L’Écho d’Alger (p. 124-131).

XIII

UN RAYON DANS L’OMBRE


C’était trop beau pour durer !

Cette phrase, le pauvre Godolphin la répétait vingt fois le jour, avec un soupir navré.

Après la capture, il avait fallu faire réintégrer au gorille la cage d’autrefois. Finie, la vie civilisée en complet élégant ! Terminées, les exhibitions et les recettes fructueuses.

Il songeait à transporter la cage sur un emplacement de fête de quartier et à tirer, au moins, de la vue de son gorille, quelques maigres bénéfices.

Un coup de sonnette le tira de ses réflexions.

Il sortit de la cage et du hangar dans lequel elle était placée, traversa une petite courette et ouvrit la porte de la rue. Il se trouva en face d’une demoiselle élégante et voilée ; contre le trottoir, une automobile était rangée ; par la portière, on entrevoyait une dame placide et nonchalante, qui regardait autour d’elle d’un air indifférent.

Ébloui, le saltimbanque salua.

— Monsieur Godolphin ? demanda la jeune fille.

Elle entra et jeta autour d’elle un regard craintif.

— Est-ce que je pourrais « le » voir ? fit-elle.

— Ça n’est pas défendu, répondit le saltimbanque. Seulement…

Il hésita, un peu honteux, ne sachant comment exprimer qu’il entendait exploiter cette curiosité qui s’annonçait.

— Bien entendu, je paierai, ajouta la jeune fille.

La face de Godolphin s’épanouit. Il devint obséquieux.

— Oh ! alors ! fit-il avec un gros rire bon enfant, c’est à votre disposition. Monsieur reçoit. C’est pas qu’il soit causant, pour l’instant, mais si la vue vous suffit…

— Allons le voir, coupa la jeune fille, avec un nouveau soupir.

— C’est par ici. Il fait un peu « oscur » ; mais, on s’y habitue.

La cage était en face. Dans un coin, il y avait une masse sombre — le gorille accroupit la tête entre ses genoux, les bras repliés, les mains croisées au-dessus de son crâne,

À sa vue, la visiteuse réprima un léger frisson.

D’un pas ferme, elle s’approcha, tout près des barreaux qui frôlèrent ses mains gantées.

— Roland ! appela-t-elle d’une voix douce et légèrement altérée. Roland, c’est moi !

Au son de la voix, le gorille bondit. Et ses yeux navrés, emplis d’une soudaine lumière, rencontrèrent ceux de Violette Sarmange, qui ne se détournaient plus.

Les paroles du professeur Fringue avaient levé les derniers doutes de Violette. Quelque extraordinaire qu’elle pût être, elle croyait maintenant à la mystérieuse transformation de Roland Missandier. Elle eut hâte d’aller consoler l’âme prisonnière et elle se sentit capable de revoir l’être horrible qu’était devenu son fiancé et de ne témoigner ni terreur, ni répulsion, sa tendresse, qui survivait, se muait en pitié. Sitôt guérie, elle songea à exécuter le projet qu’elle avait formé.

Les journaux avaient naturellement, au lendemain de la fugue du gorille, publié tous les détails de sa capture. Avant de cesser de s’y intéresser, ils avaient dévoilé l’endroit où le maître avait conduit la bête déchue. Pour connaître l’adresse de Godolphin, Violette n’eut qu’à les feuilleter.

Il lui fut tout aussi facile de décider sa mère à l’accompagner dans son expédition et à la tenir secrète. Mme Sarmange n’était point questionneuse ; il suffit de savoir que sa fille allait secourir une misère cachée. Grâce au prétexte charitable, Violette eut toute latitude de se faire conduire dans ce coin perdu et d’entrer seule chez le saltimbanque.

Et pour rendre de suite, au malheureux qu’elle venait voir, sa dignité d’homme, conservée en dépit de sa forme, selon les affirmations du professeur Fringue, elle l’appela par son nom.

— Roland !

Il faut se rappeler l’état d’esprit de l’homme-singe pour comprendre l’effet que produisit sur lui cet appel et cette apparition. Placé dans des conditions anormales d’existence, jeté en plein fantastique par l’incompréhensible aventure, sa raison, ébranlée par tant d’émotions successives, vacillait sans pouvoir se raccrocher à rien. La réalité lui semblait fuyante. Ce qu’il voyait, ce qu’il entendait — sa vie — étaient pour lui autant d’imaginations encloses dans le cerveau d’un fou.

Et, soudain, nouvelle invraisemblance, Violette reparaissait, non plus épouvantée, mais pitoyable et tendre.

