L’Âme bretonne série 3/Texte entier


Ch. LE GOFFIC


La Bretagne
et les Pays Celtiques


L’Âme
Bretonne


TROISIÈME SÉRIE


Le château de Barberine. — Guy de Maupassant et la Bretagne. — Deux Républicains. — Marion du Faouet et la grande misère du XVIIIe siècle. — Eginane et Kuignaouan. — Les polders du Mont-Saint-Michel. — La vraie Perrinaïc. — Les Fêtes révolutionnaires dans une commune bretonne. — Leconte de Liste à Rennes. — La statue de Clémence Royer. — Un Breton citoyen de Rome. — Médaillons de Poètes. — L’Écartèlement de la Bretagne. — La Pénitence de Marie-Reine. — Figures de petite ville, etc.


PARIS
HONORÉ CHAMPION, LIBRAIRE-ÉDITEUR
5, quai Malaquais, 5
1910


L’ÂME BRETONNE
EN VENTE À LA MÊME LIBRAIRIE, H. CHAMPION, ÉDITEUR

La Bretagne et les Pays Celtiques :

— I. Ch. Le Goffic. L’Âme bretonne, 1re série. In-12. 3 fr. 50
— II. A. Le Braz. Vieilles histoires du Pays breton. In-12 3 fr. 50
— III. L. Tiercelin. Bretons de Lettres. In-12 3 fr. 50
— IV. G. Dottin. Manuel pour servir à l’étude de l’antiquité celtique. In-12 Epuisé. En réimpression.
— V. Ch. Le Goffic. L’Âme bretonne, 2e série. In-12. 3 fr. 50
— VI. A. Le Braz. Au pays d’exil de Chateaubriand. In-12 3 fr. 50
— VII. L. Dubreuil. La Révolution dans les Côtes-du-Nord. In-12 3 f r. 50
— VIII. Ch. Le Goffic. L’Âme bretonne, 3e série. In-12. 3 fr. 50


Ch. LE GOFFIC

L’Âme Bretonne


ACADEMIE FRANÇAISE : Prix Née 1908.

« Ce prix annuel sera décerné à l’auteur de l’œuvre la plus originale, comme forme et comme pensée. — Les auteurs ne poseront pas eux-mêmes leur candidature. » (Extrait du Programme Officiel des Prix.)


Première Série (4e édition)

Fort volume in-12 3 fr. 50

TABLE DES ARTICLES
1. Au Cœur de la race : Tota in antithesi. La Langue et les Bardes. Les Pardons. Les Saints. La Race, le Costume, les Mœurs. La vraie Bretagne. — 2. Les dernières années de Chateaubriand. — 3. Une déracinée : Henriette Renan. — 4. À propos de Lesage. — 5. Un autarchiste : Le contre-amiral Réveillère. — 6. Le Roman d’Hippolyte Lucas. — 7. Émile Souvestre au Collège. — 8. Le patriarche du roman-feuilleton : Pierre Zaccone. — 9. Le barde du Dîner celtique : N. Quellien. — 10. Le peintre de la Renaissance néo-grecque : J.-L. Hamon. — 11. Les grands Calvaires de Bretagne. — 12. Le Curé breton. — 13. Monographie d’une Veillée : Noël au manoir. — 14. Le théâtre du Peuple en Bretagne. — 15. La statue de Le Flô. — 16. Trois « maritimes » : Guillaume Gourlaouen, Joseph Koun, Paul Henry. — 17. Les Débuts politiques de Jules Simon. — 18. Le Mouvement panceltique. — 19. Appendice.
Deuxième Série (3e édition)

Fort volume in-12 3 fr. 50

TABLE DES ARTICLES
1. Nos derniers sanctuaires : Les Îles Bretonnes. — 2. Dans la Cornouaille des Monts : François Jaffrennou. — 3. De Keramborgne à Pluzunet : Perrine Luzel ; Marguerite Philippe. — 4. La question du " Barzaz-Breiz ". — 5. La " Bretagne " de Gustave GefFroy. — 6. Une Idylle sur une grammaire bretonne. — 7. Sur les Pas de Renan : I. Les deux Treguier ; II. Brizeux et Renan ; III. Le Bonhomme Système. — 8. La Résignation bretonne. — 9. Charniers et Ossuaires. — 10. Deux Discours : I. Un assimilé (Gabriel Vicaire) ; II. Le régionalisme breton. — 11 Au pays de La Tour d’Auvergne : I. Les reliques d’un héros ; II. Le problème des origines ; III. L’envers d’un héros. — 12. Le barde des Matelots : Yann Nibor. — 13. Goélettes d’Islande. — 14. Le Bien du pêcheur. — 15. Chez Taffy : Quinze jours dans les Galles du Sud. — 16. Appendice. — 17. Index alphabétique des deux premières Séries.

LA BRETAGNE ET LES PAYS CELTIQUES




L’ÂME BRETONNE

PAR

CHARLES LE GOFFIC


TROISIÈME SÉRIE


Le château de Barberine. — Guy de Maupassant et la Bretagne. — Deux Républicains. — Marion du Faouet et la grande misère du XVIIIe siècle. — Eginane et Kuignaouan. — Les polders du Mont-Saint-Michel. — La vraie Perrinaïc. — Les Fêtes révolutionnaires dans une commune bretonne. — Leconte de Liste à Rennes. — La statue de Clémence Royer. — Un Breton citoyen de Rome. — Médaillons de Poètes. — L’Écartèlement de la Bretagne. — La Pénitence de Marie-Reine. — Figures de petite ville, etc.


PARIS
HONORÉ CHAMPION, LIBRAIRE-ÉDITEUR
5, quai Malaquais, 5
1910


Il a été tiré 25 exemplaires sur papier vergé
de Hollande.

PRÉFACE


C’est la faute du public, qui a pris goût aux deux premières séries de l’Âme bretonne, — souhaitons que ce ne soit pas son châtiment ! — si nous leur en ajoutons une troisième, qui menace d’être suivie d’une quatrième et d’une cinquième, lesquelles nous mèneront peut-être à la demi-douzaine.

Voilà le danger de ces sortes de livres, et le proverbe semble fait pour eux qui dit qu’on sait bien quand on commence et qu’on ne sait jamais quand on finira. La « matière de Bretaigne », comme l’appelait Jean Bodel, est proprement inépuisable : d’autres avant nous et plus diligemment que nous avaient exploité ce riche filon où nos arrière-neveux trouveront encore de quoi s’occuper. Le métal n’en a point partout la même pureté et parce que l’âme d’un peuple n’est jamais franche de tout alliage, ce peuple fût-il le peuple breton. La Bretagne est un très vieux pays sans doute. Les géologues nous apprennent qu’elle émergea la première de l’abîme silurien. Elle flottait alors sur les eaux ; elle s’est soudée depuis au continent, mais comme à contre-cœur. Il semble qu’on la voie, le dos tourné au monde, perdue dans la contemplation de cet infini marin qui l’épousait jadis de toutes parts. Je songe parfois que son inexplicable détresse vient de là : autant que de pareilles conjectures sont permises, la forme la plus ancienne de son regret, c’est peut-être de n’être plus une île. Un tel pays, qui possède une ossature géologique indépendante, un système propre de monts et un réseau distinct de fleuves, à qui sa langue, son histoire, ses mœurs confèrent un caractère si tranché, devrait posséder aussi une très forte unité morale. Je ne dis point qu’on ne parvienne à en découvrir quelques traits : idéalisme, goût de la chimère, impuissance traditionnelle à passer de l’idée à l’acte, etc. J’en demande bien pardon cependant à mon ami Barracand, qui écrit dans son beau livre Le Vieux Dauphiné : « Qu’il s’agisse d’un Breton, d’un Provençal ou d’un Gascon, nul n’hésitera à placer sous ces noms l’épithète qui convient. Un Dauphinois est plus difficile à saisir et à faire comprendre. On n’y arrive que peu à peu. » Je vous abandonne à la rigueur les Gascons et les Provençaux, Barracand. Cuique suum. Quant aux Bretons, hélas ! une expérience déjà longue m’apprit qu’ils sont pour le moins aussi compliqués que vos Dauphinois. L’Éternel se plaît aux énigmes. Il y en a deux que nous ne sommes pas près d’élucider : c’est le cœur de la femme et c’est l’âme du Celte.

Comment un peu de cette délicieuse incohérence de mes compatriotes ne se serait-il pas glissé dans les études qu’on va lire et dans les précédentes ? Je n’y ai apporté d’autre souci que celui de la sincérité ; j’en ai soigneusement écarté tout dogmatisme. Chacune de ces études est comme un coup de sonde donné dans l’âme bretonne : la sonde ne ramène pas toujours des sédiments de même nature ; elle n’accuse pas les mêmes profondeurs partout. Elle est encore l’instrument le plus sur pour établir un « levé » moral à peu près exact des variations de la conscience d’une race.

Sur un point seulement ces études diffèrent des précédentes et j’ai dû adopter pour certaines d’entre elles la forme du récit. Cette petite innovation sera-t-elle au goût du lecteur ? Il eût été bien délicat de faire intervenir sous leur vrai nom et dans un cadre historique des personnages contemporains. J’ai pensé tout accommoder en leur prêtant d’autres traits ; j’ai déplacé l’action quand je l’ai pu et n’ai conservé que l’essentiel de l’anecdote.

Tout le monde y trouvera son compte. S’il est, au demeurant, des esprits chagrins pour me tenir rigueur d’avoir fait voisiner dans ces récits un Bobinet et un Prosper avec un Piphanic, un Guyomar et une Marie-Reine Tréal, je répondrai que les plus tristes lieux ont leur sourire et que la Bretagne sait se dérider à l’occasion. Sa gaieté n’a rien d’attique, sans doute. C’est la gaieté un peu grosse d’un peuple enfant. Et enfin Bobinet et Prosper ont « existé », tout comme ce bonhomme Piphanic dont ma gaminerie d’écolier ne voyait que les ridicules et que je tiens aujourd’hui pour un des Bretons les plus « représentatifs » qu’il m’ait été donné de rencontrer. Sa vie s’est partagée entre le souvenir et le rêve ; elle s’est écoulée presque tout entière hors du présent, ou plutôt elle s’est arrêtée à un certain moment et elle n’a plus été, à partir de 1830, qu’une longue léthargie, coupée de soubresauts, d’espoirs fous, peut-être de sourdes et déchirantes révoltes, car qui pourrait dire ce qui se passait au fond de l’âme de Piphanic ? Parfaite image de la Bretagne ! Elle non plus, jusqu’à ces dernières années, n’était pas sortie de chez elle ; elle aussi boudait son siècle et se condamnait à une manière d’exil intérieur ; sa vie, à elle aussi, semblait s’être arrêtée à une certaine heure de l’histoire, en 1532, époque de la réunion des neuf diocèses à la couronne, et depuis, comme la vie de Piphanic, elle n’avait été qu’un long sommeil, un sommeil d’attente fiévreuse et tantôt tout soulevé de beaux élans mystiques, tantôt secoué de convulsions violentes comme la Jacquerie des Bonnets-Rouges, la conspiration de Pontcallec, la chouannerie, comme encore, au temps de la dictature combiste, cette mobilisation spontanée des Léonards du Bro-Du, du « Pays Noir », soudain debout pour la défense de leurs prêtres et de leur religion — dernier sursaut peut-être d’une foi qui se consume à la façon du légendaire phénix et pour renaître en se transformant.

Ainsi le lecteur qui voudra bien y prêter attention trouvera dans les petits récits dont ce livre est entremêlé matière à d’ingénieux rapprochements. Ils n’ont point été inventés pour les besoins de la cause ; ils n’ont, je le répète, de romanesque que leur mode de présentation. Ce sera leur excuse près des gens sérieux. Ce pourra être la mienne près des autres, qui n’y chercheraient qu’un délassement et qui ne sauraient, en bonne justice, exiger de l’auteur qu’il fasse preuve de plus d’imagination que la vie.

Charles Le Goffic.
Le Keric, 10 juillet 1910.

LE CHÂTEAU DE BARBERINE



À Louis Le Guennec.


L’État vient d’acheter le château de Barberine.

Musset l’avait placé en Bohême. Il n’était pas si loin. M. Dujardin-Beaumetz l’a retrouvé en Bretagne et en a fait l’acquisition pour le compte des Beaux-Arts.

Le château de Barberine s’appelle Kerjean : il appartenait aux Barbier ou Le Barbier[1] et, de ces Barbier, Musset a peut-être tiré Barberine. C’est l’une des trois merveilles de l’architecture civile léonarde. Les deux autres, qui forment la base d’un court triangle dont Kerjean occupe le sommet, étaient Kergounadec’h et Kerouzéré. De Kergounadec’h, par malheur, il ne reste que les tours et les cheminées, mais quelles tours et quelles cheminées ! La douairière de Granville qui, par jalousie, dit-on, et pour que sa belle-fille n’héritât pas de ce joyau, fit scier les planchers et abattre la façade de Kergounadec’h, voulut que tours et cheminées subsistassent, afin d’attester jusque dans les siècles les plus reculés la barbare grandeur de son acte. Kerouzéré nous est parvenu à peu près intact : sa restauration n’a pas exigé grand effort du service des Beaux-Arts qui l’a conduite, d’ailleurs, avec beaucoup d’intelligence. On ne saurait voir un plus joli château féodal. Tout y est grâce, légèreté, au point qu’on ne fait pas attention que ce bijou, monté sur affût, était une forteresse en même temps qu’un plessis…

Il s’en faut bien que Kerjean soit aussi bien conservé ; mais trente Kerouzéré et plusieurs Kergounadec’h tiendraient à l’aise dans l’enceinte de Kerjean. Un aveu de la terre de Maillé, cité par Miorcec de Kerdanet, compare les Barbier « aux géants qui bastirent la tour de Babel » et l’on est presque tenté de souscrire à cette formule hyperbolique. Aujourd’hui encore, les vastes proportions du château font l’étonnement des architectes. Le choix du site est une autre cause de surprise : à trois lieues de Saint-Pol-de-Léon, loin des grandes routes, derrière un rideau de futaies, Kerjean s’élève, solitaire et magnifique, dans la commune finistérienne de Saint-Vougay.

Tous les touristes le connaissent pourtant et ceux qui n’ont pas eu l’heur d’y être reçus ont pu, tout au moins, admirer de l’esplanade son massif rempart de six mètres d’épaisseur, baigné de douves profondes et flanqué aux quatre angles de bastions carrés et crénelés « avec meurtrières à feu de sape, rasant et plongeant sur toutes les faces. » Cette enceinte, unique de son espèce et faite pour recevoir une solide artillerie — qu’on lui enleva sous la Révolution[2] —, ne mesure pas moins de 250 mètres de long sur 150 de large. Une faible partie seulement du vaste espace ainsi embrassé est à ciel ouvert : il y avait là ce qu’on appelle en Bretagne un liorz, un jardin intérieur et familial ; tout le reste est occupé par des édifices qui couvrent, d’après certains calculs, une superficie d’un hectare soixante ares. Pour trouver un ensemble architectural ayant ces proportions, il faut sortir de la province et pousser jusqu’à Versailles : d’où le nom de « Versailles breton » donné à Kerjean, bien que rien n’y rappelle le chef-d’œuvre de Mansard, auquel il est antérieur d’un bon siècle[3]. Les auteurs de la comparaison n’ont eu égard sans doute qu’à la grandeur de l’édifice. En outre, Kerdanet et les continuateurs d’Ogée voudraient que son parc ait été dessiné par Le Nôtre, et ce serait une nouvelle ressemblance avec Versailles. Mais j’ai vu attribuer à l’ancien directeur des jardins royaux tant de jardins hauts et bas-bretons que je ne suis pas autrement convaincu du fait. Il suffit qu’un parc, chez nous, soit du xviie siècle pour qu’on le mette sous la signature de Le Nôtre. Tant il y a que ce parc de Kerjean était fort beau, qu’il mesurait trois hectares de superficie et qu’avec ses futaies, son étang, son labyrinthe et ses avenues on ne pouvait rien voir de plus à souhait pour les yeux : c’était le cadre le plus congruent au château lui-même, dans lequel, pour ruiné qu’il soit en partie[4], M. Chaussepied discerne avec raison l’un des spécimens les plus heureux que nous ayons en Bretagne du château à la française, caractérisé par « son corps de logis principal placé au fond, ses deux ailes et sa clôture d’entrée formant une cour d’honneur où se passait toute la vie intérieure des châtelains et de leurs gens. »

En vérité, c’eût été grand’pitié que de laisser s’en aller en poussière une merveille comme celle-là, et c’est le chemin qu’elle était tout justement en train de prendre. Triste fin du long effort qu’avait coûté Kerjean ! Les archéologues ne s’accordent point sur la date de sa construction : les continuateurs d’Ogée veulent la retarder jusqu’au règne de Henri IV ; Léon Palustre, avec beaucoup plus de raison, la place vers 1560, M. Chaussepied vers 1543[5], peu après la mort de Jean Barbier (1538), lequel avait fait dresser par un maître d’œuvre des plans et devis qui servirent peut-être à ses successeurs. Les travaux, en tout état de cause, durèrent fort longtemps, une trentaine d’années, selon Palustre, « pendant plus de dix ans », selon M. Chaussepied. C’est ce qui explique qu’on découvre plusieurs styles dans Kerjean : un portique Henri III, un campanile Henri IV et un corps de logis « presque » Louis XIII. Le plus curieux est qu’au lieu de commencer par l’habitation des maîtres, l’architecte se soit d’abord occupé des communs, de la chapelle et des remparts. Palustre suppose que Louis Barbier, pour le compte duquel se faisaient ces travaux, « voulait s’éviter ainsi la tentation de laisser incomplète une œuvre qui avait été le rêve de son oncle et pour laquelle tant de richesses s’étaient trouvées un jour réunies entre ses mains ».

L’oncle dont il s’agit — un oncle comme en souhaiteraient tous les neveux — s’appelait Hamon Barbier. Il était chanoine de Léon, Nantes et Cornouaille, ce qui n’est pas une dignité ecclésiastique si extraordinaire. De plus, les Barbier n’avaient qu’une illustration médiocre[6]. Avec ces moyens insuffisants, notre homme s’arrangea pour accaparer les plus beaux bénéfices de Bretagne : il n’en laissait passer aucun qui fût supérieur à 300 livres. Cela alla au point, dit l’abbé Manet, « qu’à son décès il y eut plus de quarante vacances et que le pape demanda si tous les abbés de Bretagne étaient morts le même jour. » M. Hauréau confirme le fait dans la Gallia Christiania et met le propos dans la bouche de Jules III. Palustre cependant marque une prudente réserve ; il aimerait qu’on lui dît où étaient tous ces bénéfices qu’on prête à l’avide chanoine et dont il n’a trouvé trace nulle part, sauf en ce qui concerne l’abbaye de Saint-Mathieu, dont Hamon Barbier fut nommé abbé commendataire en 1533.

Palustre a mal cherché. En même temps qu’ès qualités de chanoine de Léon, Nantes et Cornouaille et abbé de Saint-Mathieu-Fin-de-Terre, Hamon Barbier signait, percevait et donnait décharge es qualités d’official et grand vicaire de Léon, archidiacre de Quémenet-Illy, conseiller aux Grands-Jours de Bretagne, recteur de Plougoulm, Plounévez-Lochrist, Plouzané, Plouvien, Guipavas, Plabennec, Plounéour-Trez, Plougar, Lannilis, Guimiliau, Sizun et île de Batz. Cela ne fait pas quarante bénéfices, mais en fait tout de même près de la moitié. Et je n’assurerais pas que ma liste soit complète. Il reste que, nanti de vingt ou de quarante bénéfices, Hamon Barbier était fort riche, fort économe aussi et qu’il thésaurisait dans les meilleures intentions du monde, non pour son propre plaisir, mais afin « de mettre un neveu dont la tutelle lui était confiée, Louis Barbier, fils de son frère Jean, à même de construire un château aussi vaste que magnifique. » Il poussa l’amour pour ce neveu jusqu’à dépouiller à son profit les moines de Saint-Mathieu dont il fit transporter le chartrier à Kerjean. Et il eut la satisfaction, avant de mourir, de voir sortir de terre les admirables remparts, la majestueuse galerie à pilastres doriques et les beaux pavillons d’angle aux campaniles superposés qui composent à Kerjean une ceinture de pierre sans pareille et que le temps a respectée. L’histoire ne dit pas si Hamon Barbier fut pleuré de ses neveux, Louis Barbier et dame Jeanne de Gouzillon, sa femme : on aime à le penser et qu’un si digne oncle n’aura pas été payé d’ingratitude. Pour ma part, et quelles qu’en soient les origines, je me sens incapable de blâmer le brave chanoine qui fit un tel emploi de sa fortune. Que nos grands flibustiers d’aujourd’hui lèguent à l’avenir des Kerjean et je leur garantis comme au chanoine l’amnistie de la postérité !

On ignore malheureusement le nom de l’architecte auquel il confia l’exécution de Kerjean. Palustre, après avoir songé à Julien Ricand, qui, de 1575 à 1580, transforma le château d’Espinay, aux environs de Vitré, concède que ce n’est là qu’une simple conjecture, « sur laquelle il est peut-être raisonnable de ne pas trop appuyer. » Il est certain d’ailleurs que Kerjean remplaça un château plus ancien et singulièrement plus modeste, bien qu’Ogée prétende qu’il soutint divers sièges sous les ducs. Caution insuffisante : tout fait croire au contraire que ce premier Kerjean ne passait pas les dimensions d’une modeste gentilhommière bâtie sur la terre de Lanven par une famille noble du nom d’Ollivier. À la réformation des fermages de Saint-Vougay, en 1444, figurent Olivier Henri, seigneur de Kerjean, et dame Marguerite de Lanrivinec, sa femme, en qui Kerdanet et Courcy voient le prototype de la Barberine de Musset. Les Ollivier se fondirent-ils par mariage dans les Barbier ? Le premier membre de cette famille qui prit le titre de seigneur de Kerjean est Jean Barbier, écuyer, fils aîné d’Yves, seigneur de Lestorhan et de Marguerite de Lisle[7]. Il mourut en 1538 et sa statue tombale se voit encore dans le cimetière de Saint-Vougay, adossée au mur extérieur de l’église. Il avait épousé en premières noces une Parcevaux, en secondes noces une Kersauzon, d’où naquit Louis qui acheva le nouveau Kerjean commencé par son oncle Hamon et qui signait seigneur de Kerjean, Kerhoent, Kerallau, Kerbiquet et Lanven.

Aucun des titres qui précèdent ne l’élevait au-dessus de la petite noblesse rurale du pays. Et le fait est que Kerjean devait l’hommage lige à Coatzeisploé, dépendance des seigneurs de Maillé, qui, à plusieurs reprises, protestèrent, même par la force[8], contre les prétentions des Barbier et de leurs hoirs à s’affranchir de cette obligation, d’un rite vraiment pittoresque : chaque année le sire de Kerjean devait porter « en la ville de Lanhouarneau » un œuf dans une charrette, le faire cuire et l’offrir, chapeau bas, au sire de Maillé. Marchangy, qui raconte longuement la scène dans Tristan le Voyageur, l’a gâtée en la délayant : l’œuf est devenu chez lui tout un menu. Nous voyons le sire de Kerjean aborder le « sire de Lanhouarneau » (sic), assis sous un chêne, et lui présenter « avec respect la rente annuelle, en outre un morceau de pain, deux œufs durs et une bouteille de vin. » Après quoi le sire de Lanhouarneau se lève de son trône rustique, fait siéger à sa place le sire de Kerjean et le sert comme il en a été servi lui-même.

C’est une scène à la Walter Scott. Marchangy, qui campe des cigognes sur les cheminées de Lanhouarneau, ne l’a pas inventée de toutes pièces, — comme ses cigognes ; mais il l’a, suivant son habitude, fortement « romantisée ». En réalité les rapports de vassal à suzerain n’avaient nullement, entre Kerjean et Maillé, le caractère de réciprocité que leur prête Marchangy et l’hommage du sire de Kerjean n’était payé d’aucun retour. Ainsi s’explique que les Barbier, grisés par leurs richesses et l’élévation de Kerjean en marquisat, aient été si avides de s’en affranchir. Dans l’intervalle ils avaient annexé à leurs terres les châtellenies de Languet, Rodalvez, Trocurum, etc., et s’étaient alliés aux plus illustres familles de la province. Henri III leur écrivait et, sur le bruit qu’on trouvait à Kerjean une race de lévriers « des plus beaulx, grands et forts », se faisait envoyer un couple de ces chiens pour son chenil particulier[9]. François Barbier, fils de Louis, épousa en 1589 Catherine de Goesbriand. De ce mariage naquit René, marié en 1605 à Françoise de Quélen et avec qui s’épanouit, pour se flétrir presque aussitôt, la tige des Barbier de Kerjean [10]. En dépit de ses alliances et de ses richesses, estimées à trente et quelques mille livres de revenus, qui en vaudraient le triple ou le quadruple aujourd’hui, la famille Barbier n’était point sortie encore de page et ses chefs ne portaient que le titre modeste d’écuyers. Tout changea, grâce à René et à sa femme. Je ne garantis point l’authenticité de la jolie anecdote qu’on place à l’origine de leur élévation et dont on a vu que certains auteurs faisaient honneur à une autre Françoise et à un autre seigneur de Kerjean. Mais est-il vraisemblable que les Olivier en aient été les héros ? Ces petits gentilshommes ruraux, anoblis de fraîche date, se confinaient d’ordinaire dans leurs manoirs et y menaient l’existence des paysans. Il est plus raisonnable d’attribuer l’aventure à René Barbier et à Françoise de Quélen et de la situer aux environs de 1610. Musset, qui en avait lu peut-être le récit abrégé dans Kerdanet, y a brodé les délicieuses arabesques de sa fantaisie. La légende bretonne est plus simple, mais elle a encore quelque grâce et une fleur de naïveté que nous avons tâché de lui conserver[11] :

LES BALINIERS DE KERJEAN
I

René Barbier, sieur de Kerjean, n’avait jamais été à la Cour, bien qu’il fût, au dire de chacun, gentilhomme accompli, savant, sage et généreux, que la mort de ses parents l’eût mis en possession du plus beau château de Bretagne et que sa femme, Françoise de Quélen, ne le cédât à aucune dame de son temps pour la vertu, le savoir-vivre et la beauté. À la fin pourtant, il fallut bien que le jeune seigneur fît comme les autres et s’en vînt présenter ses hommages à la mère du nouveau roi qui exerçait le pouvoir pendant la minorité de son fils. Mais, comme René ne comptait point s’éterniser à la Cour et qu’il tenait son Kerjean pour un séjour mille fois plus agréable que le Louvre, il partit seul et laissa Françoise à la garde de sa nourrice.

— Je vous reviendrai bien vite, mon cœur, lui dit-il, et nous ne nous quitterons plus.

— Le ciel vous écoute, mon cher seigneur ! répondit Françoise. Le temps que vous passerez loin de moi, je l’occuperai en oraisons et à filer ou à carder l’étoupe. Je voudrais qu’il n’y eût si pauvre ménage aux environs qui n’eût sa toile de balin pour l’hiver et qui ne la reçût de mes mains. J’y ajouterai volontiers un écu par ménage, si Dieu me fait la grâce que vous reveniez sain et sauf…

L’aube était à peine levée. Les équipages du jeune seigneur piaffaient d’impatience dans la magnifique cour d’honneur dallée à l’italienne, dont le corps de logis principal et ses ailes occupaient trois des côtés et sur l’autre côté de laquelle régnait une galerie aux pilastres finement ouvragés. René s’arracha en soupirant à la magie de ce beau décor familier. Comme il franchissait le portique de la première enceinte, où deux lions en pierre rouge de Ploumanach soutenaient un écusson aux armes des Barbier, il aperçut quatre corbeaux qui volaient de concert dans la direction de Kerjean et qui, après avoir tournoyé au-dessus de sa tête, se perchèrent sur l’écusson et y demeurèrent immobiles.

« Voilà de hardis coquins, pensa René. Si je ne connaissais Françoise et que je crusse aux présages, je ne pousserais pas plus avant. Portez-vous bien, Messieurs les corbeaux !…»


II

Cependant, quand elle apprit que le sire de Kerjean n’était pas accompagné de sa femme, la régente conçut un vif mécontentement, et son humeur vindicative et jalouse, qui tournait en injures personnelles les actions les plus innocentes, lui inspira d’intéresser à sa vengeance un brelan de mauvais sujets, grands coureurs de ruelles et d’aventures, le marquis de Belz, le comte de Bruc, le chevalier de Saint-Phar et le vidame de Bombelles.

Pour les piquer au jeu, elle demanda devant eux à René s’il se faisait une si fâcheuse idée de la Cour qu’il crût que l’honneur de Madame de Kerjean n’y pût être en sûreté. René protesta n’avoir point eu cette idée, dont le respect qu’il portait à sa souveraine aurait suffi à le défendre.

— Alors, dit aigrement la régente, il faut donc que Madame de Kerjean soit quelque monstre dont vous rougissiez.

— Françoise de Quélen est ma femme depuis cinq ans, dit René. On nous a mariés quand elle n’avait que douze ans et moi quinze. Je l’aime comme au premier jour. Elle n’a rien dans le visage et le cœur dont il me faille rougir ; elle est aussi honnête que belle, Dieu merci. C’est la longueur du voyage qui m’a effrayé pour elle, non le jugement de la Cour et encore moins, ajouta-t-il d’une voix forte, en se tournant à demi vers les muguets qui ricanaient dans l’embrasure d’une croisée voisine, les œillades et les entreprises des galants.

— Eh ! là, dit la régente, vous regardez M. de Belz et ses amis comme si précisément c’étaient les galants dont vous parlez !…

— Moi, Madame ? dit René. Je ne connais aucun de ces messieurs et n’ai nulle envie de les connaître, fors que Votre Majesté ne l’ordonne. Ils peuvent se moquer tant qu’il leur plaira de la confiance que j’ai dans ma femme : je ne suis pas homme à m’en soucier.

— J’aime ce langage, dit la régente. Mais je l’eusse encore mieux goûté si Madame de Kerjean avait été céans. Outre que l’éclat de ses mérites n’eût pas manqué de rejaillir sur notre Cour, c’est à l’œuvre qu’on voit l’ouvrier et nous ne pouvons raisonnablement juger d’ici cette haute vertu ni deviner comme vont les choses dans votre Kerjean.

— Ne suffit-il pas que je le sache ? dit René avec un bon sourire. Les yeux du cœur sont perçants. Ils m’assurent que rien n’a changé à Kerjean depuis mon départ et, jusqu’au laneret qui baille sur son perchoir, aux lévriers qui, chaque matin, flairent le vent et se recouchent, tout y est occupé du maître absent et soupire après son retour. Les seules fêtes y sont la prière et le travail et, pour hôtes de qualité, Kerjean n’a plus que les mendiants et les pèlerins…

À cette déclaration ingénue, les rires des muguets redoublèrent et, se détachant de l’embrasure, M. de Belz s’avança vers René et lui dit à brûle-pourpoint :

— Fi, Monsieur, quel discours ! Des gueux, des manchots, des culs-de-jatte, voilà les rivaux que vous vous donnez ! C’est triompher trop aisément. Et je soupçonne maintenant la vérité : vous êtes de ces maris jaloux qui tiennent leurs femmes en chartes privées et se fient beaucoup moins dans leur honneur que dans la solidité des verrous sous lesquels ils les enferment. Le calcul est bon, tant que les verrous résistent. Mais supposez-les cédant et que quelqu’un que je sais pût s’introduire dans la place…

— Moi, par exemple, dit Bruc.

— Ou moi, dit Saint-Phar.

— Ou moi, dit Bombelles.

— Ou votre serviteur, dit Belz : je gage qu’il ne se passerait pas longtemps avant que vous n’ayez changé d’antienne.

— Paix ! dit la régente. Nous ne saurions tolérer qu’on fasse céans de semblables gageures et, si agréable qu’il nous eût été de penser que Kerjean fût une nouvelle Ithaque, la sagesse commande que nous n’exposions pas la vertu de sa châtelaine à de trop rudes assauts. Pour recommencer avec quelque chance de succès l’expérience de Pénéloppe et des prétendants, la première condition nous manque : Pénélope était femme d’âge et de raison et ses prétendants de méchants petits seigneurs campagnards, non quatre roués, les plus redoutables de Paris et dont la chronique publie qu’ils n’ont pas encore trouvé de rebelles. Saint Denis m’aide ! J’en ai quasi regret, car il eut fait beau voir qu’une simple beauté de province rabattît le caquet à ces impertinents et rétablît l’honneur de notre sexe, gravement compromis par leurs scandaleuses conquêtes. Mais, avec la meilleure volonté du monde, ce n’est pas Madame de Kerjean qu’on peut charger d’un tel soin.

— Si, Madame, elle s’en chargera, j’accepte la gageure ! s’écria René qui fut pris à ce langage perfide. En faveur du résultat, souffrez que fléchisse un instant la sévérité de vos principes et daignez me permettre de relever le défi qui m’est publiquement porté. Je donnerai à chacun de ces quatre seigneurs une lettre d’introduction pour Kerjean. Ils y seront reçus comme des amis et je veux qu’ils prennent tout le temps de pousser leur pointe. Dans un mois j’irai les retrouver et nous ferons nos comptes.

— Gardez que ce ne soit là une imprudente requête, Monsieur de Kerjean !

— Elle n’est imprudente que pour ces quatre seigneurs, Madame.

— Tant d’assurance me décide et j’autorise la gageure. Que pariez-vous, Messieurs ?

— Mon plus beau cheval, dit Belz.

— Ce diamant, dit Bruc.

— Les trente muids de ma dernière récolte, dit Saint-Phar.

— Mille écus, dit Bombelles.

— Et vous, Monsieur de Kerjean ?

— Tout mon bien. Madame.

— Y pensez-vous ? C’est trop et les enjeux ne sont pas proportionnés.

— Que Votre Majesté me pardonne : ils ne pouvaient pas l’être. Ces Messieurs ne jouent que leur réputation et il me plaît de reconnaître qu’ils n’en exagèrent pas la valeur : tel fixe la sienne à mille écus et tel au prix d’un beau cheval ou de trente muids de vin. Moi je joue ce qui m’est plus cher que la vie et je reste fort en deçà de son vrai prix, quand je l’estime seulement égal à tout mon bien.


III

Il avait été convenu entre nos quatre muguets qu’ils se présenteraient séparément à Kerjean et à huit jours d’intervalle, pour ne point donner l’éveil à Françoise et révéler leur entente.

Tous quatre cependant firent route de compagnie jusqu’à Morlaix, où trois d’entre eux s’allèrent loger au Chapeau rouge et le quatrième, que désigna le sort, poussa droit à Kerjean. René demeura au Louvre, moins en hôte qu’en prisonnier. Mais son humeur ne s’en ressentit point ; il opposait à tous les regards un front calme et des yeux où ne se lisait aucune contrainte. Et cette assurance ne fut point ébranlée si peu que ce fût par l’arrivée d’un messager qui remit à la régente, de la part du vidame de Bombelles, un sachet qu’elle était priée d’ouvrir devant René. Le sachet ouvert, on vit qu’il contenait un ruban, — un joli ruban de soie bleue pareil à ceux dont Françoise avait coutume de serrer ses cheveux blonds, le soir, en se couchant.

— Oh ! oh ! fit la régente. Voilà un ruban qui en dit long sur les progrès de M. de Bombelles et, à votre place, Monsieur de Kerjean, je n’aurais pas l’esprit en repos.

— Il y a des rubans de soie bleue ailleurs qu’à Kerjean, répondit seulement René.

Mais, une semaine plus tard, il arriva au Louvre un second messager qui venait de la part du chevalier de Saint-Phar et qui apportait un nouveau sachet. La régente l’ouvrit comme le premier devant René et en tira une épingle d’or.

— Je la reconnais, dit sans qu’on l’en pressât René : c’est l’épingle dont se sert Françoise pour attacher sa guimpe.

— Et vous n’en prenez pas quelque ombrage ? demanda la régente.

— J’en pourrais prendre, dit René, si je croyais que ce fût un cadeau de Françoise à M. de Saint-Phar. Mais les épingles sont sujettes à choir, à se perdre et à se retrouver.

Huit jours passèrent encore. Il arriva au Louvre un troisième messager, avec un troisième sachet dont l’envoyeur était le comte de Bruc et qui contenait une boucle de cheveux blonds, d’un blond si fin, si doré, que le cœur de René sauta dans sa poitrine et que ses yeux se mouillèrent soudain : s’emparant de la boucle, il la porta vivement à ses lèvres, la baisa, puis la respira et la baisa encore.

— Ce sont bien des cheveux de Françoise, dit-il. Elle seule dans la province a des cheveux de cette nuance et de cette souplesse. Le peigne se fatigue à les retenir. Quand elle les dénoue, ils coulent jusqu’à ses hanches. O cheveux de ma mie, puissé-je bientôt vous respirer et vous baiser à l’aise !

— Oui da ! Mais en attendant un autre les respire et les baise pour vous, dit la régente avec une joie maligne,

— Non ! dit René. Il suffit qu’une chambrière infidèle ait coupé cette boucle à Françoise pendant son sommeil et l’ait baillée contre argent à M. de Bruc. Je châtierai cette félone à mon retour.

