L’Écho d’Alger (p. 113-124).

XII

LA CONSULTATION DU PROFESSEUR


On ne pouvait trouver, sous la calotte des cieux, deux savants plus malheureux que le professeur Scapel et son sympathique élève, le docteur Clodomir. Depuis la disparition du gorille, leur dépit était quelque chose d’inimaginable. Ils n’étaient pas éloignés de croire que leur désir de les mystifier était la seule raison qui avait pousse l’étrange bête à s’enfuir.

Les journaux du lendemain et du surlendemain devaient leur apporter de nouveaux éléments de discussion.

Ils relataient la fuite du gorille et sa capture en précisant tous les incidents de cette extraordinaire odyssée.

Les deux savants les dévorèrent.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda le vieux savant, en se pinçant furieusement le menton. Il n’est pas sûr, docteur Clodomir, que notre sujet soit fou. Je vois là un enchaînement de faits que mon examen, forcément superficiel, ne trouve point dénué de logique et qui semble indiquer qu’au moins partiellement le cerveau fonctionne. En tout cas, il est capable de concevoir et de diriger une suite d’actions. J’en trouve la preuve dans les événements d’hier et d’avant-hier, car, je dois rattacher la fugue du gorille a l’incident des Folies-Olympiques ; il voit cette jeune personne et manifeste une certaine émotion ; il s’enfuit à la suite de cette scène et on retrouve chez… — le professeur jeta d’un coup d’œil sur le journal — chez cette demoiselle Sarmange des traces de son passage. Il n’y a que la maison de santé qui me déconcerte… Eh bien ? docteur Clodomir, je pense que nous devons sans tarder aller voir le propriétaire du gorille ?

Le disciple, sortant son portefeuille, en vérifia le contenu, sans parler, puis le contempla d’un air rêveur en mordillant un de ses ongles.

— Vous pensez que ce sera cher et que notre budget ne nous permettra pas cette acquisition, hé ? fit le professeur, pareillement perplexe. Mais, peut-être, nous pourrions louer le singe ? En somme, nous ne voulons le disséquer que moralement… anatomiquement parlant, il restera intact, hé ! hé !

Le savant éclata d’un rire jovial, sans s’offusquer de ce que Silence restait de marbre.

Mais, aussitôt, il redevint grave : le microcéphale qu’il avait préposé à la garde de l’Institut ouvrait la porte de son cabinet.

S’il vous plaît m’sieu, c’est quelqu’un qui vous demande, fit-il en portant une main à son front, mangé de cheveux, tandis que de l’autre, il présentait une carte.

D’un air offensé, le professeur Fringue la prit et lut par-dessus son lorgnon.

— Introduisez, ordonna-t-il.

Le portier disparut.

— Un confrère, dit le professeur, en passant la carte au docteur Clodomir. Il s’agit vraisemblablement d’une consultation.

Selon sa coutume, donc, il accueillit par un froncement de sourcil et une mine maussade le médecin, auquel le cerbère ouvrait la porte du cabinet.

Celui-ci, cependant, se confondait en courbettes et en propos flatteurs et donnait du « cher maître » au professeur Fringue, blasé sur ce genre d’hommages.

— Abrégeons, mon cher confrère, si vous le voulez bien fit le savant, interrompant son interlocuteur du geste tranchant qui lui était si familier — et ce faisant, il vous semblait toujours qu’il vous amputât de quelque membre.

— De quoi s’agit-il ?

— D’une jeune fille, bredouilla le médecin, un peu démonté, une de mes clientes… secousse nerveuse… graves désordres cérébraux. Diagnostic fort délicat… J’ai pensé au grand savant qui… que… enfin, à celui dont les sublimes travaux…

— Peuh ! interrompit de nouveau le professeur, en répétant son geste, laissons les généralités. Examinons les particularités du cas.

— Ce qui m’inquiète, dit le médecin, c’est que la malade qui, au premier abord, semble maintenant complètement remise de son émotion, ne présente aucun symptôme de dérangement cérébral. Elle paraît jouir de toute sa raison, et il en est ainsi sur presque tous les points, sauf un seul, qui tourne à l’idée fixe. Elle prétend avoir entendu parler un singe.

— Parler un singe ! s’exclama le professeur Fringue, qui subitement, devint pourpre.

