût dit qu’il s’ingéniait à faire la conquête du banquier et à le forcer à pressentir en lui l’idéal des gendres.

Parfait de bonne humeur, d’une complaisance inlassable, intelligent et travailleur, homme du monde avec cela, réservé et plein de tact, il semblait n’avoir que des qualités. À la banque, il s’était fait le bras droit de son associé : car il avait l’art de se rendre indispensable. Au dehors, il était le plus agréable des compagnons et son entrain ne contribuait pas peu à égayer les salons de l’hôtel Sarmange.

Moins séduite qu’enveloppée par lui, Mme Sarmange l’accueillait avec faveur et s’était résignée à se faire la complice tacite des projets de son mari. Elle admettait comme inévitable que Pasquale Borastti dût être un jour son gendre.

Près de Violette, la diplomatie du Corse réussissait moins. Il n’avait pas fait un pas dans ses préférences ; envers lui, elle demeurait froide et distante, subissant sa présente avec une indifférence qu’elle ne se donnait point la peine de déguiser.

En vain, Pasquale multipliait ses amabilités, marquant par son empressement et ses airs langoureux qu’il demeurait le soupirant discret, trop intimidé par l’idole pour se déclarer. Violette ne voulait voir en lui que l’associé de son père, un importun et un étranger.

Trop habile pour accentuer sa cour au point de permettre à la jeune fille de le décourager nettement, Pasquale Borsetti évoluait avec une souple aisance dans cette situation ambigüe. Il savait demeurer vis-à-vis des parents, le prétendant dont on attend la demande, sans inquiéter Violette en laissant percer ses intentions. Il attendait son heure.

Mais, précisément à cause de la discrétion de son attitude, elle ne pouvait pas l’empêcher d’être constamment près d’elle, comme une menace.

Longtemps, sa maladie l’avait délivrée des assiduités du Corse. Alors Mme Sarmange recevait seule ou ne recevait point.

Mais, depuis que la jeune fille avait dû reprendre sa place dans le salon et se plier de nouveau aux exigences de la vie mondaine, elle avait vu Borsetti reparaître et s’installer.

À quelques phrases inquiétantes de son père, elle avait bien tenté d’opposer un refus éventuel au retour offensif du Corse et d’affirmer sa résolution de ne jamais se marier.

Mais M. Sarmange avait vertement répliqué en fronçant ses sourcils olympiens :

— Ne dis donc pas de bêtises ! Le cas échéant, je ne te permettrai pas de gâcher ta vie.

Pour ne point épuiser inutilement à l’avance sa force de résistance, Violette se tut, en soupirant. Depuis, elle vivait dans l’angoisse, craignant une démarche décisive de Pasquale Borsetti, une parole qui ouvrirait le conflit entre elle et ses parents. Comme il tardait, elle avait fini par espérer qu’il ne la prononcerait pas et que son premier échec l’avait définitivement découragé.

Cependant, s’étant mis en tête de faire malgré elle le bonheur de sa fille, M. Sarmange se décida brusquement à provoquer les confidences de Borsetti. À première vue, il ne semblait point facile de remettre sur le tapis la question matrimoniale, et le banquier, au moment d’aborder ce sujet, se sentit aussi embarrassé qu’il l’avait été jadis quand il s’agissait d’éluder cette même question.

Après avoir longtemps, et sans succès, tourné autour, il s’avisa un matin que la meilleure diplomatie est peut-être celle qui s’embarrasse le moins de finesse. Renonçant aux périphrases, il mit bonnement et vulgairement les pieds dans le plat.

— Et alors, Borsetti, lança-t-il à brêle-pourpoint, est-ce que vous avez renoncé à vous marier ?

Pasquale feignit d’être pris à l’improviste, à cent lieues du sujet.

— Vous savez que j’y ai songé jadis, répondit-il avec beaucoup de réserve, en lançant à son associé un regard de reproche.

— Jadis, mais depuis ?

— Je n’ai point un caractère changeant, fit évasivement le Corse.

— Ce qui veut dire que vous en êtes resté à votre premier projet ? dites-le donc Borsetti !

— Pourquoi le dirais-je ? vous devez savoir que ce sujet m’est pénible.

— Mon cher, j’insiste dans votre propre intérêt et non pour le plaisir d’être indiscret. Avouez donc que certain compte, passé aux profits et pertes, n’a point été biffé comme vous le déclariez.

— On se résout difficilement à rayer de son cœur certains sentiments, déclara le Corse, un peu prétentieusement. Mais encore une fois, je ne vois pas où une semblable conversation neut nous mener.