Au fond d’elle, la régente admirait une confiance si robuste et si bien défendue contre toutes les surprises, mais ne s’y laissait point gagner. Cependant, par prudence, elle réservait encore son jugement jusqu’à l’arrivée du quatrième messager qui ne pouvait tarder beaucoup. Des quatre muguets, Belz était le plus hardi et le plus expérimenté. Ses fines moustaches, cavalièrement troussées, son œil impérieux et qui savait pourtant s’attendrir, sa prestance, son phébus et cette réputation d’invincibilité qui le précédait partout en faisaient un séducteur fort au-dessus du commun : si Bombelles, Saint-Phar et Bruc n’avaient qu’ébréché la vertu de Madame de Kerjean, Belz était l’homme qui devait emporter la place du premier coup. Ce César de ruelles n’avait qu’à paraître pour vaincre et la régente attendait de lui la preuve décisive qui terrasserait le présomptueux René.

Son attente ne fut point trompée. Au bout d’une nouvelle semaine, il arriva au Louvre un quatrième messager, avec l’envoi du marquis de Belz. La régente était si impatiente d’en apprendre le contenu qu’elle déchira le sachet : une bague s’en échappa qui alla rouler aux pieds de René. Celui-ci la ramassa et pâlit.

— C’est l’alliance de Françoise, dit-il. Nos chiffres et nos noms sont gravés à l’intérieur de l’anneau.

— Vous ne doutez donc plus ? dit la régente, car, plutôt que de livrer son alliance, une honnête femme préférerait mourir…

— Madame, dit René, et qui vous dit que Françoise n’est pas morte ?


IV

Quand, au soir tombant, du haut de la montée de Saint-Vougay René, qui chevauchait sans rompre selle depuis cinq jours, distingua sur l’horizon la ligne sombre de ses futaies, son cœur, déjà serré par l’angoisse, se contracta terriblement et les rênes lui échappèrent des mains. Il lui fallut faire effort pour se remettre d’aplomb et franchir au galop la petite traite qui le séparait encore du domaine.

Enfin, au bout de l’avenue, derrière son grand rempart crénelé de quinze pas de large, gardé par des coulevrines et des bombardes, il aperçut Kerjean, la « merveille » du Léon et de toute la province, à la fois château et forteresse et dont les bâtiments, plus beaux et plus vastes que ceux d’Anet, couvraient trois journaux et treize cordes de terre. Ce n’avait pas été trop, pour subvenir aux frais d’une si gigantesque entreprise, de l’énorme fortune du chanoine Hamon Barbier et du revenu accumulé de ses quarante bénéfices : intérêts et capital y passèrent, dit-on, sans que le chanoine en marquât d’autre regret que de ne pouvoir se ruiner un peu plus, tant il avait souci du renom d’un sien neveu et pupille à qui le château était destiné.

René, en des conjonctures plus propices, n’eût pas manqué de bénir la mémoire de ce parangon des oncles et de l’associer à la joie de son retour : son oreille eût été doucement caressée en chemin par le chant des jets d’eau dans leurs vasques de granit ; ses jeux se fussent reposés avec délice sur les châtaigniers et les charmes du labyrinthe, sur l’étang, rose encore de l’adieu du soleil, sur la jolie fontaine ionique qui, avec son grand vase à godrons tout rempli de jacinthes et d’iris, le faisait songer aux mythologies champêtres de M. de Ronsard. Et ils se fussent portés de là sur le château lui-même, sur ses campaniles, ses combles et ses lanternons d’un si élégant dessin que c’était à qui les copierait dans la province, sans parvenir à les égaler. Mais, aujourd’hui, rien ne parlait à ses oreilles ni à ses yeux dans ces lieux enchanteurs, René n’était pas plus sensible à leurs beautés qu’à l’effroi de ses vassaux qui, trompés par le crépuscule, s’imaginaient voir un fantôme dans ce cavalier insolite coupant à travers friches sur son cheval blanc d’écume. La nuit était presque tombée quand, ayant franchi au galop le pont-levis de la première enceinte, il s’arrêta devant la poterne et, du pommeau de son épée, frappa trois coups précipités contre le vantail.

Bien qu’il n’eût prononcé aucune parole et que les bâtiments du château fussent assez éloignés, Françoise, qui filait à son rouet, reconnut les coups et dit à sa nourrice :

« C’est mon mari qui frappe ! »

Elle descendit aussitôt de sa chambre et arriva dans le vestibule comme René y pénétrait au milieu des bonds et des abois de ses lévriers.

Le premier mouvement de M. de Kerjean, en retrouvant sa femme vivante, fut de se jeter dans les bras qu’elle lui ouvrait. Mais, réfléchissant qu’il n’évitait un malheur que pour tomber dans un autre et que le ciel ne lui rendait Françoise qu’en y mettant comme condition la perte de son honneur, il écarta la perfide et lui demanda si elle était assez folle pour croire qu’il pouvait encore l’aimer.

— Que voulez-vous dire, mon cher seigneur ? s’enquit Françoise.

— Osez-vous le demander, coquine, et ne vous souvenez-vous plus des cadeaux que vous avez faits à Bombelles, à Bruc, à Saint-Phar et à Belz ?

— N’étaient-ce donc point vos amis, dit Françoise, et les lettres qu’ils m’ont présentées de votre part seraient-elles supposées ? Vous m’y mandiez de faire bon accueil à ces quatre seigneurs et de ne leur rien refuser que l’honnêteté permit de leur accorder.

— Et depuis quand l’honnêteté permet-elle d’accorder aux galants des épingles, des rubans, des boucles de cheveux et des bagues ?

— C’est aussi la question que je me suis posée, dit Françoise. Mais, craignant de vous désobliger, j’ai voulu pousser jusqu’à la limite des concessions que je croyais permises, afin de voir quelles étaient les intentions véritables de ces seigneurs.

— Elles n’étaient que trop claires et une honnête femme ne s’y fût point trompée un instant !

— Pardonnez-moi : seule et sans expérience, je n’osais m’en fier à mon jugement. Quand M. de Bombelles eut son ruban, il me pressa de lui donner autre chose…

— Autre chose ! Un rendez-vous, peut-être ?

— Précisément. Toujours par crainte de vous désobliger, j’y consentis. Mon choix s’était porté sur l’une des petites chambres de l’ancien corps de garde dont on a fait une tisserie. C’est l’endroit le plus retiré du château. Les chambres, vous le savez, communiquent à la fois avec la tisserie et avec la cour intérieure. Je remis la clef d’un de ces petits retraits à M. de Bombelles et le priai de m’attendre à la brune…

— Grand Dieu !

— Et M. de Saint-Phar, huit jours après, quand il tint son épingle, en agit exactement comme M. de Bombelles : sur quoi je lui remis la clef du retrait voisin. M. de Bruc, un peu plus tard, eut aussi la sienne et presque aussitôt M. de Belz qui s’était montré le plus pressant des quatre…

— Suis-je assez puni de ma confiance, s’écria René avec désespoir, et peut-on rêver disgrâce plus complète !… Ah ! traîtresse qui m’accablais de protestations quand je partis et qui voulais que tout ton temps se passât en oraisons et à filer ou carder l’étoupe ! Ce n’est pas de ce balin-là que les pauvres garniront leurs lits cet hiver. Mais le peu que tu en as tissé suffit et je veux en faire ton linceul.

— Oh ! messire, quel langage ! Il est constant que ces quatre seigneurs que vous m’avez envoyés m’ont fait dissiper bien des heures que j’eusse voulu mieux employer. Mais les pauvres n’y perdront rien, au contraire, et ils auront cet hiver plus de balin que je n’espérais en tisser toute seule pour eux.

— Vraiment ? Je serais curieux de savoir qui le leur tissera ?

— Vos amis. Sans doute il leur a fallu quelque temps pour s’y mettre. Mais ils en ont pris leur parti à la longue et M. de Belz, nommément, se montre un balinier hors de pair. Nos gens en ont déjà fait un proverbe :

Ar c’hoent euz an incardeuret
A zo bet e Kerian savet[12].

— Madame, dit René, je n’ai pas l’esprit tourné aux charades en ce moment. Cessez donc ce jeu, s’il vous plaît : les gentilshommes ne portent pas quenouille, mais épée.

— Oui, seigneur, quand ils en sont dignes, comme vous. Mais les larrons d’honneur qui, sous le couvert de l’amitié, se glissent au foyer du mari absent et paient son hospitalité d’une trahison, ces gentilshommes-là sont bons tout au plus à faire des fileurs ou des cardeurs d’étoupe. Ç’a été du moins mon sentiment. Et c’est pourquoi je m’avisai que les petites chambres de la tisserie, qui sont munies de solides verrous extérieurs, étaient les lieux du monde les plus propres à recevoir nos galants. Je leur avais promis de les y rejoindre à la brune. Je n’y manquai point. À l’heure convenue j’étais dans la cour, devant le guichet ; je l’ouvris…

— Et vous entrâtes ?

— Le guichet n’est pas assez large, seigneur. Je me contentai d’y passer la tête et d’annoncer à chacun de ces jolis cœurs que les verrous ne jouaient plus et qu’il faudrait donc, à mon vif regret, qu’ils restassent léans jusqu’à votre retour, mais que, par bonne fortune, ils auraient chacun de quoi s’occuper, vu qu’en poussant la porte du refend ils trouveraient une grande salle où il y avait de la compagnie et autant d’étoupe qu’on en pouvait filer et tisser en un mois.

— Vous ne me ferez jamais croire qu’ils ont accepté une semblable proposition !

— Il l’a bien fallu pourtant. Tout le monde ici travaille et, qui ne travaille pas, c’est qu’il n’a ni faim ni soif. Quand, après avoir bien tempêté, sacré, juré, vos amis ont vu qu’ils n’y gagnaient pas d’avoir leur dîner et leur souper plus vite, ils ont fait contre fortune bon cœur et, l’un aidant l’autre, ils sont devenus en peu de temps de parfaits baliniers. Vous allez, du reste, pouvoir en juger par vos yeux.


V

Ce disant, Françoise prit un flambeau et, précédant son mari qui ne savait plus que penser, elle le mena, par de longs corridors et un étroit escalier à vis, jusqu’à l’entrée de l’ancien corps de garde, dans le refend duquel étaient percés les retraits dont elle lui avait parlé. On entendait, derrière la porte, haute et bardée de fer, des caquets, des rires et des chants, mêlés au ronflement des rouets et au tic-tac des navettes dans les métiers.

— Ce sont eux, dit Françoise. Ils ont si bien pris goût à l’ouvrage qu’ils travaillent même aux chandelles. Maintenant, cher seigneur, il vous appartient de décider si l’épreuve fut suffisante et s’il n’est pas temps de leur rendre la liberté : nos pauvres sont assurés de plus de balin qu’il n’en faut pour passer l’hiver.

Le tapage des muguets couvrait la voix de Françoise, si bien que, la porte s’étant ouverte presque aussitôt, ils furent surpris par René dans la plus étrange occupation où se fussent encore vus quatre gentilshommes : l’épée au côté et le feutre à plumes sur la tête, le vidame de Bombelles filait la quenouille, le chevalier de Saint-Phar tournait le rouet, le comte de Bruc poussait la navette et le marquis de Belz enroulait le balin. Tous quatre se levèrent en apercevant René et, comme ils étaient hommes d’honneur dans le fond, ils ne firent aucune difficulté pour reconnaître qu’ils avaient perdu leur pari.

— Ce n’est point assez, dit Françoise, et il faut encore que vous me rendiez les gages que je vous avais livrés.

À ces mots, une vive rougeur se peignit sur le visage des quatre muguets,

— Les auriez-vous égarés, continua Françoise d’une voix irritée, et si c’est tout le cas que vous faisiez de mes dons ?

— Calmez-vous, mon cœur, dit René. Je les ai sur moi.

— Ô mon cher seigneur, dit Françoise, je le savais… Si j’ai montré tant de complaisance pour vos amis, c’est que je me doutais bien du chemin qu’allaient prendre mes gages : leur fatuité ne se fût point accommodée de les garder pour eux et il fallait qu’ils en donnassent le régal à toute la Cour. Mais il me plaisait qu’en agissant ainsi ils se fissent, sans le savoir, les truchements de ma tendresse pour vous, car j’étais certaine que c’était à vous qu’iraient en fin de compte mon ruban, mon épingle, mes cheveux et ma bague… Pour celle-ci, dont il me coûtait le plus de me séparer, je ne m’y décidai qu’en pensant que sa vue hâterait peut-être votre retour. Béni soit Dieu : je ne m’étais pas trompée.


L’histoire ajoute que le bruit d’une si belle défense se répandit bien vite dans le monde et accrut encore le renom de sagesse des dames bretonnes. La régente, convertie à de meilleurs sentiments, voulut en donner témoignage par un acte public : peu de temps après l’aventure des balins, elle créa René chevalier de l’Ordre et gentilhomme de la Chambre (1612). Six ans plus tard, Kerjean, par lettres-patentes de Louis XIII, était érigé en marquisat. Les Maillé, inconsolables de cette élévation, essayèrent bien d’y contrevenir et arrachèrent même à la faiblesse de Françoise, restée veuve, un aveu en date du 9 septembre 1620 où elle reconnaissait qu’une enclave de son manoir, dépendante du lieu de Kerallau, relevait de leur seigneurie. Piètre satisfaction, si la fortune ne s’en était mêlée et n’avait pris à charge d’abaisser les Barbier. Des incidents qui seront rapportés plus loin, Kerdanet, généalogiste à la dévotion de Kerjean, ne souffle mot dans sa Notice et son silence n’est que trop compréhensible. Quelques lignes de la correspondance de Missirien, publiée par M. de Rosmorduc, éveillèrent mon attention et m’engagèrent à des recherches qui ne furent pas toujours heureuses[13], mais m’en apprirent assez cependant pour me permettre de reconstituer à grands traits la vie incroyablement féconde en péripéties de René Barbier, deuxième du nom, et de Joseph-Sébastien Barbier, son fils.

Ce second René avait épousé en 1627, à l’âge de quatorze ans, Françoise Parcevaux, âgée elle-même de douze ans, fille et héritière d’Alain Parcevaux, seigneur de Mézarnou, la Palue et autres lieux, et de Suzanne de Guémadeuc, dame de Kerliver. Kerdanet se borne à dire qu’elle « aimait la toilette à la passion » et que sa beauté avait donné lieu au proverbe :

Caer eo, var ar nienou,
Evel princes a Mézarnou[14]

Il eût fallu ajouter qu’on ne vit jamais pareille dépensière et qu’interdite dès 1640 et séparée de son mari depuis 1633, elle avait mis à profit ses relations de cour et son crédit personnel près d’Anne d’Autriche, dont elle était dame d’honneur, pour passer outre à la loi et dilapider ses biens de la manière la plus folle. Son excuse est qu’elle trouvait en René un mari taillé sur son propre patron, dont elle prit avantage pour lui rendre la monnaie de sa pièce et le faire interdire à son tour. L’extraordinaire ménage que celui de ces deux bourreaux d’argent ! « Nés l’un et l’autre avec un caractère emporté et violent, dit Missirien, ils possédaient des biens considérables (33.000 livres de rente) et néanmoins ils contractaient des dettes immenses. » À quelles fins ? Pour quelles satisfactions de luxe, de toilettes ou de débauches ? Il n’importe. Mais il serait plus intéressant de connaître l’origine de ces « dettes immenses. » La plus considérable fut contractée envers un certain Hamon Le Dall, sieur de Feunteuméan, marchand de draps à Landerneau, dont la créance, avec intérêts accumulés, finit par monter à 150.000 livres. Il est fort possible que René Barbier et Hamon Le Dall aient fait de concert le négoce et peut-être la contrebande : ainsi s’expliquerait la découverte récente d’une réserve de draps dans un caveau de Kerjean. Et, si ce commerce illicite n’est point prouvé, il est assuré du moins que René arma en course et obtint commission du « roy d’Angleterre (Charles Ier) pour faire la guerre aux parlementaires », qu’avec un « grand vaisseau » et une « patache », il tint la mer et donna la chasse aux « pirates », qu’il gagna même sur neuf de ceux-ci, dans le havre de Sein, la semaine de Pâques 1648, une vraie « petite bataille », prit trois de leurs navires, en coula trois autres et dispersa le reste.

Missirien, qui plaisante de la prouesse[15], met cette humeur guerrière du marquis sur le compte de la « mélancolie » et des ennuis que lui causait sa séparation de biens et de corps d’avec la dame de Mézarnou. N’y pourrait-on voir plutôt un effet de cette passion du lucre qui se révèle dans ses louches tractations avec Hamon Le Dall ? Et le goût de l’aventure, la fougue d’un sang trop riche et qui avait besoin de se dépenser en démarches violentes, enfin un vieux ferment de haine contre l’ennemi héréditaire des Bretons, ar Saozon miliguet[16], n’y furent-ils pas aussi pour quelque chose ? Le peu que nous savons de ce second René nous le fait voir comme une manière de barbare à peine dégrossi, livré à ses impulsions, capable des pires traits comme des plus héroïques, fonçant en aveugle sur l’obstacle et distribuant à tort et à travers ses coups de boutoir. Je veux bien qu’avec ce caractère il n’ait pu supporter sans impatience les méchants procédés de sa femme qui, en 1650, obtenait contre lui un arrêt d’interdiction, dont elle ne fut pas longue à tirer « occasion pour piller les revenus de Kerjean, tantôt en son nom, tantôt sous des noms empruntés et toujours de concert avec les curateurs de son mari, qui, étant de son choix, lui étaient entièrement dévoués[17]. » Le vainqueur du havre de Sein trouva sans doute que la reconnaissance officielle se manifestait d’étrange façon à son endroit et, ne pouvant s’en prendre au roi lui-même, il s’en prit à celle que, non sans raison, il rendait responsable de sa disgrâce. Je n’ai pu savoir exactement ce qu’il tenta contre elle, mais le traitement qu’il lui infligea dut être assez rude et mettre la vie de la dame de Mezarnou en danger, puisqu’à la suite de deux procès-verbaux du grand prévôt un arrêt du Parlement de Bretagne en date du 2 mai 1653 condamna par contumace le marquis à la peine de mort et à la confiscation de ses biens meubles. Cette double condamnation semble avoir été de pure forme d’ailleurs : on dut craindre d’affronter le sanglier dans sa bauge. Non seulement le marquis n’eut pas « la tête tranchée », comme le portait l’arrêt, mais on ne l’inquiéta même pas et il put jouir de son patrimoine, tant mobilier qu’immobilier, jusqu’au 26 juillet 1665, date de sa mort, où il trépassa fort honnêtement au manoir de Kerc’hoent, paroisse du Minihy de Léon, « dans son lit, chez lui, au milieu de sa famille, après avoir fait les 6 et 7 du même mois un testament où il disposa en pleine liberté de ses biens et qui reçut sa complète exécution. »

La dame de Mézarnou, sa veuve, lui survécut vingt-trois ans. Elle habitait Paris, mais n’avait qu’une fille de chambre et logeait en garni. Cela ne suppose pas un grand train de maison et l’on ne sait vraiment trop à quoi passait son argent. En 1687 encore, âgée de soixante-douze ans, elle signait à sa fille de chambre « procuration générale pour vendre tous ses biens, en vertu de laquelle elle aurait même vendu pour la somme de 5.000 livres seulement des bois taillis qui estoient de plus de valeur de 30.000 livres. » Les 5.000 livres fondirent comme le reste et, quoique ayant « 10.000 livres de rente au moins de son propre et plus de 4.000 livres de provision sur les biens de son mary », sans compter les tours de bâton, cette incorrigible personne s’arrangeait en mourant (1688) pour laisser le bec dans l’eau son logeur, l’abbé de Grammont, et son tailleur, le sieur Darcé, l’un créancier d’une somme de 500 livres par an depuis…, l’autre d’une somme de 9.000 livres, qu’il leur fallut disputer à sa succession.

Les tailleurs et les marchands de draps jouent décidément un grand rôle dans l’histoire des Barbier de la cinquième et sixième génération. Nous allons retrouver un Le Dall mêlé aux aventures de Joseph-Sébastien, marquis de Tromelin[18], puis de Kerjean, seigneur de Mézarnou, etc., et fils aîné des précédents[19]. L’arrêt de 1650, qui avait prononcé l’interdiction de René Barbier, portait en outre que les enfants des deux époux seraient « envoyez au collège, pour apprendre les bonnes lettres, jusqu’à ce que l’aisné fût en âge d’être mis à l’Académie ; et cela par l’un des trois parents nommez pour donner leur suffrage, lorsqu’il s’agiroit de l’éducation. » En conformité de cet arrêt, Joseph, ayant atteint ses dix-sept ans, partit pour Paris au mois de janvier 1653 et fut placé « à l’Académie, pour y apprendre les exercices et les devoirs d’une personne de qualité. » Par surcroît de précaution, la mère et les parents de Joseph, « qui connaissaient la facilité (sic) du marquis de Kerjean le père, dans la juste crainte qu’il n’engageât son fils dans un mariage qui ne seroit ny heureux, ny honorable », obtinrent du Parlement un second arrêt lui défendant de tirer l’enfant de l’Académie ou de le marier.

C’était le vrai moyen de le piquer au jeu. Ainsi provoqué, notre homme jette feu et flammes. Il jure de « se vanger » et n’y réussit que trop bien : cinq jours lui suffisent pour bâcler le mariage de Joseph avec une demoiselle Marie Martin de Laubardemont (contrat signé le 27 mars 1654, ban unique le dimanche 29, mariage le 31), laquelle n’avait ni sou ni maille[20] et ne pouvait donc être qu’une charge pour son mari, si le vieux marquis ne s’était engagé à servir aux conjoints une rente de 6.000 livres et à les entretenir, « eux et leur train », au château de Kerjean.

L’engagement lui pesa-t-il à la longue ? Marie de Laubardemont se montra-t-elle une bru revêche ? Sa conduite prêtait-elle à la critique déjà ? Ou fut-ce seulement de n’avoir pas donné d’héritiers à son mari qui indisposa son beau-père contre elle ? Toujours est-il que le vieux marquis ne tarda pas à se repentir de « ce qu’il avoit fait par dépit et colère. » Avec autant de passion qu’il avait mis à conclure le mariage de son fils, le voilà qui en réclame la cassation, soutenant qu’il était nul, puisqu’il avait été contracté en violation des arrêts du Parlement et dans des formes illégales. Le jeune marquis, qu’on n’a pas consulté, se refuse, « soit par honneur ou inclination », à se séparer de sa femme. Et même, apprenant que son père et sa mère poursuivent « chaudement » au Parlement de Bretagne l’annulation de son mariage, il décide de se rendre à Rennes pour « empescher la surprinse » ; mais, Marie de Laubardemont « lui ayant remontré que les sollicitations des femmes estoient toujours puissantes et qu’il seroit plus à propos de lui laisser faire ce voyage », il change d’avis et, après lui avoir fait « compagnie pendant deux journées et s’être donné bien des témoignages d’une amitié réciproque », il l’expédie à sa place, munie d’une procuration en règle, sous l’escorte de trois valets, Laguillette, Vendosme et Laburthe, dit « père Michelet ».

Un vrai trio de coquins, selon le jeune marquis. Encore s’explique-t-on mal qu’à leur suggestion Marie de Laubardemont, qui avait tout intérêt à demeurer marquise de Tromelin, au lieu de s’arrêter à Rennes pour défendre la validité de son mariage, ait brûlé l’étape et s’en soit courue d’une traite à Paris où elle commença de mener, au témoignage du bon Missirien, « la vie la plus scandaleuse. » Tout n’est donc point mensonge dans les accusations si précises portées contre elle par son mari et qui la représentent comme s’étant faite « la dame des plaisirs de M. le Grand Maistre[21] » et tenant commerce public de galanterie au Palais-Royal, puis rue des Tournelles et, en dernier lieu, dans le quartier de l’Arsenal. Son appartement « estoit un lieu de débauche, où tout le monde estoit bien venu… Elle estoit propre à tout faire ; elle payoit de sa personne ou de la personne de quelqu’autre : les Amans n’avoient qu’à choisir. » Après avoir été «  entretenue par un mousquetaire et par le nommé Duval, elle avoit passé entre les bras du sieur de Grandmont », de l’abbé de Parsibelle, du valet La Chapelle, du duc du Lude enfin, de qui « elle recevait de bons présens » et servait les intrigues, notamment avec « une demoiselle de qualité » dont il « estoit extrêmement amoureux » et qu’elle essaya d’attirer à l’Arsenal. Aussi bien « sa plus sérieuse occupation » était-elle « de débaucher les jeunes filles et de mettre leur pudeur à l’encan. » Outre la nommée Faverolle, « fille de débauche », elle avait « auprès d’elle une petite fille qui estoit libre et hardie en paroles sales et déshonnestes » ; un témoin, Grandnom, dépose qu’ayant été prié à déjeuner par La Chapelle « chez la dame marquise de Querjan » (sic), il y vit « des filles qui dansèrent toutes nues. » Et ce sont les mêmes paroissiennes sans doute dont elle se fit escorter chez le lieutenant-criminel Dessita, qui, saisi par Joseph d’une demande d’informer, au lieu de « décerner un décret de prise de corps contre cette emportée » et « pour faire les choses plus honnestement », l’avait invitée à se rendre « chez lui » à fin d’interrogatoire : la Laubardemont n’eut garde d’y manquer et, ne voulant point être en reste avec un magistrat si galant, lui offrit la surprise d’ « une compagnie de Syrènes auxquelles Ulysse même n’aurait pas résisté[22]. »

Il semble bien qu’en tout ceci Joseph soit de bonne foi et nous avons vu que tel était aussi l’avis de Missirien. Malheureusement pour le plaignant, les juges ne partagèrent pas cet avis : convaincu (ou présumé tel) de subornation de témoins, Joseph fut condamné une première fois par le Châtelet (13 mai 1682) à faire « amande honorable devant Notre-Dame, puis banny à perpétuité hors du Royaume, ses biens confisqués », etc. Le Parlement confirma purement et simplement cette sentence par arrêt du 21 août 1682. Et tant de sévérité ne laisserait pas de surprendre si, avec tous ses titres, Joseph-Sébastien Barbier, « chevalier, seigneur marquis de Querjan, chef d’escadre de Bretagne, commandant le Régiment de Léon », n’avait été encore, au moment du procès, un assassin et un contumace.

La Laubardemont ne valait sans doute pas cher : mais que penser de Joseph lui-même ? Les procès pendant entre son père et Hamon Le Dall suivaient toujours leur cours : la mort des deux parties ne les avait pas éteints ; ils continuaient entre leurs hoirs ; les saisies succédaient aux saisies, les arrêts aux arrêts. La justice ne fut jamais pressée : elle l’était encore moins sous l’ancien régime que de notre temps. Cependant, au lieu de s’en remettre à ses décisions, Joseph Barbier, de retour à Kerjean, se portait à une tentative de meurtre sur la personne de Jérôme Le Dall (fils de Hamon ?). L’attentat, qui se place vers 1680, eut pour théâtre Plouescat, où Jérôme s’était rendu sans doute pour son commerce, un jour de foire ou de « pardon. » S’il ne s’agit pas d’un guet-apens, ce dut être à tout le moins une de ces violentes bagarres entre gentilshommes et manants, feutres à plumes contre calaboussen, épées contre penn-baz, comme nous en peignent les gwerziou de Luzel. Nombre de seigneurs bretons ressuscitaient en plein XVIIe siècle les mœurs de la féodalité. Et le fait est que l’abbé de Penanprat, qui « a laissé un armoriai et nobiliaire manuscrit où il épargne peu les grandes familles bretonnes »[23], dit expressément que le marquis de Kerjean « se tenoit bloqué dans son château, où il exerçait la tyrannie, avec les marquis de Maillé et Locmaria du Guerrand[24]. » De ces aires féodales, nos brigandeaux se lançaient sur les manants qui avaient le mauvais heur de leur déplaire, raflaient les jolies pennerez et ne se gênaient pas au besoin pour détrousser les marchands.

Ils se flattaient d’une impunité que la justice royale n’était pas toujours disposée à leur accorder, Joseph Barbier en fit l’expérience. Ecroué dans les prisons de Quimper-Corentin, d’où il s’évada par effraction, et condamné à 10.000 livres d’amende, il était repris peu après, peut-être à l’instigation de sa mère, et enfermé au Petit-Châtelet de Paris, puis à la Conciergerie du Palais. C’est seulement pendant sa détention qu’il apprit, si on l’en croit, les débordements de sa femme, dont il était séparé depuis plus de vingt ans[25], et c’est du Châtelet qu’il adressa requête au lieutenant criminel pour obtenir permission d’informer contre elle (25 juillet 1681).

On sait l’accueil que ménagèrent les juges à cette requête, renouvelée avec un égal succès le 2 mars 1682. Banni du royaume, dépouillé de son patrimoine, abandonné de ses parents, dont certains, qui convoitaient son héritage, avaient lié partie avec la Laubardemont, le triste sire se retira dans le Comtat Venaissin et entre temps, pour n’en pas perdre l’habitude, fit quelques années de prison au château de Pierre-Encise, près Lyon. Après sa femme, peut-être n’eut-il pas d’ennemi plus acharné à sa perte qu’Euphrasie Barbier, dame de Coatanscour, sa « niepce cruelle », qui, à défaut d’héritier direct, était appelée à lui succéder dans ses biens et qui mit tout en œuvre, d’après Missirien, pour entrer plus tôt en leur possession[26]. Joseph, non sans quelque fondement, l’accuse de l’avoir dénoncé et fait arrêter en 1689 à Paris, où elle l’avait attiré dans l’espoir de « le faire condamner à mort pour infraction de son ban. » Vainement, au décès de sa mère, argua-t-il près des tribunaux que, d’après la coutume de Bretagne, le bannissement n’entraîne pas la mort civile et ne prive pas le banni de son patrimoine et de l’aptitude à recevoir un héritage[27] : le château de Kerjean, ses dépendances, ses revenus, passèrent à la dame de Coatanscour. Joseph n’obtint qu’une dérisoire pension de 2.500 livres. Il vivait encore en 1715. Presque octogénaire, « sans secours, sans crédit », il adressait au roi, cette année-là, d’Avignon, une supplique lamentable : il y affirmait le sincère repentir de ses fautes, retirait toutes les accusations qu’il avait portées contre sa femme, lesquelles, disait-il, étaient la suite « de quelques méchants conseils, pendant qu’une longue prison lui ôtait la liberté du corps et celle de l’esprit » et terminait en implorant la clémence royale. La supplique fut écoutée et Joseph obtint des Lettres de rémission qui révoquaient l’arrêt de 1682 et restituaient le suppliant « dans sa bonne fâme et renommée, honneurs, dignitez et privilèges, et dans tous ses biens non d’ailleurs confisquez, droits et actions, pour en jouir et les exercer comme si le dit arrêt n’était pas intervenu. »

Il est toutefois fort probable que ces Lettres, au moins en ce qui concerne la clause récupérative des « biens, droits et actions », ne furent suivies d’aucun effet, car les Coatanscour se substituèrent paisiblement aux Barbier dans la jouissance de Kerjean. Celle que Joseph appelait sa « niepce cruelle », Gabrielle-Henriette-Euphrasie Barbier, née en 1665, mariée en 1689 à Alexandre de Coatanscour, était morte dans l’intervalle (17 nov. 1703). Elle avait eu de son mariage, le 17 juin 1690, Alexandre-Paul-Vincent de Coatanscour qui servit dès l’âge de quinze ans dans les mousquetaires et fut nommé colonel du régiment d’Angoumois le 28 février 1714. Il épousait la même année Louise-Marguerite Chambon d’Arbouville, qui lui donnait un fils mort en bas âge et trois filles, dont l’aînée seule nous intéresse.

Née « dans la grande chambre du château de Kerjean », le 25 mai 1724, Suzanne-Augustine de Coatanscour ne démentit point cette noble origine. Je veux bien qu’elle ait été belle, puisque Kerdanet s’en porte garant, mais elle a laissé surtout une réputation d’arrogance qui perce au travers des lignes du panégyriste de Kerjean. Cette fière personne ne trouvait aucun parti assez haut pour elle. Elle en rebuta tant qu’elle faillit sécher sur tige. À la fin elle fut heureuse qu’un gentilhomme de bonne famille, mais sans fortune et presque quadragénaire, Louis-François-Gilles de Kersauzon-Brézal, lui fit la grâce de l’épouser (1755). Et il est vrai qu’elle avait alors trente et un ans sonnés. Mais elle y mit comme condition qu’il prendrait « en seigneurie » le nom de Coatanscour[28]. Deux enfants, un garçon et une fille, naquirent de cette union tardive et n’eurent qu’une courte fleur de vie. Kersauzon-Coatanscour mourut lui-même en 1767, à l’âge de cinquante et un ans. La marquise de Coatanscour continua d’habiter Kerjean avec sa sœur Anne-Marie, veuve d’un Launay de l’Estang, baron du Saint-Empire. Elle tenait son château sur le pied de guerre, comme au moyen-âge, les coulevrines et les bombardes chargées, les herses baissées, les pont-levis « exhaussés » chaque soir au son de la cloche et les clefs de la place déposées en grand arroi « sous » son chevet[29]. Les continuateurs d’Ogée rapportent d’elle, d’après Kerdanet, des traits d’un orgueil fou. C’est ainsi que M. de la Marche, évêque de Léon, l’étant venu voir avec six curés des environs, elle fit servir ceux-ci à l’office. M. de la Marche, témoin de cette insolence, prit son couvert et se leva.

— Où donc allez-vous ? lui dit-elle.

— Dîner avec mon clergé, répondit l’évêque.

Une autre fois, un huissier apporte des papiers à la marquise ; elle les lit lentement et laisse l’homme de loi debout. Celui-ci s’impatiente et s’assied.

— Que faites-vous ? Sachez que jamais huissier ne s’est assis ni couvert en ma présence.

— C’est, réplique l’autre sans se lever, que ces huissiers-là n’avaient ni c… ni tête !

À la bonne heure ! Et cet huissier parlait déjà comme les « patriotes » qui s’apprêtaient à envahir Kerjean. Un tel orgueil se pouvait-il concilier avec la pratique des plus hautes vertus et nommément de la charité chrétienne ? Kerdanet l’affirme et nous voulons l’en croire. Peut-être cependant pousse-t-il la complaisance ou la simplicité un peu loin en assurant que nul obstacle n’arrêtait Madame de Coatanscour pour faire le bien, qu’elle ne s’occupait que de bonnes œuvres et à visiter les pauvres et les malheureux, qu’on racontait partout des prodiges de sa bienfaisance et qu’elle était enfin à ce point adorée de ses domestiques que quelques-uns ne purent lui survivre. Ce qui est vrai et hors de conteste, c’est que la marquise de Coatanscour, bien qu’elle eût fourni, en 1790, une somme de 4.500 livres à la « contribution patriotique », fut traduite devant le tribunal révolutionnaire de Brest après une détention de plusieurs mois dans les prisons du district[30], qu’elle ne perdit pas devant ses juges un pouce de son arrogance et que, condamnée à mort, malgré son grand âge (70 ans), elle périt sur l’échafaud le 27 juin 1704[31]. Le régime qu’elle symbolisait ne pouvait tomber plus fièrement.

Kerjean, veuf de ses hôtes, râlait pendant ce temps aux griffes de la racaille. Une nuée d’aigrefins et de maraudeurs s’était abattue sur cette riche proie : meubles, tentures, argenterie, vaisselle, ils brisèrent ou flambèrent tout ce qu’ils ne purent emporter ; avec les archives du chartrier, si précieuses pour notre histoire bretonne, on fit des bourres et des enveloppes de gargousses. Vrai miracle que les murs aient été épargnés ! Par décision du 17 avril 1793, le directoire de Brest avait ordonné la démolition de Kerjean. L’ordre eût été exécuté, si l’excellente position stratégique du château et les ressources qu’il offrait à la défense, quand les esprits s’échauffaient dans les campagnes, n’avaient plaidé en sa faveur. C’est ainsi que Canclaux, en mars 93, pendant l’insurrection du Léon, prit Kerjean pour quartier général.

Vendu comme bien d’émigré et racheté par un dévoué serviteur des Coatanscour, M. Le Tersec, notaire à Lesneven et sénéchal de Kerjean, le domaine fut restitué par celui-ci, après la Révolution, à un petit-neveu de la marquise, Charles de Brilhac, officier au régiment du roi, des mains de qui il passa par mariage aux Forsanz et aux Coatgoureden. Je ne dirai pas, avec Pol de Courcy, que les derniers propriétaires de Kerjean « l’ont achevé » ; mais enfin il n’était que temps d’aviser et aucune acquisition n’était plus souhaitable que celle dont M. Dujardin-Beaumetz vient de prendre l’initiative. On prête à notre sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts l’intention de restaurer Kerjean[32] et d’y installer un musée du mobilier et du costume bretons. L’idée est heureuse. Les musées urbains ont toujours quelque chose de froid, qu’ils tiennent de ces airs de grange ou de caserne qu’on donne maintenant à tous les monuments officiels. Mais ce musée-ci, placé au milieu des bois, à l’écart des grandes routes, réalisera l’idéal du genre ; on y jouira du calme nécessaire à l’évocation du passé : chupens, béguins, cornettes, bragou-braz, coffres, bahuts, pétrins, listriers, vieux lits-clos à étages, toute la chère et naïve défroque du romantisme armoricain sera là dans son cadre naturel — près de la quenouille et du rouet de Barberine.