Redressé, il la considéra, n’osant tendre ses mains vers elle. Que croire ? Sans doute elle allait s’évanouir, comme toutes les visions.

Pourtant, sa vue l’avait arraché à sa torpeur et rendu à la discussion. Il bégaya, de son horrible voix :

— Violette !… Je suis fou !… Je sais… J’ai vu.

Apaisantes, les petites mains s’opposèrent à ce qu’il continuât. Elles lui faisaient signe de se taire. En même temps, secouant la tête pâle, Violette niait la folie.

— Non ! non ! Roland… vous n’êtes pas fou… Je suis venue pour vous le dire.

Haletant, il gémit :

— Me parlez-vous vraiment ? n’est-ce pas une chose que je pense… que pense celui que j’ai vu… le fou ?

— Celui-là n’est pas vous, dit-elle courageusement. Il n’est plus vous… Revenez à vous, Roland. Vous m’entendez. C’est moi que vous voyez et tout est vrai… tout… même cette transformation… ce mystère. J’ai parlé à quelqu’un… à un médecin… un savant… Et il a dit que c’était possible.

— Que c’était possible ! répéta-t-il à voix basse.

Tous deux se regardaient et la même terreur se lisait dans leurs yeux.

À deux pas, pétrifié, Godolphin écoutait sans comprendre.

Que signifiait cette scène ? Rêvait-il ?

— Je suis venue vous le répéter, reprit Violette. Il vous expliquera ; vous pourrez comprendre.

— Comprendre ! fit le gorille, dont les yeux brillèrent d’espoir.

Et ses mains étreignirent désespérément son crâne.

— Mais, pour cela, il faut être libre, dit Violette.

— Libre ! ricana amèrement le gorille.

— Le savant l’a dit : vous êtes un homme.

— Un homme !

— Oui, malgré… malgré votre apparence… La pensée est tout… Le cerveau prime la forme… Je répète les mots du savant… Vous êtes un homme, puisque votre pensée, votre intelligence, vous souvenirs sont humains… C’est cela qui vous fait vous ; c’est par eux que vous êtes… pour moi… que vous êtes Roland, malgré tout, toujours !

— Violette ! vous l’avez dit, c’est terrible !

— Non. Vous n’êtes pas seul, Roland, puisque j’ai reconnu votre pensée. Je serai courageuse. Soyez-le ! À nous deux, nous déchiffrerons l’énigme. Je viens vous délivrer. Sortez de cette affreuse cage.

De ses mains frêles, elle tenta d’ébranler les barreaux.

Son geste rendit Godolphin à lui-même.

— Minute ! la petite dame, fit-il en s’avançant. Ça ne s’ouvre pas comme ça ! Et puis, faut pas oublier que c’t’ami est en pénitence.

Violette se retourna vers lui, presque impérieuse.

— Ouvrez ! ordonna-t-elle.

« Celui que vous croyez un singe est un homme. »

Anxieuse, elle guetta l’effet de ses paroles.

Godolphin n’en paraissait pas autrement ému.

— Il m’a déjà servi ça, prononça-t-il avec indulgence.

Découragée, Violette considérait son front bas et têtu, ses yeux infiniment moins intelligents que ceux du singe dont il niait l’humanité. Elle parut comprendre l’impossibilité de convaincre cet être borné.

— Voulez-vous me le vendre ? proposa-t-elle soudain.

— Vous le vendre, mon gorille ? s’exclama Godolphin, cessant de rire pour redevenir méfiant.

— Je donnerai un bon prix.

— Il vaut davantage. Parole ! J’y perdrais. Songez un peu ! Une bête pareille ! Il fera ma fortune.

Son œil s’allumait à la pensée des gains redevenus possibles.

— C’est qu’un peu de patience à avoir. Quand on saura que sa crise est passée, les engagements reviendront. On retravaillera ensemble. Pas vrai, vieux ?

— Non, fit le gorille, en secouant la tête.

Il avait repris son attitude humaine. Toute trace d’égarement avait disparu de ses yeux. Calme, il avait écouté le saltimbanque et, maintenant, il le fixait, prêt à discuter.

— Non ? s’exclama l’homme, plus stupéfait qu’il ne l’avait encore été.

Il recula de deux pas, regardant le singe d’un air ahuri.

— Celle-là ! murmura-t-il. Celle-là !… Impuissant à exprimer ce qu’il ressentait, il se tut et demeura, les yeux ronds et la bouche ouverte.