Le docteur Clodomir, discrètement, avança sa chaise et se pencha davantage vers le médecin.

— J’ai essayé, reprit celui-ci, de faire comprendre à la malade qu’elle avait été victime d’une hallucination ; que ce souvenir n’était qu’une impression de cauchemar, persistant dans la demi-lucidité du réveil. Or, je n’ai pu parvenir à la persuader, elle s’obstine, elle affirme. Et c’est en quoi…

Mais le professeur Fringue n’écoutait plus les minutieuses explications du médecin. Au beau milieu d’une phrase, que ce dernier estimait visiblement lapidaire, tant il mettait de complaisance à la détailler, l’apôtre du scalpel s’écria brusquement :

— Comment s’appelle votre malade ?

Mlle Sarmange, répondit le médecin, de nouveau déconcerté mais trop au courant des lubies du terrible professeur pour se choquer ou décevoir son impétueuse curiosité. C’est la fille du banquier, et si vous lisiez les journaux, mon cher maître…

Il s’arrêta de lui-même, de plus en plus interloqué. Par dessus sa tête, en effet, le professeur Fringue se livrait à une télégraphie désordonnée à l’adresse du docteur Clodomir, et celui-ci répondait par des signes tout aussi mystérieux.

— Bon, s’écria le professeur en se frottant joyeusement les mains, sans la moindre apparence de raison. Je vois son cas… et il m’intéresse vivement, mon cher confrère.

— J’en suis ravi pour ma cliente, murmura modestement le médecin, ébahi d’une amabilité à coup sûr inhabituelle.

— Quand désirez-vous que je voie la malade ?… Je pense, docteur Clodomir — ici le professeur Fringue oublia le médecin pour ne consulter que son conseiller ordinaire — je pense que je dois y aller sur l’heure ? Il y a là une… une observation à faire… Hé ? hé ? mon petit Silence ?… c’est un cas ! J’ose dire que c’est un cas !… Et une chance !

Il se dressa d’un mouvement décidé et se dirigea vers la porte.

— Quand vous voudrez ! dit-il en passant devant le médecin.

— Certainement, mon cher maître, certainement balbutia celui-ci en s’empressant de suivre.

Il ne soupçonnait point, naturellement, que l’intérêt si brusquement éveillé du professeur demeurait totalement étranger à la maladie de Violette.

Comme l’avaient dit les journaux et comme laissait entendre son médecin, l’état de la pauvre jeune fille était grave ; la secousse l’avait fortement éprouvée.

Appelé en hâte, le médecin trouva la jeune fille tellement bouleversée, si proche de la folie que, faute d’entrevoir la cause, il courut chez le professeur Fringue.

Deux heures après, il le ramenait et l’installait au chevet de la malade.

Toujours égoïste dès qu’il croyait poursuivre un but scientifique, le professeur songeait exclusivement à satisfaire la curiosité qui l’animait.

— Il faut, déclara-t-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique, qu’on me laisse causer quelques instants seul avec mademoiselle.

Sans risquer la moindre objection, le médecin et Mme Sarmange s’empressèrent de se retirer dans la pièce voisine.

Tout d’abord, le professeur garda un silence méditatif et, bien qu’il fût généralement fort dédaigneux des contingences, affecta de s’intéresser au cadre de la maladie, c’est-à-dire aux murs et aux meubles de la chambre. Lentement, il en fit le tour.

En réalité, il cherchant une entrée en matière et surtout un moyen de légitimer certaines questions qu’il voulait poser, de manière à ne point éveiller des soupçons relatifs à ses rapports antérieurs avec le gorille.

En quête de l’inspiration, son regard se promenait sur les murs et paraissait examiner les photographies.

Au passage, il rencontra, sur la cheminée, celle devant laquelle la rose mauve achevait de se faner et cette vue provoqua en lui comme une commotion électrique.

— Oh ! fit-il, en s’arrêtant, médusé.

Mais, aussitôt, son visage, brisant le masque d’émotion qui l’avait un instant voilé, laissa percer un rayonnement.

— J’aurais dû m’y attendre ! s’exclama-t-il en s’administrant une claque sur le front.