GUY DE MAUPASSANT

ET LA BRETAGNE




Un peu partout dans la presse, à propos de la publication de la Correspondance inédite de Maupassant, on se remet à parler de l’auteur d’Une Vie et de Notre Cœur. Les souvenirs affluent. C’est tantôt Miromesnil, tantôt Croisset qu’on évoque, tantôt encore ce Bel-Ami, l’ancien yawl du romancier, petit cotre de 20 tonneaux, délicieusement aménagé pour la rêverie solitaire, qui fut acheté à la mort de Maupassant par M. Frédéric de Neuville et cédé par lui, deux ans après, au comte de Barthélémy. Le yawl conserva sa robe blanche et son liston d’or, mais il perdit son équipage provençal : Bernard, le patron à l’œil sûr, et Raymond, son beau-frère, « fort gars brun et moustachu, infatigable et hardi ». M. de Neuville les remplaça par trois Paimpolais et changea le port d’attache du yawl. D’Antibes, le Bel-Ami remonta vers le Havre. Je l’y découvris un soir de printemps, dans la section du bassin du Commerce qui est réservée aux bateaux de plaisance. Son hivernage allait finir : on avait enlevé le grand prélart de toile grise qui le drapait comme un suaire. Les matelots procédaient à sa toilette de campagne, astiquaient les cuivres, ciraient le plancher, et, tandis que, du quai, mes yeux suivaient distraitement la manœuvre de l’équipage, je récitai, comme on scande un psaume mortuaire, ce passage d’un des derniers livres du grand écrivain où il raconte l’appareillage du petit yawl par un soir semblable, un soir étoilé d’avril :

« Le Bel-Ami était prêt à partir. Je descendis dans le salon qu’éclairaient les deux bougies suspendues et balancées comme des boussoles au pied des canapés qui servent de lits, la nuit venue. J’endossai le veston de mer en peau de bête ; je me coiffai d’une chaude casquette, puis je remontai sur le pont. Déjà les amarres du poste avaient été larguées et les deux hommes, halant sur la chaîne, amenaient le yacht à pic sur son ancre. Puis ils hissèrent la grande voile, qui s’éleva lentement avec une plainte monotone des poulies et de la mâture. Elle montait, large et pâle dans la nuit, cachant le ciel et les astres, agitée déjà par le souffle du vent. Maintenant les hommes embarquaient l’ancre : je pris la barre, et le bateau, pareil à un grand fantôme, glissa sur l’eau tranquille. Pour sortir du port, il nous fallait louvoyer. Nous allions d’un quai à l’autre, doucement, traînant notre canot court et rond qui nous suivait comme un petit à peine sorti de l’œuf suit un cygne… »

Il y eut de tout temps, chez l’auteur de ces lignes, une « fièvre d’espace », un besoin de libres aventures marines, qui était peut-être un legs des lointains vikings. Jamais Maupassant ne s’accommoda de la vie sédentaire. Quand il n’était encore qu’un simple rédacteur au ministère de l’Instruction publique, il se dépensait, les dimanches, en de folles parties de canotage à bord de sa yole la Feuille à l’envers, « n’ayant souci de rien que de ramer », dit-il lui-même, de briser ses muscles, de boire l’air à pleins poumons. Plus tard, le succès de ses premiers livres aidant, il put se permettre de véritables voyages : il parcourut à pied l’Auvergne, la Corse, la Suisse, la Bretagne.

C’est en 1882, je crois, qu’il aborda ce dernier pays. Les notes qu’il en rapporta étaient destinées au Gaulois. Le début seul y parut, dans le no du 16 juillet, sous le titre : En Bretagne, avec un « à suivre » dont la promesse ne fut pas tenue. Pourquoi cette interruption ? Je l’ignore. Mais il n’est pas téméraire de l’attribuer au changement d’orientation du Gaulois. Le lendemain même du jour où avait commencé la publication d’En Bretagne, soit le 17 juillet 1882, Jules Simon, directeur politique, passait la main à M. Arthur Meyer. Le nouveau directeur du Gaulois fit salle nette à son entrée en fonction, comme il est d’usage. Peut-être aussi éprouvait-il certains scrupules, bien compréhensibles, devant la prose un peu libre de Maupassant. Toujours est-il que la série des « En Bretagne » s’arrêta brusquement au premier numéro. Maupassant rassembla ses laissés pour compte et les offrit à la Nouvelle Revue qui les publia en une fois. Les deux textes sont identiques pour la partie publiée dans le Gaulois et la Nouvelle Revue : il n’y eut donc point refonte et c’est le même manuscrit qui servit ici et là.

Ne disposant que d’un temps limité, Maupassant ne s’est pas attardé sur les lisières du pays qu’il voulait connaître. Il est allé tout de suite au cœur de la Bretagne, à Vannes, et, de là, par la côte, à Douarnenez. Je ne crois pas qu’en nous rendant visite, il cédât à un autre sentiment qu’au désir de voir par ses yeux une contrée fière, étrange, primitive, où son maître Flaubert l’avait devancé et à laquelle le rattachaient peut-être certaines ascendances lointaines. Il y eut, sous la Révolution, un Maupassant (Louis-César), député suppléant de la sénéchaussée de Nantes aux États-Généraux, puis député suppléant à la Convention et qui périt dans une émeute à Machecoul où il avait « été envoyé, dit Kerviler[33], afin d’organiser la résistance à l’insurrection ». Était-ce un parent de notre romancier ? Kerviler ne se prononce pas. Et lui-même se tait sur cet homonyme, dont il ignorait peut-être l’existence. Quoiqu’il en soit, peu de témoignages étrangers pouvaient être plus précieux à recueillir sur la Bretagne que celui de Maupassant. Un Coppée, un Theuriet, un Hérédia, un Vicaire, un Richepin, sont des poètes, des cerveaux faciles à suggestionner. Mais Maupassant ! Comment tromper cet analyste cruel et pénétrant, appliqué à rendre aussi exactement que possible les êtres et les choses, ne rêvant pas, n’épiloguant pas, ne moralisant pas, le plus pratique et le moins spéculatif des hommes, doué seulement, comme un de ses héros, de « deux sens très simples : une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous »?

Débarqué un matin à Vannes, il la quittait le jour même et tirait vers Sucinio : pour s’aventurer en terre bretonne, il n’avait voulu ni carte, ni guide ; sac au dos, le bâton à la main, il allait au hasard devant lui. Il se targuait de pénétrer en dix jours le « tempérament » d’un pays. Et il avait pour cela, en guise de talismans, deux règles de conduite dont il ne se départait point : 1o ne suivre jamais les grandes routes ; 2o coucher dans les plus pauvres auberges et, au besoin, dans les granges. C’est une façon de voyager dont ne s’accommoderaient guère, sur leur Panhard ou leur de Dion, les touristes d’aujourd’hui. Et il est vrai que les autos font de la vitesse et non de la psychologie.

Maupassant, tout Normand qu’il était, subit tout de suite le « grand charme » de la Bretagne. Il ne s’y sentit pas dépaysé, mais plutôt transporté hors du présent, dans une atmosphère et dans un âge qui n’étaient plus ceux des contemporains. Par cette observation préliminaire, il se mettait dans l’état d’esprit le meilleur pour comprendre le pays qu’il allait visiter. Il comparait la Bretagne à ces souterrains où les morts restent intacts, comme au jour où l’immobilité les frappa, séchés seulement, parce que la source du sang est tarie.

« Ainsi, les souvenirs, disait-il, vivent éternellement dans ce coin de France, les souvenirs et même les manières de penser des aïeux. »

Un paysan, à Locmariaker, lui parle de César comme d’un ancien qu’il aurait vu. Et il ne s’en étonne pas. Sous ce ciel bas, entre la ligne grise de l’océan, déchirée par des lueurs d’écume, et l’infini des landes morbihannaises, sa pensée prend insensiblement la couleur du paysage, la tournure d’esprit des habitants. Il n’est plus le sceptique, l’incroyant de la veille. « Ceci est une terre de religion », dit-il en frappant du pied le sol. Il est conquis, « retourné ». Il brûle les villes. Vannes, Lorient, Quimper, etc., qui sont plus ou moins pénétrées de modernisme. À peine s’il s’arrête un moment à Pont-Labbé, parce qu’elle a gardé tout son caractère, qu’elle est, avec son vieux château et son étang léthargique, une « petite cité du moyen-âge oubliée là ». Et le revoici dans la lande, sur les grèves, martelant la « route grise ferrée de granit ». Il n’a pas, devant la misère bretonne, cet injurieux dédain d’un Hugo, oublieux de ses propres origines et incapable de résister au plaisir de faire un mot d’esprit : « En Bretagne, les cochons et les habitants vivent ensemble. Faut-il que les cochons soient sales ! » S’il constate à son tour cette promiscuité, — d’ailleurs de plus en plus rare, — il a soin d’observer que les mêmes chaumes fangeux où gîtent pêle-mêle bêtes et gens sont généralement veufs de leur population masculine : « Presque jamais on n’y trouve le père, rarement l’aîné ». Ne demandez pas où ils sont. L’aïeule chenue que vous interrogez tendrait la main vers l’horizon bondissant et soulevé « qui semble toujours prêt à se ruer sur ce pays ».

Penmarc’h, la baie des Trépassés, l’Enfer de Plogoff — « abîme effrayant dont les murs, noirs comme s’ils avaient été frottés d’encre, vous renvoient le bruit furieux du combat marin qui se livre sous vous » — le replongent dans cet « effroi mystique » où les alignements de Carnac l’avaient déjà jeté. Michelet, devant le même paysage, avait répété, en se frappant la poitrine, le Tristis usque ad mortem anima mea des livres saints. Quelle terre cependant que celle qui incline de telles âmes vers la pensée du néant des choses humaines !

Maupassant, après ce pèlerinage aux côtes du Finistère et du Morbihan, retourna-t-il sur son yawl en Bretagne ? Il semble qu’il ait épuisé en une fois sa capacité d’émotion. Du moins ne sais-je plus aucune ligne de lui sur notre pays. Peut-être redoutait-il obscurément sa séduction ; ses nerfs avaient été trop fortement secoués par sa première prise de contact avec la Bretagne. Maupassant n’était déjà plus à cette époque l’homme que nous a peint un de ses biographes, « le garçon le plus franchement gai, le moins renfermé, le moins pessimiste, le plus heureux, le plus libre d’esprit qu’on pût voir[34] ». Il avait trente-deux ans ; il perdait chaque jour depuis la trentaine, nous le savons par une confession de 1884, « un peu de sa vigueur, un peu de sa confiance, un peu de sa santé » ; l’humanité lui apparaissait de plus en plus sous la forme d’une collection de gredins et de sots, l’univers comme un mauvais lieu d’où l’on a hâte de s’évader. Cette philosophie chagrine ne le prédisposait guère à comprendre l’âme bretonne et surtout à goûter son « charme », si comprendre ce n’était déjà sympathiser. Et le fait est que, connaissant l’auteur, je n’étais pas, avant d’ouvrir son journal de route, sans appréhender quelque terrible malentendu. Quelle impression ce Normand réaliste et désenchanté avait-il rapportée de son raid pédestre à travers la fabuleuse contrée que José-Maria de Hérédia, dans une lettre qu’il m’adressait peu de temps avant sa mort, appelait « la dernière terre héroïque et légendaire » ? Trop perspicace et trop averti à la fois pour se laisser prendre aux artifices littéraires d’un Brizeux, d’un Souvestre, d’un La Villemarqué, d’un Violeau, d’un Féval, d’un Jules Simon, d’un Luzel, d’un Renan, d’un Quellien, allait-il estimer que tous les écrivains bretons s’étaient trompés et avaient trompé leurs lecteurs ? Protesterait-il contre leur interprétation de l’âme indigène ou lui donnerait-il son acquiescement ? En un mot comment nous apercevait-il ? Comment nous jugeait-il ?

On vient de le voir et que Maupassant, bien loin de s’inscrire en faux contre l’opinion courante sur la Bretagne et les Bretons, s’y associe pleinement. Peut-être même a-t-il marqué plus profondément qu’aucun de nos écrivains l’étroite corrélation où se tiennent chez nous l’homme et le sol. Les Bretons qu’il nous présente se distinguent à peine des mégalithes épars dans leurs landes et, en retour, les mégalithes lui semblent vivants : « Quand on les regarde longtemps, on les voit remuer, se pencher, vivre ! » Un peuple immobile, une nature agissante, voilà bien la Bretagne. Maupassant ne l’a pas dit expressément ; mais c’est la conclusion qui ressort de son étude.

Étude sincère, fidèle, encore que rapide. Je veux bien que le « Gascon du Nord[35] », qui perçait quelquefois sous Maupassant, ait un peu exagéré son horreur des « guides ». Il y a au moins un de ces « guides » qu’il connaissait, s’il ne le nomme pas : c’est Émile Souvestre, aux Derniers Bretons duquel il empruntera mot pour mot la traduction du Cantique de l’Enfer, dont il prétend avoir « écrit les paroles sous la dictée » d’un vieux prêtre de Plogoff.

Petite faiblesse, explicable peut-être par quelque confusion de notes ou des exigences de rédaction. Partout ailleurs, la sincérité de Maupassant, la spontanéité de son impression éclatent dans la franchise du récit, la précision du trait, la vigueur et la netteté des images. De tous les témoignages étrangers que nous sommes en droit d’invoquer à l’appui de l’interprétation traditionnelle du caractère breton, celui-ci est assurément le plus décisif en raison de la personnalité de l’auteur ou plutôt de son absence de personnalité, de son application à s’effacer devant les choses et à ne jamais sortir de l’attitude objective. Maupassant, pour employer une expression vulgaire, était un homme « à qui on ne la faisait pas ». Il s’est défini lui-même dans ce romancier Lamarthe « armé d’un œil qui cueillait les images et les gestes avec la précision d’un appareil photographique. » Quelle apparence qu’un œil si aiguisé et si sûr ait pu s’abuser au point de prendre pour la vraie Bretagne une Bretagne de convention ? Parler à son propos d’illusion d’optique devient bien difficile. Cela était assez hasardeux déjà pour Souvestre, Brizeux, Luzel, Renan et les autres écrivains bretons et, même dans cette hypothèse, la communauté de leurs vues ne pouvait s’expliquer que par une sorte d’accord préétabli ou de phénomène d’hallucination collective. Dupes ou complices, telle était l’alternative cruelle où les plaçait M. Camille Vallaux, géographe plein de certitudes, qui, entre deux tournées de conférences anticléricales, vient de découvrir la « vraie » Bretagne [36].

Et je ne sais pas, d’ailleurs, pourquoi la Bretagne de M. Vallaux ne serait pas aussi « vraie » qu’une autre. Elle ne l’est pas davantage, voilà tout. Les livres de M. Vallaux valent mieux que ses lettres aux journaux : sa description physique de la Bretagne est excellente, très supérieure à celle de La Borderie. L’auteur, qui a du talent, de la méthode et du savoir, manque seulement de modestie. Les divergences qu’il signale dans le caractère breton, les contradictions mêmes qui font du « type moral et social armoricain » l’un des plus fuyants et des plus insaisissables qui soient, on les avait relevées avant lui, avec moins de rigueur scientifique assurément, sans ce déploiement de règles et de formules, mais aussi sans ce dogmatisme, ce ton suffisant et péremptoire ; on s’était gardé surtout d’étendre à toute la race des conclusions à peine applicables à tels groupes nettement tranchés comme le Roscovite et le Plougastélois qui dessinent au milieu de la société bretonne des sortes d’îlots ethniques indépendants. Et l’on avait fait la part enfin de ce coefficient insoupçonné des géographes et qui s’appelle la vie sentimentale.

Elle joue le premier rôle chez le Breton. Dans ses traits généraux et en dépit des modifications superficielles qu’il a subies au cours de ces dernières années, celui-ci est bien demeuré conforme à son type initial ; c’est bien toujours ici, comme dit Maupassant, « le vieux pays hanté », la terre de religion, la patrie du rêve. Peu importe la couleur de ce rêve, l’objet de cette religion. Ils changent : l’homme qui s’en nourrit ne change pas. Une race s’exprime par ses éléments supérieurs et, dans un Renan, resté profondément idéaliste à travers tous ses avatars et continuant à entretenir en lui, au plein de son rationalisme, une poétique réserve d’illusions, de subtile métaphysique et même de piété, nous avons une parfaite image de la conscience bretonne et de sa fidélité au passé jusque dans l’apparent reniement de ce passé.



DEUX RÉPUBLICAINS



À M. Eugène Allard.


La période électorale est ouverte ; les candidats fourbissent leur éloquence. On ne va plus s’entendre pendant un mois.

Nul refuge contre le mal : les campagnes seront infestées comme les villes ; avant que les feuilles aient poussé aux arbres, il poussera des affiches sur leurs troncs. C’est une lèpre qui envahit tout et qui pourrait, à la rigueur, se tolérer sur nos murs ; mais, aux champs, le scandale confine au sacrilège. Faire la Nature complice du Bloc ! Ne pouvoir circuler dans un paysage qu’entre une profession de foi radicale et le manifeste du parti socialiste unifié ! Lugete, Veneres…

Je sais pourtant une circonstance où la politique et la pire des politiques, la politique de clocher, joua un rôle assez émouvant. Cela se passait, il est vrai, en Bretagne et aux âges héroïques du régime. Et il est vrai encore que les Bretons, petits et grands, m’ont souvent rappelé ce personnage des contes de fées qui ne pouvait frôler l’objet le plus vulgaire sans le muer en or : tout leur est matière à poésie. Le fait est que je trouvai à l’anecdote qui me fut contée une beauté presque romaine, mais j’ai bien peur que cette beauté ne s’évapore dans mon propre récit. Enfin, essayons.

Donc, à Plouriec, dans un bourg perdu de la Cornouaille finistérienne, vivait vers 1878, au temps du cabinet Dufaure, un maire nommé Yves-Marie Guyomar et qui passait pour n’avoir pas la conscience bien nette.

Menacé d’une interpellation par un député de la droite, M. d’Aurelles, le gouvernement tailla aussitôt dans le vif. M. d’Aurelles, fort honnête homme, croyait sincèrement à la culpabilité de Guyomar. Bien d’autres y croyaient, même parmi les républicains. Et M. Dufaure ne badinait pas avec les prévaricateurs.

La vérité, c’est que Guyomar, paysan aisé, riche à cinq ou six mille livres de rente, mais sans grande instruction, n’avait commis aucun des actes dont on l’incriminait et qu’il n’était coupable que d’imprudence : son secrétaire de mairie avait tout fait, sous son couvert, sans doute, et avec son assentiment, mais en lui déguisant la gravité des opérations auxquelles il se livrait et qu’il lui présentait comme de simples virements. Guyomar n’avait tiré aucun profit personnel de ces opérations qui sont aujourd’hui courantes, mais que l’état des mœurs n’autorisait pas encore. Son attachement au régime était parfaitement désintéressé : il comptait au premier rang de cette petite élite rurale qui ne plaignit ni son temps ni ses peines pour asseoir l’influence de la République dans les campagnes bretonnes ; un bon tiers de ses revenus y avait passé. Le reste eût peut-être pris le même chemin, si M. d’Aurelles, dans l’intervalle, n’avait formé un dossier, de l’examen duquel ressortait à première vue la culpabilité de Guyomar. L’affaire ne traîna pas : Guyomar, dans les vingt-quatre heures, fut révoqué.

Le coup était rude, — si rude et si inattendu qu’il terrassa le malheureux. Ce colosse, dont le rire faisait autrefois danser les vitres, fondit, blêmit, bref, en moins de six mois, ne fut plus que l’ombre de lui-même. Il tremblait la fièvre, marchait ployé sur deux cannes et ne levait pas la tête de son gilet. Toutes les consolations et les marques de sympathie que lui prodiguaient ses anciens administrés, dont la fidélité lui aurait dû être un réconfort, ne pouvait prévaloir contre ce fait qu’il avait été sacrifié sans phrase par le régime auquel il avait tout sacrifié, qu’il était déshonoré, perdu, fini politiquement et moralement. Si, à Plouriec, en effet, sa popularité n’avait subi aucune atteinte, il s’en fallait qu’elle eût aussi bien résisté dans les communes voisines : on se détournait de lui dès qu’il paraissait ; on ne voulait plus avoir l’air de connaître ce pelé, ce galeux qui jetait le discrédit sur l’honnête corporation des maires ministériels ; conseillers généraux et conseillers d’arrondissement professaient la même horreur à son endroit. L’un de ces derniers, le docteur Larose, jacobin sec et rigoriste, manifesta publiquement et à diverses reprises son regret que Guyomar n’eût pas été traduit en cour d’assises. L’ancien maire ne trouva qu’un défenseur hors de sa commune, Pierre Garmès, d’extraction paysanne comme lui et son ami d’enfance, qui, jusqu’au bout, tint tête à l’opinion. Mais Garmès n’était qu’un obscur conseiller municipal de Quimperlé, et que pouvait-il contre toute la représentation départementale réunie ?

Tant de déboires accrurent la rancœur de Guyomar et altérèrent quelque peu son affection pour le régime. On s’en soucia médiocrement dans le parti : Guyomar ne serait vraisemblablement plus de ce monde aux élections suivantes ; la situation politique n’avait jamais été aussi bonne dans le Finistère ; huit sièges gagnés au dernier renouvellement du conseil général assuraient la majorité aux républicains et l’horizon semblait dégagé pour longtemps, quand le décès quasi simultané de cinq membres de la gauche vint tout remettre en question. Précisément l’un des premiers frappés fut le conseiller général du canton de Plouriec. Encouragée par le succès de son coup de force contre Guyomar, la « réaction » relevait la tête ; on parlait de la candidature du propre fils de M. d’Aurelles et les ministériels ne trouvaient à lui opposer que celle du docteur Larose, qui s’était montré si impitoyable pour l’ancien maire de Plouriec. Or de l’attitude que prendrait celui-ci dans les élections (je vous ai dit qu’il tenait toujours sa commune en main) dépendait le succès ou l’échec de cette candidature.

C’est alors que le parti républicain commença sérieusement à s’inquiéter de Guyomar.

Il fallait, de toute nécessité, opérer un rapprochement entre Larose et lui. Négociation épineuse. Le comité républicain de l’arrondissement, convoqué d’urgence à Quimperlé, se tourna vers Garmès, qu’on savait dévoué corps et âme au régime et capable d’un effort décisif près de Guyomar.

Garmès, quoi qu’il n’aimât guère Larose, accepta de s’entremettre et partit séance tenante pour Plouriec dans le tilbury du docteur. La voiture fut laissée au bourg avec Larose, et Garmès se dirigea seul, à pied, vers l’habitation de l’ancien maire, distante de trois ou quatre cents mètres. Il y arriva comme M. d’Aurelles en sortait : le député de la droite semblait fort satisfait du résultat de sa visite ; habile manœuvrier, tandis que le comité républicain discutait, il avait pris les devants et, sur promesse de rétracter ses accusations et d’aider Guyomar à établir son innocence, obtenu sans grande peine de celui-ci, non qu’il interviendrait en faveur de la candidature de M. d’Aurelles fils — c’eût été trop demander — mais qu’il observerait durant la campagne électorale une stricte neutralité. Le député se chargeait du reste.

Garmès regretta bien de n’être pas arrivé une heure plus tôt : la visite de M. d’Aurelles allait compliquer singulièrement sa tâche. Mais, tenace et soutenu par son zèle républicain, il n’abandonna pas la partie. Guyomar — un Guyomar cireux, exsangue, méconnaissable — était sous la tonnelle de son jardin : les jambes sur deux chaises placées bout à bout, la tête dans un oreiller, les yeux mi-clos, ce moribond savourait la tardive revanche que lui offrait la destinée. Il se leva péniblement en apercevant Garmès.

— Toi, Pierre ! Quel bon vent t’amène ?

— Je viens te voir de la part du comité républicain, dit Garmès.

— Tu tombes mal, en ce cas, dit Guyomar. M. d’Aurelles sort d’ici.

— Je sais. Je l’ai croisé sur le seuil. Mais je suis entré quand même : je ne peux pas croire que tu aies fait alliance avec l’homme qui a été ton plus mortel ennemi…

— M. d’Aurelles a trouvé l’occasion de me casser les reins : il l’a saisie. C’est tout naturel. On n’attend pas de justice d’un adversaire politique.

— Mais on devrait pouvoir en attendre de ses amis, c’est ce que tu veux dire ? Eh bien, le comité républicain m’a chargé de te présenter ses excuses. Il reconnaît qu’il n’a pas agi envers toi comme il aurait dû. Larose surtout s’est honteusement conduit. Il en convient. Il est prêt à t’exprimer ses regrets. Veux-tu lui pardonner ?

— Jamais ! dit Guyomar, dont les pommettes s’enflammèrent d’un reste de sang.

Garmès n’insista pas, se réservant de reprendre l’entretien après le déjeuner auquel il s’invita bonnement. L’intimité des deux hommes autorisait ce sans-gêne. L’ancien maire, veuf, sans enfants, vivait avec une nièce infirme qui tenait sa maison et mangeait à la cuisine avec les domestiques, malgré les représentations de Guyomar. Cette apparente servilité est conforme aux habitudes bretonnes : l’effacement volontaire de la femme en Bretagne ne préjudicie aucunement à son influence réelle dans le ménage, mais il confère extérieurement à l’homme, au penn-ty, les privilèges et la majesté d’un chef de clan. Les deux amis purent donc causer tout à l’aise, dans cet idiome breton qu’ils employaient de préférence l’un avec l’autre et qui était comme la langue de leurs cœurs. Quelque plaisir qu’ils prissent à se revoir, la conversation languissait néanmoins, en raison des préoccupations de Garmès et de l’état de santé de Guyomar qui le condamnait à un régime sévère, dont le cidre était exclu.

— Ça ne t’empêchera pas de goûter ma récolte de l’année, dit Guyomar. Ma nièce Anaïs prétend que nous n’en avons pas eu de si bonne depuis longtemps…

Après le café. Garmès pria Guyomar de lui faire un pas de conduite jusqu’au bourg. Le temps était doux, un peu humide, car l’automne approchait, et les deux hommes se mirent en route. Mais Guyomar, vite essoufflé, la poitrine déchirée de grosses quintes, n’avançait que difficilement, ployé sur ses cannes, et Garmès avait peine à cacher l’émotion que lui causait la vue de ce colosse, jadis si fier de sa force et qui n’était plus qu’une ruine ambulante. Tuberculose aiguë : rien à faire, déclaraient les médecins. Il y avait de la cruauté vraiment à troubler les dernières heures du pauvre diable et à le rejeter malgré lui dans cette politique dont il mourait. Mais la passion républicaine l’emportait chez Garmès sur son amitié pour Guyomar et, à peine en route, il avait recommencé son assaut du matin.

Sans plus de succès d’ailleurs. L’ancien maire était buté et ne se rendait pas.

Les deux amis, tout en causant, étaient parvenus sur la place du bourg, devant le cimetière, qui, à la mode bretonne, fait ceinture à l’église, et Guyomar, épuisé par sa marche et l’effort de la discussion, proposa de s’y arrêter un moment. Garmès et lui franchirent l’échalier et s’assirent familièrement sur une tombe. Les cimetières bretons sont à la fois des jardins, des forums et des champs de repos : sur leurs muretins bas, à hauteur d’appui, les filles s’accoudent volontiers, le dimanche, pour deviser avec leurs galants ; l’instituteur, qui est généralement secrétaire de mairie, y fait les annonces « sous la croix », à l’issue de la grand’messe. Un tel lieu n’a rien de lugubre et, si les pensées qu’il éveille prennent naturellement un tour grave, ces pensées ne sont pas nécessairement mélancoliques.

Garmès cependant parut frappé du hasard qui donnait pour cadre à leur dernier entretien ce cimetière de village. Il avait perdu tout espoir de réduire Guyomar. De la tombe où ils étaient assis on apercevait un coin de place devant l’auberge du Soleil d’or : le tilbury du docteur était rangé là, les brancards en l’air ; Larose lui-même ne devait pas se tenir bien loin. Guyomar avait reconnu la voiture et il revoyait sans doute, en esprit, l’homme qui parlait six mois plus tôt de le déférer aux assises et dont l’abandon lui avait été plus sensible que toutes les accusations de M. d’Aurelles. Pardonner à cet homme, décidément non, jamais !

— Jamais ? dit Garmès. C’est ton dernier mot ?

— Mon premier et mon dernier.

— Écoute, Yves-Marie, dit alors Garmès. Ce n’est pas un simple hasard qui a voulu que nous ayons cette conversation dans le cimetière. On peut te parler comme à un homme. Sache donc que ta place est marquée ici et que tu n’as plus longtemps à attendre pour l’occuper. Cela me brise le cœur de te parler ainsi, mais il faut que tu te rendes compte de ton état.

Si maître qu’il fût de lui, Guyomar, en entendant cet arrêt, ne put retenir un mouvement de surprise douloureuse. Il connaissait assez Garmès pour ne concevoir aucun doute sur sa sincérité.

— Je te remercie de ta franchise, Pierre, dit-il… On m’avait caché la vérité autour de moi : je croyais que je pouvais « aller » encore quelque temps et même guérir, peut-être.

— Non, tu es condamné. Ce n’est plus qu’une question de jours, poursuivit impitoyablement Garmès… Eh bien, je te le demande avec toute mon âme de républicain et aussi avec toute l’affection profonde, toute l’estime que j’ai pour toi et que je voudrais conserver intactes, est-ce le moment de faiblir, d’écouter les flatteries de la réaction et d’abjurer la foi de ta vie ? Est-il possible que toi, qui as tant fait pour le triomphe des idées républicaines dans ce canton et qui as tant souffert par elles, tu veuilles donner ce démenti à ton passé ?… Je suis un des rares hommes qui, en dehors de ta commune, ne t’ont jamais abandonné, n’ont cessé de protester contre les calomnies et les injustices dont tu étais abreuvé. Ma sincérité ne t’est pas suspecte. Maintenant je n’insisterai plus : la réponse que tu me donneras sera bien la dernière.

Guyomar se troublait visiblement. Aucun des arguments dont s’était servi jusqu’alors Garmès n’avait mordu sur cette nature indomptable : pour l’attendrir il avait fallu l’évocation de sa fin prochaine. Moyen héroïque, mais si cruel !… Guyomar resta quelques instants rêveur, promenant son regard sur les tombes, comme pour leur demander conseil.

— Le docteur Larose est ici, n’est-ce pas ? dit-il enfin à Garmès.

— Je suis venu dans sa voiture.

— Eh bien, va le chercher, dit Guyomar.

J’abrège la suite, qui aussi bien se devine. La réconciliation de Guyomar et du docteur Larose était un gage de victoire pour ce dernier : Guyomar employa contre M. d’Aurelles toute l’influence et toute l’énergie qui lui restaient. Il mourut peu après les élections, qui furent un nouveau triomphe pour les républicains. C’est de Garmès lui-même que je tiens l’anecdote. Il me la contait simplement, beaucoup mieux certes que je ne l’ai rapportée et sans soupçonner ce qu’elle avait de cornélien. Je n’en connais pas où la persistance du caractère breton à travers tous les changements politiques, son idéalisme, sa noblesse, sa poursuite désintéressée d’une fin morale, s’accusent d’un trait plus vigoureux.



MARION DU FAOUET

ET LA GRANDE MISÈRE DU XVIIIe SIÈCLE




Aimez-vous les histoires de voleurs ? Lisez la Grande Misère, de M. Jean Lorédan. C’est la vie de Marion du Faouet et de ses « associés » que l’auteur nous y raconte, avec une connaissance des lieux, des hommes et des choses, un luxe de détails, une érudition extraordinaire.

Est-il vrai cependant que la misère ait été si grande aux xviie et xviiie siècles, que les paysans surtout, pendant ces deux siècles, aient été si malheureux en France et particulièrement en Bretagne ?

J’ai peur que M. Lorédan n’ait été obsédé, comme tant d’autres, par le fameux couplet de La Bruyère : « L’on voit des animaux farouches, mâles et femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés par le soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines, etc… »

Je ne dis pas que La Bruyère ait inventé ces « animaux farouches ». Ils existaient de son temps, — et ils existent encore du nôtre. Le spectacle qu’il eut sous les yeux, nous pouvons nous le donner tous les jours en parcourant la campagne. Et, si le loisir nous manque pour conduire une enquête personnelle, nous n’avons qu’à ouvrir l’Officiel du 7 décembre 1909 et à lire le discours de M. Compère-Morel, qui représente à la Chambre le socialisme agraire et s’intitule lui-même le député des paysans : il y a là des chiffres et des faits d’une précision singulière, et ce tableau de la détresse paysanne au commencement du xxe siècle peut supporter la comparaison avec les pages tant de fois citées de Young et de Cambry sur la condition précaire des paysans bretons à la fin du xviiie siècle. Mais enfin de ce que les souffrances sont vives parmi nos journaliers agricoles, nos fermiers, nos métayers, voire parmi nos petits propriétaires ruraux, en allons-nous conclure que toute la classe paysanne est plongée chez nous dans la plus affreuse misère ? On protesterait contre une généralisation si excessive. Et, tout de même, je crois qu’il faut en prendre et en laisser dans le couplet de La Bruyère.

Avez-vous remarqué combien les demeures paysannes du xvie, du xviie et du xviiie siècle — la plupart sont venues jusqu’à nous : on bâtit en Bretagne pour l’éternité — sont amples, solides, confortables ? Et je ne parle pas des gentilhommières, mais des maisons du « commun » ? Et avez-vous fait attention aussi à leur mobilier ? Il était en chêne massif, en châtaignier, en hêtre, et peut-être parce que le sapin n’avait pas encore poussé de racines bien vigoureuses dans le sol breton ; mais il était surtout merveilleusement fouillé et ciselé. Quel affinement du sens esthétique chez ces paysans de l’ancien régime ! Quelle entente du style décoratif et de son appropriation aux moindres objets domestiques ! Les armoires, les vaisseliers, les huches, les pétrins, les lits-clos, jusqu’aux coffres à grain, aux bancelles, aux listriers et aux rouets, étaient des miracles d’élégance au regard de l’affreuse camelote qui les a remplacés ; il y avait en eux je ne sais quoi de plantureux, de sain, d’honnête et de pimpant tout ensemble ; leurs collerettes de fuseaux, leurs ferrures luisantes endimanchaient le logis et lui donnaient un air de fête perpétuelle. Restaurés, raboutés, ces chefs-d’œuvre de l’art rustique indigène font encore vif effet dans nos salles à manger et nos salons bourgeois.

Mais un tel souci de la décoration suppose peut-être quelque aisance. Les misérables couchent sur la paille, dans des « tanières », comme disait La Bruyère ; ils n’ont cure et pour cause de « fuseaux », de « roses », d’ogives et d’entrelacs à leurs lits. Je me souviens de mon émoi le jour que je pénétrai chez les Paganis de Garrec-Hir. Derrière la dune, en rang d’oignons, une cinquantaine de petits chaumes lépreux et tristes clignaient leur œil unique vers la terre. Des portes basses, cintrées, au linteau desquelles étaient parfois gravées des inscriptions et des dates, ouvraient sur une pièce sombre, sans air, que plafonnaient des fagots de « landes » posés sur de grandes perches transversales. Ni plancher, ni crépi ; des murs noirs de suie. Et voilà que, quand le regard s’était adapté à ce milieu crépusculaire, on voyait avec stupeur surgir de l’ombre toute une floraison de lits-clos, de huches et d’armoires dentelés et brodés comme des châsses. Où donc ces « sauvages », ces « animaux farouches », avaient-ils pris l’argent nécessaire à l’acquisition d’un pareil mobilier ? J’eus l’imprudence de publier ma découverte dans une grande revue de Paris, puis dans mon livre Sur la Côte : l’année suivante, j’appris qu’un brocanteur de la capitale avait passé à Garrec-Hir et dans les autres villages du terroir paganis et raflé toutes les merveilles qui y dormaient depuis trois siècles. Cela lui avait coûté trente mille francs !

Et j’ai été frappé encore d’autre chose : nous avons eu diverses jacqueries en Bretagne. La plus terrible fut celle de 1675, où vingt mille bonnets-rouges et bonnets-bleus, tous paysans, dénoncèrent le pacte qui les unissait à la couronne et marchèrent contre les troupes du roi. Mais quelle était la cause de cette jacquerie formidable ? L’impôt mis par Louis XIV sur le tabac, le papier timbré et la vaisselle d’étain.

Réfléchissez un peu cependant : est-ce qu’un impôt semblable eût causé la moindre émotion à des gueux ? Est-ce que les gueux fument, mangent dans la vaisselle d’étain et se servent de papier timbré ? Est-ce qu’en l’an de grâce 1910 nos petits paysans se permettent encore plus d’une ou deux « pipées » par jour ? Et j’en connais qui ne fument que le dimanche ! Est-ce qu’ils ont de la vaisselle d’étain, tout de même plus coûteuse que la poterie commune ? Et leur nourriture ? Et leur boisson ? Marion du Faouet et ses acolytes, dans les « ménages » où ils pénètrent, commencent toujours par se faire servir du cidre, qu’on tire à la clef. On boit du cidre, dans le livre de M. Lorédan, que c’en est une bénédiction[37] : sauf dans les fermes riches, aujourd’hui, les paysans bretons boivent de l’eau ou de la piquette.