— Accepte la proposition de mademoiselle, Godolphin, dit le gorille. Que gagneras-tu à me conserver malgré moi ? Tu ne peux m’obliger à travailler. Tu seras forcé de me garder en cage, et, comme je ne ferai pas un geste, le public se lassera bien vite de me contempler. Tu sais bien que, si je ne m’y prête pas, tes projets ne se réaliseront pas.

— Ça dépasse tout ! murmura le saltimbanque. Entendre un singe raisonner comme ça ! Vous allez voir qu’il me fera la loi.

« Tu veux me quitter, milord Poil-aux-Pattes ? C’est pas chic ! »

— J’ai besoin d’être libre, dit le gorille.

— Et je vous dédommagerai, ajouta Violette. Ouvre la cage. Nous ne discuterons pas la rançon.

Elle tendit une liasse de billets de banque qu’elle venait de tirer de son sac-à-main.

Un peu consolé, Godolphin les prit sans se faire prier. Néanmoins, il soupira en décadenassant la porte de la cage.

— Vous ne marchandez pas, la petite dame. Mais, voyez-vous, ça n’a pas de prix un phénomène pareil… Enfin, à votre convenance, puisque le bougre s’en mêle. Ce n’est plus le maître qui décide. Mais, quoi ? Au jour d’aujourd’hui, je ne peux plus m’étonner de rien. Les bêtes parlent et raisonnent comme les gens.

Tout en marmottant son monologue, plus pour lui que pour ses auditeurs, il avait ouvert la cage.

Le gorille sortit.

— Libre ! s’écria la jeune fille.

— Merci. Violette ! dit-il avec émotion.

Machinalement, sa main avait esquissé un geste vers elle ; mais il s’arrêta, honteux et triste. Ce fut la jeune fille qui, saisie de pitié pour sa souffrance, prit la grosse patte velue et la serra dans ses menottes.

— Courage, Roland ! murmura-t-elle. Allez sans tarder trouver le savant dont je vous ai parlé… le professeur Fringue… J’ignore ce qu’il vous dira ; mais, il s’est fait fort de vous expliquer ce mystère. Voici son adresse.

Le gorille prit le carton.

— J’irai, dit-il… Oh ! savoir ! savoir !

La tête, basse, les yeux à terre, il suivit quelques instants sa pensée intérieure, tenant toujours la main de la jeune fille. Quand il la releva, beaucoup de mélancolie se lisait encore dans son regard, mais en même temps le feu sombre d’une inébranlable résolution y brillait.

— Adieu, petite fleur ! dit-il.

Il se dirigeait vers la porte de la grange.

Un cri de Godolphin l’arrêta.

— Vous allez ! s’exclama le saltimbanque, qui n’osa plus tutoyer son gorille. Tout de même, vous ne pensez pas qu’on, va vous laisser balader dans la rue ?

Le visage de Violette redevint inquiet.

— Libre, c’est bientôt dit, continua le bateleur, mais il y a les « flics ». Ils ne goberont pas la chose aussi facilement que Godolphin, et, avec eux, c’est le bloc.

Frappés par cette argumentation, Violette et le gorille se regardèrent.

— Je n’y avais pas songé, dit la jeune fille.

— On ne songe pas à tout, gouailla le saltimbanque, triomphant. Voyez-vous, la rue aux singes, c’est pas encore dans les mœurs. On les juge trop jeunes pour leur accorder le permis de conduire.

Violette se souvint des conseils de Fringue. Lui aussi avait prévu cette objection ; il avait parlé d’une sorte de tuteur, d’un répondant qui faciliterait les évolutions du gorille et lui éviterait le contact des indiscrets.

Godolphin n’était point indiqué pour ce rôle officieux. En lui assurant des honoraires appréciables, n’accepterait-il pas de demeurer, en cette qualité, auprès de l’homme-singe ?

Le marché fut vite conclu. Sitôt que la jeune fille eut formulé sa proposition et fixé le chiffre de la rémunération qu’elle offrait, le saltimbanque accepta avec un enthousiasme non dissimulé.

— Ça va, fit-il. Je procure une « pelure » à milord et je le trimbale où ça lui chante. Avec moi, on passe partout, ni vu, ni connu.

— Je pars, dit Violette, tranquillisée. Mère pourrait s’inquiéter si je demeurais davantage. Et il ne faut pas qu’on se doute. J’ai gardé votre secret, Roland. Il restera tel tant que vous ne pourrez pas expliquer votre aventure. Ce sera bientôt, j’espère.

Mélancolique, le gorille hocha la tête et répéta :

— Adieu. Violette !