L’Art de faire les Rapports en Chirurgie/04

CHAPITRE IV.

Des Conditions requiſes pour bien faire les Raports proprement pris.


IL faut qu’un Chirurgien, pour ſe bien acquitter de la fonction en faiſant les trois ſortes de Raports proprement pris, obſerve néceſſairement pluſieurs circonſtances.

1o Il doit les faire dans un eſprit d’équité, & avec une intégrité qui ſoit à toute épreuve, de maniere qu’elle ne puiſſe être ébranlée par les offres les plus avantageuſes, ni ſéduite par les prieres de ſes proches, & qu’elle le rende ſourd, & inſenſible aux inſtances de ſes amis, aux ſollicitations des Puiſſances, & de tous ceux à qui il eſt redevable des bienfaits les plus inſignes.

2o Il faut qu’un Chirurgien integre examine tout par lui-même, & qu’il ne s’en raporte en aucune façon à ſes Collègues, ou à ſes Serviteurs, dont l’ignorance ou l’infidélité pourroit le faire tomber en faute ſans le ſçavoir. C’eſt néanmoins à quoi beaucoup de Chirurgiens manquent, principalement à Paris, où il y a un grand nombre de Privilégiés, qui n’ayant pas de titre pour faire des Raports, engagent un Maître à les ſigner pour eux ; ce que ces Maîtres font trop légerement ſur la foi de ces ſubalternes, ſans voir les bleſſés ou les malades pour qui les Raports ſont faits.

3o Un Chirurgien judicieux eſt obligé à ne rien dire d’affirmatif dans ſon Raport ſur les cauſes abſentes, ſur les douleurs, & généralement ſur tout ce qui ne tombe pas ſous les ſens ; parce que le récit qui lui en eſt fait, ſoit par le malade même, ou par les aſſiſtans, lui doit toûjours être ſuſpect.

4o Il doit prendre toutes les précautions poſſibles pour s’empêcher d’être trompé par des maladies feintes, par des contorſions ou des convulſions ſimulées, du ſang ſeringué, des tumeurs apparentes, des contuſions en peinture, ou par de ſemblables artifices & fourberies.

5o Il doit faire ſes prognoſtics d’une maniere douteuſe ; parce que l’événement des maux & des bleſſures eſt toûjours incertain : & il vaut mieux, dans les faits de conſéquence, ſuſpendre ſon jugement, que d’être trop déciſif, particuliérement quand il s’agit de prédire la mort, ou d’aſſurer la guériſon des bleſſés.

6o Il eſt encore abſolument néceſſaire qu’il marque avec préciſion, dans les Raports, la longueur, la largeur, & la profondeur des playes, & qu’il déſigne bien les ſignes par leſquels on peut juger de la léſion des parties intérieures.

7o Il doit faire ſon poſſible pour bien déclarer l’eſſence des bleſſures, pour bien exprimer les accidens qui les accompagnent, & pour déterminer enſuite ce que l’on en peut eſpérer & ce que l’on en doit craindre, l’ordre qu’il faudra tenir dans la curation, en quel tems à peu près elle pourra être accomplie, le régime que l’on doit faire obſerver aux malades, aux bleſſés, s’ils doivent reſter au lit, ou non, & s’ils ne pourront point vacquer à leurs affaires dans le tems même de leur traitement.

8o Il faut encore qu’il examine avec ſoin ſi les bleſſures pour leſquelles le Raport eſt requis, ou ordonné, ont été les véritables cauſes de la mort, de l’impuiſſance, ou des autres accidens qui ſont arrivés au bleſſé : & cette inſtruction eſt très-néceſſaire dans le Procédure criminelle ; parce que ſi le bleſſé eſt mort pour une autre cauſe que celle de la bleſſure qu’il a reçûe, celui qui l’a bleſſé n’eſt pas reſponſable de ſa mort, ſa bleſſure n’ayant pas été mortelle par elle-même.

9o Le Chirurgien qui fait un Raport, ne doit pas négliger de marquer ſi le bleſſé l’eſt venu trouver pour être viſité ou panſé, ou s’il a été requis de ſe tranſporter chez lui pour en faire la viſite & le panſement ; en ce cas-là il doit marquer s’il l’a trouvé couché, ou debout, vacquant à ſes affaires, ou dans l’impuiſſance d’y donner ſes ſoins.

10o Il ne doit rien oublier de tout ce qui peut donner au Juge quelque éclairciſſement pour juger avec équité & avec connoiſſance de cauſe : & il doit ſur tout cela s’exprimer en termes clairs & intelligibles, & ne ſe point mettre en peine d’étaler ſon prétendu ſçavoir, en affectant de ſe ſervir de termes barbares & ſcholaſtiques, comme font une infinité de Chirurgiens, qui croyent ne parler ſçavamment que lorſqu’ils ne ſont point entendus.

Cependant un Chirurgien judicieux doit bien prendre garde à ne pas paſſer d’un excès à l’autre, &, ſous prétexte de bien éclaircir un fait, à ne pas charger ſes Raports d’une longue ſuite de raiſonnemens empruntés de la Phyſique, ou de quelque autre Science ; ces ſortes de diſcours ſcientifiques ne pouvant être plus mal employés qu’à fournir la matiere d’une Diſſertation, dans un Récit dont la perfection dépend de ſa ſimplicité, de ſa préciſion, & de ſa briéveté, accomagnée d’une grande exactitude dans la vérité des faits.

Or cet avis n’eſt pas donné ſans raiſon, puiſqu’il s’eſt trouvé des Chirurgiens aſſez extravagans pour tracer des figures géométriques dans leurs Raports, & aſſez peu ſenſés pour s’imaginer qu’ils ſe rendroient recommandables aux Juges en leur faiſant voir qu’ils pouvoient démontrer géométriquement l’effet des forces mouvantes & la peſanteur des corps liquides.

11o Il ne doit pas préſumer de ſon ſçavoir & de ſa capacité, juſqu’au point de ſe croire infaillible, enſorte qu’une telle préſomption l’empêche de prendre conſeil dans les choſes douteuſes & difficiles ; parce que l’amour-propre aveugle celui qu’il obſede, & que cet aveuglement le conduit à l’erreur.

12o Il eſt enfin fort à propos que les Raports en Chirurgie ſoient faits ſans connivence, & avec tout le ſecret poſſible : c’eſt pour cela que l’Ordonnance porte qu’on les délivrera cachetés ; parce que la révélation du ſecret, comme dit un Auteur moderne, attire ſouvent l’impunité du crime, & la perſécution de l’innocence.