La comparaison, décidément, n’est pas à notre avantage. Et je n’en induis rien pour le moment, sinon qu’il ne faut pas trop se laisser piper aux grands mots et aux belles phrases et que, sur la prétendue misère comme sur l’état d’ignorance où l’on veut qu’aient croupi les populations de l’ancien régime, il est prudent de faire de sérieuses réserves.

M. H. Sée, dans son étude sur les Classes rurales en Bretagne du xvie siècle à la Révolution, concède lui-même que, suivant les documents dont on se sert, rien n’est plus aisé que « d’embellir ou de noircir le tableau ». Et le fait est qu’il a fort bien échappé personnellement à la première tentation. S’est-il aussi bien gardé de la seconde ? Peut-on accorder ses conclusions pessimistes avec telles de ses déclarations antérieures qui les ruinent ou les ébranlent singulièrement ? S’il est vrai, comme il le dit, que « l’immense majorité des paysans bretons » jouissait de la liberté personnelle, qu’aucun d’eux n’était plus soumis au servage et à la main-morte, comme les paysans de certaines régions du Centre et de l’Est, et qu’enfin et surtout « la plupart » d’entre eux étaient propriétaires, voilà qui ne se concilie guère ou se concilie assez mal avec le régime d’oppression et de misère sous lequel il les montre ensuite se débattant. Ne nous troublons pas de certaines statistiques qui, examinées de près, apparaissent beaucoup moins lugubres qu’on ne dit. M. Sée, par exemple, s’effraye du grand nombre d’indigents portés, au xviiie siècle, sur les rôles des paroisses bretonnes. Or, sauf dans quelques-unes de ces paroisses, comme Pommerit-Jaudy, Coatreven et Camlez, la proportion des indigents est presque partout inférieure d’un tiers, quelquefois de moitié, à celle des contribuables à la capitation. Mais, après cent ans et plus, la proportion n’est pas encore très sensiblement modifiée et, si l’impôt sur le revenu « fonctionne » jamais en Bretagne, on verra ce qui subsiste de contribuables dans nos communes. M. Sée allègue en dernier ressort la fréquence des famines, des disettes. Elles revenaient avec une périodicité inquiétante dans la dernière moitié du xviiie siècle et j’aurais mauvaise grâce à contester leur gravité. Mais il faudrait savoir jusqu’à quel point elles étaient inhérentes au régime. En 1793, dans l’Ile-et-Vilaine, on se battait à la porte des boulangers « pour avoir du pain » ; en 1794, la rareté et la mauvaise qualité de la farine déterminèrent une terrible épidémie d’aspect cholériforme. « C’est alors, dit M. Haize, que le peuple pensa mourir de faim[38] ». Cependant ni les nobles ni le roi n’étaient plus là et la libre circulation des grains avait été établie sur tout le territoire de la République.

En parlant de la « grande misère » bretonne du xviiie siècle, M. Lorédan nous prévient du reste, fort honnêtement, qu’il n’a entendu parler que de la misère de « certains paysans, ceux de la classe inférieure, des journaliers, manœuvres, petits fermiers, pauvres « ménagers laboureurs de terre », lesquels étaient, d’ailleurs, la majorité ».

Ils sont encore la majorité, et ils ne sont pas beaucoup plus heureux qu’au xviiie siècle : à preuve l’abandon des campagnes, l’émigration croissante vers les villes. Cette émigration était plus difficile autrefois : de là le grand nombre des mendiants qui sillonnaient les routes et dont les plus hardis ou les moins scrupuleux se faisaient volontiers coupeurs de bourses. Et peut être aussi que la répression laissait quelque peu à désirer sous l’ancien régime : Messieurs de la maréchaussée, tels les carabiniers d’Offenbach, arrivaient souvent trop tard. Ils n’arrivaient même pas du tout, quelquefois. Si bien que les voyageurs, assez fréquemment, finissaient par s’entendre avec les voleurs, comme cela se passe encore, de nos jours, en certains districts montagneux de la Corse.

Vous lirez, chez M. Lorédan, le récit détaillé — et combien pittoresque, amusant ou pathétique ! — des courses de Marion sur les grands chemins. Je ne veux pas déflorer votre plaisir en vous donnant de ce récit une analyse forcément sèche. Marion, du reste, eut des ancêtres et des imitateurs. Faut-il vous rappeler, en Bretagne même, les trois frères Guilleri, roués sous Henri IV et qui, six années durant, terrorisèrent la province ? Aux croisées des chemins ils attachaient des écriteaux portant : « La paix aux gentilshommes, la mort aux prévôts et aux archers, la bourse aux marchands ! »

Dans la vallée supérieure du Guer, entre les chapelles de Christ et de Sainte-Catherine, s’étendent de grandes friches broussailleuses qu’on appelle la Lann-ar-Consorted (la Lande des Affiliés). Peu de régions sont aussi mal famées. Les « affiliés » dont il s’agit opéraient sous la direction d’un certain Hervé Bihan[39] qui fut capturé près de Plouaret et pendu à la croix de Kermabin. Mais, plus encore que la Lann-ar-Consorted, la Lieue-de-grève, sur la route de Lannion à Morlaix, était un endroit redouté des voyageurs. De tout temps, les fourrés qui avoisinent ce dangereux passage, servirent de repaire à des bandes de voleurs. L’histoire et la tradition populaire ont gardé le souvenir d’une femme, Marc’haït ou Marguerite Charlès — bien autrement intéressante, par parenthèse, que Marion du Faouet — laquelle sous la Ligue, presque au même temps donc que les Guilleri, rançonnait et assassinait à la tête d’une de ces bandes les voyageurs qui se rendaient de Lannion à Morlaix ou réciproquement. Elle avait pour principaux lieutenants les frères Rannou, deux coquins magistralement charpentés, qui, dédaignant toutes autres armes, assommaient les gens à coups de penn-baz. Elle-même commandait la manœuvre, comme un premier maître de timonerie, à l’aide d’un sifflet, « un sifflet d’argent doré », dit la tradition.

Ma é honnont ar Charlezenn,
A c’huitelle war bouez he fenn ;
Ha na è ket ur zelbant vad
Klewet ’r Charlezenn c’huitellad.


(C’est celle-là, la Charlès,
Qui siffle à tue-tête ;
Et ce n’est pas un bon signe
Que d’entendre siffler la Charlès.)

Ce sifflet de la Charlès, « qui met cinq cents hommes en fuite », rappelle tout ensemble à M. Alfred Rambaud « les sifflements de Soloveï le brigand, qui suffisaient à terrasser les guerriers de Kief, et les sifflements des dragons vaincus par les héros des diverses épopées ». M. Rambaud en concluait que la Charlès avait dû prendre dans la poésie bretonne la place d’un personnage plus ancien, de caractère mythique, esprit du mal ou démon de la tempête. L’hypothèse n’a rien de choquant ; mais elle s’appliquerait encore mieux aux lieutenants de Marguerite, ces Rannou ou Rannoued, dont le nom, qui signifie séries, « est très ancien », dit Luzel, et dont le penn-baz s’apparente de surcroît à certaine massue fameuse. Il y eut vraisemblablement un premier Rannou, sorte d’Hercule ou de Samson breton, avec lequel ils se confondirent et dont la force était passée en proverbe. On disait et on dit encore aux environs de Plestin : « Fort comme Rannou » et l’on attribue cette vigueur surhumaine aux vertus d’un philtre que la mère du géant avait reçu d’une sirène, mais qu’elle n’osa faire prendre à l’enfant qu’après en avoir éprouvé l’effet sur son chat. Stupide défiance ! Il fallait à Rannou, dit la légende, la potion entière pour être un héros ; une caducité précoce brisa ses membres et il est resté comme le symbole d’une force extraordinaire, mais incomplète…

N’est-ce point là une personnification facilement reconnaissable de la race bretonne et, dans le mythe de Rannou, ce peuple n’a-t-il pas enfermé sa mélancolique histoire à lui-même, l’histoire de ses dons merveilleux, de ses ambitions démesurées et de leur lamentable avortement ? Il ne semble pas, sauf le détail du sifflet, qu’on trouve aucun trait analogue dans la composition du personnage de Marguerite Charlès, ni dans celle de sa fille — car les ballades font aussi mention d’une Marie Charlès qui lui succéda peut-être à la tête de la bande. M. Le Braz, qui l’a prise pour héroïne d’une de ses Vieilles histoires du pays breton, veut qu’elle ait été rousse, ce qui la rapprocherait donc de Marion, et belle fille comme cette dernière et pas plus bégueule qu’elle. Il est possible. Luzel se borne à dire que les victimes de Marguerite étaient enfouies dans le sable de la Lieue-de-Grève, sable mouvant où il n’était pas commode de les retrouver. Dans l’un des gwerziou qui lui sont consacrés, elle parle « d’un petit bois rempli de ronces » où il y avait « autant de cadavres qu’il y en a dans l’ossuaire de Morlaix ». Ce petit bois était vraisemblablement le bois de Coatandrézenn, en la commune de Tréduder, où la bande avait son « fort » : une troupe de soldats espagnols, en 1598, se chargea de le « sarcler ». Y réussit-elle ? La tradition veut que ce soit par surprise, chez le seigneur de Keranglaz, où elle avait été attirée, qu’on se soit emparé de Marguerite Charlès.

Quoiqu’il en soit et quand la Charlès et les Rannou eurent été « branchés », la paix ne régna pas pour cela sur la Lieue-de-Grève ; les fourrés et les landes continuèrent de servir de repaire aux voleurs de grand chemin. L’audace de ces malandrins alla même grandissant. On raconte qu’au commencement du xixe siècle les voyageurs, presque au sortir du bourg de Saint-Michel, apercevaient sur la route une casquette pendue à un bâton ; près du Roc’h-Allaz, une autre casquette et un autre bâton ; au pied de la montée de Saint-Efflam enfin, une troisième casquette pendue à un troisième bâton. S’ils ignoraient ou faisaient semblant d’ignorer la signification de ces trois casquettes et de ces trois bâtons, il y avait de grandes chances pour qu’ils n’atteignissent pas Plestin sans avoir fait connaissance avec l’escopette des bandits.

Il leur échéait pis encore quelquefois : un de mes grands-oncles, officier de santé, qui se rendait à Morlaix par la Lieue-de-Grève, à cheval, son porte-manteau en croupe, qui contenait 5 ou 6.000 francs, fut trouvé au matin couché sur le dos, un énorme rocher sur la poitrine, sa sacoche vide et ses pistolets près de lui, qu’il avait déchargés sur les brigands. Lui aussi sans doute avait passé près des trois casquettes sans y déposer la rançon dont ces coquins frappaient tous voyageurs, à l’exception « des nones, des prêtres et des ménétriers »…

Mais où me laissé-je entraîner ? C’est de Marion et de la « grande misère » au xviiie siècle que je voulais seulement vous entretenir. Je me suis un peu écarté de mon sujet, chemin faisant. J’y reviens pour féliciter M. Lorédan des belles qualités d’historien qu’il a montrées au cours de son livre. M. Lorédan appartient à cette école qui semble s’être donné pour tâche de porter dans l’histoire, et en observant vis-à-vis des faits la probité la plus scrupuleuse, les façons pittoresques et tout l’imprévu du roman. Lenôtre et Funk-Brentano étaient jusqu’ici les maîtres du genre. Il leur faudra désormais compter avec M. Lorédan.



EGINANE ET KUIGNAOUAN




À François Ménez.


Balthazar, Melchior et Gaspard sont en route vers Bethléem. Guidée par l’étoile mystérieuse, leur lente caravane passe dans la nuit, et l’air est tout embaumé autour d’eux des parfums qu’ils destinent à l’Enfant-Jésus…

C’est en commémoration de ce grand événement que l’Église a institué la fête de l’Épiphanie. Dans le langage courant, on l’appelle la Fête des Rois et vous savez à quelle aimable cérémonie elle donne lieu aujourd’hui encore. À table, au dernier service, on apporte une énorme galette dont les morceaux sont répartis à la ronde entre les convives de tout âge. Celui qui trouve la fève dans sa part est proclamé roi et, pour célébrer cette royauté éphémère, l’assistance se lève joyeusement en criant : « Le roi boit ! »

Il y a, dans le Génie du Christianisme, une jolie page sur cette coutume de la galette épiphanique et où l’on peut croire que Chateaubriand a évoqué des souvenirs personnels. Même à Combourg, la fête des Rois déridait tous les fronts :

« L’aïeul, retiré pendant le reste de l’année au fond de son appartement, reparaissait dans ce jour comme la divinité du foyer paternel. Les petits-enfants, qui depuis longtemps ne rêvaient que la fête attendue, entouraient ses genoux et le rajeunissaient de leur jeunesse. Les cœurs étaient épanouis, la salle du festin était décorée et chacun prenait un vêtement nouveau : au choc des verres, aux éclats de la joie, on tirait au sort ces royautés éphémères ; on se passait un sceptre qui ne pesait point aux mains du monarque. Souvent une fraude, qui redoublait l’allégresse des sujets et n’excitait que les plaintes de la souveraine, élevait au trône la fille du lieu et le fils du voisin nouvellement arrivé de l’armée. Les jeunes gens rougissaient, embarrassés qu’ils étaient de leur couronne ; les mères souriaient et l’aïeul vidait sa coupe à la nouvelle reine ; le curé, présent à la fête, recevait, pour la distribuer avec d’autres secours, cette première part, appelée la part des pauvres. Des jeux de l’ancien temps, un bal, dont quelque vieux serviteur était le musicien, prolongeaient les plaisirs, et la maison entière, nourrices, enfants, fermiers domestiques et maîtres, dansaient ensemble la ronde antique. »

Voilà bien comme les choses devaient se passer autrefois dans les châteaux bretons. Et peut-être s’y passent-elles encore ainsi dans quelques-uns. La cérémonie s’est seulement simplifiée : comme l’électricité ou le gaz et, à tout le moins, le pétrole ont remplacé presque partout les chandelles, on n’a plus de raison pour « barioler » ces défuntes ni leur faire toilette avec des manchons et des collerettes en papier de couleur. Cela était bon en 1817, au temps de M. de Jouy. Mais quelle idée d’avoir remplacé la fève par une poupée de porcelaine ! C’est, dit-on, qu’il est d’usage, surtout dans le peuple, que le roi de la fève « régale » au dessert la compagnie et que des convives peu délicats préféraient avaler sans rien dire ce gros légume indigeste et se dérober aux charges d’une royauté dispendieuse. Je constate aussi que l’élection du roi, qui se faisait jadis sitôt « la soupière enlevée », ne se fait plus guère qu’au fromage. Et bénit-on même la galette ? Y trace-t-on, avant de la découper, un signe de croix ? C’est quand tous ces préliminaires étaient réglés qu’au surgat junior ! de M. le recteur ou de M. le vicaire, le plus jeune des convives se levait et s’approchait de la maîtresse de maison : on couvrait le gâteau d’une serviette ; on faisait faire au plat deux ou trois tours « pour ôter toute idée de dol ou de faveur » et notre Eliacin désignait « les portions. » Bien entendu, la première portion, toujours la plus grosse, était pour les pauvres. La fève tirée, le roi choisissait sa reine, qui venait s’asseoir à ses côtés ; les cris de « la Reine boit ! le Roi boit ! » retentissaient pendant toute la durée du repas ; au dessert enfin on procédait « aux élections des grandes charges de la couronne » : M. le recteur était promu grand-aumônier ; l’oncle à héritage ministre des finances et l’amphytrion maître de l’hôtel royal. Innocente comédie renouvelée des Grecs et des Romains — au dénouement près qui, chez ces derniers, manquait un peu d’agrément, le roi de la fève, tiré au sort parmi les pensionnaires des ergastules, étant généralement pendu haut et court à l’issue du festin !

Mais la plus grave dérogation au rite des anciens repas épiphaniques, c’est, sans contredit, l’abandon où est tombé dans les villes et même en beaucoup de campagnes le touchant usage de la « part des pauvres. » Vous vous rappelez, dans le Barzaz-Breiz, le cantique des étrenneurs, ce Troad ann Eginane ou Tournée de l’aguilaneuf, que La Villemarqué a sans doute quelque peu arrangé, suivant son habitude, mais dont le fond du moins n’est pas apocryphe :

In nom’ne Patris et Fili,
Doue dho pennigo enn ti !
Eginane ! Eginane !

« In nomine Patris et Filii, Dieu vous bénisse en cette maison. — Des étrennes ! Des étrennes !… »

Eginane signifie-t-il « étrennes », comme le traduit La Villemarqué ? Étrennes en breton se dit kalannad (présent des calendes). Cependant, Le Pelletier, cité par Troude, assure que de son temps les jeunes garçons s’en allaient par les rues des villages, criant : Va eginad ! « mes étrennes ! » On a vu dans ce mot eginad ou eginane une corruption bretonne de l’ancien cri français : Aguilaneuf. Ce serait plutôt, m’écrit un « vieux Breton » de Vitré, lequel prétend avoir communiqué sa découverte à La Villemarqué, aguilaneut qui dériverait d’eginane.

« En effet, continue mon correspondant anonyme, l’expression eginane se compose de trois mots : egin ann euw qui se traduisent : « présent du ciel. » Au surplus, pour exprimer le mot présent ou étrenne, on dit en gallois : eginyn ou eginad ; en irlandais : eigan ; en gaélique : eigin. »

L’explication est séduisante. Mais, en matière d’étymologie, l’expérience nous apprend qu’il faut se défier des explications séduisantes. Et puis on a tant discuté et disputé sur ce mot d’eginane que la question, qui ne fut jamais très claire, a fini par devenir tout à fait obscure. D’ailleurs le mot a plusieurs formes, dont eginad, qui n’est nullement particulier au gallois et qui s’emploie aussi chez nous. Feu Henri du Rusquec l’orthographie de la sorte dans son Dictionnaire du dialecte de Léon, paru en 1895, et le fait venir d’egin, germe, et de ad, blé.

Je me garderai bien de me prononcer entre le « vieux Breton » et Henri du Rusquec. Mais voici une indication précieuse que nous devons à ce dernier auteur :

« Dans certaines villes de Bretagne, dit-il, vers la fin de l’année, les jeunes garçons frappent sur les portes des maisons en criant : egin an ad, « germe de la graine », pour réclamer des étrennes. »

De quelles villes de Bretagne parlait Henri du Rusquec ? Il est dommage que nous ne le sachions pas. Pour mon compte, je n’ai guère entendu pousser l’eginanad, ni l’eginad, ni l’eginane dans le Trégor. Les gamins qui, dans mon enfance, à Lannion, s’en allaient de porte en porte, le soir des Rois, demandant la « part à Dieu », se bornaient à crier : kouignaouan ! kouignaouan ! Chacun sait ce qu’est un kouign en Bretagne : on désigne de la sorte une manière de tarte aux pommes assez grossière. Mais j’ai bien peur que kouign, nonobstant sa consonnance farouche, ne soit pas breton pour un sou ; de fait, on le retrouve en Picardie, en Flandre et en Lorraine, car il est bien évident que cuignoux, cuignots, cuignets, cagneux, quenioles, etc., qui désignent également dans ces provinces des tartes aux pommes épiphaniques, ont la même racine que kouign.

Au temps de La Villemarqué, la tournée de l’aguilaneuf se faisait, paraît-il, dès le lendemain de Noël et se poursuivait jusqu’au soir des Rois. Les pauvres de la paroisse, précédés d’un vieux cheval que décoraient des rubans et des lauriers, s’en allaient de ferme en ferme et de village en village, pour chercher leurs étrennes. Ils les demandaient en vers, suivant l’habitude bretonne. Entre le chef de la troupe et le penn-ty, devant la maison duquel on s’était arrêté, un dialogue rimé s’engageait, qui se terminait toujours par une large distribution d’aumônes. La Villemarqué place son gracieux débat poétique à Spézet, dans les montagnes d’Arrhée. Mais à Morlaix, à Landerneau, à Lesneven, une procession du même genre, accompagnée peut-être du même débat, se déroulait par les rues[40]. D’assez bonne heure, du reste, l’usage s’en perdit. Au contraire, à Saint-Pol-de-Léon, où une étiquette spéciale réglait la cérémonie, il se continua jusqu’à nos jours, puisqu’en 1903 encore, dans un article du Petit Français, M. A. Vibert disait qu’il lui avait « été donné » d’assister au défilé du cortège et racontait ainsi la scène :

« Un pauvre du pays et deux notables propriétaires de la ville promènent par les rues un cheval dont la tête est ornée de gui et de lauriers et portant en selle deux mannequins recouverts de draps blancs ; des enfants et des oisifs suivent le cortège en poussant de grands cris. À chaque seuil, on s’arrête pour recevoir les dons en argent ou en nature, afin que le lendemain les pauvres puissent célébrer gaiement la fête et, à chaque munificence, la foule répète la clameur traditionnelle : Inkinnanné ! »

M. Vibert ajoutait que « personne du pays » n’avait pu le « renseigner sur ce mot, dont le sens est absolument perdu et qui ne subsiste que par tradition. On n’a pas davantage de renseignements, disait-il, sur la bizarrerie du cortège. Il semble bien que les mannequins à cheval sont une vague allusion au voyage des rois mages à Bethléem, mais ce n’est qu’une hypothèse. Dans tous les cas, les pauvres n’ont qu’à se louer de cet usage traditionnel, car chacun se pique de faire un don aux quêteurs… »

L’avouerai-je ? J’éprouvai, à la lecture des lignes précédentes, un vague sentiment de méfiance. Non pas que je misse en doute le fait lui-même, que Pol de Courcy avait déjà rapporté dans son Itinéraire :

« En conservant l’esprit des anciens temps, dit cet auteur, Saint-Pol en a aussi gardé plusieurs usages. Tous les ans, la veille de la fête des Rois, on promène dans les rues un cheval dont la tête et les crins sont ornés de gui, de lauriers et de rubans. Il porte deux paniers, dits mannequins, recouverts d’un drap blanc. Conduit par un pauvre de l’hospice et précédé d’un tambour, il est escorté par quatre des plus notables habitants. Une foule d’enfants et d’oisifs suit en poussant de grands cris ce bizarre cortège, qui s’arrête devant chaque seuil pour recevoir les dons de la charité publique ; les uns remettent de l’argent aux quêteurs, d’autres entassent dans les paniers du pain, des bouteilles, des quartiers de viande, afin que le lendemain les pauvres puissent eux aussi célébrer gaiement la fête des Rois et, à chaque nouvelle munificence, la foule répète la clameur traditionnelle : inguinané, inguinané. »

Le simple rapprochement des textes témoigne que M. Vibert connaissait l’Itinéraire de Pol de Courcy et qu’il s’en est largement inspiré. Les seules variantes qu’il ait introduites dans la description de l’Itinéraire sont la réduction des quatre notables à deux et la transformation d’inguinané en inkinnané. Ce qui lui appartient en propre, par exemple, c’est le commentaire qu’il fait des mannequins. Il y voit « une vague allusion au voyage des rois mages à Bethléem. » Mais, en ce cas, il eût dû y avoir trois mannequins et, pour bien faire, le troisième mannequin aurait dû être noir. Enfin Pol de Courcy écrivait en 1864 ; M. Vibert en 1903. Ce qui était vrai il y a quarante ans l’était-il encore au commencement du XXe siècle ? Je voulus en avoir le cœur net et recourus, à cet effet, aux bons offices de M. le comte de Guébriant, maire de Saint-Pol. Avec une grâce et un empressement dont je ne saurais assez le remercier et qui n’ont pas lieu de surprendre, d’ailleurs, chez ce grand seigneur ami des lettres, M. de Guébriant s’employa aussitôt pour m’obtenir les renseignements que je désirais et fit appel tant à ses souvenirs personnels qu’à ceux de son ami, M. du Penhoat, « la personne qui, par son âge, l’intérêt qu’elle porte aux choses du passé de notre pays et par son sérieux, lui inspirait le plus de confiance. »

Personnellement, m’écrivait M. de Guébriant, à la date du 19 mai 1910, « j’ai le souvenir très précis de ce cortège singulier s’arrêtant à la porte de mes parents et des cris que poussait, de façon assourdissante, l’escorte de gamins dont il était suivi. M. du Penhoat, dont je vous envoie les notes manuscrites ci-incluses et dont je ratifie toutes les assertions, attribue à mon prédécesseur, M. Drouillard, maire de Saint-Pol, la suppression de cet usage, vers 1885 sans doute. C’est le seul point que je ne ratifie pas, parce qu’étant alors officier, loin de mon pays d’origine, je n’ai pas constaté, par moi-même, l’époque de la disparition de l’antique usage. Au surplus, c’est un point d’intérêt médiocre. L’essentiel est que le cortège a bien existé tel que vous le décrivez, accompagné des cris d’inguinanné, qui me semble avoir eu la signification d’appel aux étrennes. Quant aux deux mannequins, je ne me figure pas qu’ils aient eu, en dehors de leur utilité pratique pour recevoir les dons, de signification symbolique… »

Passons maintenant à la communication de M. du Penhoat. Elle n’est pas seulement d’un très vif intérêt, elle est charmante dans l’évocation qu’elle nous fait de la manière pittoresque dont voyageaient autrefois les jeunes Saintpolitains. Elle sera un régal pour mes lecteurs, qui y trouveront plaisir autant que profit.

« Je suis né à Saint-Pol-de-Léon, en 1843 ; pendant mon enfance et ma jeunesse, j’ai pris part au cortège traditionnel de l’Inkinané. Le cheval appartenait à l’hospice ; le tambour était le tambour de ville ; le conducteur, un pauvre de l’hospice ; les quatre notables, deux marguilliers et deux membres du bureau de bienfaisance. Les deux mannequins étaient deux hottes ou paniers longs dont on se sert dans le pays pour emballer choux-fleurs, artichauts, etc., etc. Jadis, quand voitures et routes carrossables n’existaient pas, ces ustensiles, paniers ou hottes, étaient les fourgons, les cantines dont on se servait pour effectuer les transports ; ces mannequins étaient fixés de chaque côté d’un bât, solidement fixé lui-même sur le dos d’un cheval. Il n’est pas nécessaire de remonter aux rois mages pour se rendre compte de cet usage ; quand mon père et son parent de Kermenguy se rendaient au collège de Sainte-Anne d’Auray, vers 1820, ils étaient installés, avec leur petit bagage, chacun dans un mannequin, et un domestique de confiance menait le cheval par un licol. L’explication du cri inkinané est plus difficile. J’ai entendu soutenir que le mot inkinané dérivait du vieux dicton « au gui l’an neuf », formule usitée dans les cérémonies druidiques (?). Mais je crois plutôt à l’opinion généralement admise : inkinané serait une abréviation ou une corruption des mots eginad dimme, littéralement « des étrennes à moi ». Quoi qu’il en soit, cet usage antique et solennel a été aboli par M. Drouillard, maire républicain de Saint-Pol-de-Léon, vers 1886. »

Nous tenons le coupable. Peste soit de tous les Drouillard, grands et petits, dont le premier soin, quand ils arrivent au pouvoir, est de satisfaire leur rage de destruction ! Ces sortes de gens naissent, vivent et meurent dans le culte de la médiocrité. Ils sont les ennemis personnels de la tradition et de la poésie. Leur idéal est une équerre et un cordeau. J’avais bien raison cependant, vous le voyez, de suspecter, non la bonne foi de M. Vibert, mais la survivance du pittoresque usage dont traite son article. Cet usage est défunt depuis au moins quatorze ans : un arrêté municipal l’a tué. Faisons notre deuil, par la même occasion, des mannequins symboliques : c’étaient de simples cantines, suivant la très juste expression de M. du Penhoat, et les rois mages n’avaient rien à y voir. Quant au cri d’inkinnanné, sur le sens duquel personne n’avait pu renseigner M. Vibert, il n’est pas douteux non plus qu’il soit une nouvelle variante dialectale de l’éginane traditionnel. Mais que penserait mon « vieux Breton » de la traduction qu’en tente M. du Penhoat ? « Présent du ciel », dit l’un ; « germe de la graine », dit l’autre ; « étrennes à moi », dit M. du Penhoat. Mes lecteurs choisiront. Moi, je m’en déclare incapable.

Informations prises, si l’inkinanné est mort dans le Léon, le kuignaouan conserve encore une certaine vigueur dans les campagnes trégorroises : les gamins l’y poussent comme autrefois en cognant aux portes. C’est tout le cérémonial. Quellien, dans ses Chansons et Danses des Bretons, parle bien — peut-être à la suggestion de La Villemarqué — des dialogues rimés qui s’établissaient, en Trégor comme en Cornouaille, entre le chef de la troupe, généralement un barde gyrovague (barz baleer bro), et les maîtres de maison. Toutefois, il n’est plus question de cheval chez lui. Et il avoue que les quêteurs, la plupart du temps, se bornaient à réciter un gwerz de circonstance. Celui qu’ils chantaient, le soir des Rois, mettait en scène Gaspard, Melchior et Balthazar.

« C’est une sorte de prose à l’ancienne manière, dit Quellien. Un motet d’église en a été détaché, un dialogue entre les trois Rois, que l’on chante aux offices de l’Épiphanie ; — les Mages sont accourus avec des présents divers : « Auro, myrrha, thure… Auro rex colitur… » Triple hommage, qui s’adresse ainsi : l’or au Roi, la myrrhe à l’Homme, l’encens au Dieu. »

Jolie glose, mais un peu vague et qui ne permet pas de distinguer ce qu’avait de spécialement breton ce gwerz épiphanique.

Et que c’est dommage ! Qu’il serait intéressant de connaître les particularités de Noël, du Jour de l’An et du Jour des Rois actuellement subsistantes en Bretagne !

Bob bro, bob guiz,


dit un proverbe. Et le proverbe a raison : il y a presque autant de coutumes chez nous que de paroisses. Mais ces coutumes se perdent et il est grand temps d’en recueillir ce qui reste, si l’on ne veut pas que nous arrive la même mésaventure qu’au regretté Gabriel Vicaire. Le délicieux poète des Émaux bressans nous contait qu’autrefois à Ambérieu, à la tombée de la nuit, les rues, toutes blanches de neige, s’emplissaient pour les Rois de bandes d’enfants et de mendiants, armés de lanternes, qui, en chantant à tue-tête, faisaient l’assaut des maisons. Il revint au pays : tout était changé. Pas la moindre lanterne à l’horizon. À force de chercher, il finit par découvrir, au coin d’une ruelle déserte, une troupe d’enfants qui s’apprêtaient évidemment à manifester.

— Eh bien ! leur dit-il, vous allez chanter les Rois ?

— Les Rois ? lui répondit un polisson, qui devait être le chef de la bande. Ils sont morts ! Nous chantons la Marseillaise…

Hélas ! on commence par la Marseillaise et on finit par l’Internationale.

Nos petits Bretons n’en sont pas encore là, du moins dans les campagnes, mais ils y viendront comme les autres, peut-être plus vite que les autres. Je sais une historiette pourtant, où le merveilleux tient une grande place sans doute et qui ne doit donc être accueillie que sous réserve, mais qu’à cause de son réconfortant symbolisme je veux rapporter ici en terminant. Elle nous enseigne, j’imagine, que le dernier mot n’est jamais dit avec une race comme la nôtre et qu’il y a en définitive quelque chose de plus puissant que la volonté des maîtres : c’est l’âme même des écoliers.

Une bonne veillée d’Epiphanie s’achevait toujours par un apologue ou un conte. Pour ne pas déroger à l’usage, voici le mien :


L’AVENTURE MERVEILLEUSE DE MARC-PIERRE PENCALLET


I


Huit ans ? Peut-être. Mais si chétif, le pauvre mioche, qu’il en paraissait cinq ou six au plus. Des jambes en fuseau, un torse où l’on eût compté les côtes, et, sur un long cou maigre, une tête énorme pour un si petit corps. Elle balançait de droite à gauche et de gauche à droite, comme prête à se détacher ; elle avait l’air d’un fruit poussé trop vite sur une tige trop frêle. Et elle eût été franchement laide sans les yeux, deux yeux céruléens, profonds, doux et tristes, deux yeux de rêve où s’était blottie peureusement toute la grâce, toute la candeur qu’on semblait avoir pris à tâche de refouler du reste de ce visage.

Il s’était faufilé dans l’église à la nuit tombée, quand n’y demeuraient plus que quelques fidèles tout absorbés dans leurs dévotions et auxquels il pensait bien que sa présence échapperait. Personne ne l’avait vu entrer. La nef n’était éclairée que par la petite lampe du sanctuaire, qui laissait les bas-côtés dans l’ombre et l’on devinait seulement à une lueur diffuse les cierges qui brûlaient dans l’abside, derrière l’autel, devant la crèche de l’Enfant Jésus.

C’est vers cette lueur qu’il allait, se coulant de pilier en pilier, étouffant son pas. Le cœur lui battait un peu sans doute, comme il nous bat toujours à une première faute… Et c’était la première fois, en effet, que le petit Marat-Danton-Robespierre Pencallet se permettait d’enfreindre la consigne paternelle et de pénétrer dans un de ces repaires de la superstition et du fanatisme qu’on appelle une église.

Il avait assez longtemps lutté contre son envie : le matin du réveillon encore, quand ses camarades l’étaient venus narguer avec les oranges et les sucres d’orge trouvés dans leurs sabots, il s’était montré très digne vraiment ; il leur avait débité sans broncher, d’une petite voix nasillarde de phonographe, toute une savante tirade sur la stupidité de cette fête de Noël qui n’est qu’une réminiscence du paganisme, une plate et maladroite copie de l’ancienne fête celtique de la germination. Il paraissait bien sur de sa leçon, Marc-Pierre — sainte revanche du bon sens populaire qui, de deux bouts de prénoms ridicules, lui avait fabriqué, par contraction, ces jolis paronymes chrétiens ! — Dans le fond, les oranges et les sucres d’orge le troublaient ; il éprouvait obscurément que les fortes notions philosophiques emmagasinées dans son cerveau d’écolier ne prévalaient pas contre ces « réalités » savoureuses. Et pourquoi ses parents à lui ne mettaient-ils pas des friandises dans ses souliers ? Est ce que les enfants d’instituteurs ne sont pas bâtis comme les enfants des autres hommes ? N’ont-ils point accès aux mêmes joies ? Ne saurait-il jamais y avoir pour eux de Jésus et de bonhomme Noël ?

Ô merveilles qu’on rapportait de ce Jésus ! Derrière l’autel, au chevet de l’église, il reposait, les bras ouverts, sur une litière de paille fraîche, entre son père Joseph et sa mère Marie ; le bœuf et l’âne lui faisaient un nimbe de leurs haleines ; une étoile s’était détachée du ciel pour se fixer au plafond de la crèche ; Gabriel, sur le seuil, tenait toute droite sa grande flambe à spirales et, dans un paysage d’une blancheur éblouissante, des bergers, des bûcherons, des remouleurs, des cornemuseux, des marchands, même des Rois, se hâtaient vers l’Enfant-Dieu.

Marc-Pierre détestait les Rois, qui sont tous des tyrans, des ogres assoiffés de sang humain. Mais on dirait qu’il y a dans certains mots une vertu plus forte que la volonté des hommes : faussés, travestis, chargés de tous les péchés d’Israël, ils gardent un rayonnement mystérieux ; ils agissent encore sur l’imagination, quand ils ont cessé d’agir sur les cœurs. Et c’est ainsi que Marc-Pierre, à mesure que le temps coulait et que les calendes d’hiver déroulaient leurs solennités, sentait croître en lui le désir d’approcher ces Rois qu’il détestait et ce Dieu auquel il ne croyait pas.


II


À la fin il n’y put tenir. C’était le soir de l’Epiphanie. Il pleuvait. M. Pencallet palabrait chez Lonquer, le cabaretier radical du bourg ; l’esprit de Madame Pencallet voyageait à domicile dans un roman-feuilleton ; Marc-Pierre, sur la pointe des pieds, se glissa dehors, enjamba l’échalier du cimetière qui entoure la vieille église paroissiale et attendit quelque temps, dans l’ombre du porche, avant d’oser entrer.

Le silence du lieu saint le rassura. Il souleva doucement le loquet, se pencha : personne dans le choeur ; personne dans les bas-côtés. Et il n’hésita plus. Dans l’abside seulement, deux religieuses, deux Sœurs blanches, agenouillées, la tête dans les mains, priaient devant la crèche. Elles n’étaient pas bien redoutables. Mais Jean Bré, le vieux sacristain, vint à passer et l’enfant frissonna : si celui-là le découvrait, quel scandale ! Le fils de l’instituteur à l’église ! Et un jour d’Épiphanie ! Il n’y aurait pas assez de balais chez M. Pencallet pour corriger le drôle qui infligeait un semblable opprobre à ses parents ! Vite Marc-Pierre se recoquilla sur une chaise, derrière un pilier, et il demeura là, sans bouger, un temps qui lui parut à la fois très long et très court, parce que le sacristain, occupé à ranger les objets du culte, ne se décidait pas à s’en aller et parce que lui-même, les yeux attachés sur la crèche, goûtait une jouissance délicieuse dans la contemplation de toutes ces merveilles dont son enfance avait été jalousement sevrée. Leur charme surnaturel n’en opérait que plus irrésistiblement sur lui : une molle langueur coulait dans ses veines ; il se sentait comme emporté à la dérive, bercé dans une houle très douce où sa pensée flottait sans direction ; il avait oublié Jean Bré le sacristain et les deux Sœurs blanches dont les cornettes palpitaient comme des ailes au vent d’ouest qui s’engouffrait par la toiture disjointe. Peut-être Jean Bré n’était-il plus céans ; peut-être les Sœurs blanches s’étaient-elles envolées. Il restait dans l’église que Jésus et sa Cour : encore Marc-Pierre ne les apercevait-il plus qu’au travers d’un brouillard de rêve, à la faveur duquel ils perdaient peu à peu de leur rigidité et semblaient s’animer et vivre.

