L’Écho d’Alger (p. 189-198).

XVIII

Les paroles du docteur Silence


Voici qui est concluant, s’écria le professeur Fringue.

D’un geste triomphal, il désignait un animal — un molosse superbe — dont le crâne couturé témoignait qu’il avait subi victorieusement quelqu’une des opérations favorites du terrible savant. Debout au milieu du laboratoire, le docteur Silence regardait aussi, et dans ses yeux affleurait son âme, uniquement captive des théories.

— Je dis que je suis nietzschéen, pratiquement nietzschéen, affirma le chirurgien. Le fort doit manger le faible, ce qui revient à dire que le faible doit livrer au fort la partie de sa substance susceptible de l’améliorer ou de le compléter. Pourquoi, aux races débiles et malingres, la nature a-t-elle concédé plus d’intelligence et de ruse ? J’affirme que la force matérielle y avait autant de droits et qu’il est bon de l’en doter aux dépens du faible. La nature, docteur Clodomir, est une puissance inconsciente qui veut la vie universelle ; notre rôle, à nous, est de la vouloir restreinte et sélectionnée. Pensez-vous que cet animal, somme et fusion de deux spécimens de valeur différente, ne vaille pas davantage ? Réunis, un et un ne font pas deux ou, si vous préférez, deux vaut plus que un et un.

Il ajouta, avec un soupir, en caressant la bête :

— Mais, ceci vaut-il l’autre expérience ?… Ah ! si les hommes savaient… et voulaient !

Changeant de ton et glissant vers son compagnon un regard craintif et gêné, il murmura :

— Pensez-vous quelquefois à… au malheureux ?

D’un geste précis, le docteur Clodomir écarta cette préoccupation inutile.

— Moi, insista le professeur Fringue, son souvenir m’obsède.

Il tourmenta son menton et ajouta peureusement :

— Ne croyez-vous pas qu’il aurait le droit de nous maudire ?

— Peuh… firent les lèvres ironiques du jeune savant, en s’avançant dédaigneusement.

Et il haussa les épaules avec désinvolture.

— C’est une terrible opération qu’il a subie !

Événement anormal, la bouche du docteur Silence laissa passer autre chose qu’un chuchotement imperceptible, sa voix résonna presque dans le silence du laboratoire et lui, à qui, d’ordinaire, on devait arracher les monosyllabes, prononça plusieurs phrases, tout d’une haleine :

— Oh ! fit-il, répondant peut-être aux paroles du professeur, mais plus sûrement à sa propre pensée, avec l’anesthésie intégrale, la vie suspendue, immobilisée selon votre merveilleuse découverte, l’opération ne présente aucun danger. On ne travaille plus une matière essentiellement changeante, soumise à de constantes réactions chimiques, dont la succession risque de ne plus faire retrouver, à la fin de l’opération, les éléments nécessaires à la reprise des fonctions vitales, on travaille un composé fixe, professeur Fringue, entièrement fixe. Et on peut réadapter les canaux des veines, rajuster les tronçons de nerfs avec autant de lente précision que s’il s’agissait des pièces d’acier ou de fer d’une machine démontable à volonté. C’est une besogne de précision mathématique, mais, hormis cette chance d’erreur, qu’exclut d’ailleurs l’attention quand tout concorde, il n’y a plus qu’à remettre en marche. Les mêmes éléments devant produire des réactions identiques, on est certain de voir la vie reprendre. Les accidents opératoires ne provenaient que des états chimiquement nouveaux dont la formation, au cours de l’opération, modifiait l’organisme et le rendait, partiellement ou totalement, impropre à la vie. Mais, puisque vous avez supprimé cela… On pourrait recommencer dix fois, vingt fois, sans plus de risques, acheva-t-il.

Sa voix, tombée, était devenue presque inintelligible. Le professeur Fringue ne perçut qu’un bredouillement ; d’ailleurs, sa pensée était absente, ainsi qu’il parut à la réponse qu’il fit, quand le docteur Clodomir eut conclu, en haussant le ton :

— Le corps humain est une machine, professeur Fringue. Il suffisait de trouver la formule chimique de la vie.

