L’Écho d’Alger (p. 131-147).

XIV

L’Atroce Mystification


Trois heures après le départ de Violette, une voilure fermée s’arrêtait devant l’institut du scalpel amenant Godolphin et son étrange compagnon.

Ce fut Godolphin qui sauta à terre et courut sonner à la porte de l’institut.

Presque aussitôt, le portier colosse se montra dans l’entrebâillement.

Stylé, Godolphin lui fourra une carte dans les mains.

— Portez ça au professeur Fringue. Et au trot, c’est urgent.

Impressionné par l’aplomb du saltimbanque, il obéit sans faire d’observation ; mais il prit toutefois la précaution de fermer la porte derrière lui.

— Va, mon vieux ! T’en seras quitte pour la rouvrir, grommela Godolphin vexé…

Il revint vers la voiture et cria :

— Ne vous impatientez pas, mon prince. On fait la commission.

Trois minutes après, fébrile, affolé, le professeur Fringue en personne rouvrait là, porte. La silhouette du docteur Silence s’apercevait derrière lui. Ils avaient lu sur la carte : « Roland Missandier ».

— Où est-il ? cria le professeur, en s’accrochant à Godolphin.

— Pas dans ma poche, goguenarda celui-ci, en se dégageant. Laissez-lui le temps de descendre.

De la portière surgit le gorille emmitouflé.

— Voulez-vous venir ? murmura-t-il en indiquant la porte. Nous causerons là-bas.

Sans mot dire, le gorille pénétra dans l’établissement.

— Je vous attends, patron ? cria Godolphin.

Le cache-nez s’inclina deux ou trois fois de suite, en signe d’acquiescement.

— Dommage qu’il n’y ait pas de marchand de vin, murmura le saltimbanque en explorant de l’œil les environs, ça m’aurait aidé à patienter.

Derrière la porte refermée, le gorille, encadré par les deux savants, traversait la cour. Guidé par eux, il entra dans le pavillon, dont le docteur Silence s’attarda à clore soigneusement la porte.

— Asseyez-vous, dit le savant avec sollicitude. Pouvez-vous parlez ?

— Je parle, dit le gorille de sa voix gutturale.

Le professeur et le disciple échangèrent un regard extasié.

— Cela vous est-il venu naturellement ? demanda le premier ou bien avez-vous dû faire des efforts ?

— J’ai eu à vaincre des difficultés, à m’habituer…

— La réadaptation, parbleu. Mais, vous avez… pensé de suite.

— J’ai toujours pensé.

— Évidemment, évidemment répéta le professeur en se frottant les mains avec une jubilation visible. Qu’en dites-vous, mon petit Silence ? Je crois que… la chose est… véritablement merveilleuse ?

Le docteur Coldomir inclina gravement la tête en manière d’approbation.

— En somme, reprit le professeur en se penchant curieusement vers le gorille, pas de troubles physiques ? Pas de vertiges ? rien d’anormal ?

— Rien d’anormal, sauf…

— Sauf… parfaitement… sauf la chose elle-même… C’est merveilleux !… Ah ! mon… monsieur… la science a fait un grand pas !… un pas énorme !…

Le gorille ne semblait point comprendre. Il regardait alternativement les deux médecins et s’étonnait autant des phrases de l’un que des mimiques de l’autre. Car, à la façon des muets, le docteur Silence répondait aux exclamations du professeur par une série de gestes et de grimaces qu’il exécutait avec une rapidité déconcertante.

L’homme-singe dévisagea silencieusement ses interlocuteurs pendant quelques secondes ; puis il se décida :

— Je suis venu, dit-il. Vous savez qui m’envoie ?

— Oui, dit Fringue, en s’agitant soudain dans son fauteuil. Est-il possible que…

— Lequel de vous est le professeur Fringue ?

— C’est moi, répondit le savant. Ne me reconnaissez-vous pas, vraiment ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Non…

— Non ?

— Je ne vous ai jamais vu, déclara le gorille.

— Jamais !

Ces mots parurent jeter le professeur dans une évidente consternation.

Il se tourna vers le docteur Silence.

— Voici une lacune extraordinaire, murmura-t-il d’un ton perplexe.

Les lèvres du disciple esquissèrent — à peine — une ombre de sourire.

— Vous devez m’expliquer… reprit le gorille.