De son lit, la jeune fille suivait les mouvements du professeur avec cette indifférence caractéristique des malades dont les centres vitaux ont ralenti leurs fonctions. Ses yeux, ouverts ou mobiles, prouvaient, néanmoins, qu’elle avait toute sa connaissance.

— Vous connaissez ce jeune homme, mademoiselle demanda le professeur Fringue, en désignant la photographie.

Cette question s’échappa spontanément de ses lèvres. Il dut la regretter aussitôt, car il tâcha d’en atténuer l’indiscrétion en expliquant :

— Il me semble bien l’avoir vu quelque part.

— C’est mon fiancé… M. Roland Missandier, murmura Violette, dont une émotion soudaine empourpra les joues.

Pareille rougeur monta à celles du savant.

— Votre fiancé ? bégaya-t-il, à la fois stupéfait et atterré.

Ses yeux se fixèrent obstinément sur le tapis.

Il répéta plus bas :

— Votre fiancé !

— Oui, dit la jeune fille.

Ce qui se passait dans l’esprit du professeur Fringue était intraduisible. Lui-même, plus tard, se déclara incapable d’analyser la complexité des sentiments qui avaient alors fait brusquement irruption en lui. Il demeurait ahuri, la langue tout à coup paralysée. Pour la première fois de sa vie, il conçut vaguement que son amour de la science n’allait point sans quelque férocité, susceptible de déchaîner des catastrophes, et, encore qu’elles fussent involontaires, il en ressentit confusément quelque honte et quelque regret.

Quand son regard se releva vers Violette, il restait en lui une sorte de pitié humble et suppliante qui l’adoucissait étonnamment.

La jeune fille dut se rendre compte instinctivement de ce changement dans les manières du professeur Fringue, car elle prit soudain confiance.

— Monsieur, appela-t-elle, d’une voix qui tremblait.

Il approcha, hésitant, presque timide.

— Monsieur, murmura Violette, vous êtes sans doute un grand savant, puisque notre docteur vous appelle auprès de moi pour une chose qu’il ne comprend pas. Je voudrais vous poser une question ; mais, je n’ose pas.

— Osez, répondit le professeur, d’une voix qui tremblait. Il prévoyait ce qu’elle allait dire.

Violette le regardait, toute sa vitalité réfugiée dans ses yeux, qui imploraient. C’était comme si elle eût attendu le prononcé d’une sentence qui pouvait la perdre ou la sauver.

— Docteur, dit-elle tout à coup, j’ai entendu parler un singe. Croyez-vous que je sois folle ?

— Non, fit laconiquement le professeur Fringue, en secouant la tête.

— Alors, cela se peut ? demanda anxieusement Violette.

Le professeur se sentait infiniment plus troublé qu’elle.

Scientifiquement, répondit-il en se pinçant le menton, scientifiquement les singes ne parlent pas… c’est-à-dire qu’ils n’émettent pas de sons intelligibles pour les oreilles humaines… Cependant, il peut se faire… que dans des cas particuliers… dans un cas véritablement particulier… vous ayez entendu parler un singe.

— Je l’ai entendu, affirma la jeune fille, sans quitter des yeux le savant. Et ce singe m’a dit qu’il était un homme…

— Vraiment ? fit le professeur, d’un air malheureux.

Et il rougit comme un enfant pris en faute.

— Vraiment !

D’une voix basse, Violette murmura :

— Cela se peut-il ?

Le savant hésita. Il sentait la sueur sur son front. Qu’allait-il répondre ? Nier ? Cette enfant avait vu avait entendu. Mais elle était trop frêle pour supporter seule le poids de l’extraordinaire. Il lui fallait se reposer, s’appuyer sur la foi d’autrui ; sans quoi, elle deviendrait folle.

Il fut héroïque.

— Oui ! déclara-t-il. Cela se peut.

Et il s’assit près du lit, les jambes coupées par l’émotin. Il venait de lâcher dans cette oreille enfantine le secret, l’aveu de sa grande expérience, de celle qui devait bouleverser le monde.

Violette ne voyait pas si loin.

— Ainsi, gémit-elle, vous croyez que Roland — c’est Roland ! — est devenu un singe ?

— Cela est, dit le savant, en tourmentant furieusement son menton.

— Oh ! pauvre Roland !… pauvre Roland ! C’est terrible !

— Terrible ! soupira en écho, le professeur Fringue.