— Cette opération, répliqua le vieux savant, il l’a subie involontairement et cela modifie tout.

Le docteur Clodomir ne releva pas cette incohérence, qui répondait si peu à ce qu’il avait dit. Il retomba dans son mutisme et parut suivre solitairement le cours de ses pensées.

— Croyez-vous qu’il reviendra ? demanda le professeur Fringue, d’un ton anxieux… Figurez-vous, mon petit Silence, j’ai peur de le revoir… une peur bête, dont je subis l’obsession… j’ai peur de ses reproches, de ses questions, de sa vue… C’est insensé !

Il se mit à marcher dans le laboratoire, que l’électricité emplissait d’une lumière éblouissante.

— Je ne veux plus le revoir, grommela-t-il. Je n’ai rien à lui dire… rien…

Il s’arrêta près de la baie vitrée et souleva un coin du store pour appuyer son front contre la fraîcheur des vitres.

Dehors, il faisait nuit, mais une nuit étoilée ; la lune, qu’on ne voyait point, recouvrait le sol d’un tapis de lumière pâle que rongeaient d’un côté les ombres brèves des bâtiments.

Soudain, le professeur Fringue tressaillit.

— Oh ! venez voir, docteur Clodomir, fit-il d’une voix étouffée. On dirait…

De sa main, qui tremblait un peu, il montra une ombre, surgie au-dessus du mur contre lequel s’adossaient les logettes. L’ombre fit un saut qui l’amena au milieu de la cour et elle devint une silhouette gigantesque, qui se dirigeait vers le laboratoire.

— C’est lui !… lui !… Que veut-il ? murmura le savant, dont les dents claquaient.

Il se rejeta en arrière, laissant retomber le store.

— La lumière ! pria-t-il. Éteignez, Clodomir.

Le disciple secoua la tête ; il ne partageait pas la terreur du professeur.

— À quoi bon ? dît-il entre ses dents. Il l’a vue.

Anxieux, le professeur Fringue tendait l’oreille. On entendait des pas monter les marches du perron ; un poing fermé heurta la porte.

— Je vais ouvrir, dit le docteur Clodomir, en faisant un mouvement.

Complètement affolé, le professeur le retint d’une étreinte convulsive.

— Non !… N’y allez pas, Clodomir, bégaya-t-il. Je vous dis qu’il vient… pour… pour.

Le disciple le regardait avec une commisération ironique.

— Je ne suis pas coupable, gémit le professeur, pas coupable !… C’est l’autre !

Dehors, des mains raclaient la porte du pavillon.

En proie à une terreur insurmontable, le professeur Fringue écoutait les bruits, ses doigts agrippés à la manche du jeune savant, qui souriait.

Au milieu du silence, un choc ébranla la porte, puis un autre, qui fut suivi d’un craquement.

— Il entre !… cria le professeur Fringue, en saisissant un scalpel… « Iron Jaw » a peur.

Il montrait le molosse qui, le poil hérissé, reculait en grondant sourdement, tout son corps agité d’un tremblement convulsif.

Le gorille parut dans l’encadrement de la porte. Une plaie béait au-dessus de son épaule gauche, formant une fâche noire et rougeâtre, faite de poils emmêlés et collés de sang déjà coagulé.

Ses yeux, dans lesquels brillait un feu sombre, se fixèrent sur le professeur qui, retranché derrière la table, serrait entre ses doigts le scalpel.

— Vous m’attendiez ? dit-il.

Le docteur Clodomir le considérait curieusement. Il avança vers lui, sans manifester la moindre appréhension et toucha du doigt la plaie.

— Blessé ? Coup de feu ? demanda-t-il.

— Ce n’est rien, répliqua le gorille. Tout à l’heure, cela importera peu… aussi peu que le reste, ajouta-t-il en faisant un pas dans la pièce.