— Oui, coupa le chirurgien, nous vous expliquerons. Nous tâcherons de vous expliquer… Ce n’est pas impossible, n’est-ce pas docteur Clodomir ?… On peut imaginer une lésion accidentelle… ou plutôt une compression… hé ?… oui, c’est cela, une compression… la présence d’un caillot de sang obstruant la circulation… En fait, quelques cellules peuvent se trouver oblitérées… Cela suffit pour abolir partiellement la mémoire.

Il parut satisfait de son explication, bien qu’elle ne semblât point enthousiasmer son disciple.

Vivement, il se retourna vers le gorille.

— Ressentez-vous quelque symptôme ?… point de trace d’engourdissement ? Remuez le bras droit… l’avant-bras… pliez les phalanges… Rien ? Rien d’appréciable ?… Hum !…

Il se recueillit, en tourmentant son menton.

— Où commence, où finit la lacune ? dit-il.

C’est ce qu’il faut d’abord établir. Vous ne vous souvenez point être jamais venu ici ?

— Jamais, protesta le gorille. Pourquoi serais-je venu ?

— Eh ! fit le professeur Fringue, un peu interloqué, par suite d’un projet que vous auriez formé… Cherchez un peu… Ne vous rappelez-vous point un projet ?… N’avez-vous point entendu prononcer mon nom ? parler de mes travaux ?

— J’ignore tout de ceux-ci. Et quant à votre nom, Mlle Sarmange l’a prononcé devant moi, pour la première fois, voici quelques heures.

— Remontons, dit le professeur d’un ton pique, remontons plus haut… Avons-nous quelques dates qui puissent nous servir de jalons ?

— Des dates ? fit le gorille. Quelques-unes sont restées gravées dans ma mémoire. Mais pourquoi ce débat oiseux ? Quel jour des chiffres peuvent-ils jeter sur mon extraordinaire aventure ? Voici l’unique question que je suis venu vous poser : j’étais un homme, je suis devenu un singe. Admettez-vous cette métamorphose et la comprenez-vous ?

— Sans doute, répondit Fringue, en appelant d’un coup d’œil significatif, l’attention du docteur Clodomir. Mais, vous-même ?

— Moi, dit sourdement le gorille, comment pourrais-je comprendre ?

— Parce que… commença le professeur. Il se reprit aussitôt. Oh ! c’est un bien étrange cas d’amnésie, docteur Clodomir !

— Voulez-vous dire que j’ai oublié ? demanda l’homme-singe, avec une émotion extraordinaire.

— Oui. c’est cela, vous avez oublié, affirma le professeur.

— Mais, qu’étais-je, avant ?

— Un homme, celui que vous croyez être. Vous vous souvenez de cela ?

— Je me souviens. Ainsi, ce n’est point un rêve ? J’ai été un homme. Et ceci n’en est point un davantage : je ne le suis plus. Et vous, un savant, vous ne vous récriez pas ! vous admettez ce miracle ?

— Il n’y a pas de miracle, protesta le professeur. On n’a employé que des moyens naturels. Faut-il vous rappeler les faits ?

— Oui, pria le gorille. C’est cela que je suis venu vous demander. Faites que je comprenne.

Mlle Sarmange me l’avait dit ; mais, je n’y avais pu croire. Que « pendant » reste obscur soit ! Mais, que vous ayez oublié « avant » c’est ce point qui constitue le miracle. Voilà pourquoi je vous demandais des dates, afin de préciser l’instant où vous avez perdu la mémoire.

— Il ne me semble point que je l’aie perdue, sauf pendant le temps que j’ai dormi, le soir du quinze février…

— Du quinze février ? s’exclama le professeur, en s’agitant de nouveau dans son fauteuil. Vous vous souvenez du quinze février ? Mais, alors, vous devez vous rappeler… tout…

— Tout quoi ?

— Votre dessein, votre visite ici, huit jours avant cette date…

— Jusqu’au quinze, dit le gorille, j’étais un homme et jamais je n’avais franchi votre seuil. Mes souvenirs sont parfaitement clairs.

— Oh ! fit le professeur, en s’agitant désespérément. Oh !… ce n’est pas possible !… Nous nous embrouillons… Je ne comprends plus.

Loin de partager cette agitation, le docteur Clodomir souriait énigmatiquement.