— Mais, comment… comment cela a-t-il pu arriver ? Vous le savez, vous, docteur, puisque vous dites que c’est possible.

— Je le sais… sans doute, je conçois cela, dit le savant de plus en plus embarrassé !

— Alors, vous me direz ? vous m’expliquerez ?

— C’est bien difficile, chère demoiselle, bien difficile. Vous ne comprendriez pas… D’ailleurs, il faudrait auparavant que je voie le… monsieur… enfin votre…

— Roland ? le vrai Roland, celui qui pense et qui se souvient ?… Oh ! docteur, on l’a repris… comme une bête !… comme une bête !

Elle éclata en sanglots nerveux, ce qui acheva de jeter le désarroi dans l’esprit du professeur Fringue.

— Calmez-vous, ma chère demoiselle, calmez-vous ! supplia-t-il, en s’agitant sur sa chaise… Certainement, la situation est… comment dirai-je ?… anormale, pénible même. Il est indiscutable que ce… ce malheureux doit être traité… enfin, doit jouir de la liberté… ne saurait être considéré comme une bête…

Peinant et s’épongeant comme un candidat peu ferré devant un examinateur impitoyable, le professeur Fringue s’embrouillait dans ses explications.

— Bref, il faudrait le tirer de là, conclut-il.

— Comment faire ? gémit Violette, en joignant ses mains pâles. Oh ! docteur, conseillez-moi. Dois-je avertir mes parents ? Ils ne voudront pas croire. Il faudra votre témoignage.

— Gardez-vous de l’invoquer ! s’écria vivement le professeur. Je dois vous recommander le silence… dans l’intérêt même de M. Roland. Songez à la curiosité que vous déchaîneriez si vous parliez. Il en serait la proie… la victime. Ce serait fini de sa liberté. Les savants le réclameraient… Vous n’imaginez pas ce dont ils seraient capables !… Il s’agit d’un cas tellement… tellement en dehors de tout.

Violette écoutait avec terreur.

— Que faire ? répéta-t-elle.

— Écoutez, dit le professeur Fringue, il faudrait d’abord obtenir de l’homme, du propriétaire du singe qu’il lui rende la liberté… Je me chargerais volontiers des négociations. Malheureusement, je crains que cela ne nécessite une somme importante, hors de mes moyens…

— Je comprends, dit la jeune fille, il faut d’abord racheter Roland.

— Il faudrait… évidemment, il le faudrait, dit le savant, en tourmentant derechef son menton. Mais le propriétaire sera exigeant.

— Ne vous inquiétez pas de cela, docteur, répliqua Violette, d’un ton de résolution énergique. Roland sera libre. Je m’en charge.

— La question demande à être examinée prudemment, ma chère demoiselle. Nous ne pouvons oublier… la forme… la forme actuelle de… de la personne qui nous intéresse. Or, le public n’étant pas dans le secret, il serait téméraire, il serait chimérique de prétendre assurer à… cette personne… une entière liberté de mouvements. Il faudrait au moins, près d’elle, une apparence de tutelle… une sorte de répondant…

— Oui, vous avez raison, docteur.

— Supposons ces difficultés résolues. Verrez-vous le… la personne ?

— Je la verrai, dit Violette d’un ton fermé.

— Eh bien ! il faudrait… l’engager… à venir me trouver… J’ai des choses à lui dire… des choses sérieuses…

— Oh ! docteur, Roland ira certainement vous trouver quand il saura que vous pouvez lui expliquer ce qu’il ne comprend pas.

— Ce qu’il ne comprend pas ? répéta le professeur, subitement effaré.

— Sa transformation.

Le savant regarda Violette avec effroi.

— Il vous a dit… qu’il ne comprenait pas ?

— Il me l’a dit, docteur… Et il souffre de ne pas comprendre… Mais, vous pourrez lui expliquer, n’est-ce pas ?

Cette souffrance devant l’incompréhensible, il semblait bien que le professeur Fringue la ressentît à cet instant. Lui aussi frôlait un mystère effrayant et rien qu’à en voir la durée d’un éclair, béer le gouffre sous ses pas, il éprouvait une sensation de vertige.

— Je pourrai, dit-il, avec effort. Certainement, je pourrai. Qu’il vienne.