Sans insister, le jeune savant recula jusqu’à la muraille et s’y adossa, les bras croisés.

Le professeur n’avait ni bougé, ni prononcé une parole. Pétrifié dans son attitude défensive, il semblait une statue de la terreur.

— Causons, dit l’homme-singe, avec une expression sardonique. Je désire avoir votre opinion sur un point délicat. J’ai affaire à deux savants honorables et passionnés de vérité, à des âmes d’airain qui ignorent les faiblesses humaines. Je pense qu’aucune considération n’altérera la sincérité de vos réponses.

— Aucune, prononça fermement le docteur Clodomir.

Les doigts du professeur Fringue s’ouvrirent lentement et laissèrent tomber le scalpel ; mais il demeura derrière la table.

— Je désire qu’en toute conscience vous prononciez un jugement, reprit Roland. J’ai retrouvé mon double, l’homme qui vous a livré mon corps… et mon âme. Imaginez un instant que j’ai pu fouiller sa pensée et y trouver le mot de l’énigme. Des mobiles de l’homme, de ses souhaits et de leur exécution, je n’ignore rien. J’ai suivi heure par heure, seconde par seconde, l’éclosion de l’idée monstrueuse dans son esprit perfide ; j’en ai suivi l’exécution, dont vous connaissez deux des phases, les principales.

C’est une histoire effrayante : un homme a décidé de rayer de l’humanité un autre homme qu’il haïssait. Il a médité de lui faire subir la plus hideuse des transformations et deux savants l’ont aidé…

— Inconsciemment, s’écria machinalement le professeur Fringue.

Le gorille ne s’arrêta point à l’interruption.

— Trois hommes ont prêté les mains à ce crime abominable : d’un de leurs semblables, ils ont fait une bête. Quel châtiment méritent ces trois hommes ?

— Il faut distinguer, dit froidement le docteur Clodomir. Quels furent leurs mobiles ?

— Subtilités ! riposta le gorille avec mépris. Étais-je coupable ? Je subis la fatalité. Que tous la subissent avec moi ! J’ai tué l’homme…

Le professeur Fringue frémit.

— Je l’ai étranglé, ricana l’homme-singe. Ne suis-je point une bête ? Monsieur le professeur, ne dois-je pas obéir aux instincts de ma forme ?

Les mains du professeur Fringue s’agitèrent dans l’air, faisant des signes de dénégation.

— Non, cria-t-il. angoissé, non ! Vous ne pouvez avoir ces instincts, puisque vous avez un cerveau d’homme.

— Mensonge ! En moi, j’ai senti la folie du meurtre, l’instinct de la bête féroce.

— C’est faux ! clama désespérément le professeur. Votre colère est humaine, uniquement humaine. Tous les instincts sont dans le cerveau. Tous ! Tous !

Il semblait repousser avec l’énergie de la peur l’hypothèse qu’il n’eût plus devant lui qu’une bête, inaccessible aux suggestions du raisonnement.

— La bête est en moi comme je suis en elle, prononça Roland avec une obstination farouche. J’ai tué l’homme parce qu’il a « voulu » l’acte.

Le professeur gémit ;

— Demain, je me tuerai parce que je l’ai « subi ».

De nouveau, une plainte sourde s’échappa des lèvres du savant.

— Et ce soir, poursuivit implacablement l’homme-singe, ce soir, je vous tuerai parce que vos mains l’ont « accompli ».

D’un même regard, il enveloppa Fringue et Clodomir ; sûr de sa force, il étendit ses bras gigantesques.

— Je veux vivre ! hurla le professeur, en reculant davantage.

Cette fois, il ne tenta point de reprendre son scalpel, sentant bien la puérilité de cette défense. De combien de coups aurait-il fallu percer le corps du gorille pour tarir la source de cette vie formidable ? Un autre l’avait essayé ? la plaie béante le disait : cet autre était mort et la bête était toujours debout. Avant d’avoir pu trouer son cœur, le crâne du professeur Fringue et pareillement celui du docteur Clodomir éclateraient sous le heurt de son poing, comme des noix trop sèches.