Jésus, le premier, avait remué sur sa litière et il avait demandé à Gabriel :

— Qu’y a-t-il, Gabriel ? Pourquoi fronces-tu le sourcil ?

— Ce n’est pas sans raison, Seigneur, avait répondu Gabriel. Quelqu’un est caché ici qui nous écoute.

— Je sais, avait dit Jésus. C’est Marc-Pierre Pencallet.

— Eh quoi ! intervint Joseph, Marc-Pierre Pencallet, le fils de l’instituteur qui vous appelle un imposteur et un fourbe, ce petit païen de Marc-Pierre qui n’est même pas baptisé et qui, hier encore, blasphémait votre saint nom devant ses camarades ?…

— Il ne me connaissait pas, dit Jésus. Va le quérir, Gabriel, et veille bien à ne pas l’effrayer.

Et Marc-Pierre, il ne savait comment, s’était trouvé tout à coup transporté devant Jésus. L’Enfant-Dieu le regardait de ses grands yeux puissants et doux, et Marie s’était approchée.

— Comme te voilà fait, Marc-Pierre ! avait dit Jésus. Pauvre tête blonde, où ne devraient chanter que des oiseaux de légende et de songe et qu’on a gonflée d’une science malsaine ! Pauvre petite âme nostalgique, où dormait une si riche moisson de tendresse et où l’on n’a semé que l’envie, la rancune et l’orgueil ! Et c’est donc là l’humanité nouvelle !… Pauvre Marc-Pierre !

— Il tremble, le gredin I dit Joseph.

— Il a froid peut-être, le mignon ! dit Marie. L’église est si mal close ! On ne prend plus la peine de boucher ses brèches depuis la Séparation.

— Oui, dit Jésus, les temps sont durs, ma mère. Ne nous plaignons pas. L’an prochain, qui sait si nous aurons seulement une moitié de toit pour nous abriter ?… Allons, Melchior, ouvre ton manteau en attendant. Réchauffe Marc-Pierre sur ton giron ; fais jusqu’au bout ton métier de Roi, tuteur des faibles et des opprimés. Et vous, Gaspard et Balthazar, aidez Melchior. Si le peuple vous connaissait mieux, il ne ferait pas plus de façons que Marc-Pierre pour se donner à vous, mes amis…


III


Marc-Pierre était confondu, et c’est peut-être ce qui expliquait sa docilité. Quel désarroi dans son cerveau d’écolier ! Quel bouleversement de toutes ses notions historiques, philosophiques, sociologiques ! Le moyen de s’y débrouiller ? Et puis il faisait si bon dans la houppelande de Melchior ! Et tous ces gens-là qui entouraient Marc-Pierre semblaient de si braves gens, même Joseph, dont l’austère visage avait cessé de se renfrogner et s’attendrissait paternellement. Mais que disait donc Marie à l’oreille de son fils ? L’Enfant-Dieu avait souri et fait un signe à Gabriel. Et Gabriel s’en était allé pour revenir presque aussitôt avec une patène de vermeil où Jésus avait trempé le bout des doigts. Il leva l’index sur Marc-Pierre, et celui-ci crut sentir une petite pluie fine tomber sur sa tête…

La pluie, en tout cas, n’était pas une imagination. Cependant, comme la tempête ouvrait brèches sur brèches dans la toiture, les gouttes avaient bien pu tomber directement du ciel sur Marc-Pierre. Et cette douche glacée le réveilla. Il se frotta les yeux et regarda autour de lui : l’abside était vide. Plus de Sœurs blanches ! Plus de Jean Bré ! Et Jésus sur sa litière, Marie et Joseph à ses côtés, Gabriel au seuil de la crèche, les Rois devant, l’âne et le bœuf derrière, avaient repris en même temps leur immobilité.

Il devait être très tard et, songeant à l’inquiétude des siens, Marc-Pierre se leva vivement de la chaise où il s’était endormi. Pourvu que les portes de l’église ne fussent pas fermées ! C’était sa seule crainte, car, chose étrange, il n’avait plus peur de confesser sa faute à ses parents et de leur dire où il avait passé la veillée. En vérité Marc-Pierre n’était plus Marc-Pierre. Il prit congé de Jésus, des Saints et des Rois par un gentil salut circulaire et s’élança vers la porte principale ; mais il eut beau la secouer : si grosse, si lourde, bardée de fer, la mâtine résista, et la petite porte, quoique moins épaisse, ne se montra pas plus complaisante. Jean Bré, sa ronde faite, leur avait soigneusement donné un double tour de clef à toutes deux.

Et l’enfant, un peu dépité, s’en revenait en tâtonnant vers la crèche pour demander conseil à Jésus. Le vent d’ouest au dehors continuait son bacchanal : on eût dit qu’il s’acharnait tout exprès sur l’église ; les ardoises claquaient ; les verrières dansaient ; la tour même oscillait et, dans une de ces oscillations, quelque chose se détacha de la voûte qui vint frôler au passage le front de Marc-Pierre. Machinalement, l’enfant s’en saisit et tira : c’était la corde de la cloche. Sur le bourg endormi, où ne s’obstinaient plus que deux lumières — l’une chez le cabaretier Lonquer, éclairant M. Pencallet absorbé dans une manille interminable, l’autre chez Madame Pencallet, plongée jusqu’au cou dans son roman-feuilleton, — la secousse fit pleuvoir une grêle de vibrations sonores qui mit instantanément toute la population sur pied. Le tocsin, s’était-on dit d’abord. Mais aucun incendie ne rougeoyait à l’horizon. Et l’émoi redoubla quand survint Jean Bré, le sacristain, qui affirma que les clefs de l’église n’étaient pas sorties de sa poche et qu’il ne comprenait rien à ce qui se passait.

Les vibrations continuaient cependant, tantôt lentes et tantôt précipitées.

— C’est le glas, disaient les uns. Qui donc est mort ?

— C’est un baptême, disaient les autres. Qui donc est né ?

— Il faut aller voir, décida le sacristain.

Et la suite de l’histoire donna raison à tout le monde. Car il était bien vrai qu’en cette nuit miraculeuse quelqu’un était mort et quelqu’un était né qui portaient tous deux le même nom et qui étaient ce même Marc-Pierre Pencallet qu’on découvrit quelques instants plus tard suspendu à la corde de la grosse cloche et sonnant tour à tour son glas et sa résurrection.




LES POLDERS DU MONT-SAINT-MICHEL




À M. Jules Roche.


I


D’Avranches à Cancale, la côte n’est qu’une interminable bande de terres basses coupées de digues, de canaux, de drains et toutes pareilles, moins les moulins, dont les tours subsistent, mais ont perdu leurs ailes, aux polders des Pays-Bas. De fait, on dirait un pan de Hollande cousu à la Normandie et à la Bretagne qui sont ici mitoyennes. L’ourlet de mer, qui festonne ce grand ruban de 35.0000 hectares, complète l’illusion. Un énorme tumulus de 65 mètres de haut rompt seul la perspective, le Mont-Dol, île autrefois[41], comme le Mont-Saint-Michel, et depuis le XIIe siècle rattaché à la terre, cerné par la culture riveraine.

Présentement le Mont-Dol est à six kilomètres de la mer ; la mousse, sur ses rochers abrupts, a remplacé les algues ; une route y mène, large, bien macadamisée, qui se détache à la Bégaudière de la grand’route de Saint-Malo. Le sommet du mont est occupé par une petite tour, une chapelle, une fontaine et deux moulins désaffectés. De cette sorte de belvédère naturel, sanctifié par l’empreinte que l’un des pieds de l’archange Michel laissa sur sa crête granitique, « lorsque d’un bond, dit la légende, il s’élança du Mont-Dol sur le rocher de la baie où s’élève aujourd’hui la célèbre abbaye qui porte son nom et qui s’appelait alors le Mont-Tombe », l’œil embrasse un panorama de pays dont il est malaisé d’évaluer la superficie, mais qui ne comprend pas moins de quarante villages et de trois ou quatre cités importantes.

En hiver, la plaine qui s’étend autour du Mont-Dol, — le Marais, comme on l’appelle, — a je ne sais quoi de triste et d’austère. Tout y est mesuré, quadrillé, tiré au cordeau. Ce paysage géométrique n’est égayé que par les files des peupliers qui processionnent sur deux rangs le long des anciennes digues converties pour la plupart en chemins vicinaux. La glèbe, entre ces grands remblais rectilignes, n’est pas rousse comme ailleurs, mais grise et presque plombée. Quelle terre est-ce là ? se demande-t-on. Attendez le printemps, l’été surtout. Aux premières chaleurs, la nature prend sa revanche ; elle jette sur cet horizon mélancolique un splendide tapis d’émeraude, dont la mer, toute proche et de plain-pied avec lui, semble prolonger les ondulations à l’infini. En même temps la vie s’éveille dans le Marais. Les fermes sortent de leur léthargie hiémale ; un peuple de travailleurs se presse, va, vient, bine, sarcle, bêche, entasse dans les hottes et sur les chariots les succulents produits de ces glèbes marneuses qui cachaient en elles une sève si puissante. De grands troupeaux de ruminants paissent en liberté dans des prairies vastes comme des steppes. L’air est tout frémissant d’abeilles. Dans les labours, et pour parler comme les impressionnistes, les houppes veloutées des trèfles mettent une note inattendue, d’un rouge profond, sur l’or des blés, sur les verts épanouis des navets et des rutabagas ; les asperges pointent ; les choux bombent ; les oignons… Ah ! que font les oignons ? Bref, pas un coin de champ, une parcelle de terrain qui reste en jachère ; on ne trouve céans ni landes, ni genêts, ni fougères, ces végétaux des pays pauvres. La terre rend au centuple les semences qu’on lui a confiées ; un hectare d’emblavure produit jusqu’à 45 hectolitres ; la luzerne donne jusqu’à trois coupes. Étonnez-vous, après cela, que la crise agricole ait retenti faiblement sur les prix de location de cet heureux pays. Avant cette crise, le loyer moyen des polders dolois était de 166 francs par hectare ; aujourd’hui, exception faite pour quelques parcelles moins privilégiées, le loyer moyen de l’hectare est encore de 150 francs.

Il n’y a pas à dire : c’est du bel ouvrage ! Et l’on ne peut, en bonne justice, marchander son admiration aux valeureux pionniers qui ont conquis à la culture, à la plus fructueuse des cultures, ces trente ou trente-cinq mille hectares de zones désertiques. Car tout ce pays riverain, d’Avranches à Cancale, comme une bonne moitié de la Hollande et de la Belgique, a été pris sur la mer. Ce n’était jadis qu’une tourbe infecte, crevassée d’étangs salins, où quelques pauvres diables de pétras, minés par les privations et la fièvre, cherchaient un maigre gagne-pain dans l’exploitation des souches mortes, bourbans ou canaillons, enfouies sous les eaux. On trouve encore de ces souches, çà et là, quand la herse pénètre à certaines profondeurs. Le long séjour quelles ont fait dans la tourbe semble avoir changé leur substance ; au contact de l’air leur bois se durcit, prend une très grande pesanteur spécifique. Tels de ces végétaux ont encore leurs fruits. Dans les lits inférieurs, on a trouvé des débris d’animaux préhistoriques, des bois de cerfs, avec leurs andouillers, une tête d’auroch.

C’est qu’en effet la mer, ici, recouvre une forêt — non point la fabuleuse forêt de Scisei dont l’abbé Manet fait remonter la submersion à l’an de grâce 709. Le prétendu raz de marée qui aurait ravagé à cette date le littoral normando-breton est de l’invention du brave abbé, victime, comme l’a très bien montré La Borderie, d’une fausse interprétation d’un texte du VIIIe siècle : Apparitio S. Michaëlis in monte Tumba. Maintenant à quelle époque la forêt disparut-elle ? M. Charles Epry pense qu’elle existait encore partiellement au commencement du ixe siècle[42]. Et tel n’est point sans doute l’avis de M. Camille Jullian, pour qui « rien n’est plus controversable que la théorie courante sur les modifications du rivage de la Manche » et qui croit qu’au temps de César « les hautes mers bloquaient déjà la masse solitaire » du Mont-Saint-Michel. Qu’on recule ou qu’on avance l’événement, il y a tout au moins accord chez les savants pour reconnaître que « la mer s’est comportée là comme ailleurs » : le littoral normando-breton a subi au cours des siècles le même travail d’érosion lente et d’affaissement graduel que le littoral de Saint-Brieuc et de Perros-Guirec. L’adjuvant d’un raz de marée n’est nullement nécessaire pour expliquer les empiétements des eaux.

Tant il y a cependant que d’assez bonne heure les riverains bretons de la baie du Mont-Saint-Michel tentèrent d’arracher à la mer ce que la mer leur avait pris. Peut-être est-il excessif de fixer la date du xiie siècle à la digue de 35 kilomètres de développement qui subsiste encore aujourd’hui et qui va de Cancale à Pontorson[43]. Un fait certain, c’est que cette digue est très ancienne ; les 15.000 hectares de terres labourables qu’elle avait permis de soustraire au flot marin furent répartis entre 28 paroisses. La valeur de ces 15.000 hectares est évaluée à 50 millions de francs (chiffre approximatif) ; leur rapport annuel à 2 millions.

Les Hollandais de Bretagne n’ont rien à envier, comme on voit, aux Hollandais des Pays-Bas. Et tout serait pour le mieux, en définitive, dans le plus plantureux des terroirs, si, gagnés par la contagion de l’exemple, les Hollandais de la Chapelle-Sainte-Anne, du Roz, de Saint-Georges, de Beauvoir, de Moidrej, de la Caserne, d’Ardavon, etc., ne s’étaient piqués d’amour-propre et n’avaient fait le projet eux aussi de s’annexer tout ou partie de la baie du Mont-Saint-Michel. Aux propriétaires riverains se joignit, pour comble de malchance, la puissante Compagnie des polders de l’Ouest, reconnue par décret du 21 juillet 1856 et qui reçut à elle seule, du gouvernement impérial, la concession de 2.800 hectares de lais de mer, compris dans un triangle limité à l’est par le Couesnon, au sud par la terre ferme et au nord par une ligne droite allant de la Chapelle-Sainte-Anne, sur la côte bretonne, à la Chapelle Saint-Aubert, sur la rive montoise. Par suite de cette concession et de l’établissement, sur l’autre versant de la baie, d’une digue submersible partant de la Roche-Torin et s’avançant vers le Mont, celui-ci est menacé des deux côtés à la fois, à l’est et à l’ouest.


II


Il n’y a rien de comparable, en France et peut-être dans l’univers, au Mont-Saint-Michel. Ce que Balzac disait de Guérande, on pourrait le dire à bien plus juste titre de ce merveilleux ensemble architectural, où l’art a étroitement collaboré avec la nature : « C’est une image exacte du passé, le symbole d’une grande chose défunte, une poésie. » C’est une abbaye et une citadelle, un sanctuaire et une aire. Ses hôtes participaient de ce double caractère : à la fois moines et soldats, ils portaient la cotte de maille sur le froc blanc, se coiffaient d’une calotte de fer et dormaient le chapelet au poing, l’épée dégainée au côté. Entre deux gardes, chaque nuit, ils entendaient l’office. L’office était « pour Dieu, contre Satan » ; la garde « pour le roi, contre l’Anglais. » Sous deux noms, le même ennemi, expert aux embûches sournoises, prompt à saisir l’occasion et à profiter d’un relâchement de la surveillance. Car, pour s’emparer du Mont de vive force, en plein jour, il n’y fallait pas songer. Tout avait été combiné pour le rendre imprenable. Bedfort, Montgomery, vingt autres y usèrent leurs griffes. Même aujourd’hui le formidable appareil de tours, de châtelets, de barbacanes qui enveloppe l’abbaye confond par la hardiesse de son élan et l’ampleur de ses dimensions. Telle de ces tours, la Mirande, monte d’un seul jet à 75 mètres d’altitude. Maison de vertige ! dit Michelet. Babel des mers ! dit Hugo. Et le miracle, c’est de trouver à l’intérieur de ces murs cyclopéens, de ce rude corset de bataille si rigidement lacé et fait d’un granit si dur qu’il n’a pas encore une entaille, la plus exquise, la plus délicate en même temps que la plus luxuriante floraison de chapiteaux, de colonnes, de fleurons, de pinacles, de rinceaux, qui ait jamais été. Le moyen âge français, mystique et guerrier, s’exprime là dans une formule unique. Iliade de pierre, où un chapitre de la Légende dorée s’inscrit dans un fragment de l’épopée chevaleresque !

Cette merveille va-t-elle donc disparaître ? Je ne suis pas l’ennemi des polders et on a déjà pu s’en apercevoir. Je rends pleine justice aux efforts des propriétaires riverains comme des Sociétés qui travaillent à élargir le sol national en lui annexant et en revivifiant des zones mortes, d’un rendement à peu près nul ; je souhaiterais même que l’État encourageât davantage ces efforts.

Aux calculs de M. Hervé Mangon, la superficie approximative des lais et relais de mer, marais ou étangs salés, que l’on pourrait endiguer et sécher avec succès, en dehors de la baie du Mont-Saint-Michel, peut être évaluée à 100.000 hectares, répartis principalement dans les départements du Pas-de-Calais, de la Somme, du Calvados, de la Manche, de la Vendée, de la Charente-Inférieure et des Bouches-du-Rhône. Que ne met-on en valeur ces 100.000 hectares ? C’est que les lais et relais de mer appartiennent à l’État. C’est aussi que ne se fait point créateur de polders qui veut. Pour commencer, il faut se livrer à des études fort longues et coûteuses ; puis, quand on a constaté la possibilité pratique et économique d’un endiguement, on adresse une demande de concession à l’État. Mais cette demande ne va pas toute seule : les projets présentés à l’administration sont soumis à des enquêtes et à des contre-enquêtes ; ils passent par quatre ministères, reçoivent successivement le visa des agents du Domaine, de la Marine, du Génie militaire et des Ponts et Chaussées. Cette procédure prend quelquefois plusieurs années. Par surcroît, l’on n’obtient pas toujours une concession directe et l’on est exposé aux aléas d’une adjudication publique qui peut rendre stériles toutes les études et les dépenses préparatoires.

Pourquoi tout cet appareil de formalités ? Comme le fait justement remarquer M. Le Cler, dans son rapport au Congrès international d’agriculture, « les difficultés qu’on oppose aux demandes de concession sont d’autant plus regrettables qu’il faut des capitaux considérables pour entreprendre ces grandes opérations agricoles et que les résultats rémunérateurs peuvent se faire attendre assez longtemps. Aussi l’initiative privée s’arrête-t-elle devant les embarras qu’elle rencontre dès le début ». L’État serait bien mieux inspiré en chargeant ses ingénieurs des Ponts et Chaussées et du service hydraulique de déterminer les points où les endiguements peuvent être entrepris et les dessèchements effectués. On ferait connaître ainsi les diverses zones plus ou moins avancées en colmatage et susceptibles d’aliénation. Les postulants n’auraient plus qu’à rédiger une demande, à moins que l’État ne préférât recourir au système de l’adjudication.

Quels services ne rendrait-on point, de la sorte, à l’agriculture nationale ! Le temps est loin où les créateurs de polders se heurtaient à l’hostilité des populations riveraines, qu’un farouche préjugé enchaînait au respect des « volontés de la mer ».

— Ceci est du terrain volé à la mer, disait un paysan breton à un ingénieur-agronome qui venait de construire une digue pour l’assèchement des lais du Kurnic, et le bien volé ne profite pas.

— C’est un vol qui me revient à 50.000 francs, répliqua l’autre.

— Possible ! Mais la campagne a été faite pour les paysans et la ville pour les messieurs. Si ceux-ci viennent aux champs, il n’y aura bientôt plus de place pour nous. Autrefois, quand cette baie était à la mer, elle nous la prêtait huit heures par jour ; nous pouvions y conduire nos charrettes et y empiler nos goémons. Il y avait, là-bas, un coin où il poussait un peu d’herbe salée, que nos moutons broutaient ; maintenant, vous avez tout entouré d’un talus ; vous avez dit à la mer et à nous, qui étions ses parents et ses amis : « Vous ne viendrez plus ici ; ceci est à moi. » Et vous vous étonnez que nous ne soyons pas contents !… Si nous aimions mieux voir là l’eau que du blé, c’est que la mer est toujours pour nous une meilleure voisine que les bourgeois…

Il y avait du vrai dans ces doléances du vieux paysan rapportées par Souvestre. Mais l’esprit humain est ainsi fait qu’il n’aperçoit d’abord, dans les transformations dues au progrès des connaissances, que les petits mécomptes dont ces transformations sont toujours accompagnées : c’est plus tard seulement que, mettant en balance les profits et les inconvénients, il verra combien les premiers l’emportent sur les seconds.

Les marais de Dol, du temps où la mer les recouvrait à demi, avaient aussi certains attraits pour les malheureux riverains qui déterraient des souches mortes : n’empêche que pas un paysan d’aujourd’hui ne voudrait troquer son sort contre celui de ces pauvres gens. Une terre grasse, de beaux légumes, des blés qui balancent au vent leurs têtes lourdes de grains et riches d’espérance valent bien la plate étendue des grèves de jadis et les quelques charretées de goémons qu’on y récoltait au flot de mars. Nous sommes d’accord là-dessus avec les concessionnaires de polders et, puisqu’il est tant d’espaces désertiques en France qui sollicitent leur activité et qui ne demandent qu’à être conquis sur la mer, nous souhaiterions qu’ils y pussent déployer à l’aise leur génie entreprenant et hardi.

Sur un seul point du littoral, nous les prions d’apporter quelque discrétion à leur prurit de conquête : c’est au Mont-Saint-Michel et parce que le paysage marin qui se déroule autour de la célèbre abbaye est son complément naturel. Le Mont-Saint-Michel ne peut être détaché de la mer sans cesser d’être lui-même : ils sont l’un et l’autre dans une étroite dépendance ; ils conspirent au même effet esthétique. L’art aussi a ses droits, qui sont égaux, sinon supérieurs, aux droits des agronomes. Et, quoi qu’on ait dit de la concession accordée à la Compagnie des Polders de L’Ouest par le gouvernement impérial, je ne crois pas qu’il fût dans l’intention de Napoléon III de sacrifier ceux-là à ceux-ci.

Évidemment, il eut mieux valu que la concession ne fût pas accordée, puisqu’elle a été l’origine des embarras présents. Reste à savoir si, aux termes stricts du décret impérial, il eût été loisible à la Compagnie de mettre son programme complet à exécution.

On a de fortes raisons pour en douter. De tout temps la mer jeta dans les fonds de la baie les riches alluvions qu’elle arrache aux falaises normandes mêlées aux débris coquilliers provenant du large. Là où se déposaient ces éléments de colmatage, le sol de la baie s’exhaussait insensiblement ; la salicorne y enfonçait la première ses vrilles amphibies. Puis, le sol continuant son lent mouvement d’ascension, l’agrostis maritima prenait la place de la salicorne : elle feutrait la dune de son gazon fin, aromatique et serré. C’était la période de l’herbu ou pré-salé. Libre encore, recevant aux marées de syzygie la salubre caresse du flot marin, l’herbu ne tentait que les moutons qui lui empruntaient une saveur de chair bien connue des gourmets ; on ne l’enclosait que plus tard, quand on le jugeait propre à la culture. Mais, devant qu’on n’en fût là, il fallait de longues années, parce que le colmatage de la baie était continuellement dérangé par le déplacement des chenaux du Couesnon, de la Sée, de la Sélune, de l’Hordée, etc., petits fleuves lunatiques et capricieux, au demeurant les meilleurs gardiens de l’intégrité du Mont et qu’il eût fallu s’interdire soigneusement de fixer par une canalisation quelconque.

Le jour que la Compagnie des Polders de l’Ouest eut réussi à persuader aux pouvoirs publics que cette canalisation s’imposait « dans l’intérêt général » et que les pouvoirs publics furent tombés dans le piège (25 juin 1874), ce jour-là — et ce jour-là seulement — fût décrétée implicitement la mort du Mont-Saint-Michel : en échange de la canalisation du Couesnon, dont la Compagnie prenait « généreusement » la charge, l’État, bon jobard, acceptait de construire à ses frais la fameuse digue insubmersible qui devait s’arrêter primitivement à deux cents mètres de la Porte de l’Avancée et qui, continuée jusqu’aux remparts, allait consommer la ruine du Mont.

Présentée par les ingénieurs comme un simple chemin d’accès en prolongement de la route de Pontorson, cette digue constituait en effet beaucoup moins un chemin qu’un barrage, un énorme remblai de protection contre la mer qui, ne pouvant plus circuler autour du Mont, est rabattue vers les remparts dont elle sape les assises. Et tel est bien le rôle que la Compagnie entendait lui faire jouer. Sa manœuvre sournoise avait parfaitement réussi. À l’abri de la digue, le colmatage de la partie occidentale de la baie s’est effectué avec une rapidité extraordinaire ; l’herbu ou pré-salé, que ne dérangeaient plus les divagations du Couesnon, a gagné chaque jour du terrain ; il n’est plus séparé du Mont que par le chenal de la rivière et deux cents mètres de grève. Au pied même de la digue, sur la partie orientale de la baie, les dépôts de tangue s’accumulent, de grands bancs verdâtres, qui, s’élargissant, auront bientôt rejoint les herbus en formation derrière la digue submersible de la Roche-Torin. Cette jonction une fois faite, le Mont, à l’est et à l’ouest, sera définitivement bloqué. On calcule effectivement que, depuis la création de la digue et la canalisation du Couesnon, les apports de la mer se chiffrent annuellement, dans la baie du Mont-Saint-Michel à 635 mètres cubes par hectare.

De ce train-là l’« enterrement » du Mont n’est qu’une affaire de huit ou dix ans. La digue, à cette date, aura cessé d’être une digue pour redevenir, comme tant d’autres de ses aînées, un simple chemin communal sur remblai coupant à travers des prairies et des emblaves d’une fertilité prodigieuse. Il n’y aura plus de raison pour demander sa suppression, ni sa réduction, ni sa transformation. Et, seule, la Compagnie des Polders de l’Ouest pourrait à la rigueur s’offusquer de son maintien et trouver que, depuis qu’elle a cessé de lui servir, elle tient bien de la place dans le paysage.


III


Les partisans de la digue font valoir en sa faveur un dernier argument assez inattendu et qu’on pourrait appeler l’argument sentimental : combien d’existences, nous disent-ils, la digue n’a-t-elle pas sauvegardées !

Il est bien vrai que les sables de la baie sont traîtres. Aujourd’hui encore, le voyageur qui aborde le Mont-Saint-Michel par Avranches, Genest ou Pontaubault, doit recourir, s’il ne veut jouer sa vie, à l’expérience d’un guide. Même les voitures publiques, qui font, pendant l’été, le service entre ces localités et le Mont-Saint-Michel, sont attelées de deux chevaux en flèche, que précède, par surcroît de précaution, un piéton chargé de sonder les « lises ».

On appelle ainsi des bancs de sables mouvants, formés par des dépôts d’eau ou des courants souterrains. À sec, par temps clair, il est assez aisé de les distinguer, car les parties solides de la grève ou « paumelles » sont sillonnées de grandes rides régulières qu’y trace le reflux ; les lises, au contraire, sont unies, et leur teinte est ordinairement plus terne que celle des paumelles. Mais il en est qu’on ne voit pas, cachées qu’elles sont sous la tranquille surface des rivières qui baguenaudent par la baie. Seul un homme du pays peut s’y reconnaître.

Les gués les plus sûrs sont généralement ceux où la rivière « étaldit », c’est-à-dire élargit son lit et coule presque à fleur de sable. Encore est-il prudent de tâter le terrain devant soi à l’aide d’un bâton. Certaines lises ont la fluidité de l’eau, et un objet y est aussitôt englouti que jeté ; d’autres — qui ne sont peut-être pas les moins dangereuses — présentent quelque consistance ; mais, si l’on se fie à leur élasticité relative et qu’on pousse plus avant, on est perdu. Les pieds s’engluent peu à peu. On fait effort pour les dégager, et l’on ne réussit qu’à les enfoncer davantage. Les yeux se troublent ; les oreilles s’emplissent de bourdonnements… Est-ce votre corps qui descend ou le sable qui monte ? Lentement la lise aspire sa victime : les genoux, le haut des jambes, le buste, disparaissent successivement. Le sable atteint maintenant les aisselles. Si l’homme alors avait la présence d’esprit d’étendre les bras en croix, on dit qu’il réussirait à conjurer l’enlisement. Mais l’épouvante le paralyse ou l’incite aux contorsions les plus dangereuses. En réalité, il n’y a qu’un moyen d’échapper à la lise, et il faut l’appliquer tout de suite : c’est de se jeter à plat ventre, pour répartir le poids du corps sur un plus large espace, et de ramper doucement vers les paumelles.

« L’enlisement, a écrit Victor Hugo dans une page célèbre, est un sépulcre qui s’est fait marée et qui monte du fond de la terre vers un vivant. » Nul supplice comparable à celui-là. Il peut durer un quart d’heure, au dire de certains témoins. Jadis, si, de l’abbaye, on apercevait le drame et si la distance et le temps ne permettaient pas de porter secours à l’enlisé, la cloche sonnait le glas et la population était invitée, par une voix tombant des galeries supérieures, à se mettre à genoux et à prier « pour un en danger de périr ». La même voix intervenait quand les volutes cotonneuses du brouillard roulaient vers le mont : armée de crécelles, de tambours, de clairons, la population se portait aussitôt sur les remparts pour fournir un repère aux voyageurs égarés. Tous n’en réchappaient pas : le nombre des victimes ainsi ensevelies par l’effet de la brume ou des lises sous les « sablons du grand champ tombéan », comme s’exprime le chroniqueur Jean de Vitel, atteignait bon an mal an trente ou quarante…

Ce chiffre, nous le reconnaissons, a beaucoup baissé depuis l’établissement de la digue qui joint le Mont à la terre ferme. Mais cette digue ne sert que pour les communications avec Dol et Pontorson ; vers Avranches, Genest, Pontaubault, etc., on continue d’emprunter la grève. Et les accidents aussi continuent comme devant. Qui parle, d’ailleurs, de supprimer complètement la digue ? Ce n’est en tout cas ni le Touring-Club, ni la Société des amis du Mont-Saint-Michel, ni la Société pour la protection des paysages de France, ni le Congrès des architectes, qui ont les uns après les autres émis des vœux pour « le maintien de la situation insulaire du Mont ». Tel de ces groupements se borne à souhaiter que la digue soit « modifiée », sans préciser de quelle façon ; d’autres voudraient qu’elle fût « achevée en estacade ». Mais les uns et les autres s’accordent pour demander l’arrêt du colmatage dans la baie à une distance minima de 1.500 ou 1.800 mètres. Et cet accord est sans doute très remarquable. Mais il se produit un peu tard. Les conventions sont passées, et il me paraît aujourd’hui bien difficile, sinon impossible, de contester à la Compagnie des Polders de l’Ouest le droit de s’annexer les lais et relais de mer dont elle a obtenu la concession en due forme.

Aussi bien l’opération est-elle déjà beaucoup trop avancée pour que, sauf vers l’est, la mesure qu’on préconise puisse donner des résultats. De fait, sur les 2.800 hectares concédés à la Société dans la baie du Mont-Saint-Michel (en sus des 1.000 autres hectares dont cette même Société est concessionnaire dans la baie des Veys, à l’embouchure de la Vire), savez-vous ce qui avait été mis en valeur au mois de juillet 1900 ? Plus des deux tiers. L’annexion d’une aussi vaste superficie ne s’est évidemment pas exécutée sans de grosses dépenses. L’endiguement du Couesnon, tenté deux fois sans succès par de précédents concessionnaires et mené à bonne fin par la Compagnie des Polders de l’Ouest, n’a pas coûté à lui seul moins d’un million. Il a fallu créer de toutes pièces un chenal de 5.600 mètres de long, sur 6 à 7 mètres de profondeur, contenu par deux puissantes digues en enrochement, insubmersibles aux plus hautes marées sur la majeure partie de leur parcours. Ce chenal est à plusieurs fins, il est vrai : en même temps qu’il contient le fleuve et s’oppose à ses divagations, il sert encore pour écouler à la mer les eaux d’égouttement des polders, qui y sont amenées par un canal de 12 kilomètres de longueur, et d’une pente, au plafond, de 9 m. 25 par kilomètre. Un autre collecteur, affluent du premier, sert à l’assèchement des polders du fond de la baie. Des canaux secondaires, ou rigoles, espacés de 50 en 50 mètres, recueillent les eaux et les conduisent dans les deux collecteurs. L’accès et la desserte intérieure des polders sont assurés par des ponts, des passerelles et trente kilomètres environ de chemins, pour la plupart empierrés par la Compagnie ou classés, sur sa demande, comme chemins vicinaux. Des plantations considérables de saules, trembles, frênes, peupliers, etc., ont été exécutées avec succès dans toute l’étendue de la concession. Des vergers existent déjà autour de quelques corps de ferme, bien qu’à cause des sels marins dont le sol est imbibé on ne puisse « faire » du pommier à cidre avant la dixième ou douzième année de l’exploitation. Pour la même raison, le chêne et le bouleau s’accommodent mal des polders…

Tels quels et malgré la baisse générale du taux des fermages, ces polders sont encore affermés, par baux de 9 à 12 ans, à raison de 150 et de 175 francs l’hectare, prix moyens. Et l’on en a vu pour qui la Compagnie trouvait preneur jusqu’à 240 francs, alors que, dans le reste de la Bretagne, sauf à Roscoff, à Plougastel et dans cette partie de la côte trégorroise qu’on appelle « la ceinture dorée », l’hectare ne va guère au-delà de 100 francs et qu’il tombe à 50 en Normandie. Mais je vous ai dit qu’il n’y avait pas au monde de plus riche terroir que ces polders. Un Montois que j’interrogeais et qui possède lui-même, à la Caserne, quelques hectares d’herbu qu’il s’apprête à enclore, me confiait que tout était bénéfice dans leur exploitation. Dès la première année, sans amendement, les polders donnent du blé qui se vend aux Vilmorin de Paris, comme blé de semence, 27, 28 et 29 francs le sac. Et ils en donnent ainsi trois années de suite.

— Et la troisième année, Monsieur, est encore meilleure que la précédente !… C’est si riche, si gras, ce terreau-là, que ça n’a jamais besoin de se reposer ; c’est également bon pour la luzerne, les plantes à graine et les légumes, choux-fleurs, oignons, artichauts, échalottes, asperges de primeur surtout… J’ai connu un Anglais qui est venu ici, il y a vingt-cinq ans, avec deux bidets et une carriole : il a loué quelques pieds carrés de polders et s’est mis à « faire » de l’asperge qu’il allait lui-même expédier au train de Pontorson tous les matins ; il a maintenant ses 20,000 livres de rentes.

Ajoutez que la main-d’œuvre est à très bon marché dans toute cette région : un ouvrier agricole ne se paie guère plus de trente-cinq sous par jour, non nourri. L’élevage du bétail, qui est superbe, des moutons (les fameux prés-salés), des oies, etc., pour ne venir qu’au second rang, donne un rendement très supérieur à celui des fermes ordinaires. Enfin, l’horizontalité du pays facilite les charrois et la culture elle-même, qui peut recourir, comme dans la Beauce, aux instruments perfectionnés.

Tant d’avantages, qui expliquent les hauts prix qu’atteint l’hectare de polders, expliquent aussi que les concessionnaires de ces polders se soucient assez peu, pour des raisons d’esthétique, de renoncer à leur privilège. Et tous les vœux du monde n’y feront rien. La Compagnie a le droit de s’étendre jusqu’à la Chapelle-Saint-Hubert ; elle usera de son droit — ou l’on plaidera.

Et l’État perdra, soyez-en sûrs.


IV


Or, il peut gagner sa cause — qui est aussi la nôtre — autrement qu’en cherchant noise à la Compagnie : il n’a, pour ce faire, qu’à laisser agir le flot, à lui permettre de circuler librement comme autrefois autour du Mont.

C’est ce qu’avait très bien vu, dès 1882, M. Jules Roche qui, avec son éloquence incisive et précise, signalait à la Chambre les dangers que faisaient déjà courir au Mont les travaux d’approche de « cette congrégation autorisée qui s’appelle le corps des Ponts et Chaussées. » On ne savait pas et les ingénieurs eux-mêmes ignoraient peut-être encore que la digue dont ils achevaient la construction servirait surtout à précipiter le colmatage de la baie ; on ne protestait que contre l’ensablement dont étaient menacés à bref délai par cette digue malencontreuse les remparts extérieurs du Mont. Et certes c’était là une raison suffisante d’intervenir. Ces remparts sont un des plus beaux spécimens de l’architecture militaire du xiiie et du xive siècle. Mais il n’est chef-d’œuvre qui tienne aux yeux d’un ingénieur. Et l’intervention de M. Jules Roche demeura sans effet.