— Ne faites pas l’enfant ! Vous le devinez parfaitement. J’ai voulu vous mettre à votre aise, voilà tout. Vous n’ignorez pas les événements qui peuvent avoir modifié ma manière de voir. Comme j’ai cru comprendre qu’un excès de délicatesse était la seule raison de votre retenue, je tiens à vous dire que, pour ma part, je suis tout prêt à reprendre la conversation, si vos sentiments n’ont pas changé. Au cas contraire, mettons que je n’ai rien dit. Nous pouvons nous comprendre à demi-mot.

— Dois-je comprendre, s’écria Borsetti, avec une émotion visible, que vous m’autorisez à… à vous exprimer… de nouveau, le plus cher de mes vœux ?

— À qui les exprimeriez-vous ? demanda malicieusement Sarmange. Au banquier ou au père ?

— Au père… si vous le permettez…

— Je permets. Rien ne s’oppose à ce que je vous entende. Un événement… fort triste… mais auquel nous ne pouvons rien… a changé complètement la situation. Ce sera forcément au bénéfice de quelqu’un. Inutile de vous dire que je vous préfère à tout autre.

— Je n’ai jamais cessé… d’y penser, dit Borsetti, en affectant la plus grande émotion. Mais, je n’osais vous en parler. Je respectais la légitime douleur de Mlle Violette.

— Ma fille a payé au malheureux son tribut de regrets ; mais elle ne saurait renoncer aux joies de la vie. C’est assez que la catastrophe ait fait une victime.

— Elle semble vraiment fort affectée.

— Elle l’est Borsetti. Songez qu’il s’agit d’une amitié d’enfance. Mais, peut-être se méprend-elle elle-même sur la durée et le caractère de sa douleur. Les petites filles sont ainsi. Dans un moment d’exaltation sincère, on jure à un souvenir une fidélité éternelle. Puis, le temps passe ; la blessure se cicatrise ; le chagrin s’apaise. Mais, par crainte des regards ironiques, on n’ose plus quitter le deuil. Violette n’ose pas avouer qu’elle peut encore prendre plaisir à vivre. C’est à moi de prendre pour elle cette décision. Elle m’en remerciera plus tard.

— Combien je vous serai reconnaissant si ce rêve pouvait se réaliser ! dit le Corse avec ferveur. Mais, ne m’éveillez pas trop vite à l’espoir. Songez combien le coup serait cruel, doublement cruel, cette fois, si Mlle Violette refusait…

M. Sarmange haussa les épaules.

— Elle n’a aucune bonne raison pour cela. Et je n’admettrai jamais que, pour de mauvaises, elle fasse son malheur et le vôtre. J’ai trop conscience de mes devoirs de père… Vous avez ma parole, mon cher.

Exultant, Borsetti saisit les mains du banquier.

— Soyez béni ! s’écria-t-il d’une voix émue. Vous me rendez fou de joie… Mais, je vous en supplie, ne brusquons rien. Je serai patient.

Laissez Mlle Violette s’habituer peu à peu à l’idée de devenir ma femme. Je ne voudrais, pour rien au monde, être pour elle une cause de chagrin.

— Soyez tranquille ! Je lui en parlerai en père et non en tyran.

Et le banquier rit bruyamment, en se frottant les mains, comme s’il venait de conclure une bonne affaire.

Le conflit, pressenti par Violette, était ouvert. Cela apparut dès les premiers mots de sa mère, chargée par M. Sarmange de tâter le terrain. Le banquier désirait, en effet, éviter l’attendrissement des crises de larmes prévues ; il se réservait d’intervenir quand sa fille, ébranlée et lassée par plusieurs assauts successifs, ne serait plus en état de résister à une manifestation de son autorité.

Ces assauts, d’ailleurs, c’était lui qui les dirigeait de la coulisse. En la circonstance, comme toujours, Mme Sarmange n’était que son porte-paroles.

Violette reconnut de suite, dans la bouche maternelle, les arguments du banquier. Comme ils s’affirmaient impérieux, ce furent de véritables hostilités qui s’engagèrent. Elles durèrent quelque temps, la jeune fille opposant à toutes les instances son inébranlable résolution de ne point se marier et la mère se bornant à transmettre cette réponse, après avoir rappelé la volonté du père.

Enfin, la malheureuse fiancée fut convoquée dans le cabinet du banquier, dans ce même cabinet où, une première fois, elle avait défendu Roland contre les hésitations de M. Sarmange. Mais, cette fois, elle sentait bien que, pour résister victorieusement, il lui manquerait l’argument décisif. Ce Roland, à qui elle avait accordé sa préférence, n’existait plus moralement et le banquier n’était pas homme à comprendre la fidélité au souvenir.

Violette entra donc, dolente et pâle, refoulant de grosses larmes. Elle se sentait faible et lasse.

Affectueusement, son père lui prit les mains et la fit asseoir.