Le sentiment de son impuissance s’acheva d’affoler le malheureux savant.

— Je veux vivre ! répéta-t-il frénétiquement. Je n’ai point achevé mon œuvre. La science me réclame ! La science !

— Périsse la science en votre personne ! gronda farouchement le gorille. Elle a permis le crime dont je suis victime.

D’un élan emporté, il saisit à pleins bras la table qui le séparait de Fringue et la jeta de côté.

Le molosse hurla à la mort.

— Arrêtez ! cria Clodomir, d’une voix qui domina le bruit. Ne tuez pas « celui qui peut vous faire vivre ».

— Que voulez-vous dire ? s’écrièrent en même temps le professeur et le gorille.

— Une chose bien simple, dit le jeune savant. « Nous pouvons vous refaire un homme ».

— Oh ! s’écria Fringue, en portant les mains à son front. Oh !… comment n’ai-je pas pensé à cela ?

— Expliquez-moi, dit fiévreusement Roland. Reste-t-il un espoir ? Quel est-il ?

— En vérité, s’exclama le professeur avec une volubilité qu’expliquait son soulagement de voir s’éloigner le danger, en vérité il fallait que nous fussions aveugles pour ne pas apercevoir cette solution. Nous pouvons vous rendre votre forme. Il est possible de répéter l’opération.

— Ma forme, répéta Roland, envahi d’une soudaine émotion… Vous me rendriez ma forme ?

— Si vous consentez à courir le risque, volontairement, cette fois. D’ailleurs, il est presque nul. Silence l’expliquait tantôt ; cela me revient, maintenant. Diable de Silence ! pourquoi ne pas m’avoir ouvert les yeux.

Le disciple soupira.

— C’était vous proposer d’anéantir la preuve, dit-il. Tout sera à refaire, maintenant.

— Non point ! s’écrit joyeusement le professeur. La double observation subsistera… Et puis, quel poids de moins ! Résignez-vous docteur Clodomir.

Et se tournant vers Roland, qui écoutait anxieusement :

— Nous sommes à vos ordres… Mais diable !… Y aviez-vous songé, mon petit Silence ?

— Il nous faudrait l’autre… votre corps… Qu’est-il devenu ?

Fébrile, il tortura son menton. Mais, la réponse de l’homme-singe le tira aussitôt d’inquiétude.

— Je le sais, dit Roland… Je suis… Mon corps est dans un asile d’aliénés.

Le professeur et le docteur baissèrent la tête, également troublés.

— Il faudra, continua le gorille, que vous fassiez les démarches nécessaires… Mon tuteur, M. Sarmange, est, je pense, l’homme indiqué pour aplanir les difficultés et donner les autorisations requises… Mais, je voudrais qu’il ignore…

— Je m’en charge, proposa le docteur Clodomir. Il ne sera probablement pas indispensable de lui faire connaître la vérité.

Mlle Sarmange sera pour vous une alliée. Voyez-la. Moi, je ne puis… hélas ! soupira l’homme-singe, dont le sang-froid devenait à mesure que disparaissait sa fureur st son exaltation, quelle vision horrible je lui ai imposée ! Pourra-t-elle me revoir ? J’ai tué !

— Le singe a tué, rectifié le professeur Fringue. Dans un mois, vous aurez retrouvé votre forme. En attendant, vous allez demeurer ici, car, j’imagine qu’on doit être à votre recherche. Si on vous découvrait, il faudrait dévoiler la vérité. Et ce serait une bien curieuse affaire, bien curieuse, en vérité. De mémoire d’homme, docteur Clodomir, on n’aurait jamais vu se poser un plus bizarre problème de responsabilité. Qui condamner ? L’homme ou le singe ?… Allez chez le banquier, mon petit Silence. Ne compliquons point l’aventure d’un point de casuistique judiciaire.