— Voyons, reprit Fringue. Qu’avez-vous fait le quinze ? Quel est votre dernier souvenir ?

— Mon dernier souvenir ? prononça le gorille. Il est précis. J’étais à Fontenay, dans le jardin de la villa des Roses. J’attendais, assis sur un banc…

— Vous y êtes ! clama le professeur, à Fontenay… villa des Roses… C’était nous que vous attendiez.

— Vous ? fit le gorille avec stupeur.

— Nous !… pour… l’expérience…

— L’expérience ?

— L’opération… votre transformation… Rappelez-vous. Il est impossible que vous vous souvenez de certaines choses et point d’autres qui se passaient dans le même moment.

— Opération… transformation… répéta le gorille, avec un effroi grandissant. Que voulez-vous dire ? Êtes-vous pour quelque chose dans ce qui m’arrive ?

— Il ne se souvient plus, docteur Clodomir ! N’est-ce point effrayant ? cria le professeur Fringue, en levant les bras au ciel. Dans quelle situation sommes-nous ? Il a oublié sa volonté… Et c’est lui… lui ! qui vient nous demander à nous… à nous ! ce qui est arrivé…

— Oui, dit ardemment l’homme-singe, je vous le demande…

— Et pourquoi ? pourquoi ? Voilà qui est terrible, Clodomir. Il a oublié pourquoi.

— J’ai oublié !… J’ai oublié !… gémit le gorille, avec un redoublement d’angoisse, en passant sa main sur son crâne douloureux… Oh ! qu’ai-je oublié ?

— Voilà la question, fit le professeur Fringue, en proie à une perplexité visible… Je lui dois la vérité !… C’est évident.

Le docteur Silence haussa imperceptiblement les épaules.

— Parlez ! supplia le gorille. Délivrez-moi de cette obsession. Comment suis-je devenu un singe ?

— Eh bien ! voilà, commença le professeur qui parut rassembler tout son courage, la chose, au fond, est fort simple. Depuis des années, j’étudie une question… une question capitale… tant pour l’espèce humaine que pour les autres espèces… C’est la greffe du cerveau… la transplantation de cet organe — l’essence même de l’être… dans un milieu nouveau…

— Je ne comprends pas, haleta le gorille.

— Vous allez saisir : la pensée — le cerveau — est tout, le corps est secondaire ; ce n’est qu’un cadre qu’on pourra bientôt modifier au gré des désirs humains… Avant d’en arriver là, j’ai voulu prouver que le mécanisme intellectuel pouvait s’adapter indifféremment dans telle ou telle boîte crânienne et devenir, par intervention chirurgicale, le moteur d’un organisme nouveau. L’expérience que je révais était la suivante : faire entre deux individus d’espèce différente l’échange des cervaux.

— Vous avez tenté cela ? cria le gorille.

Les yeux injectés de sang, la face convulsée, ses mains énormes agitées de tremblements nerveux tendues vers le savant, il était effrayant à voir.

Le professeur Fringue eut peur. Il sentit une sueur froide mouiller ses tempes.

— Je l’ai tenté, balbutia-t-il.

Le gorille porta ses mains à sa gorge, comme s’il étouffait.

— Oh ! murmura-t-il. Il ne veut pas dire cela… Il n’a pas fait cela… Achevez, ordonna-t-il, en haletant bruyamment, sur qui avez-vous… sur qui ?…

— Sur vous ! bégaya le professeur en jetant autour de lui des regards éperdus.

Instinctivement, il leva les mains à la hauteur de son visage pour le protéger. Il sentait venir la mort.

Les yeux du gorille exprimaient l’horreur. Un rugissement rauque déchira sa gorge. Il bondit, les mains en avant.

— Vous l’avez voulu ! vous !… vous !… hurla le professeur fou d’épouvante.

L’homme-singe, d’une contraction de tout son corps, arrêta son élan ; ses mains retombèrent sur le dossier d’un fauteuil et le broyèrent.

— Moi !… Moi, j’ai voulu… devenir un singe ? prononça-t-il avec effort.