— Je t’ai fait venir pour te parler raison, ma petite Violette.

— Oh ! père ! fit-elle, d’un air navré. Tu as déjà essayé jadis, et sans succès.

— Le destin s’est chargé de me prouver que j’aurais dû insister.

— C’est si cruel… si cruel… de me dire cela ! sanglota Violette.

— Tu ne peux cependant te condamner à un célibat perpétuel sous prétexte que tu as failli épouser… un fou.

— Oh ! père !

— Tu ne peux nous refuser, à ta mère et à moi, la joie de te voir mariée, la consolation de te savoir un protecteur.

— Puis-je oublier Roland… si vite ?

— Qui te demande de l’oublier ? Souviens-toi de lui comme d’un frère. Mais, accepte le mari que je veux te donner.

— Il me semble que ce serait trahir… dit Violette, les yeux baissés, la gorge pleine de sanglots.

Plus que jamais, elle ressentait douloureusement l’oppression de son secret. Mais, pouvait-elle dire à qui elle voulait demeurer fidèle ?

M. Sarmange haussa les épaules.

— Ne faisons pas de drame, dit-il. Ce n’est pas trahir que de continuer à vivre. Le pauvre Roland, s’il pouvait parler, serait le premier à te déconseiller un aussi monstrueux sacrifice.

Violette soupira sans répondre. Il continua :

— Je t’ai dit, il y a quelques mois, les raisons qui militaient en faveur de Borsetti. Elles n’ont point diminué de valeur et la seule objection que tu pouvais me faire a disparu.

Comme il n’obtenait toujours point de réponse, il s’impatienta.

— Caprice de petite fille ! Donne-moi une seule bonne raison… Il s’agit de ma fortune, Violette, songes-y. Quand il pouvait être question de ton bonheur, j’acceptais la ruine. Mais, maintenant, ce serait dur… très dur… et si inutile !… Que peux-tu objecter contre Borsetti ? Réponds.

— Plus tard ! supplia-t-elle.

— Plus tard, soit ! à condition qu’il soit bien entendu, en principe, que tu ne refuses plus de te marier.

— Plus tard, répéta Violette.

Elle ne songeait plus qu’à gagner du temps, à obtenir une trêve, sans avoir à donner sa seule, sa vraie raison. Aussi las qu’elle de cette discussion, M. Sarmange se contenta de la demi-adhésion.

Il en profita pour annoncer à son candidat que sa fille consentait, sous réserve qu’on ne la presserait point de fixer une date.

Borsetti jura ses grands dieux qu’il aurait une patience d’ange et qu’il lui suffirait de pouvoir rêver à son bonheur, si éloigné fût-il. Puis il demanda timidement qu’on lui permit au moins de se considérer comme fiancé.

M. Sarmange jugea aussitôt que Violette aurait mauvaise grâce à refuser de consacrer l’accord général. En fait, Pasquale Borsetti, officiellement agréé par les parents et tacitement admis par elle-même, ne demandait que la reconnaissance d’une situation acquise.

Violette n’a pris qu’une heure avant le dîner qu’elle devrait laisser Borsetti glisser à son doigt la bague qui l’engagerait. Engagement solennel et irrévocable ? Non point. Un simple simulacre qui permettrait au moins la restriction mentale. Devait-elle s’y prêter ?

Il prit sur lui de fixer une date pour la célébration des fiançailles, d’une manière toute intime, d’ailleurs, en présence des seuls parents.

Hésitante, reculant devant la perspective d’une nouvelle scène, de nouvelles discussions, elle ne pouvait s’empêcher d’être tentée par ce rôle passif. Elle ne répondit que par un signe de tête aux encouragements de sa mère, qui conseillait l’obéissance.

— Tu seras raisonnable, ma chérie ?

Elle ne rêvait que d’atermoiements possibles. L’avenir l’épouvantait. Que pouvait-elle en attendre d’heureux ? Rien. Sa vie devait demeurer bouleversée par la secousse qui avait jeté Roland hors de l’existence normale. Elle sentait que, s’il est pénible de pleurer un mort, il l’est davantage de pleurer un vivant. Elle l’imaginait enveloppé de surnaturel et cela causait sa torture. Cette personnalité dédoublée la laissait désorientée. À qui devait-elle vouer la fidélité de son souvenir et de ses regrets. Au corps ou à l’âme ? Il serait cruel d’affliger la pensée survivante par le spectacle d’une douceur inconsolable qui, sans cesse, lui rappellerait sa forme perdue. D’autre part, Roland, sans son corps, n’était plus Roland, ne pouvait plus l’être.

Ne pouvant trouver une réponse qui apaisât son angoisse, Violette aurait voulu qu’on la laissât pleurer, sans la mettre en face de ce terrible avenir.