En nous y reportant aujourd’hui, nous y trouverions rappelés fort à propos certains engagements solennels, pris à cette époque par l’État ou plutôt par le ministère de l’instruction publique et des beaux-arts et qui témoignent qu’il n’était pas dans les intentions du gouvernement que la digue fût poursuivie jusqu’au Mont. Elle devait s’arrêter à une certaine distance, tant pour permettre la libre circulation des eaux que pour empêcher la dénaturation « de la partie la plus intéressante de l’enceinte ». Et, de fait, c’est en violation formelle des conventions que les ingénieurs passèrent outre et menèrent la digue au pied même des remparts.

La Compagnie triomphait. Par la complicité des Ponts et Chaussées elle s’assurait à bref délai la prise de possession de la partie occidentale de la baie. Mais ce que les Ponts et Chaussées ont fait, ils peuvent le défaire et rien n’empêche que la digue soit coupée aujourd’hui comme elle eût dû l’être à l’origine sur un espace de deux ou trois cents mètres. Sans doute, cette coupure tardive ne réparera pas le mal : elle préviendra du moins sa consommation, car le colmatage du reste de la baie s’arrêtera presque instantanément dès que les courants marins pourront « boucler la boucle » et s’épandre à l’aise autour de l’île. La Compagnie ne saurait protester d’autre part contre ce qui n’est qu’un retour aux termes stricts des conventions passées entre elle et l’État ; son droit sur le triangle de lais de mer à elle concédé entre la Chapelle-Sainte-Anne, la Chapelle-Saint-Hubert et la terre demeurera intact : mais ce ne sera plus l’État qui s’emploiera bénévolement à lui en faciliter le colmatage.

L’État demeurera neutre entre la Compagnie et la mer. Et cette neutralité suffira pour nous assurer la victoire. Que servirait en effet qu’on ait dépensé tant d’années à la restauration d’un monument dont on cherche encore la destination et qui devrait être notre Westminster ? Le Mont-Saint-Michel ne peut rester lui-même qu’à condition de rester « cette double œuvre de la nature et de l’art » dont parlait le poète, isolée sur son désert des eaux comme la Grande Pyramide sur le désert des sables.




LA VRAIE PERRINAÏC


Voilà de nouveau Perrinaïc sur la sellette. Est-ce donc qu’on va lui refaire son procès ? Deux fois ce procès fut engagé, deux fois Perrinaïc le perdit. Et, la première fois, elle fut condamnée par ses juges à être brûlée vive ; la seconde fois à disparaître de l’histoire où elle s’était subrepticement introduite. Pauvre Perrinaïc ! Infortune semblable à la sienne ne se vit oncques. Si jamais condamnée mérita sa réhabilitation, c’est pourtant bien celle-ci. L’un de nos plus célèbres prédicateurs, le P. Coubé, ne veut même pas attendre la revision du procès. Tenant l’intéressante victime pour dûment lavée des accusations qui pesaient sur sa mémoire, il s’écrie dans un beau mouvement d’éloquence :

« Bretonne têtue, Bretonne héroïque, que sont nos éloges de Jeanne d’Arc à côté du témoignage que tu lui as rendu devant le bourreau et que tu as signé de ton sang ? Doux satellite de l’astre éblouissant qui illumine le monde, pourquoi te caches-tu dans la pénombre de son histoire ? Humble Perrinaïc, nous t’aimons d’avoir tant aimé notre Jeanne ! »

Voilà d’excellentes paroles, et certes le P. Coubé est heureusement inspiré en voulant faire revivre le souvenir de Perrinaïc. M. Nicolas Houel, dans l’Action Française, Madame Lefur, dans le Breton de Paris, se sont associés à sa généreuse campagne. Je n’entends point, assurément, mettre une sourdine à leur enthousiasme ; j’aime comme eux Perrinaïc. Je voudrais seulement qu’avant de l’ériger sur nos autels on lui restituât ses traits véritables et, pour commencer, son nom exact.

Son prénom, faudrait-il dire, car, pour son nom patronymique, il est fort à craindre qu’on ne le connaisse jamais. Celle que Narcisse Quellien — après La Villemarqué, je crois, ce qui lui serait une excuse, — baptisa Perrinaïc est appelée tantôt Pierrone, tantôt Perrone, dans les actes du xve siècle. Lesdits actes ne portent nulle part Perrinaïc ; ils ignorent l’équivalent breton de Pierrone ou Perrone.

Ce premier point étant acquis, passons à la biographie de notre héroïne. Elle tient, hélas ! en quelques lignes. Dans l’armée de Charles VII, Pierrone faisait partie, avec une autre Bretonne dont le prénom même s’est perdu et qui était sa servante, de ce petit troupeau d’inspirées, de « voyantes », placé sous la direction spirituelle de Frère Richard le Cordelier et dont la tradition se conserva en Bretagne jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Une Thomase Rolland, une Catherine Daniélou, catéchistes du P. Maunoir et qui le suivaient dans ses pieux déplacements, aident à comprendre une Pierrone.

D’où sortait-elle cependant, cette Pierrone ? Nous n’avons sur elle, en tout et pour tout, que trois témoignages contemporains. Et d’abord celui du chanoine Jean Chuffart, chancelier de l’église de Paris, dans son Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, dont M. Alexandre Tuetey a donné une édition récente. Mais Jean Chuffart est un ennemi, un anglo-bourguignon. Son témoignage en apparaîtra moins suspect. Le voici, avec l’orthographe moderne :

« Le troisième jour de septembre (1430), à un dimanche, furent prêchées au puits Notre-Dame deux femmes qui, environ demi an au devant, avaient été prises à Corbeil et amenées à Paris et dont la plus aînée, Pierrone, était de Bretaigne Bretonnant. Elle disait et vrai propos avait que dame Jeanne, qui s’armait avec les Armagnacs, « était bonne et ce qu’elle faisait était bien et selon Dieu ». Item elle reconnaissait avoir deux fois reçu le précieux corps de Notre-Seigneur en un jour. Item elle affirmait et jurait que Dieu s’approchait souvent à elle en humanité et parlait à elle comme un ami fait à l’autre et que, la dernière fois qu’elle l’avait vu, il était vêtu de robe blanche et avait une huque vermeille par dessous, qui est aussi comme blasphème. Elle ne voulut jamais révoquer son propos. Par quoi, ce dit jour, fut jugée à être arse (brûlée) et mourut en ce propos ce dit jour de dimanche ; et l’autre fut délivrée pour cette heure ».

Le second témoignage que nous possédons sur Pierrone est du dominicain Jean Gravèrent, prieur des Jacobins de Paris et grand inquisiteur de France, lequel prononça en 1431, à Saint-Martin-des-Champs, lors de la procession générale, un sermon scandaleux où il faisait l’apologie du procès et de la condamnation de la Pucelle. Détachons du Journal d’un bourgeois, qui donne la substance de ce sermon, le passage relatif à Pierrone :

« Encore dit-il qu’elles étaient quatre femmes, dont trois avaient été prises, c’est à savoir cette Pucelle, Pierrone et sa compagne, et une qui est avec les Armagnacs, nommée Catherine de la Rochelle, laquelle dit que, quand on consacre le précieux corps de Notre-Seigneur, elle voit les merveilles du haut secret de Notre-Seigneur Dieu. Et disait que, toutes ces quatre pauvres femmes, frère Richard le Cordelier les avait toutes ainsi gouvernées, car il était leur beau père (directeur), et que, le jour de Noël (25 décembre 1429), en la ville de Jargeau, il bailla à cette dame Jeanne la Pucelle trois fois le corps de Notre-Seigneur, ce dont il était beaucoup à blâmer, et l’avait baillé à Pierrone celui jour deux fois. »

Troisième témoignage, emprunté cette fois à Jean Nider, docteur en théologie et auteur d’un précieux traité sur les mœurs des fourmis. Dans ce livre, intitulé le Formicarium, Jean Nider rapporte une conversation qu’il eut au concile de Bâle, vers 1439, avec maître Nicole Lami, qui représentait à cette assemblée l’Université de Paris. Maître Nicole lui parla de la Pucelle et de son supplice et, incidemment, de Pierrone et de sa compagne, qu’il ne nomma pas, mais qu’il est facile de reconnaître dans les lignes suivantes (nous donnons la traduction de La Borderie) :

« Dans le même temps parurent aux environs de Paris deux femmes se disant publiquement envoyées par Dieu pour secourir Jeanne la Pucelle. Je tiens de maître Nicole Lami que l’inquisiteur de France les fit arrêter comme coupables de magie ou de sorcellerie. Plusieurs docteurs en théologie, les ayant examinées, constatèrent qu’elles étaient abusées par les hallucinations du malin esprit. L’une de ces femmes, ayant reconnu les fraudes de l’ange de Satan, se repentit sur la remonstrance des docteurs et, comme elle le devait, abjura ses erreurs. Mais l’autre, s’obstinant à y persévérer, fut livrée au feu. »

Résumons les faits, comme on dit. Des textes précédents et du Procès-verbal de condamnation publié par Quicherat, il appert que Pierrone ou Perrone était de la Bretagne bretonnante, qu’elle vivait dans l’entourage immédiat de Jeanne d’Arc, dont elle prisait l’œuvre « bonne » et à qui elle demeura jusqu’au bout fidèle (tout au contraire de Catherine de la Rochelle, qui jalousait Jeanne et ne cessait d’en dire pis que pendre) et que, faite prisonnière peu après Jeanne, elle partagea en fin de compte le sort de celle-ci. Le 3 septembre 1430, elle fut brûlée vive comme sorcière près du puits (ou sur le parvis) Notre-Dame. Sa compagne, qui n’avait pas eu le même courage et s’était rétractée, fut mise en liberté.

Car on pense bien que là fut le vrai crime de Pierrone. Ce n’est ni la sorcière ni la blasphématrice qu’on poursuivait en elle, et M. Trévédy a démontré que l’Église fut innocente de sa mort : c’était l’ennemie des Anglais, la loyale et magnanime Bretonne qui « confessait » Jeanne d’Arc jusque sur le bûcher et qui, quand tous abandonnaient la Pucelle, fut le premier « témoin », au sens canonique, de la sainteté de sa mission.

Il n’y a pas à dire plus sur son compte, et tout ce qu’on tentera d’ajouter, comme Quellien naguère, sera vaine fioriture. Vous savez que l’excellent barde s’était fait le chevalier de « Perrinaïc ». D’estoc et de taille, jusqu’à sa mort, il combattit pour elle. Il en parlait comme un amoureux de sa « douce » et je crois en effet qu’il avait fini par aimer Perrinaïc de cette même amour rétrospective dont brûla, dit-on, Victor Cousin pour Mme de Longueville. Les passions cérébrales ne sont pas moins exclusives que les autres et ne laissent pas plus qu’elles de place à la réflexion et à la mesure ; peu satisfait d’avoir réhabilité Perrinaïc, Quellien voulut bientôt qu’on lui élevât un monument expiatoire, et quel monument ! Il rêvait pour la statue de son héroïne un piédestal grandiose, un massif « colossal » dans le genre de celui d’Alise-Sainte-Reine qui porte la statue de Vercingétorix. Le Méné-Bré faisait, dans sa pensée, un pendant tout trouvé au mont Auxois. Ce n’est pas le plus haut sommet des Arrhées de Cornouaille, mais c’en est le plus central, et la Nature, qui prévoyait Quellien, lui a donné la forme vague d’un socle. Sur ce socle, jusque-là, ne s’élevait qu’une petite chapelle, dédiée au bon saint Hervé, patron des bardes de Bretagne. Quellien, qui était barde lui-même, n’avait aucune malice contre saint Hervé ; mais il lui préférait Perrinaïc, qui était un peu la fille de son cerveau et dans laquelle il avait mis toutes ses complaisances. C’est pourquoi, par ses soins, un comité fut formé, des appels lancés, la presse mobilisée, un sculpteur et un architecte désignés et, pour réunir les fonds nécessaires à l’entreprise, Quellien lui-même partit en province dans une tournée de conférences.

Là fut l’erreur. Sur le boulevard, l’auteur de Perrinaïc était en terrain sûr, et les Parisiens, auxquels il présentait son héroïne, avaient trop de galanterie pour demander à vérifier son état civil : Quellien n’assurait-il pas qu’elle était « jeune », jolie et qu’« en elle s’épanouissait toute la vertu bretonne, alliance de grâce et de force » ? Il suffisait. On est plus formaliste en province. Des esprits tatillons se trouvèrent qui voulurent regarder d’un peu près dans la biographie de cette « Jeanne d’Arc de banlieue », comme l’appelait impertinemment Francis Magnard. Et, d’abord, ils s’étonnèrent de la forme de son nom : Perrinaïc. Au XVe siècle, une jeune personne portant le nom français de Pierrone ou Péronne eût porté, en breton, celui de Pezrona. M. Loth l’affirma, qui s’y connaissait. Et M. Trévedy, M. Jordan, Luzel, La Borderie firent bientôt des découvertes plus étranges encore : Perrinaïc ou plutôt Pierrone n’était pas née, comme l’affirmait Quellien, ou du moins rien ne permettait de supposer qu’elle fût née « dans une région circonvoisine du Goëlo » ; et c’était par pure hypothèse que son biographe la faisait jeune, jolie, rêveuse, passionnée, fille d’un homme d’armes, orpheline de mère, besognant contre les Anglais aux côtés de la Pucelle et chargée, par elle, d’une mission à Paris près du carme Jean Dallée. Toute sa vie, telle que la contait Quellien, était un roman. Et c’eût été le plus pathétique des romans, sans doute, si Quellien n’avait voulu donner ce roman pour une histoire authentique. Lamentable effondrement ! Le boulevard, édifié, lâcha Perrinaïc. Quellien mourut quelque temps plus tard et il ne fut plus question de la « Jeanne d’Arc bretonne », que comme d’un bluff et d’une mystification.

Pourtant Pierrone a existé. Non pas Perrinaïc, mais Pierrone et, avant Quellien, elle avait touché Michelet et Anatole France. Et j’ai même quelques bonnes raisons pour croire que c’est chez M. France, dont la Jeanne d’Arc commençait à paraître dans la Revue de Famille, dirigée par Jules Simon, que Quellien apprit l’existence de Pierrone. Elle n’avait encore que de vagues linéaments ; elle gardait ce trouble dont il faut désespérer de la dégager jamais. Quellien s’empara d’elle aussitôt, la débaptisa et lui constitua de toutes pièces la biographie qui lui manquait. Ainsi M. France ne pouvait plus, raisonnablement, revendiquer Perrinaïc pour sienne et le fait est qu’il ne protesta que pour la forme contre le sans-gène du barde. Mais d’autres protestèrent pour lui et n’y mirent pas la même discrétion. Quellien riposta : la dispute s’aigrit. Qu’arriva-t-il ? C’est que, dans la mêlée, plus d’un coup s’égara et tomba sur Pierrone qui n’en pouvait mais. M. Jordan la traita tout net d’« obscure visionnaire » ; La Borderie alla jusqu’à contester qu’elle eût été brûlée à cause de « sa sympathie pour Jeanne d’Arc » et voulut qu’on l’eût châtiée seulement de ses blasphèmes et de ses sorcelleries, — comme si Jeanne d’Arc elle-même n’avait pas été condamnée sous un chef semblable et que l’écriteau de son bûcher ne portât pas : hérétique et relapse !

Aujourd’hui que le conflit s’est apaisé et que la tombe a réconcilié Quellien et La Borderie, il est permis de se montrer plus équitable à l’égard de Pierrone.

Aussi bien le peu que nous savons d’elle est-il très suffisant. C’est sa mort et non sa vie qui nous importe. Et, en vérité, si cette mort de Pierrone, brûlée pour avoir rendu témoignage à Jeanne, n’autorise pas tout à fait l’érection d’un monument « colossal » sur les hauteurs du Méné-Bré, elle est assez belle, assez émouvante cependant, pour que nous l’inscrivions pieusement dans notre souvenir. Le P. Coubé a donc pleinement raison de s’intéresser à Pierrone et d’essayer de relever sa mémoire de l’injuste discrédit où elle avait glissé par suite des exagérations de son premier avocat. Je lui demande seulement, par respect pour la vérité dont il est l’infatigable servant, de restituer à l’humble martyre du Parvis Notre-Dame le prénom français : Pierrone (ou son équivalent breton Pezrona) sous lequel ses contemporains et Jeanne d’Arc elle-même la connurent.

Pierrone ne doit pas souffrir plus longtemps de l’espèce de déconsidération qui s’était attachée à Perrinaïc.



LES FÊTES RÉVOLUTIONNAIRES

DANS UNE COMMUNE BRETONNE




Le Breton de Paris enquête près de ses lecteurs sur l’intérêt que présenterait la création d’une fête « nationale » bretonne. De ces sortes de fêtes cependant, je crois bien que la Bretagne n’en a jamais eu, même au temps de son indépendance. Plus tard, sous la Révolution et l’Empire, ses fêtes « nationales » se confondirent avec les fêtes officielles. Elles n’en différèrent que dans le détail. Le programme des réjouissances publiques n’était pas le même dans toutes les communes. À Pontrieux, commune dont je veux vous parler et qui se distingua dès l’origine par son zèle révolutionnaire, il était particulièrement chargé. Les registres pontriviens n’ont pas encore été publiés. Mais une transcription partielle en a été faite par le secrétaire de la mairie, M. Armand David, qui a bien voulu me communiquer ses cahiers. C’est cette transcription que je suivrai pour la période comprise entre le 14 juillet 1790 et le 23 thermidor an II.

La fête du 14 juillet fut instituée, on le sait, par décret du 8 juin 1790. L’Assemblée nationale avait choisi l’anniversaire de la prise de la Bastille pour solenniser par une manifestation grandiose la « fédération générale de tous les Français » : la France entière devait envoyer des délégués au Champ de Mars, ce à raison d’un délégué par 200 hommes de milice. Le district de Pontrieux, comprenant 3.600 gardes nationaux, nomma 18 délégués, savoir les sieurs (on n’était pas encore « citoyens ») Chrétien, major de la garde nationale de Pontrieux, Bertin, de Pleubian, Gicquel, de Lanvollon, Le Cornec, de Plounez, Roland (Ollivier), de Kermoroch, Camandour, colonel, de Plounez, Illien (François), de Pommerit-le-Vicomte, Le Beuz, de Pommerit-Jaudy, Thomas, capitaine, de Paimpol, Le Brigant, capitaine, de Pontrieux, Perrot, capitaine, Quemper (Héloury), de Pontrieux, Lambert, colonel, de la Roche-Derrien, Le Goff (Philippe), colonel, de Saint-Clet, Sauvé, commis, Bigot, adjudant, Kotter, brigadier, et Bastiou, sergent.

Je ne sais (les registres sont muets sur ce point) comme se comportèrent à Paris, devant l’autel de la Nation, tous ces majors, capitaines et colonels improvisés : espérons qu’ils n’avaient pas oublié chez eux leurs parapluies, car il plut presque toute la journée à torrents ; mais ces douches cléricales furent impuissantes à refroidir l’enthousiasme des fédérés.

Si nous ignorons la conduite que tint au Champ de Mars la délégation pontrivienne, nous savons du moins dans quel esprit elle quitta Pontrieux. Le sieur Boudier, la veille du départ des délégués (25 juin), les harangua au nom de la municipalité et il le fit en des termes d’où le lyrisme débordait. Comme ce Boudier paraît avoir été le grand metteur en scène de la Révolution à Pontrieux et l’agent principal des Loges dans le district, on ne sera peut-être pas fâché de trouver ici un spécimen de son éloquence :

« Qu’il sera glorieux pour vous et pour tout bon citoyen, ce jour auquel le monarque, à la tête de tous les représentants de son royaume, montrera par son serment solennel, qui précédera celui de la nation, l’exemple du civisme ! Quel aiguillon pour affermir le vrai patriote dans sa résolution de maintenir, au péril même de ses jours, la constitution nouvelle et l’autorité souveraine ! Mais quels motifs de remords pour les aristocrates, s’il en existe encore !… Mortels heureux, qui allez être nommés pour jouir d’un spectacle aussi ravissant et être associés à une union dont les annales les plus reculées ne fournissent pas d’exemple ! Que votre sort va être digne d’envie ! J’achèterais au prix de tout mon sang l’avantage de partager votre félicité, et il n’y en a pas un seul de tous ceux qui me font l’honneur de m’écouter qui puisse penser autrement. Allez, élus fortunés, sur les ailes du patriotisme, vous joindre à la nation rassemblée, et que le monarque qui vous verra lise par vos yeux, dans vos cœurs, les mouvements des nôtres ! Dites à vos frères de la capitale, vos compagnons d’armes et les fermes défenseurs de la Révolution, que, ne pouvant aller avec vous jouir du bonheur qui vous est réservé, nous célébrerons dans notre patrie, le 14 juillet prochain, l’époque de notre liberté ; dites-leur que nous nous plairons, à l’heure marquée pour la Fédération générale, à laquelle nous serons présents de cœur, à renouveler notre serment d’être toujours fidèles à la nation, à la loi, au roi ; annoncez-leur que ce jour sera le plus beau de notre vie ! »

Cette phraséologie incorrecte, déclamatoire et touchante, porte bien la marque du temps. Elle dut faire une grande impression sur les délégués. On n’était encore qu’à l’aube de la Révolution ; les « patriotes » embrassaient d’un même amour le monarque et la constitution ; ils vivaient en bons termes avec l’Église, et celle-ci, de son côté, sinon dans la personne de ses évêques, du moins dans celle des recteurs, des vicaires et des réguliers, ne se montrait nullement hostile au nouvel ordre de choses. Plusieurs de ces derniers étaient affiliés à la Maçonnerie, dont les Loges, presque partout, furent le noyau des clubs et de ces « sociétés des Amis de la Constitution » où se recrutait, dans chaque ville, l’état-major révolutionnaire. Pour quelques prélats, comme le vénérable évêque de Quimper, M. Conin de Saint-Luc, qui avaient le mauvais goût de s’en choquer, les autres, comme M. de Conzie et Loménie de Brienne, trouvaient la chose « plaisante» et faisaient des gorges chaudes du « seigneur Saint-Luc[44] ». Les Loges, d’ailleurs, se défendaient de vouloir toucher à la religion : elles n’en voulaient encore ou prétendaient n’en vouloir qu’à la « superstition » ; elles affichaient un « théisme » humanitaire et philosophique, qui était comme une sorte de catholicisme épuré, à l’usage des esprits supérieurs. Tout cela et les avantages matériels que la Révolution assurait au bas clergé par l’établissement d’un « salaire » fixe et la suppression des bénéfices, impressionnait favorablement la grande majorité des ecclésiastiques et les inclinait à s’associer au mouvement des esprits.

On en eut une preuve, à Pontrieux même, au 14 juillet suivant.

Le « sieur » Boudier n’avait pas fait une promesse en l’air en s’engageant, au nom de son municipe, à célébrer congrûment l’anniversaire de la prise de la Bastille. À dix heures du matin, le mercredi 14 juillet 1790, le « conseil général de la commune de Pontrieux » se réunit en séance extraordinaire. Étaient « présents, les sieurs Gaultier, maire ; Jourand, Boudier, Le Gof, Hélary et Le Millier, officiers municipaux ; Jean Le Beff, procureur de la commune ; à eux joints les sieurs Yves-Gabriel Couffon de Kerdellech, Jean-François de Keruzec, Charles Le Sidaner, Yves Thomas, Le Cousin, Guillaume Lasbleiz, Porez, Feger, Sibiril, Duval et Le Cerff, notables. »

Je vous signale en passant deux de ces noms : Couffon de Kerdellech et Jean-François de Keruzec. Ce sont les noms de deux gentilhommes du pays, deux de ces « aristocrates », stigmatisés par Boudier et qui n’avaient peut-être pas été les derniers à faire blanc de leurs sentiments révolutionnaires. J’ignore ce que devint Couffon. Quant à Keruzec, émigré en 93, ses biens furent confisqués et sa maison de Pontrieux « affectée au service public » (on en fit le siège du tribunal du district). Sa femme, peu après, était arrêtée à Guingamp. Il avait un fils en bas âge, Jean-Pierre, qui, laissé sans ressources à Pontrieux, fut réclamé par Madame de Keruzec ; après enquête, contre-enquête et délibération de la municipalité, en présence du citoyen Dieupart, « agent national », l’enfant fut enfin rendu à sa mère et incarcéré avec elle au chef-lieu.

Dès le 10 août cependant, par un arrêté « dûment publié au prône de la grand’messe le 11 », invitation avait été faite « aux gardes nationales (sic) et à la commune de se rendre à l’église de Saint-Yves pour le serment fédératif. » Dans l’intervalle, avisé de la présence à Pontrieux des administrateurs du district, « assemblés en cette ville pour la formation du directoire », le conseil général délibéra « qu’il convenait d’aller en corps prendre MM. les administrateurs en leur bureau, afin de se rendre ensemble à l’église ». Ce qui fut fait. À travers les rues de la ville, « sur deux lignes, les membres de l’administration d’un côté et les officiers municipaux et notables de l’autre », l’imposant cortège gagna pedetentim l’église Saint-Yves, où l’avaient précédé « les gardes nationales et un concours de peuple de l’un et l’autre sexe ». Là, il entendit « une messe à chant » qui fut célébrée par le « sieur » Even, vicaire de Saint-Yves, et répondue par MM. « Simonet, vicaire de Notre-Dame-des-Fontaines, Le Goas, diacre, les deux en chapes, et Izaac, acoliste (sic) », Le bouquet de la cérémonie, ce fut le discours du « sieur » Even.

Détail remarquable : il avait été convenu que ce discours serait en breton, mais que l’orateur le traduirait en français pour qu’il pût être « inscrit » sur les registres de la commune. Et la réflexion qui s’impose tout de suite, c’est que la municipalité pontrivienne n’avait pas pris cette décision pour le simple plaisir d’honorer la langue bretonne, mais parce que cette langue, sans doute, était la seule qui fût entendue de la généralité. Quel dommage, nonobstant, que le texte original du discours ne nous ait pas été conservé et que nous n’en ayons que la traduction ! C’eût été un beau spécimen de l’éloquence sacrée en Bretagne, dont les monuments sont si rares. L’orateur fut particulièrement remarquable dans son éloge de l’Assemblée nationale et du roi.

« Promettre fidélité à la nation, ajouta-t-il, c’est promettre fidélité à vous-mêmes. Quoi de plus naturel ? Quoi de plus raisonnable ? La nation peut-elle se méconnaître ? Peut-elle ne pas être unie ? Promettre fidélité à la loi, c’est promettre fidélité à votre propre volonté ».

Notre abbé, ce disant, est évidemment sincère : mais sur quelles bases fragiles il fait reposer le nouvel ordre social ! Autant bâtir sur le sable que sur la « volonté » populaire. Cette volonté, d’ailleurs, n’est qu’une fiction : le peuple reçoit son mot d’ordre des comités parisiens, qui le reçoivent eux-mêmes, vraisemblablement, par l’intermédiaire des Loges, du conseil supérieur de la Maçonnerie. Et déjà il ne s’agit plus de faire passer le clergé sous « le niveau du salaire », comme disait fortement Mirabeau : les biens de mainmorte ont été confisqués ; une partie des évêques a pris le chemin de l’exil ; la constitution civile est promulguée, la rupture avec Rome consommée. Quel réveil affreux ! Quels sourds déchirements chez ces pauvres prêtres hier encore si enthousiastes du grand œuvre de rénovation entrepris par l’Assemblée nationale ! Avec quelle rapidité le voile s’est déchiré et leur a laissé voir le schisme béant sous leurs pas ! Six mois ne s’étaient pas écoulés et ce même prédicateur qui célébrait en chaire la constance de la nation française passait devant le directoire du district sous l’inculpation de refus de serment à la constitution civile du clergé votée en violation formelle de tous les engagements antérieurs et, l’on peut dire, en opposition avec les sentiments véritables du pays. Il faut lire (avec un solide poumon on y arrive) les considérants du directoire au sujet du malheureux abbé :

« Considérant que le sieur Even paraissait être abandonné avec réflexion, par un système persévérant de malveillance, aux suggestions perfides renfermées dans l’Extrait supposé du pape et s’être coalisé contre l’exécution des décrets de l’Assemblée nationale avec l’auteur de cette œuvre d’iniquité, dont la tournure empoisonnée et fanatique décèle le ci-devant évêque de Tréguier, personnage dangereux qui n’a cessé, depuis le commencement de la Révolution, de répandre dans la société le venin que distille sa fureur, dans l’espoir d’arrêter la régénération de cet empire et l’extirpation des vices et des abus qui dégradaient les autels », etc., etc., le directoire de Pontrieux dénonçait le dit sieur Even comme perturbateur de l’ordre public et l’expédiait devant le tribunal du district qui n’allait pas tarder à lui régler son compte…

Laissons là Directoire et Tribunal et revenons à la cérémonie qui se déroulait en grand arroi, le 14 juillet 1790, dans l’église Saint-Yves.

Quand l’abbé Even eut terminé son allocution, ce fut au tour du maire de prendre la parole. Il instruisit « la commune de l’objet de l’assemblée ». Après quoi, la dextre étendue, il prononça, en son nom et au nom de ses administrés, la formule d’allégeance bien connue : « Je jure et nous jurons d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout notre pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi », etc., etc. Ce serment fut répété par chacun des membres de la municipalité, puis par le sieur de l’Ecluse, capitaine, commandant des gardes nationales, ses officiers et sa troupe. Acclamations générales. Le clergé entonne l’hymne Exaudiat et sort de l’église aux accents de l’Ave maris stella, chacun des prêtres, « un cierge à la main, précédé de quatre flambeaux et suivi des officiers de l’administration du district et de la municipalité dans le même ordre que dessus et ayant aussi chacun un cierge, accompagné de la milice nationale marchant en file sur deux lignes, le drapeau national déployé ».

Un bûcher avait été dressé sur la place de Trieux. Le clergé, la municipalité et les officiers y mirent le feu « au bruit de différentes volées de canon, pierriers et mousqueterie et de différentes acclamations et cris répétés de : Vive la nation, la loi et le roi ! » Un Te Deum termina la cérémonie. Jusqu’au bout, celle-ci resta religieuse autant que civique. Et il en fut de même dans toutes les villes du territoire. Partout il y eut grand’messe, chant du Veni Creator, procession et Te Deum d’action de grâces. La Révolution a été tenue sur les fonts baptismaux par l’Église : ainsi consacrée aux yeux du peuple et lavée de sa tache originelle, elle pouvait se retourner sans danger contre sa bienfaitrice. Elle n’y faillit pas.

En 1790, l’assemblée, le roi, l’Église formaient une trinité indivisible. En juillet 1792, date où vont nous transporter maintenant les registres du district, la trinité se décollait : Louis XVI n’avait plus que pour un mois de règne et son crédit était si ébranlé qu’on ne faisait même plus mention de lui dans les harangues et les délibérations. L’Église craquait comme le trône. La constitution civile du clergé avait séparé les prêtres en deux camps : les assermentés ou « jureurs » et les non-conformistes.

Ces derniers devaient être fort nombreux dans le district. Je lis sur les registres, à la date du 2 mai 1791 : « Arrestation de Carhantec, curé de Hengoat, prêtre non-conformiste, par la garde nationale » ; à la date du 22 mai : « Défense à Gigant, curé de Ploézal, de venir officier à Pontrieux, comme étant rebelle à la loi » ; à la date du 5 juin : « Arrestation du sieur Richard, curé de Ploubazlanec, pour excitation du peuple à la révolte, par les commandants Chrétien et Corouges, de la garde nationale » ; à la date du 11 juin : « Arrestation des curés de Plouëc et Ploézal. Ils sont conduits en un lieu de sûreté » ; à la date du 21 juin : « Ordre est donné aux prêtres non-assermentés de se retirer dans les vingt-quatre heures à quatre lieues de leur résidence » ; à la date du 5 août : « Arrestation de Geffroy et des prêtres non-conformistes par le commandant Chrétien… », etc., etc.

Pontrieux, cependant, avait des prêtres assermentés, dont l’un était ce même « sieur » Simonet, vicaire de Notre-Dame-des-Fontaines, que nous avons vu servir d’assistant, le 14 juillet 1790, au « sieur » Even, lors de la cérémonie de l’église Saint-Yves, qui se rétracta comme lui, puis revint sur sa rétractation et, pour prix de son apostasie, fut peu après promu curé en titre.

Peut-être fut-ce lui qui officia, le 14 juillet 1792, dans la plus extraordinaire des circonstances, sur l’autel dressé « devant la porte principale de l’église Saint-Yves » : la municipalité n’avait-elle pas eu l’idée en effet, dans sa séance du 6 juillet et pour « solenniser d’une manière digne de sa célébrité la journée du 14 », de voter la démolition d’une croix « existante » près de cette église et qui, d’ailleurs, « dérangée dans ses bases », menaçait d’une chute prochaine et avait « encore, par sa grandeur, l’inconvénient de couvrir une partie de la place » ? Étant donné l’esprit jacobin, cette décision n’a point lieu de surprendre. Et il n’est pas davantage surprenant que la municipalité eût décidé de remplacer la croix démolie par un arbre de la Liberté, lequel devait être « surmonté d’un bonnet ». Des municipalités athées, de nos jours, en ont fait tout autant. Ce qu’elles n’ont pas fait et qui montre bien la confusion et l’illogisme des cerveaux de cette époque, c’est, après avoir, de propos délibéré, commis un sacrilège, doublé d’un acte de vandalisme, de décider comme à Pontrieux qu’un « hôtel » (sic) serait dressé près de l’arbre qui allait remplacer la croix condamnée et MM. les vicaires « invités » à y « célébrer l’office divin », cependant qu’il serait « délivré aux canonniers une quantité suffisante de poudre pour ajouter à cette fête nationale par le bruit des pièces d’airain disposées pour la défense de la patrie ».

Franchissons encore deux années. Nous voici au 22 messidor (10 juillet) an II de la République, une et indivisible. La Terreur est déchaînée. Pontrieux a pour maire Joseph-Marie Boudier (l’orateur qui harangua en 90 les délégués de la Fédération nationale) ; Le Gal, Le Millier, Sidaner aîné et Porez sont ses officiers municipaux. Le conseil tient séance en présence du citoyen Dieupart, agent national, lequel ayant été ouï, ainsi que les citoyens Jourand, Coniat, Burdelot et Boscher, « commissaires délégués par la Société populaire à l’effet de se concerter avec la municipalité pour l’organisation du plan de la fête du 14 juillet, qui se célébrera le 26 du courant », les dispositions suivantes sont adoptées et portées à la connaissance du public :

(Ici, il faut citer in-extenso. Le document est long ; mais il est des plus curieux et mérite d’être conservé).

« Il est ordonné à tous citoyens et citoyennes de balayer les rues et d’orner leurs maisons de branches de chêne la veille de la fête, c’est-à-dire le 25 courant après-midi.

« Les citoyennes sont invitées à porter dans la main, le jour de la fête, un bouquet de chêne.

« Tous les citoyens prendront les armes ; il sera construit une Bastille qui sera surmontée par sept tours.

« Cette Bastille sera construite à peu de frais, parce qu’il n’est pas nécessaire que l’image soit vivante ; il suffira qu’elle donne quelque idée.

« Les citoyens Le Coniat et Burdelot sont chargés de la faire construire.

« Quelques poteaux ou autres morceaux de bois plantés, enterrés, garnis de paille et arrangés en forme de château-fort, seront les seuls ouvrages à exécuter.

« La Bastille sera placée sur l’arbre de la Liberté.

« Le 25, à neuf heures du soir, il sera tiré un coup de canon pour annoncer la fête du lendemain.

« Le 26, le jour de la fête, les compagnies de gardes nationales se rassembleront à huit heures du matin, auprès des demeures de leurs capitaines respectifs ; elles se rendront alors auprès de la Maison-Commune, où elles prendront tous les corps constitués qui seront invités à s’y rendre. Le cortège se rendra directement au temple dédié à l’Être suprême.

« L’agent national de la commune y fera un discours analogue à la fête et développera succinctement les circonstances qui ont donné lieu à la journée du 14 juillet 1789, à cette journée mémorable qui fut le prélude du bonheur du peuple et de l’anéantissement de ses oppresseurs.

« Le discours fini, un roulement de tambours ira porter jusqu’au ciel les cris : Vive la République ! Vive la Convention nationale ! Périssent tous les tyrans !

« On chantera ensuite des hymnes patriotiques.

« Les chants finis, le cortège se rendra sur la place de la Liberté et entourera la Bastille qui y sera placée.

« L’agent national de la Commune prendra la parole et dépeindra énergiquement au peuple cette forteresse, où étaient englouties l’innocence et la probité.

« Le résultat de son discours sera de faire brûler cette Bastille, à laquelle le feu sera mis par un membre de chaque corps constitué, le plus ancien garde national, le plus ancien vieillard et la plus ancienne des citoyennes.

« À l’instant où l’on mettra le feu à la Bastille, un coup de canon se fera entendre ; le roulement des tambours, le bruit des instruments, réunis aux voix des citoyens et citoyennes, annonceront l’allégresse publique.