— Oui, vous avez voulu… Vous êtes venu me trouver… vous offrir, cria le professeur d’une voix précipitée. Sans respirer, il jetait ses phrases, haletant, bredouillant, comme un innocent menacé par le couperet tente de clamer son innocence. C’était pour une expérience… vous êtes venu vous offrir… vous saviez… vous admiriez… vous vouliez vous dévouer à la science… vous étiez inébranlable… en dépit des objections… rappelez-vous !… C’était un soir, ici…

— Le papier, murmura le docteur Silence, presque dans l’oreille du professeur.

— Ah ! oui, le papier fit celui-ci, subitement illuminé.

« Une lettre… Nous avons une lettre… de

— Une lettre !… de moi !… dit l’homme-singe avec stupeur.

— Je vais vous la montrer.

Fébrile, le professeur se précipita vers un secrétaire. Mais le docteur Silence l’avait devancé et fouillait méthodiquement dans un classeur ; il tendit un papier au savant.

— Voici ! s’écria celui-ci, en agitant triomphalement le feuillet.

Le gorille le saisit et lut à demi-voix, comme pour mieux graver en son esprit le sens des mots :

« En Possession de mon libre arbitre et dans la plénitude de mes facultés, je déclare m’être remis aux mains du professeur Fringue pour qu’il soit par lui procédé, dans l’intérêt de la science, à une expérience d’échange de cerveaux.

« Je déclare en outre, en dégageant le professeur Fringue de toute espèce de responsabilité, que c’est sur ma demande expresse qu’il a procédé à cette opération, dont l’initiative me revient, et que j’ai moi-même désigné l’animal à soumettre concurremment avec moi à cette tentative de greffe cérébrale.

« Fait à Paris, sain de corps et d’esprit, le 7 février de l’an 2003.

« Rolland MISSANDIER ».


Arrivé à la signature, l’homme-singe poussa un cri de fureur.

— Cette lettre n’est pas de moi ! s’exclama-t-il. Mensonge !

Le professeur Fringue se redressa, effaré. Le docteur Silence demeura calme, seulement son sourire s’accentua.

— Point de vous ! répéta le premier.

— Jamais ma main n’a tracé ces lignes, D’ailleurs ce n’est ni mon écriture, ni ma signature.

— Oh ! fit le professeur, incapable d’articuler une parole, tellement cette situation inattendue le consternait !

— Comprenez-vous ? dit sourdement Roland. — N’était-ce point toujours Roland, en dépit de sa forme ? Comprenez-vous ? c’est l’œuvre d’un faussaire… ou d’un… d’un mauvais plaisant… Atroce plaisanterie !…

Le professeur Fringue frissonna, épouvanté par son œuvre.

— Voyons… voyons, bégaya-t-il, en s’efforçant de rassembler ses idées. Je n’ai pas rêvé. Un homme s’est présenté devant moi et s’est déclaré prêt à subir une opération dont l’idée me hantait. Cet homme, je l’ai retrouvé au jour dit, à l’endroit indiqué… Pouvais-je hésiter ?

Mais le jeune médecin secouait la tête en signe de dénégation.

— Erreur ! prononça-t-il.

Ce fut comme si la foudre tombait aux pieds du savant. Il comptait tellement sur son approbation !

— Erreur ! bégaya-t-il. Qui vous fait penser cela, docteur Clodomir ?

— N’est-ce pas, s’écria Roland, presque avec un accent de triomphe, ce n’est pas moi qui ai voulu cela ?

— Ce n’est pas vous, articula le docteur Silence.

— Mais, qui, alors ? qui ? gémit le professeur, en faisant le geste de s’arracher les cheveux.

— Un autre, dit Clodomir sans la moindre émotion.

— Supposition toute gratuite ! protesta le professeur Fringue, en tentant de hausser les épaules. Une preuve ! docteur Clodomir, donnez-moi une preuve à l’appui de ce que vous avancez.

Le disciple fixa le maître et dit froidement :

— Ils n’étaient pas de la même taille.

— Oh ! fit le professeur, frappé.

Roland était suspendu aux lèvres du jeune docteur, recueillant avidement ses paroles.

Le professeur Fringue faisait effort pour se souvenir.

— Je n’observe pas cela, murmura-t-il avec une expression déconfite. Qu’importe la taille d’un homme quand il prononce des paroles importantes ? Qui songe à cela ? Vous, peut-être, docteur Clodomir, parce que rien ne vous échappe. Oui, vous devez avoir raison… Je revois celui qui est venu… là… le soir… Il était petit.