Accepter la bague de Borsetti, c’était l’engrenage. Il serait son fiancé, alors que l’autre continuait à vivre et à penser. C’était impossible.

À qui faire comprendre cela ? De qui solliciter l’appui ? Une explication loyale avec le Corse pouvait tout sauver. Il n’était point trop tard pour obtenir qu’il renonçât de lui-même à ces fiançailles mensongères.

Il semblait à la naïve Violette qu’il lui suffirait de dire à cet homme : « Je ne puis vous aimer, » pour qu’il ait pitié d’elle. Elle espéra qu’il se retirerait sans solliciter les explications qu’eût exigées M. Sarmange.

Raffermie, elle dit à sa mère :

— Je veux parler à M. Borsetti. Quand il arrivera, envoie-le dans le petit salon.

C’était là qu’avait eu lieu son dernier entretien avec Roland ; dans ce souvenir, elle puiserait le courage de parler.

À l’heure convenue, le Corse fit son entrée, l’allure pimpante et victorieuse ; il portait le traditionnel bouquet et un écrin gonflait la poche intérieure de son habit.

Son regard vif remarqua l’absence de Violette et ses sourcils se froncèrent imperceptiblement, tandis qu’il s’inclinait devant Mme Sarmange.

Mlle Violette n’est pas souffrante, j’espère demanda-t-il, d’un ton un peu contraint.

Un sourire de la mère le rassura.

— Vous la trouverez dans le petit salon, prête à accueillir votre bouquet. Il paraît qu’elle a un secret à vous dire.

L’excellente dame n’était pas femme à s’inquiéter d’un peu de mystère.

Moins confiant, Borsetti se dirigea vers le boudoir. Il devinait que cette confidence ne pouvait avoir trait qu’au projet de fiançailles.

En effet, prévenant son geste d’offrande et sans paraître voir le bouquet, Violette l’accueillit par ces mots :

— Ma mère, monsieur, m’a fait part de vos intentions et je n’ignore pas qu’elles ont l’assentiment de mon père.

— Ma seule ambition est de pouvoir y joindre le vôtre, interrompit galamment Borsetti. M. votre père me l’a d’ailleurs fait espérer.

— Mon père a interprété un peu précipitamment un demi-silence que je me reproche.

— Je sais, mademoiselle, qu’un chagrin, devant lequel je m’incline, vous a fait désirer, pour quelque temps encore, la liberté de vous y adonner. Je me contenterai d’une promesse ou plutôt d’une autorisation d’espoir à très longue échéance.

— Monsieur, dit gravement Violette je ne veux point vous leurrer. L’échéance ne viendrait jamais.

— Permettez-moi de croire, avec M. votre père, que le temps…

— Le temps, paraît-il, dégage de l’obligation de fidélité envers les morts, mais point envers les vivants.

— Il y a vivant et vivant, murmura le Corse. Certains vivants sont des morts.

Très pâle, la jeune fille prononça :

— Ces morts-là sont ceux qui ne pensent plus et celui dont nous parlons pense encore.

Borsetti tressaillit, comme si un serpent l’eût mordu et fixa ses yeux ardents sur ceux de Violette.

— M. votre père, reprit-il après un silence, estime que vous ne sauriez vous passer d’un protecteur. Souffrez que ce soit moi.

— Un autre a toutes mes pensées.

— Je serai donc pour vous une sorte d’associé, répondit le Corse d’un ton qui dénotait une inébranlable résolution.

— Malgré moi ? s’écria la jeune fille.

— Avec la permission de votre père, auquel vous n’infligerez pas le chagrin d’un refus.

— Monsieur, supplia Violette, emportée par un élan irréfléchi, ne m’obligez pas à révéler ce qui doit rester un secret. Écoutez-moi… Ce n’est ni à un mort, ni à un fou que j’ai voué le culte de mon souvenir, mais à quelqu’un « qui pourrait venir me reprocher ma trahison ».

Un éclair de fureur jaillit de Borsetti. Il recula d’un pas.

— Je ne crois pas aux revenants ! s’écria-t-il d’une voix sifflante.

Un effroyable craquement couvrit ses paroles. Sous une violente poussée, la fenêtre du petit salon se disloquait, livrant passage au gorille.

Avant que Pasquale Borsetti, livide et pétrifié ait pu faire un mouvement, l’homme-singe bondit près de lui et jeta sur les genoux de Violette la lettre accusatrice.

— Lisez ! gronda-t-il sourdement.

Frémissante, la jeune fille jeta les yeux sur le papier et poussa un cri d’horreur en reconnaissant l’écriture de Pasquale Borsetti.

— Voilà l’homme qui a fait de moi un singe ! dit le gorille.