« Ceux et celles qui savent chanter sont invités à entonner le premier couplet de l’hymne des Marseillais.

« Le cortège prendra de suite la route du Bosquet de la Montagne.

« Les chants ne seront point interrompus pendant la marche.

« La troupe marchera sur deux lignes ; les corps constitués et les citoyennes marcheront au milieu.

« Arrivés au Bosquet de la Montagne, les magistrats du peuple, les hommes, femmes et enfants, tous confondus, danseront autour de l’arbre de l’Égalité au son des instruments qui joueront des airs patriotiques.

« Les danses finies, les chants recommenceront et le cortège défilera ensuite par la rue de la Montagne et la place de la Fraternité et conduira jusqu’à la Maison-Commune les corps constitués.

« La troupe se rendra sur la place de la Liberté où elle déposera les armes.

« À une heure de l’après-midi, le son de la cloche convoquera le peuple à se rendre au temple pour y chanter les hymnes patriotiques.

« La musique s’y rendra ensuite.

« À deux heures commenceront les danses qui continueront jusqu’à six heures.

« À six heures, tous les citoyens et citoyennes se rendront au temple de l’Éternel.

« Le son de la cloche se fera entendre à cet effet.

« De là on se promènera jusqu’à sept heures en se donnant le bras, dans toutes les rues de la commune.

« La musique précédera le cortège qui dansera une ronde au bout de chaque rue.

« Les danses recommenceront après le souper.

« À huit heures et demie, le son des tambours avertira la garde nationale de se rendre sur la place de la Liberté pour faire la farandole.

« Un autant du présent sera envoyé au commandant de la garde nationale pour l’exécution de la marche de la troupe.

« La gendarmerie et toutes les autorités constituées seront invitées à se réunira la Maison-Commune à huit heures du matin le jour de la fête.

« Ordonne que par le héraut le présent sera publié demain et la publication rappelée le surlendemain 25, afin que personne n’en prétende cause d’ignorance ».

Les expressions « rue de la Montagne », « Bosquet de la Montagne », « place de la Fraternité », reviennent fréquemment dans ce programme. Une note manuscrite de M. Armand David nous apprend que la rue de la Montagne doit être identifiée avec la rue actuelle de Traoumilédern. Elle menait, par une ancienne voie romaine, à un château-fort démantelé « vers le XVe siècle ». Le Bosquet de la Montagne occupait l’emplacement même de ce château-fort : l’endroit, qui servait la faconde tyrannicide des orateurs, était de surplus très pittoresque ; on dominait de là Pontrieux et sa vallée. Il ne reste aucune trace du château qui appartint successivement à la famille ducale de Bretagne, aux d’Avaugour, aux Penthièvre, aux Soubise, aux Rohan. N’était la hutte d’un sabotier, on s’y croirait dans un « désert ». Quant à la place de la Fraternité, elle s’appelle plus simplement aujourd’hui, si je ne m’abuse, place de la Pompe.

Outre la fête du 14 juillet, la Révolution avait institué un certain nombre d’autres fêtes « nationales », parmi lesquelles celle du 23 thermidor, destinée à commémorer la date du 10 août 1792, qui mit fin à la puissance royale. Nous avons également le programme de cette fête pour l’an II. Il répète sur plusieurs points le programme de la fête du 14 juillet. Voici cependant quelques variantes d’un certain intérêt.

C’est ainsi que la municipalité de Pontrieux, « voulant électriser dans tous les cœurs et insinuer dans toutes les âmes l’amour sacré de la patrie, arrête : que tous les jeunes républicains, depuis l’âge de huit ans jusqu’à seize ans, formeront une compagnie sous le nom d’Espérance de la Patrie, qui se réunira sans armes le jour de la fête sur la place de la Fraternité à la même heure que la garde nationale. Le commandant placera cette compagnie dans le centre de la troupe et commettra quelqu’un pour la diriger. Chacun de ces citoyens portera une branche de chêne. Le cortège se rendra ensuite au temple dédié à l’Être suprême, où il aura été élevé un autel de la patrie surmonté de quatre colonnes sur lesquelles seront inscrits ces mots : « Liberté, Égalité, Unité, Indivisibilité… »

Remarquons en passant la disparition du mot Fraternité et son remplacement dans la devise jacobine par les deux mots Unité et Indivisibilité. Ce sont cette Unité et cette Indivisibilité, jointes à la Liberté et à l’Égalité, que jureront de défendre jusqu’à la mort les membres des corps constitués qui monteront, après le discours commémoratif du maire Boudier ou du citoyen Dieupart, agent national, sur l’autel de la patrie. Un rôle spécial, dans la cérémonie, est réservé aux mioches. Le programme dit qu’un de ces précoces républicains « montera sur l’autel de la patrie. Et là, au nom de ses camarades, il prêtera le serment suivant : « Nous jurons, moi et mes camarades, de marcher sur les traces de Barra, de Viala, dont nous promettons d’être les émules, et de mourir, s’il le faut, pour défendre la République ». Suivront les habituels vivats et salves d’artillerie. Après quoi le cortège gagnera, suivant l’us, l’esplanade verdoyante du Bosquet de la Montagne où seront exécutés « des hymnes patriotiques ».

J’arrête ici mes citations et je conclus.

Sauf le discours du « sieur » Even, vous avez pu remarquer combien était faible, pour ne pas dire complètement nul, l’apport breton dans les cérémonies précédentes. Le programme des fêtes nationales pontriviennes sous la Révolution aurait pu être, tout compte fait, celui de n’importe quelle autre commune de France, et rien n’y rappelle que nous sommes en Bretagne. Bien mieux : est-il question d’une danse ? C’est la « farandole ».

Ces fêtes, du moins, se déroulèrent dans un sanctuaire consacré au patron national des Bretons : saint Yves. Mais l’église qui portait ce vocable ne tarda pas à être débaptisée pour devenir le temple de l’Être suprême et, dans l’intervalle, sans doute, celui de la Raison. Les offices qu’y célébrait le curé constitutionnel Simonet devaient être quelque peu agités, car le conseil municipal fut saisi d’une demande du commandant Chrétien à l’effet d’obtenir l’autorisation de « poser quatre gardes nationales et un officier armés dans le sanctuaire et chœur de l’église, pendant les grand’messes, fêtes et dimanches ». Mais un temps vint où le culte lui-même fut interdit et Saint-Yves servit de « magasins à la République » ; on y transporta les canons enlevés de la « remise du citoyen du Porzou », et finalement, comme l’édifice se dégradait et bien qu’il eût été question, en thermidor an IV, de faire accommoder sa cloche, la Tourmentine, on décida de le vendre aux enchères. Seulement le conseil, afin de déjouer les vues intéressées de « certains fanatiques », qui auraient pu s’en porter acquéreurs pour le « conserver à la dévotion et acquérir par là un titre honorable auprès des âmes simples et crédules », mit comme condition première à la vente que l’église serait rasée et la place qu’elle occupait pavée. Ce qui fut fait. La vente ayant été fixée au 2 messidor an VI, les citoyens Le Brigant, Bernard, Guelrin et Le Gards, « associés dans l’acquisition de l’église Saint-Yves », se portèrent adjudicataires de l’immeuble et de ses dépendances et, sur sommation en date du 15 vendémiaire an VII, procédèrent à sa démolition. Les mêmes citoyens ou leurs amis avaient peu auparavant brisé à coups de marteaux le calvaire de Runan, un des chefs-d’œuvre de la statuaire indigène[45]. Ce double attentat mit le sceau à la réputation de civisme des « patriotes » pontriviens. Si digne d’admiration qu’on le veuille, il faut bien reconnaître pourtant que ce vandalisme, propagé dans toute la France, n’avait rien non plus de particulièrement breton.




LECONTE DE LISLE À RENNES




Je crois bien qu’aujourd’hui l’on est définitivement renseigné sur les causes, restées longtemps mystérieuses, du pessimisme de Leconte de Lisle. Par la publication des vers de jeunesse de l’auteur des Poèmes barbares, nous tenions, grâce à M. Guinaudeau, le premier anneau de la chaîne ; les anneaux intermédiaires manquaient. Louis Tiercelin, Madame Jean Dornis, surtout les frères Marins et Ary Leblond, essayèrent de les rétablir intuitivement. Mais l’intuition, si aiguë soit-elle, ne supplée pas toujours aux textes. Un heureux accident vient de nous restituer ceux-ci. Ils dormaient dans une collection du journal la Variété, propriété d’un Rennais exclusif et jaloux, qui refusait d’en donner communication.

« Mais admirez, dit dans les Annales de Bretagne M. Gustave Allais, l’ingéniosité du hasard qui se charge de bouleverser les petits calculs de l’égoïsme… Une succession s’ouvre ; une famille, indifférente aux trésors littéraires, vend en bloc les vieux bouquins, et c’est ainsi que la Variété va s’échouer au marché aux vieilles ferrailles… Un étudiant d’histoire, M. Bourdais, l’y découvre, l’achète, puis cède sa trouvaille à M. Le Hir, le très aimable et très obligeant bibliothécaire de la ville de Rennes. Le précieux volume est désormais à la disposition des travailleurs ».

Ils n’ont pas manqué de le consulter, et le premier de tous, M. Charles Leconte, que son nom obligeait, y a puisé les éléments d’un intéressant mémoire qu’il vient de présenter à la Faculté des lettres de Rennes, pour l’obtention du diplôme d’études supérieures. Un résumé de ce mémoire a paru dans les Annales de la Faculté : l’allure en est à la fois guindée et diffuse et l’on eût souhaité chez l’auteur plus de simplicité. Sous ces réserves, il contient d’excellentes choses. On sait que Leconte de Lisle appartenait à une famille bretonne dont un membre, ancien chirurgien des armées impériales, se fixa en 1816, à l’île Bourbon et y épousa Mademoiselle de Riscourt de Lanux. De ce mariage naquit, en 1818, Charles-Marie-René, l’auteur futur des Poèmes barbares. En 1837, Charles avait dix-neuf ans et n’était pas encore bachelier. Son père l’adressa en France à un sien cousin, Louis Leconte, avoué, qui devait être plus tard maire de Dinan, et lui demanda de servir de correspondant au jeune homme. Louis Leconte accepta et, quelques mois plus tard, Charles Leconte de Lisle débarquait dans la patrie de Duclos-Pinot.

Il n’y resta que quelques mois. Au commencement de 1837, son oncle et sa tante le conduisirent à Rennes, où ils lui avaient loué une chambre au numéro 4 de la rue des Carmes. Quinze cents francs — M. Tiercelin dit, à un autre endroit de son livre, douze cents francs — formaient le budget de l’étudiant. Un an après son installation à Rennes, Leconte de Lisle fut reçu bachelier ; il se fit inscrire aussitôt à la Faculté de droit, l’intention de son père étant qu’il entrât dans la magistrature.

Cet excellent père avait toutes sortes d’attentions pour sa progéniture. De Bourbon, où il se morfondait, il ne cessait de prodiguer les recommandations au jeune Charles : celui-ci ferait bien, pour se perfectionner dans l’étude du droit, de travailler chez un avoué « une heure le matin et autant le soir » ; il pourrait suivre aussi, à la Faculté des sciences, un cours d’anatomie et de physiologie, fort utiles en médecine légale ; un peu de botanique et de chimie ne nuirait pas non plus au progrès de ses connaissances ; et, comme enfin le cerveau a quelquefois besoin de détente, M. Leconte père indiquait à son fils, parmi les distractions éminemment propres à un jeune homme bien né, « l’étude de la flûte ou du paysage ».

Leconte de Lisle dut sourire plus d’une fois, j’imagine, à la lecture de ces épîtres paternelles. Pour parler sans ambages, ce fut un triste étudiant. La Faculté, à diverses reprises, l’admonesta : on lui raya même deux ou trois inscriptions. Peine perdue ! Leconte de Lisle ne fut pas plus assidu aux cours. Il est permis de croire, en revanche, qu’il fréquentait fort les cafés à la mode et les estaminets, qu’il prenait sa part des manifestations contre la préfecture, coupable de refuser à Frédérick-Lemaître l’autorisation de jouer Robert Macaire, qu’il flânait, par les beaux temps, sous les délicieux ombrages du Thabor, qu’il culottait des pipes et qu’il ne payait pas ses créanciers. Cette dernière accusation, la plus grave, se trouve nettement formulée dans une lettre adressée par un sieur Binda à M. Leconte, de Dinan, pour lui réclamer le règlement d’une dette de 22 francs contractée par son neveu, soit 18 francs pour une pipe en écume garnie d’argent et 4 francs pour une paire de lunettes ! Nous n’en étions pas encore au monocle.

Enfin, il faut tout dire, Leconte de Lisle s’était mis à « faire de la littérature ». Quelques camarades et lui avaient fondé à Rennes un petit journal satirique, intitulé le Foyer, dont certains numéros s’imprimaient tout entiers en vers, jusques et y compris la signature de l’imprimeur :

Notre petit journal s’imprime en cette ville
Chez notre typographe Alphonse Marteville.

Il est certain que Leconte de Lisle collabora au Foyer ; mais il y collabora sous le voile de l’anonyme et l’on aurait quelque peine à distinguer ses vers de ceux de ses collaborateurs. Au contraire, son nom s’étale en toutes lettres dans la Variété. Le premier numéro de cette petite revue parut le 1er avril 1840. Un professeur de la Faculté des Lettres, M. Alexandre Nicolas, avait accepté de la présenter au public et d’en exposer le programme, qui tenait en deux points : rénovation et exaltation de la société par l’art, son affranchissement par le christianisme.

« Grand admirateur de la doctrine sociale du Christ, Leconte de Lisle, dit M. Charles Leconte, devait tout naturellement embrasser la cause d’un parti chrétien, dès lors que ce parti prétendait se rapprocher des sources mêmes de son origine, de l’Évangile et de la communauté des premiers fidèles, enfin de ces principes dont l’oubli avait causé la crise religieuse du dernier siècle… Avec les idées républicaines du jeune poète, nous avons signalé ses tendances religieuses, son besoin de quelque chose de supérieur et de divin ; il était naturel que ce besoin s’efforçât de s’identifier avec la doctrine catholique vers laquelle le jeune poète se trouvait ainsi violemment amené. On la connaissait si mal à Bourbon, cette terre si éloignée de la pensée active, de la réalité ! Maintenant il se trouvait à même de la connaître, d’en apprécier la grande valeur morale ; il exaltait, dans un poème intitulé : Issa Ben Mariam, l’action libératrice du Christ, et il en parlait dans ses articles de critique… »

Bref, « l’état d’âme » de Leconte de Lisle en 1840 reproduisait fidèlement celui des romantiques de l’époque, nourris de Saint-Simon, de Fourrier, de Lamennais et du Père Enfantin : c’était une aspiration vague vers un idéal de fraternité sociale, de christianisme démocratique, de fusion universelle des esprits rapprochés et réconciliés en Jésus. Ces chimères faisaient la substance même des articles et des vers que le futur auteur de Qaïn donnait à la Variété. Le journal dura douze numéros. On sait le reste et comment, le 11 mars 1841, qui fut le mois où la Variété passa de vie à trépas, Leconte de Lisle fut de nouveau cité devant la Faculté de droit pour y recevoir un blâme. Autre blâme le 23 juillet, suivi de la perte de son inscription. Les parents du jeune homme finirent par se fâcher. On menaça de lui couper les vivres. Tout à ses velléités littéraires, le jeune homme répondit en s’associant à un certain Paul Duclos, pour fonder le Scorpion, gazette dont le titre promettait. Le premier numéro était prêt quand l’imprimeur, effrayé de l’audace des articles, se déroba. Leconte de Lisle et Paul Duclos l’assignèrent le 28 décembre 1842 devant le Tribunal civil de Rennes, qui les débouta de leurs prétentions et donna gain de cause à l’imprimeur. Ce fut le coup de grâce : Leconte de Lisle, ses dernières ressources épuisées, ne résista plus aux instances de sa famille et s’embarqua pour l’île Bourbon au mois de septembre 1843.

Mais la faillite de ses ambitions juvéniles devait longtemps l’affecter. Combinée avec l’avortement de son idéal démocratique et religieux, elle détermina en lui, au lendemain du 2 décembre, une crise redoutable : extrême en tout, comme les Celtes dont il sortait, Leconte de Lisle passa brusquement de la position mystique au nihilisme le plus radical. Il connut jusqu’à la vanité de l’effort littéraire. Il lui parut que, depuis Homère et les Grecs, l’humanité n’avait fait que balbutier ; il dénia à la poésie contemporaine tout autre droit que celui de « se recueillir » et de s’étendre dans son passé glorieux » ; il donna lui-même à son œuvre une solennité de musée.




LA STATUE DE CLÉMENCE ROYER




Clémence Royer va donc revivre dans le marbre. Ainsi en a décidé l’Association des Bleus de Bretagne, dont elle fut la marraine. La maquette de sa statue, au dernier Salon, nous donna un avant-goût de l’hommage un peu massif et disproportionné qui l’attend : mais, parmi ceux qui lui rendront cet hommage, combien auront lu une ligne d’elle ou feuilleté autre chose que la collection de ses harangues ? Car, sur la fin de sa vie, Clémence, qui n’était guère sortie jusque-là d’une pénombre discrète, se répandit volontiers en manifestations épulatoires.

La première de ces manifestations eut lieu le 3 avril 1895 au banquet des Bretons de Paris. Je n’y assistais pas. Mais Clémence fut bien vite assidue à nos dîners mensuels, et c’est à l’un de ces dîners en effet que j’eus la bonne fortune de la voir et de l’entendre. Petite, ratatinée, les cheveux gris, elle nous étonna par son grand front bombé, ses yeux clairs, qui avaient gardé toute la vivacité de la jeunesse, sa bouche souriante et sans amertume. Et quand, au dessert, se levant pour répondre au toast d’Armand Dayot, elle nous parla de sa vie, de ses travaux, de sa foi scientifique, non point conquise de haute lutte, mais lentement, péniblement acquise, vraiment nous nous sentîmes attendris.

C’est qu’il n’y a pas de drame qui égale en intensité celui d’une intelligence aux prises avec l’énigme de l’univers. Beaucoup des convives n’avaient qu’une sympathie médiocre pour les théories de Mme Royer. Ils étaient Bretons en majorité et, pour les sentimentaux que sont les Bretons, le matérialisme intransigeant à la Buchner et à la Clémence Royer aura toujours contre lui d’être trop simpliste. Le cœur ni l’âme ne trouvent leur compte à ses solutions. Nous sommes une race de nuances. Les femmes seules, chez nous, feraient exception à la règle. Elles sont beaucoup plus hardies et plus absolues que les hommes, et Clémence, dont Renan, avec une pointe de malice, disait qu’elle était « presque un homme de génie », fut bien femme sur ce point. Le désaccord était donc assez vif entre l’orateur et une bonne partie de son auditoire. N’empêche que, même pour ceux qui ne partageaient point ses idées, c’était un spectacle émouvant et beau que celui de cette humble petite vieille, s’assurant dans la bonté de sa foi scientifique et, pauvre, méconnue, écartée des honneurs officiels, estimant qu’elle avait le vrai bien, puisqu’elle possédait la certitude.

La certitude ! On peut sourire de qui croit la posséder. C’est elle pourtant qui a donné à la vieillesse de Clémence Rojer cette sérénité qui la fit ressembler à un beau soir. Dans sa cellule de l’asile Galignani, on la trouvait à toute heure devant sa table de travail qui épanchait sur le papier ses inoffensives rêveries de sociologue humanitaire. Elle croyait au pouvoir souverain de la raison et à la perfectibilité indéfinie de l’espèce. Sa plume n’avait jamais une hésitation. L’excellente femme était sans doute parfaitement étrangère à nos scrupules de mandarins ; elle ignorait les « affres » de l’écriture artiste ; elle n’avait aucune peine à formuler sa pensée, parce qu’aucune considération, disait-elle, ne la retenait que le souci du vrai. Et c’est en quoi elle se sentait Bretonne et même — elle y insistait — Malouine.

Elle était pourtant née à Nantes, mais par hasard. Son père, sa mère étaient de Saint-Malo ; son grand-père avait été corsaire avant de devenir capitaine de frégate. Pris par un bâtiment anglais, il s’évada sur la chaloupe du bord et fit cap vers la Rance. Napoléon, qui se connaissait en hommes, l’avait décoré. Il mourut commandant du port de Brest où sa fille, disait-il plaisamment, avait été « lancée à l’eau ». Les jours de fête, le vieux marin l’emmenait sur les grands vaisseaux pavoisés, à la poupe toute dorée. Les canonniers la prenaient dans leurs bras et lui faisaient mettre le feu aux mèches. L’enfant perdit une oreille à ce jeu, mais la femme que devint cette enfant n’a jamais eu peur…

Avec des ascendants pareils, comment Clémence n’eût-elle pas été brave jusqu’à la témérité ? Sa bravoure fut d’un autre ordre sans doute et exclusivement intellectuelle. Il semble, d’ailleurs, que cette transposition ne l’ait satisfaite qu’à moitié et elle nous confia un jour son regret de n’avoir pas été créée pour l’action. En bonne darwiniste, elle attribuait ce méchef à sa grand’mère, qui était une Hollandaise de Flessingue.

— J’ai toujours soupçonné mon grand-père de l’avoir enlevée, nous disait-elle. Chez les marins de ce temps-là, il restait encore du pirate. Or, ma grand’mère était fort belle. Je n’ai pas hérité d’elle à cet égard. Comme une méchante fée, elle m’a donné seulement ce qu’elle avait de mauvais. Le quarteron de sang hollandais qu’elle m’a transmis, à travers les veines de ma mère, a ralenti le cours du mien, a emprisonné dans un corps anémique mon esprit ardent, a fait de moi une timide qui rêve de combats, mais ne peut donner qu’en pensée les grands coups d’épée de Jeanne de Montfort. C’est dommage. Car, pour le reste de ma nature, je me sens bien de la race de ces entêtés Malouins qui se nommaient Duguay-Trouin, Maupertuis, Lamettrie, Chateaubriand, Lamennais, tous si différents par l’esprit et si semblables par le tempérament…

En somme, elle regrettait surtout de n’avoir pas été un homme. Car c’est, je pense, la seule explication qu’on puisse donner de ce couplet, Maupertuis, Lamettrie, Chateaubriand, Lamennais n’ayant pas plus manié l’épée que Mme Royer.

Mais la plume aussi est une arme. Qui le sut mieux chez nous que la traductrice de Darwin ? Elle a été le champion inlassable du transformisme ; elle y a mêlé, sans doute, bien des vues douteuses et quelque chimère. Excellente vulgarisatrice des théories d’autrui, elle n’a pas été aussi heureuse dans l’exposition de ses théories personnelles. Ce n’était pourtant pas un cerveau médiocre que celui de la femme entre laquelle et Proudhon la Société d’anthropologie de Lausanne partagea son grand prix décennal. Hœckel, dit-on, ne lui fut pas moins redevable que l’auteur de l’Origine des Espèces. En France même, des savants comme Ribot, Letourneau et Manouvrier, la tinrent en particulière estime. Et l’on a lu plus haut ce que Renan pensait d’elle.

Le dilettantisme philosophique de l’auteur de Caliban n’était cependant point du goût de Clémence. Cette femme, vous dis-je, était un bloc. Elle n’admettait aucun compromis, aucun tempérament. Elle en voulait surtout aux savants, comme Pasteur et Grasset, qui « logent la science dans un des hémisphères de leur cerveau et leur sensibilité dans l’autre, en levant une cloison entre les deux. » À toute thèse trop hardie, ils répondent par le peut-être de Rabelais ou le que sais-je ? de Montaigne. Ils se retranchent dans l’inconnaissable. Comte, lui-même, n’évita pas ce travers.

— Mais qu’est-ce que l’inconnaissable ? repartait de plus belle Clemence. Il n’y a d’inconnaissable que ce qui n’existe pas. Ce qui n’a pas d’existence ne peut être un objet de science ; ce que la science ignorera toujours, ce sont toutes les visions individuelles des imaginations humaines, parce qu’il n’en est pas deux qui soient identiques. Brunetière reproche à la science de ne point tout expliquer. Eh ! là, quelle impatience ! Attendez, Monsieur, que la science soit majeure. Elle est si jeune ! Elle a passé ses mois de nourrice en Grèce et s’est endormie quinze cents ans dans les langes de la barbarie. Elle s’est réveillée et ne commence à balbutier que depuis trois siècles. Mais, si ses affirmations sont bien incomplètes, ce qu’elle nie forme un système cohérent absolument certain, ou plutôt l’élimination de tout ce qu’elle nie constitue un ensemble de connaissances suffisant pour éclairer notre route dans la vie. Car, de la façon dont l’humanité a été enseignée jusqu’ici, elle doit d’abord désapprendre pour pouvoir apprendre ensuite…

Que j’aimerais répondre à Mme Royer, si je n’avais éprouvé depuis longtemps la vanité des discussions de ce genre ! Dormons chacun sur notre oreiller ; quoi qu’en dise Clémence, tous les systèmes sont des rêves, et Leibnitz a raison : s’il réside en eux quelque parcelle de vérité, elle est beaucoup moins dans ce qu’ils nient que dans ce qu’ils affirment. Et Clémence nous en fournit témoignage la première. Jamais le nihilisme philosophique n’a été poussé plus loin que par cette petite vieille d’allure inoffensive. Comment, ayant tout saccagé autour d’elle, ruiné tous les dogmes, égorgé tous les dieux, a-t-elle pu édifier sur ce charnier son credo de l’universelle perfectibilité ? C’est le secret de son génie sans doute, mais c’est surtout l’heureux effet d’une de ces inconséquences auxquelles n’échappent point les natures féminines les mieux douées. En fin de compte il suffit qu’elle n’y ait point échoué complètement pour expliquer et légitimer l’hommage dont elle va être l’objet. Tout au plus eussé-je souhaité que cet hommage gardât quelque discrétion. Un médaillon dans une stèle couronnée par le buste de Darwin, voilà ce qu’il fallait à Clémence : personnalité de reflet et de second plan, elle eût encore emprunté quelque rayonnement de ce voisinage, — tandis qu’en l’isolant on court grand risque de l’éteindre tout à fait.



UN BRETON CITOYEN DE ROME




Il y a eu, sur le boulevard, quelques sourires « avertis », quand M. Frédéric Plessis a posé sa candidature au fauteuil d’Émile Gebhart. Mais le boulevard est-il donc si renseigné sur les mérites des candidats aux fauteuils académiques ? Connaissait-il M. Costa de Beauregard et Mgr Mathieu avant qu’ils fussent de l’Académie ? Connaît-il beaucoup mieux M. Charles de Pomairols qui en sera demain et que le regretté Jules Tellier appelait en 1888 — déjà ! — un « exquis et noble poète » et M. Jules Lemaître, « un Sully-Prudhomme père de famille et campagnard » ? Sait-il seulement le nom de M. Auguste Angellier, qui est « classique » de l’autre côté du détroit et dont M. Émile Legouis vient de publier un choix de morceaux pour la bibliothèque des étudiants d’Oxford ?

Ni M. de Pomairols, ni M. Angellier ne fréquentent les coulisses des Variétés ; on ne les voit point dans les bureaux de rédaction ; ils sont ignorés à la terrasse du Napolitain. Et c’est d’une semblable méconnaissance des règles du savoir-vivre boulevardier que pâtit à son tour M. Plessis.

En vérité, M. René Bures a tous les droits du monde de sourire du « digne » M. Plessis. Je voudrais cependant présenter une observation : l’auteur de Vesper et de la Lampe d’argile, le fin lettré à qui Anatole France dédiait ses premiers vers, est assurément un fort « digne » homme, mais peut-être pas tout à fait au sens où l’entend notre spirituel confrère. Le sentiment de sa dignité ne va point jusqu’à faire porter lunettes et perruque à M. Plessis ; il ne s’engonce point, pour professer à l’École normale supérieure, dans le faux-col de Royer-Collard et je crois même, Dieu me pardonne ! que M. Plessis cultive en son privé l’ironie et le calembour. Il est savant, sans doute, très savant. On m’assure que nous n’avons pas de meilleur latiniste, et je serais volontiers de cet avis ; il a écrit sur les élégiaques de Rome des pages qui ne sont pas seulement exquises et qui sont encore des merveilles d’érudition. Quand paraîtra — elle est sous presse — son Histoire de la poésie latine, c’est alors qu’on pourra mesurer toute l’étendue de ce savoir diligent et orné qui a poussé plus loin qu’aucun autre dans l’étude des textes et qui, au lieu de s’y glacer, y a retrempé sa grâce et sa vigueur[46].

Miracle ! direz-vous. C’est que M. Plessis est poète autant qu’il est savant, et voilà tout le secret du miracle. Les cuistres restent cuistres partout, même quand ils sont reçus chez Virgile. Un poète reste poète jusque dans le commerce du sec Orbilius.

Et que M. Plessis soit poète, c’est ce dont peuvent douter encore quelques « boulevardiers », mais que ne conteste point cependant un homme dont ils ont coutume de recueillir les paroles comme des oracles : M. Catulle Mendès.

« Je crois bien, dit ce juge difficile dans son Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, que M. Plessis est un des artistes les plus parfaits de notre époque, de toutes les époques : il est aussi une âme tout imprégnée de lointaines rêveries : qui donc, depuis Chénier, a été plus délicieusement, plus sincèrement grec que lui ? Il me semble que, parmi les poètes récents qui viennent de découvrir le Parthénon et l’île Ortygienne, plusieurs pourraient, sans renier le Théocrite de Leconte de Lisle, confesser Frédéric Plessis comme leur maître ; sa poésie est une ruche familière aux abeilles de l’Hymette. »

Changez trois ou quatre mots dans la phrase et, par exemple, au lieu de l’Hymette et du Parthénon, mettez le Soracte et le Capitole, remplacez Théocrite par Properce ou par Virgile, et enfin à « plus délicieusement, plus sincèrement grec », substituez « plus fortement, plus sincèrement latin », il y a toutes les chances du monde pour que nos arrière-neveux ratifient ce jugement et fassent honneur à M. Mendès de sa sagacité. Oui, M. Plessis est un des artistes les plus parfaits de notre époque, de toutes les époques. Mais ce parfait artiste n’a rien à démêler avec le Parthénon, l’Hymette et l’île Ortygienne. Que M. Mendès ne m’oppose pas la Couronne Aganippide, qui n’est dans la carrière du poète qu’un accident : M. Plessis n’est pas plus « grec » pour avoir chanté en passant Philénis et Théano que M. Mendès lui-même n’est Samoyède ou Lapon pour avoir écrit le Soleil de minuit.

Ouvrons son livre, au surplus. Dès le titre de la première pièce (Gloire latine), nous sommes fixés :

Ne crains pas si la route est sombre où je te mène :
L’ombre y vient des lauriers mêlés aux tamaris,
De ceux qui plaisaient tant à la muse romaine,
Quand l’Aurore et Vesper connaissaient Lycoris…

C’est pourquoi, méprisant la foule, ne redoute
Ni les affronts nouveaux, ni les futurs dangers.
Ni ces arbres qui font de l’ombre sur ta route…
Avance, avance encore, enfant aux pieds légers !
 
Au fond de l’avenue où tu veux bien descendre,
Comme une blanche tour vois luire ce tombeau :
C’est là, dans le paros protégeant notre cendre,
Qu’on inscrira ton nom sous l’arc et le flambeau.

Et nos noms et nos cœurs et mes vers de jeune homme,
Unis au grand passé par de nobles liens.
Revivront dans la vie éternelle de Rome
Et dans l’écho sacré des chants virgiliens.

L’admirable pièce liminaire ! Ce vers sobre et plein, tant de pensées, de souvenirs, condensés dans une forme si serrée et si pure, que voilà bien en effet l’art latin, un art qui n’a peut-être pas la divine aisance de l’art grec, mais qui a aussi je ne sais quoi de plus grave et de plus viril.

M. Plessis en a comme exprimé la moelle dans les meilleures pièces de la Lampe d’argile et de Vesper. Encore serait-il injuste de ne voir en lui qu’un imitateur des anciens. Nulle poésie n’est peut-être plus éloignée que la sienne du pastiche.

Au fond, ce transfuge de la terre bretonne, ce fils accidentel de la pluvieuse Cézocribates — M. Plessis est né à Brest en 1851 — reproduit à seize siècles de distance l’aventure d’Ausone, de Rutiliuset de saint Paulin : Celte d’origine comme eux, Rome comme eux l’a conquis et naturalisé Romain, lui a fait comme à eux une âme romaine, j’oserai presque dire un parler romain, tant sa langue est restée latine d’expression, de tournure, d’accent. Mais les Latins, au surplus, étaient-ils si différents des Celtes ? L’ancienne Gaule ne descendait-elle pas jusqu’à l’Ombrie ? Virgile n’était-il pas tout imprégné de la mélancolie occidentale ? Et, réciproquement, le naturalisme latin, le vieux culte des éléments et jusqu’aux rites funéraires des contemporains d’Ennius et de Caton ne revivent-ils pas, sous le ciel armoricain, dans les croyances et les us domestiques des humbles compatriotes de M. Plessis ?

La culture gréco-latine exerça toujours une attraction mystérieuse sur l’esprit des Bretons, et le poète de la Lampe d’argile et de Vesper n’eut pas grand effort à faire, peut-être, pour se retrouver chez lui dans la Rome de Virgile et de Properce. Aujourd’hui encore qu’il est de retour de son pèlerinage rétrospectif et que, pris comme tant d’autres par la nostalgie de l’action, il porte un regard attristé sur son temps, c’est à travers les souvenirs de sa vie latine qu’il lui arrive de voir et de juger les événements contemporains.

Le titre de son dernier recueil est Gallica — le nom latin de la muse française. Et vainement, dans une palinodie récente, il s’humiliera devant cette muse et lui demandera pardon de lui avoir préféré si longtemps une autre image,

De fins tissus couverte avec des bijoux rares,
Sans âme dans les yeux et sans cœur sous le sein ;


à cette muse nouvelle, il ne donnera pas qu’un nom latin, et il l’honorera malgré lui avec les tournures et les façons de sentir d’un citoyen de l’ancienne Rome :

Déchiré sourdement de regrets et de crainte,
Vers vous, ô calmes bois, me voici revenu,
Et je m’attache à vous d’une suprême étreinte,
Dans l’effroi de partir pour un monde inconnu.

Vous savez si, longtemps, j’avais rêvé de vivre
Sur le sol nourricier des aïeux hérité ;
Mais, esclave vieilli de la plume et du livre,
Je n’ai point amassé l’or de ma liberté…

Combien ce persistant humaniste ajoute de noblesse et de gravité à l’expression des sentiments contemporains, on le verra aux pièces magistrales qui s’intitulent : Julium Sidus, Bois sacrés, Soleil couchant, le Glaive et la Croix, l’Écolier, In memoriam, etc.

M. Thureau-Dangin, l’autre jour, en prenant possession de son fauteuil de secrétaire perpétuel, faisait un retour mélancolique sur le passé et, devant les places vides de Sully-Prudhomme, de Hérédia et de François Coppée, souhaitait « de voir surgir, à notre horizon prochain, le poète d’inspiration saine, virile, vaillante, qui élèvera vers tout ce qui est haut, noble et grand, l’âme de la nation. »

Comment ne pas souscrire à un tel vœu ? Mais comment ne pas s’étonner aussi que ce poète, qu’il appelle de tout son cœur de croyant et de patriote, M. Thureau-Dangin ne l’ait pas reconnu déjà en M. Plessis ? Des vers comme ceux qu’ont inspirés à l’auteur de Gallica le sublime dévouement du P. Dorgère, la mort du prince impérial, la vieille église de Thaon, la bataille de la Fère-Champenoise, les Invalides, l’ancien Champ-de-Mars, d’autres, plus récents, publiés dans la Revue des Deux Mondes et le Correspondant, répondent pleinement au programme développé par l’éminent secrétaire perpétuel.

Quelle émotion, par exemple, quelle mâle simplicité dans le début de la pièce à Villebois-Mareuil !

Vous, mon beau colonel à la moustache blonde,
Souriant, et le cœur triste jusqu’à la mort,
Vous fîtes vos adieux aux vanités du monde,
Aux lâchetés du monde où les vaincus ont tort.
 
Sous le feutre boër, fils de la vieille France,
Vous courez par instinct aux lieux où l’on se bat :
Mais les cinq galons d’or avec le col garance
Montrent à ces fermiers d’où leur vient ce soldat

Et, selon votre vœu de hautaine amertume :
« Qu’on me laisse dormir où je serai tombé »,
Ils creusent votre fosse où la poudre encor fume.
Dans le sol qu’amollit votre sang absorbé…

Vous saviez que le Fils, à la droite du Père,
Au jour de Josaphat reconnaîtra les siens,
Qu’il n’aura pas besoin des signes de la terre
Pour retrouver les os des chevaliers chrétiens…

Vous êtes la fierté posthume des ancêtres,
Gentilhomme angevin, fleur de nos bataillons,
Qui nous montrez comment on échappe à nos maîtres
Par une route brève et pleine de rayons…

Il faut lire toute la pièce : si elle est encore, par la forme et je ne sais quoi de contracté, de ramassé dans l’accent, la pièce d’un latiniste, elle est aussi la pièce d’un grand poète civique, à qui aucune des joies, aucun des deuils de la patrie ne demeure étranger.