— Oui, fit de la tête le docteur Silence.

— Et l’autre ?… Je ne l’ai pas vu débout… Il était déjà étendu sur la table… Mais il devait être grand… C’était presque la longueur de la table… près d’un mètre quatre-vingt, n’est-ce pas ?

— Soixante-quinze, dit Roland. C’est la taille « que j’avais ».

— C’est curieux, reprit le professeur, s’adressant plus à lui-même qu’à ses interlocuteurs. Alors, j’étais préoccupé et je n’ai pas remarqué cela. Mais, maintenant, cela me revient, mon œil a enregistré cette différence, elle est sensible à mon souvenir. C’est un autre que nous avons cru opérer.

— Un autre ! s’exclama Roland, avec stupeur.

— Il n’y a pas à en douter, fit le savant, un autre s’est substitué à vous où, plus exactement, vous a substitué à lui. Au premier abord, la chose n’apparaît pas très aisée, et pourtant, en réfléchissant, il avait bien pris, dès notre première entrevue, toutes les précautions qui pouvaient, par la suite, faciliter sa supercherie. Vous vous êtes certainement dit tout cela, mon petit Silence ?

— La cape, les lunettes, dit le taciturne personnage.

— Impossible de distinguer ses traits quand il est venu pour la première fois.

— L’anesthésie préalable…

— Ceci encore ! Nous devions le trouver endormi ; nous lui avions remis, dans ce dessein, un anesthésique d’un effet pour ainsi dire foudroyant. Il suffisait de le respirer… Vos souvenirs doivent compléter les nôtres, ajouta le professeur, en s’adressant à Roland.

— Oui, répondit l’homme-singe, se forçant à une douloureuse tension d’esprit pour rappeler une fois de plus le souvenir de ses dernières sensation d’homme, ce sommeil brusque sur le banc du jardin, ce néant dans lequel je suis entré…

— Il est facile d’en imaginer la raison. L’homme n’avait qu’à placer brusquement sous votre nez le flacon débouché. Instantanément, le produit volatil qu’il contenait a pénétré par Vos narines et arrêté le fonctionnement de votre cerveau. Vous étiez assis près d’un bouquet d’arbres ?

— Oui.

— L’homme à donc pu s’y cacher et s’approcher derrière vous, sans que vous deviniez sa présence.

— Mais, pourquoi moi ? s’écria le gorille avec une expression déchirante. Qui m’a choisi ? Quel motif guidait le monstre qui a résolu cette action abominable ?

— Peu facile à déterminer, répliqua le professeur. Pour le mal, la variété des mobiles humains est infinie. D’abord, que visait-on ? Vous ou nous ? Désir de nuire ou mystification ? J’entrevois une troisième hypothèse : l’homme reculant devant l’expérience souhaitée et vous poussant à sa place.

— Non, fit le docteur Silence, en secouant la tête.

— Parce que ? demanda le professeur.

— Préméditation, expliqua brièvement le disciple.

— Ah oui !… le nom de Roland Missandier, mis en avant, dès la première entrevue…

— Il y a eu d’autres manœuvres, dit l’homme-singe, celles qui m’ont amené là où vous m’avez trouvé… Oh, je vois la trame, maintenant. C’est bien moi qui étais menacé.

— Alors ? interrogea le professeur, en se tournant vers le docteur Clodomir.

— Crime ! conclut celui-ci avec une parfaite sérénité.

— Crime dont vous êtes les complices, s’écria impétueusement Roland.

La révélation de la vérité l’emplissait de fureur davantage encore ; il bouillonnait, sentant monter en lui de nouvelles indignations et de nouvelles révoltes. Il ne s’agissait plus d’un pouvoir surnaturel, le touchant au front de sa dextre mystérieuse mais d’une volonté humaine et méchante, dont toute la force résidait en une extraordinaire collaboration du hasard, cette rencontre avec deux savants rêvant d’une invraisemblable expérience. Forces piètres, dont Roland ne parvenait point à accepter d’avoir été la victime. Ce projet semblait tellement irréalisable, il lui avait fallu, pour aboutir, un tel concours de circonstances inimaginables, que le malheureux, devant leur coalition inattendue, se sentait pris d’une colère d’enfant, aussi impuissante que violente. Garrotté par les mains frêles de Dalila, Samson dut, au réveil, éprouver cette surprise et cette fureur.

— J’étais un homme, sanglota-t-il, et vous avez fait de moi un singe !

Pour n’être point dictées par les mêmes sentiments, les pensées du professeur Fringue n’en étaient pas moins pénibles. La situation le consternait. Ou pour mieux dire, elle l’écrasait en projetant tout à coup sur ses épaules le poids d’une responsabilité imprévue. Devant Violette, il en avait eu la vision fugitive : elle se précisait, maintenant, implacable ; son crime — si involontaire qu’il fût — existait ; il vivait devant ses yeux, sous la forme du gorille.

Du coup, l’infortuné savant avait perdu toute faculté d’analyse, il se sentait impuissant à voir autre chose que le fait brutal, dépouillé de tous antécédents et de toutes conséquences.

Assommé, il regarda Roland en répétant à plusieurs reprises, l’éternel refrain des hommes :

— C’est la fatalité ! la fatalité !

L’attitude du docteur Clodomir était bizarre ; lui aussi contemplait « leur » œuvre, mais par coups d’œil furtifs, aussitôt retournés vers des visions antérieures ; en même temps, il se mordillait nerveusement les lèvres, comme un homme qui a quelque chose à dire et dont deux sentiments, également puissants mais contradictoires, tiraillent la confidence en sens contraire, la provoquant et la retenant simultanément. Ce fut vers lui que se tourna Roland.

— Cette remarque relative à la différence de « nos » tailles, quand l’avez-vous faite ? demanda-t-il.

D’un ton indifférent, presque machinal, la pensée ailleurs, le jeune médecin laissa tomber :

— Le soir de l’opération.

Un grondement fit trembler la gorge de l’homme-singe.

— Et vous avez opéré quand même ? cria-t-il.

Le docteur Silence se leva, allongeant sa taille mince, comme un reptile qui se déploie ; toute trace d’hésitation disparut ; il parut soulagé, mis en face d’une solution cherchée, et lui, si calme d’ordinaire, sembla subitement devenu agressif.

— « Quand même ! » déclara-t-il de sa voix, froide, où perçait du défi.

Et il ajouta aussitôt, comme s’il n’attendait que cette occasion d’exposer ses arguments ruminés d’avance.

Qu’est une individualité, en regard du but poursuivi ? La science est un Moloch, qui ne se contente pas de dévorer ses enfants, mais exige d’eux qu’ils lui dévouent d’autres victimes. Ne raillez pas, monsieur ! Donner sa vie n’est rien. Donner celle d’autrui exige Une conviction plus forte, une foi plus ardente. Cette foi est la mienne.

Le professeur Fringue dit doucement, presque humblement :

— Dans des corps étriqués, des pensées géantes agonisent ; des prisons débiles et morbides les paralysent, les enchaînent à la mort, les précipitent dans le gouffre avant le temps. Que de vérités demeurées ignorées ! Que de découvertes merveilleuses avortées, perdues pour l’humanité, parce que les cellules d’un cerveau génial furent vouées à la destruction avec le corps d’un cacochyme ! Demain, nous changerons tout cela ! Nous réformerons la nature selon la formule de la vie : aux bonnes semences les terres fécondes ; à l’ivraie la pierraille ! Vous aurez été le premier échelon de la marche vers la vérité.

— Malgré moi !

Mais, le savant avait prononcé son plaidoyer en courbant les épaules. La colère de Roland le dédaignait ; c’est au docteur Clodomir, redressé et inébranlable, qu’il répondit :

— Vous n’aviez pas le droit !… Ainsi, c’est consciemment que vous m’avez condamné à cette vie atroce ?

Le docteur Silence hésita ; puis il dit :

— Qu’importe une vie ?

— Misérable !

L’homme-singe marcha sur le jeune savant, qui pâlit légèrement, mais ne recula point. À deux pouces du visage, la menace des mains énormes s’arrêta.

— Non ! murmura Roland. L’autre !… L’autre, d’abord !

Et, se dirigeant vers la porte, il sortit.

Le maître et le disciple, changés en statues, se regardèrent quelques instants, sans parler.

Enfin, le docteur Clodomir, rompant le charme haussa les épaules.

— À l’œuvre ! fit-il, en désignant la porte du laboratoire.