Et, quand on est ce poète-là, on peut bien

vraiment tenir pour secondaire l’opinion du « boulevard ».

MÉDAILLONS DE POÈTES[47]




JANE PERDRIEL-VAISSIÈRE : Celles qui attendent.


Le nouveau recueil de Mme Perdriel-Vaissière pourrait porter en épigraphe : « Femme de marin — Femme de chagrin. » Celles qui attendent, ce sont les fiancées et les épouses des errants de la mer, simples matelots ou capitaines, caboteurs, pêcheurs, longs-courriers, cols-bleus de la Flotte… Mme Perdriel-Vaissière, pour les avoir partagées, connaît leurs souffrances et leurs joies ; dans la pièce liminaire de son recueil, elle montre « celles qui attendent »,


Au balcon de leur longue espérance penchées,
Avec la main ouverte au-dessus de leurs yeux,


et elle nous dit l’énervement des unes, l’abattement des autres, le râle voluptueux des exaucées. Et, ce disant, elle se défend de faire « de la littérature ».

Je crois bien, en effet, que Mme Perdriel-Vaissière est parfaitement sincère et ne peint que ce qu’elle a vu ou éprouvé. Le Dr Lejeanne remarque que l’hystérie est très fréquente sur la côte, chez les femmes des marins, et il en trouve l’explication dans l’ébranlement que communiquent au système nerveux les transes continuelles où elles vivent. Telle petite cité maritime, Saint-Malo, Paimpol, aux veilles d’appareillage des Islandais et des Terreneuvas principalement, n’est qu’un grand spasme de frénésie sexuelle, un long sanglot de volupté animale. Les retours de campagne, à Toulon, à Brest, à Rochefort, avec leurs galopades d’hommes ivres par les venelles tortueuses du quartier maritime, ressemblent à des descentes de forbans ou de boucaniers : derrière les portes, hâtivement closes, on devine des enlacements brusques comme des viols, des baisers acres comme des morsures… Minutes inoubliables, qui payent les longues attentes des séparés et dont la frénésie, chez l’aimée, se change en ravissement, en extase, quand, après le vertige des premières étreintes, s’échappe du coffre de l’arrivant le butin amassé en cours de route pour parer la chère idole :

Femmes ou sœurs de ceux qu’emportent les marées,
Là-bas, dans le couchant, vers ces villes dorées
Que le soir échafaude au bord de l’horizon,
Nous voyons revenir, bercée à fond de cale,
Toute la floraison des lointaines escales :
      C’est la toison d’or de Jason.

Les laques, l’argent fin, la soie et les essences,
L’autruche à Djibouti, la perle à Singapoor,
Et ces hamacs brodés de plumes d’oiseaux, pour
Les soirs de l’Equateur, verts de phosphorescences ;
Fourrure au Groënland, cigarette à Cuba,
Ceux que porte vers nous la houle du tropique
Ont entassé, jaloux, la cargaison féerique ;
Et demain, accourant avec le cœur qui bat,
Ils nous la jetteront, tout joyeux dans leurs âmes
D’avoir fait refleurir sur des lèvres de femmes
Le sourire oublié des reines de Saba !

Beaux vers, capiteux et prenants ! Je ne sais pas si l’on a suffisamment rendu justice à leur auteur ; je ne vois point que l’assentiment public lui ait donné place dans le chœur sacré où il introduisit successivement Mmes Alphonse Daudet, de Noailles, de Régnier, Daniel Lesueur, Delarue-Mardrus, Renée Vivien, Hélène Picard, André Corthis… Mme Perdriel-Vaissière me semble réunir cependant toutes les qualités requises pour être notre neuvième Muse. Elle présiderait aux brises et aux eaux marines ; elle aurait dans son département

Les tours, les rampes crénelées
D’où surgit l’escalier du port,

Le fourmillement des mâtures,
Les flancs lourds des bateaux en fer,
La côte aux rousses découpures,
Les feux au lointain de la mer…

Et cette musa navalis nous changerait de tant de muses pédestres.




VICTOR-ÉMILE MICHELET : La Porte d’or.


Je persiste à croire, même après la publication de la Porte d’or, que le Comité de la Société des gens de lettres fut bien inspiré en décernant le prix Sully Prudhomme à M. V.-E. Michelet. On avait mené grand bruit autour de cette décision. N’allait-on pas jusqu’à incriminer tout haut les juges de partialité, tout bas de prévarication ? Les plus modérés affirmaient qu’ils ne s’étaient point tenus dans la lettre des règlements et comme si les règlements étaient faits pour autre chose que pour fournir une occasion de les violer ! Et, comme le lauréat ne se pressait point de publier son livre et mettait je ne sais quelle coquetterie à prolonger l’attente des badauds, de charitables personnes vous glissaient à l’oreille, avec un sourire ambigu : « M. Michelet fait le mort et il a ses raisons pour cela : son livre n’existe pas. »

Or le livre existait et les temporisations de M. Michelet n’étaient que les scrupules d’une âme foncièrement artiste et jalouse de ne rien livrer au public qui ne fût digne de lui être présenté. Et donc le livre parut, et ce fut alors une autre antienne : comment avait-on pu couronner un poète si désordonné, si confus et si obscur, qui fait litière de toutes les règles prosodiques, qui ne se contente point d’emprunter au vocabulaire décadent ; qui y ajoute et qui s’en vante et qui pose, par surcroît, pour le kabbaliste, le mage et le nécroman ?

Et il est bien vrai que les vers de M. Michelet n’ont pas toujours la limpidité de l’eau de roche. L’auteur de la Porte d’or est un « auteur difficile », comme disait Catulle Mendès de M. Léon Dierx ; il faut quelque préparation pour l’entendre et il est bon aussi d’avoir pris ses grades à la faculté des sciences hermétiques. Egrégore, hésychastique, fortunal, glaivataire, effluence, qui reviennent périodiquement sous sa plume, ne sont point du langage courant : feu Sarcey ne les employait point. Mais enfin, quand une fois on possède le sens de ces énigmatiques vocables, il n’est pas besoin de clef supplémentaire pour pénétrer dans la pensée de M. Michelet : la « porte d’or » roule sur ses gonds et nous baille l’entrée du sanctuaire.

Et, je le dis tout de suite, le sanctuaire est fort beau. Il est beau comme un décor de Gustave Moreau : même profusion de gemmes et d’orfèvrerie, même ambiance de mystère, mêmes émanations lourdes et entêtantes. D’étranges figures s’y meuvent, comme celle de ce héros innommé qui semble appartenir à la famille des archanges païens, des anonymes démiurges évoqués par le pinceau du maître :

Il surgira, du cœur de l’immanent mystère,
Parmi le soir pensif ou le matin léger ;
Ses beaux pieds marcheront sur le sol de la terre
D’un pas calme de surnaturel étranger.

Il naîtra : je l’attends. Dans les ondes énormes
Où la lumière astrale, pour l’éternité,
Roule tous les reflets tourbillonnants des formes,
J’ai vu l’image aurorale de sa beauté.
 
Il est éblouissant de jeunesse et de force.
Il a parlé peut-être avec des dieux. Les vents
Sont enivrés de boire, à la chair de son torse,
Le parfum des lilas et des âmes d’enfants.

Il a la grâce d’un navire à toutes voiles,
Où des oiseaux perdus trouvèrent un appui ;
Ses yeux sont radieux d’avoir lu les étoiles,
Et sombres d’avoir lu les hommes d’aujourd’hui.
 
Son geste est attirant comme la mer nocturne ;
Il s’exhale, des effluves qui vont courir
Sur ses cheveux casqués d’un rêve taciturne,
Un vertige ambigu de vivre ou de mourir.
 
Les cœurs lassés, sa voix les prend et les enchaîne
Aux espoirs oubliés dont ils vibraient jadis.
Robustesse adorable et pure : il semble un chêne
Fleuri de roses pourpres et de sombres lis.
 
S’il passe parmi nous, les foules égoïstes
Sentent un souffle étrange en leurs reins maîtrisés :
Les hommes sont pensifs ; les femmes, un peu tristes,
Songent à la douceur d’impossibles baisers.

Or il ira, son bras charmant armé du glaive,
Fort de la mission dévolue à ses mains,
Planter la fleur mystérieuse de son rêve,
Afin d’en parfumer à jamais nos chemins.

Il mourra sanglant : car, sachant les lois occultes,
Pour imposer son Verbe au monde, le Héros
Doit ceindre à son beau front la couronne d’insultes
Et livrer sa poitrine à l’acier des bourreaux.

J’arrête la citation : pour bien faire, il eût fallu donner toute la pièce, qui est l’une des plus belles du livre et qui est particulièrement «  représentative » de la manière du poète. Il y a, chez M. Michelet, un parnassien latent — et même avéré dans certaines pièces de jeunesse non datées, mais qu’il est facile de reporter à leur date (Océan d’or, Abischag, Madrigal, etc.), et un symboliste volontaire et de plusieurs années postérieur, mais dont l’éclosion tardive n’est justement que la manifestation de cette droite et scrupuleuse conscience d’artiste. M. Michelet semble s’être longtemps consulté avant d’adopter une forme, qu’on peut discuter, mais qui est bien la plus propre, je crois, à l’expression de son génie fier, ombrageux et taciturne : l’auteur a passé la quarantaine, et ce livre de vers est le premier que des circonstances exceptionnelles l’aient décidé à publier.



L’Espoir merveilleux.


Après cinq années de silence et de recueillement, M. Emile Michelet nous revient avec un livre au titre alléchant : l’Espoir merveilleux, qui nous change des lamentations pessimistes chères à la majorité des poètes contemporains. D’où lui est née cette allégresse ? A-t-il découvert la pierre philosophale ? Quelque magicien du verbe collectiviste l’a-t-il transporté d’un coup de baguette sur le mont Nebo d’où l’on découvre les riantes perspectives de la Cité future ? Point. C’est en lui-même, même, dans son propre cœur, que M. Michelet a entendu la voix de l’« ondine » mystérieuse qui lui a révélé

L’arcane décisif du miracle sauveur.


Et il nous invite à l’imiter, à nous pencher comme lui sur notre cœur, séjour de l’ondine qui sait les mots et les lustrations nécessaires pour récréer chaque homme « selon son idéal » :

Elle est en toi, l’eau miraculeuse, le chrême,
Chrême dont l’onction sacre dans le vieil homme
Un homme recréé selon son idéal ;
C’est de ton cœur qu’il coulera, le flot lustral.
Rajeunissant ton sein, désagrégeant la somme
Des fautes, des erreurs, des laideurs et du mal,
De tout ce qui construit la vieillesse et la mort.
Nul ne s’évade de soi-même, nul ne change ;
Si tu t’es recréé, si tu fus assez fort
Pour devenir toi-même et franc de tout mélange,
Tu seras toujours toi jusqu’au clairon de l’Ange.
Nul ne changera d’essence ; mais rajeunir.
C’est projeter sur des plans neufs notre désir ;
Rajeunir, c’est trouver le secret de soi-même
Et rattacher sa vie à la beauté qu’on aime ;
C’est se renouveler, fût-ce au bord de son soir.
Aux sources de l’amour, aux sources de l’espoir.
Ah ! revivre allégé des vaines tentatives,
Joyeux d’avoir dissous dans la magique eau vive
Tous les mauvais apports de la vie à notre âme,
Tous les poisons que jette en nous le temps infâme
Et, pur comme à l’aurore les nouvelles roses.
Avoir des yeux nouveaux pour contempler les choses !

Ces yeux, continue M. Michelet, à qui je demande bien pardon d’être obligé de le traduire ça et là en vile prose, ces yeux sublimes et ingénus, l’amour nous les donnera, mais un amour pur, fervent, absolu,

Un héroïque amour, plus fort que le tombeau.

Tel est l’espoir « merveilleux » que fait luire sur notre misérable horizon le verbe de ce poète inspiré. M. Michelet, dont nous admirâmes jadis la Porte d’Or, ouvrage ayant obtenu le prix Sully-Prudhomme, l’année de sa fondation, n’est pas seulement un des lyriques les plus fervemment, les plus exclusivement lyriques de cette heure : le timbre de ses vers, leur tour, jusqu’à la figure de ses mots ont je ne sais quoi d’augural, de sybillin. Il est un de ceux qui font le mieux entendre et à qui s’applique le mieux la définition célèbre de Fénelon : « Le poète est théologien ; c’est le véritable vates. »




J.-B. ILLIO : Les deux Voix.


M. Illio nous avertit dans sa préface que la vieillesse ni la richesse ne l’accablent et que la langue grecque et latine lui furent toujours lettre morte. Quant aux contradictions apparentes des « deux Voix » qu’il fait entendre dans son recueil, « elles seront expliquées, ajoute-t-il, quand j’aurai dit que je suis foncièrement Breton, donc mystique et libertaire à la fois ».

Il y a des aveux qui ressemblent à des provocations. Je ne suis pas bien sûr que M. Illio ne soit pas plus fier que marri d’ignorer le latin et le grec. Et, semblablement, la contradiction — hélas ! si fréquente chez les Bretons — qu’il signale entre ses deux tendances, mystique et libertaire, j’ai idée qu’il en tire plus de vanité que de dépit. Tout cela est d’un assez joli anarchisme sentimental. Et la lecture des Deux Voix n’est point pour modifier notre impression ; nulle part le poète ne prend soin d’accorder dans son œuvre

Le passé qui chantonne et le présent qui crie.

Que dis-je ? Cette cacophonie lui est chère comme une originalité. M. Illio m’en voudra-t-il si je lui confesse que je fais bon marché de l’originalité ainsi entendue ? Sur les cinquante ou soixante pièces qui composent son recueil, les deux tiers sont franchement insupportables, encore que, pris isolément, les beaux vers n’y soient point rares ; dans l’autre tiers, je distingue quatre ou cinq morceaux qui sont vraiment d’un poète, d’un homme qui a le don. Une de ces pièces surtout, malgré quelques imperfections de détail, devrait suffire à le tirer de pair. Elle est intitulée : À celui qui voudrait naître de moi, et son âpre saveur reste longtemps aux lèvres après qu’on l’a goûtée :

Lorsque j’étreins mon rêve, aux jours de solitude,
Parfois j’entends monter des appels enfantins ;
Ils arrivent à moi plaintifs et presque éteints,
Et je reste inquiet devant leur multitude.

J’assiste au long combat de tous mes appétits
Dans mon cœur qui voudrait se dédoubler lui-même,
Comme une ruche qui dans la campagne essaime,
Et j’écoute l’enfant aux accents pressentis,

L’enfant aux cris profonds qui de moi voudrait naître :
« Entends mes pleurs, dit-il, dans le jour et la nuit ;
Je veux vivre : j’ai soif et faim du jour qui luit…
Je suis le prisonnier dont on clôt la fenêtre… »

Le poète tressaille à cet appel. Il est près de céder. Mais sa raison intervient à temps qui lui dit

De ne pas enfanter pour le Destin mauvais…

Et c’est la raison qui l’emporte sur l’instinct ; le poète n’infligera pas la vie, suivant le mot terrible de Chateaubriand, à l’enfant qui veut naître de lui. Toute cette fin vaut d’être citée : elle a je ne sais quoi de sombre et de concentré ; on sent que le débat est grave, profond, réfléchi, qu’il n’y a rien là d’un exercice d’école.

Mon enfant qui voudrais venir, je t’aime trop,
Vois-tu, pour te livrer à la vie implacable ;
N’entends-tu pas gémir les vivants qu’elle accable
Et dont le seul espoir est de dormir bientôt ?…

Ne désire donc plus nos combats et nos pleurs,
Nos jours de cauchemar et nos nuits d’amertume ;
Ne viens pas parmi nous dans l’hypocrite brume
Où nous guettent de loin les sanglantes douleurs.
 
Pourtant si mon esprit connaissait la sagesse,
Si la fortune et la santé m’avaient souri,
Peut-être malgré tout qu’à l’appel de ton cri
Je t’aurais fait vivant, ô mon fils de tendresse ;

Mais puisque je me sens la fin d’une maison,
Puisqu’avec moi s’en va ma race à l’agonie,
Avec son sang, avec son cœur et son génie.
Vouloir la prolonger, ce serait trahison.

Demeure donc, loin du malheur, dans le Possible.
Vivons ensemble, toi caché, ne souffrant pas.
Et moi perdant un peu de vie à chaque pas ;
Mourons ensemble en nous aimant, hôte invisible !

Il n’est point à croire que cette belle pièce soit jamais couronnée au concours de la Ligue contre la dépopulation, et M. Piot, je pense, la goûterait médiocrement ; mais Vigny l’eût aimée et reconnu dans M. Illio un de ses fils spirituels.




CAMILLE LEMERCIER D’ERM : Les Exils.


L’auteur des Exils, M. Camille Lemercier d’Erm, n’a pas encore vingt ans. Il est Breton, né à Rennes, d’une vieille famille morbihannaise, et porte un nom deux fois cher aux Muses : son père imprimait des vers ; le fils en fait. Et les vers que fait le fils valent ceux qu’imprimait le père et qui étaient signés Lud Jan, Le Braz, Le Guyader, Tiercelin… Que ne peut-on attendre du précoce aède, à l’âme frémissante et toute gonflée des grands souffles lyriques, qui a écrit Bardit, Au champ des Martyrs, Celui qui meurt, les Captifs, et ce quasi chef-d’œuvre : les Bergers du Désert ?…

 
C’étaient de grands bergers debout dans les ténèbres.
Ils allaient sous les deux, archanges ou démons,
Et leur stature était celle des pins funèbres
Qui hantent le sommeil échevelé des monts.
 
Ils passaient dans la nuit comme dans un vertige
Et leurs deux bras ouvraient un geste illimité
Pour dérober là-haut la face d’un prodige
Au visage inconnu de la Divinité…
 
C’étaient de grands bergers mystérieux et tristes…
Un lourd manteau roulait de leur torse puissant,
Et l’ombre découpait sur un ciel d’améthyste
La haute majesté qu’ils dressaient en passant.
 
Sublimes pèlerins, debout sous les étoiles.
Seuls dans l’immensité du grand désert humain,
Où la nuit sans aurore avait tendu ses toiles,
Où l’on ne voyait plus la trace d’un chemin,

Ils s’en allaient ainsi que des rois sans royaume.
Et le gouffre nocturne, étincelant et bleu.
Sentant passer en lui ces énormes fantômes,
Avait comme un frisson vague et miraculeux…

Il faut lire la pièce dans son entier. Elle fait songer aux Burgraves, à Kaïn… Et tous les poèmes de M. Lemercier n’ont peut-être point cette ampleur ; le souffle, chez lui, n’est pas toujours aussi discipliné ; il y a quelque abus de l’épithète, des fautes de goût çà et là. Et il est vrai que la perfection continue ennuie et que, ces brèves défaillances, l’auteur les rachète par la magnificence de ses images, la fougue de son lyrisme. Un tumulte de Walkyries celtiques emplit par moments le recueil. La chevauchée des strophes passe, en galop fou, sur le fond pâle d’un ciel d’Occident au bord duquel rôdent les fantômes enlacés de Tristan et d’Yseult. Duos exquis, dans le mode mineur cher aux poètes de Bretagne ! Ils s’interrompent trop vite. Yseult s’efface, et René apparaît sous Tristan. C’est lui en définitive, ce René, dont l’image demeure la plus nette en nous après que nous avons fermé le livre de M. Lemercier. L’éternel exilé que fut Chateaubriand se retrouve, avec sa nostalgie de l’absolu, son âme démesurée et tout l’habituel décor romantique, chez le poète des Exils




FREDERIC LE GUYADER : L’Ère bretonne.


Il y aurait ingratitude à reprocher aux écrivains bretons, comme je l’ai entendu faire, de s’exprimer en français. Cela ne veut point dire qu’ils ne soient point de « chez eux » ; ils en sont encore, avec une éducation toute française, et on les reconnaît bien vite sous leur vêtement d’emprunt. Chateaubriand, Lamennais, Brizeux, Renan, ne pouvaient naître qu’en Bretagne. Ils n’ont point usé du breton pour une foule de raisons excellentes, dont la meilleure à donner est qu’ils n’eussent point trouvé d’éditeurs ni de lecteurs. La première condition pour un écrivain, n’est-ce pas d’avoir un public ? Et ce public-là, qui ne manque point en Bretagne aux productions de la muse populaire, fait complètement défaut à la littérature savante. Ces diables de Provençaux sont les seuls qui aient résolu le problème d’écrire en lettrés pour le peuple. Ils le disent du moins, et peut-être ont-ils fini par le croire. Mais je constate que les Belges eux-mêmes y ont renoncé : la « Jeune Wallonie » et les « Renaissants armoricains » se servent également du français. Le Wallon s’y retrouve tout de même et, grâce à Dieu, l’Armoricain aussi.

De ces « renaissants » bretons, qui formèrent autour de M. Louis Tiercelin et à quelque vingt années d’intervalle deux pléiades parfaitement distinctes de tour et d’esprit, M. Frédéric Le Guyader est assurément l’un des plus dignes d’attention. C’est, si je puis dire, le Jodelle et le Du Bartas de la bande. En 1868, à dix-huit ans, il donnait au théâtre de Rennes un drame en trois actes et en vers : Le Roi s’ennuie, d’étoffe romantique, un peu bien somptueuse et lourde pour de si jeunes épaules, mais qui, tout compté, ne leur messeyait point trop. Depuis lors, et sous le pseudonyme de Frédéric Fontenelle, il avait dispersé dans les revues un assez grand nombre de pièces, où il se plaisait à évoquer le passé héroïque et légendaire de la Bretagne et qu’il vient de réunir sous le titre de l’Ère bretonne. Cela ne fait pas moins de 320 pages format grand in-octavo, où défilent par tableaux les Temps fabuleux, les Temps préhistoriques, les Temps romains, le Moyen âge noir (?), etc. L’effort est considérable et, comme il arrive dans ces machines démesurées, il y a là du bon, de l’excellent et du médiocre. Encore ai-je hâte d’ajouter que le bon domine. M. Le Guyader est visiblement obsédé dans une partie de son livre par le souvenir de Leconte de Lisle et de José-Maria de Hérédia. Ce sont de terribles modèles. S’il les avait suivis plus longtemps, je doute qu’il eût pu nous donner mieux qu’un pastiche. Une fée heureuse l’a touché fort à propos de sa baguette : la fée des Traditions populaires. Elle l’a rendu à lui-même, à la simplicité et à la vérité de sa nature ; elle l’a fait ce qu’il est le plus souvent dans son livre et de la façon la plus originale : un conteur de haute verve, abondant, aisé et gaillard.

Moi, je conte l’histoire à la bonne franquette…

Et c’est quand il la conte ainsi qu’il est vraiment lui-même. La reine Anne, Comment Guingamp sauva Nantes, Le Siège de Rennes, l’Île Tristan sont des exemples tout à fait heureux et bien venus de cette manière un peu lâche et prolixe, peut-être, par endroits, mais le plus souvent vive, cavalière, amusante, sans rien de solennel ni de figé, naturellement et spontanément héroïque quand le sujet le demande, et qui se plie à tous les tons.

Et voilà le rare. En dehors des chansons de gestes du moyen âge, où le romantisme n’entendit goutte et qui sont des choses vivantes, animées, chantées et agies, comme le dit leur nom, nullement les tapisseries de haute lice qu’en firent Hugo et son école, je ne vois rien dans notre littérature dont on puisse rapprocher cette manière. Les conteurs français l’avaient prise des Bretons ; M. Le Gujader la leur emprunte ou la retrouve par voie de tradition. De toutes façons il ne fait que reprendre son bien et, si l’exemple qu’il donne pouvait être suivie ce serait un joli clos de l’art tombé en déshérence et qui rentrerait dans le patrimoine national.



La Chanson du Cidre.


On ne connaît pas assez dans les revues parisiennes M. Le Guyader, qui est en retour fort aimé et apprécié de ses compatriotes. Sans doute que, pour l’aimer et l’apprécier à sa juste valeur, il faut être soi-même un peu Breton. Le talent de M. Le Gujader ressemble au cidre de son pays, au « huéro »

         qui mûrit sur le bord de la mer,
Jus de pommiers trapus dont les fleurs purpurines
Se saoulent d’air salin et de senteurs marines.


Il en a le pétillement, la fraîcheur de coloris et aussi la saveur un peu spéciale. Mais, de ce talent-là, on pourrait dire, comme du « huéro », qu’il n’est point l’affaire de tous les estomacs ; les dyspeptiques feront sagement de s’en abstenir. Aussi bien M. Le Guyader n’écrit-il pas pour ces sortes de gens. Mistral disait de ses vers qu’ils étaient « gais comme le soleil de Provence ». Gais, oui sans doute, mais d’une gaieté large, abondante et nourrie, qui — j’en demande pardon à l’auteur de Mireille — fait beaucoup moins songer au fin soleil provençal qu’à la pleine lune de Landerneau, quand elle lève sur l’horizon sa bonne face rubiconde. Dans le chœur des poètes bretons, M. Le Guyader représente l’élément réaliste et populaire. Je n’hésite pas à dire qu’il le représente magnifiquement ; ses récits de haute graisse ont je ne sais quoi d’épique qui en relève la trivialité : le Lutrin de Monseigneur Graveran, l’Andouille du recteur, le Pater de Saint-Riwal, Mathurin l’aveugle, sont en ce genre des manières de chefs-d’œuvre. Tout s’y tient, et il est malaisé d’en rien détacher sans nuire à l’ensemble. Je le regrette, car, encore une fois, M. Le Guyader, que l’Académie française a distingué déjà pour son Ère bretonne, mériterait d’être plus connu hors de Bretagne et placé à son vrai rang, qui est celui d’un maître.

La critique savante reconnaît chez les Celtes armoricains deux sortes de conteurs populaires : les marvaillers et les disrevellers. Les disrevellers ce sont les légendaires, les fabricants de récits merveilleux, les tisseurs de rêve, héritiers de ces admirables trouvères du cycle arthurien qui furent les professeurs d’idéalisme du monde occidental ; les marvaillers, tout au contraire, comme nos « fableors » du moyen-âge, se tiennent de préférence sur le terrain des réalités quotidiennes, qui leur offrent une ample matière à bons mots et à observations piquantes. M. Anatole Le Braz, chez les contemporains, est le type par excellence du disreveller ; si les marvaillers avaient à faire choix d’un prince, leurs suffrages iraient sans hésitation à M. Le Guyader.




JOSEPH-ÉMILE POIRIER : Le Chemin de la Mer.


Le nouveau livre de M. Joseph-Emile Poirier se rattache étroitement à son précédent livre : la Légende d’une âme, si étroitement même qu’il est malaisé de parler de l’un sans rappeler au moins l’autre. Cette Légende d’une âme parut en 1904 et fut couronnée par la Revue des Poètes ; ses éléments étaient empruntés à la vie morale de l’auteur, confiné dans une obscure bourgade bretonne et tout gonflé de désirs vagues, d’aspirations vers « l’inconnu » ; elle contenait de beaux vers, graves et doux, en accord avec une pensée à qui l’on ne pouvait reprocher que la monotonie de ses thèmes ; il s’y trouvait surtout une admirable pièce finale : Méditation en face de la mer, dont le post-scriptum est à retenir :

C’est une âme nouvelle en moi qui semble naître…
Sur mon vieux sol natal je suis comme en exil…
Ah ! fuir vers l’inconnu, battre toutes les mers !
M’en aller aussi moi, comme ces grands steamers,

Parmi les vents salés et les flots et l’écume,
Tenter l’effort suprême où l’âme se résume…
M’en aller…
Sentir la vie enfin battre au plein de mon cœur.

Il semble bien que ces vers, même tronqués, aident à mieux comprendre le titre du nouveau recueil de M. Poirier : le Chemin de la mer est aussi celui de la vie, de la vie libre, frémissante, aventureuse et comme la peut concevoir ou rêver un jeune romantique breton, petit-fils et compatriote de René. Rappelant le vieil adage érasmien : Spartam nactus es, hanc adorna, M. Henri Brémond, dans sa belle introduction aux Vingt-cinq années de vie littéraire de Maurice Barrès, remarque finement : « C’est la devise des classiques, opposée à la chimère du romantisme. Le classique se résigne à n’être qu’un Spartiate, sauf à embellir de son mieux son maigre pays. L’autre se révolte contre ses limites naturelles, dieu méconnu que tourmente « un désir insatiable du ciel immense » et qui, s’il tombe avant d’avoir assouvi ce désir, se fera du moins reconnaître à la magnificence de ses cris. »

Que telle soit bien, comme on dit depuis M. Clemenceau, la « mentalité » des romantiques en général et de l’auteur du Chemin de la mer en particulier, il n’est, pour s’en convaincre, que de rapprocher des vers que je citais plus haut la pièce qui porte ce titre : Après avoir lu Virgile. Sparte ici s’appelle Galatée, et le poète nous fait

en ces termes sa confession :

Je ne suis plus ton frère aujourd’hui, doux berger
Qui chantais Galatée à l’ombre d’un verger.
Il me semble parfois qu’au secret de mon être
Se voile mon amour pour la splendeur champêtre,
Tandis que, secoué par de mauvais frissons,
Je sens mon faible cœur couver des trahisons…
Ah ! je sais bien qu’un jour de printemps ou d’automne
Ayant pris mon bâton, sans prévenir personne,
Pour m’épargner au moins le reproche et les pleurs,
Je m’en irai d’ici, furtif comme un voleur.
Ce sera vers l’heure où la base des collines
Paraît s’envelopper de grises mousselines,
Où le clocher du bourg, sentant la nuit, s’émeut.
Où dans l’âtre joyeux on fait flamber le feu
Pour le dernier repas, la journée étant faite…
Longtemps je marcherai sans retourner la tête.
Puis, sans songer que j’eus mon enclos et mon toit
Et que j’aimai les champs et les prés comme toi,
Beau pâtre qui chantais à l’ombre de tes vignes
Galatée aux doux yeux, blanche comme les cygnes,
Parmi le paysage aux tons plus indistincts
Je m’évanouirai dans le jour qui s’éteint !…

Il ne peut subsister aucun doute, je pense, après ces vers, sur le caractère symbolique du titre que M. Poirier a choisi pour son recueil. Encore est-il que la mer n’est pas toujours prise au figuré dans ce recueil et qu’il y est question d’elle plus d’une fois autrement que par métaphore. Qu’on lise notamment : À l’ancre, Scrupules, le Vieil Océan, Village de Pêcheurs, le Promontoire, etc. Peut-être ne sont-ce point les pièces qu’on goûtera le moins. La mer a toujours porté bonheur à M. Poirier. Il la sent et il l’aime profondément, non point en homme du littoral, né, élevé près d’elle, comme Tristan Corbière et M. Auguste Dupouy, par exemple, mais en terrien dont elle a fait graduellement la conquête. Cela suffit à expliquer la différence du ton. Les vocations maritimes sont pleines d’imprévu : qui se serait douté que la région qui, depuis trente ans, fournit le plus d’officiers à notre marine fût la région de l’Est et spécialement le département de Meurthe-et-Moselle ? Pour s’exercer à cette distance et avec cette intensité, il faut que l’attraction de la mer soit bien puissante ou que les idées que son nom suggère remuent profondément en nous certaines fibres. Ce nom n’a qu’une syllabe et il est immense ; il éveille l’impression d’une grande force vierge, impolluée, restée telle qu’aux âges primitifs du globe ; il ouvre à notre curiosité, à nos fièvres d’indépendance et d’aventure, des horizons illimités et toujours nouveaux ; il y a réellement en lui quelque chose d’ensorcelant… Que le jeune polytechnicien Gourdon, cousin du tragédien Beauvallet et grand familier du foyer de la Comédie-Française, réponde aux gens qui s’étonnent de le voir obliquer vers la marine en sortant de l’École : « C’est à cause de l’uniforme, ça fera de l’effet dans les coulisses », le mot est amusant : ce n’est qu’un mot et toutes les sirènes n’habitent pas les dépendances du Palais-Royal. Il en est d’autres, dont M. Poirier sait les noms et dont le « secret appel » avait été perçu sans doute par le futur et très distingué commandant en chef de l’escadre de la Méditerranée.

Ceux qui jadis entraient dans leurs maisons natales.
Après avoir vogué sur les flots étrangers,

Y contaient les splendeurs des lointaines escales
Et l’ivresse de vivre au milieu des dangers.

L’héroïque frisson des grandes aventures
Pénétrait avec eux sous le paisible toit
Et le vent d’infini qui s’ébroue aux mâtures
Y soufflait, semblait-il, le soir, lorsque leurs voix

Puissamment évoquaient les jours clairs et propices,
Les jours sombres troublés par les typhons brutaux,
Et la vie au soleil de ces pays d’épices
Dont ils gardaient l’odeur aux plis de leurs manteaux.

Leurs paumes ruisselaient des présents des cinq mondes
Mêlant l’ivoire à des tissus étincelants,
À des fleurs de la mer qu’arrachèrent les sondes,
À des galets polis par les trois océans.

La maison les gardait durant quelques semaines…
Et puis, soudainement, comme un secret appel,
Le souvenir du chant d’enivrantes sirènes
Leur rendait le désir des lointains archipels.

Et chaque fois qu’ainsi les errantes voilures
De leurs bateaux montaient sous le ciel du pays.
De savoureux récits parfumés de salure
Enchantaient leurs neveux et leurs parents vieillis,

Jusqu’au jour qui, marqué par les destins néfastes
Pour venger les typhons qu’ils avaient trop bravés,
Mettait un sceau tragique et rouge sur leurs fastes…
Et sur aucun tombeau leur nom n’était gravé…

Ancêtres ! vous battiez les océans sonores.
Ma barque à moi s’oublie en un lac de langueur
Et, bien qu’ayant souffert d’aimer, j’ignore encore
Si j’ai seulement fait tout le tour de mon cœur…

M. Poirier se trouve tout entier dans cette belle pièce : poète, avec ses brillantes qualités de facture, son rythme large, son vers habituellement plein et dru, quelquefois d’un seul jet (l’héroïque frisson des grandes aventures), son talent viril, positif et sain ; rêveur épris de l’action et que l’action rejette au rêve, avec ses fièvres, ses enthousiasmes, ses scrupules, son inquiétude, sa versatilité. Pour être un abîme de contradictions, il n’est pas besoin d’avoir le crâne fait comme ce héros de Conan Doyle qui présentait les particularités d’un type ethnique très rare, moitié lapon et moitié gaélique ; il n’est même pas besoin d’être un romantique : il suffit d’être un Celte — comme M. Poirier — et de rester dans le fil tourmenté de sa race.




ÉDOUARD BEAUFILS : Paysages d’Italie.


M. E. Beaufils était connu des lettrés par deux volumes de vers, d’une inspiration et d’un tour très délicats : les Chrysanthèmes et les Houles. Je ne sais si ses Paysages d’Italie étendront sa réputation jusqu’au public. Je le souhaiterais. Les soixante pages de ce modeste livret me paraissent parmi les plus belles et les plus profondes qu’on ait écrites sur l’Italie du Nord. Elles sont dédiées « à la mémoire d’Arrigo Beyle, Milanese », cet « amoureux de l’amour », comme l’appelle un peu plus loin le poète et comme lui-même eût souhaité peut-être qu’on l’appelât. Les lacs, Milan, Florence, Venise, à ces quatre grandes stations de son pèlerinage sentimental correspondent les quatre exaltations poétiques que M. Beaufils a réunies sous le titre de Paysages d’Italie. C’est bien ici que le mot d’Amiel est vrai : « Un paysage est un état d’âme ». Les paysages chantés par M. Beaufils sont ses états d’âme successifs au cours de sa trop rapide excursion dans l’Italie du Nord :

Milan, porte qui s’ouvre enfin sur l’Italie !
J’y suis entré joyeux à la fois et tremblant
Par une fin de jour d’automne, où le ciel blanc
Était pareil aux ciels de l’école lombarde,
Si doux, si fins et si pieux qu’on les regarde,
Ému par leur élyséenne gravité,
Comme on contemplerait dans un songe exalté
L’atmosphère où fleurit le paradis lui-même.

Que cette joie et ce tremblement ont ici leur pleine valeur d’expression ! Le lyrisme, un lyrisme naturel, spontané, sans effort, — très artiste cependant — déborde toutes les pages du livre. On dirait un amant qui vient de posséder pour la première fois une maîtresse adorée et qui égrène une litanie d’actions de grâces.

Florence ! Symphonie en argent pâle et fin,
Ton nom seul est comme un paysage divin,
Et comme un cristal grave il chante et se prolonge,
Avec une langueur nostalgique de songe.
Nom qui fond et qui flue en étrange douceur,
Florence ! Et chaque lettre en est comme une fleur.
Ces roses et ces lis lointains de la légende
Dont le front de tes soirs encore s’enguirlande.
Ville ou jardin, palais, place, église ou tombeau,
Tout garde la jeunesse immortelle du beau.


Italiam… Italiam…


Qui chevrotte ainsi ? Un Breton dont le cœur s’est naturalisé italien et qui, comme le Salaün de la légende ne savait dire que Maria… Maria…, ne sait plus dire qu’Italiam… Italiam… Poète et fol, l’extase les fait pareillement balbutier ;

J’ai pour l’Italie une âme d’amant
            À jamais charmée,
Qu’attristent l’absence et l’éloignement
            De la bien-aimée.

Ainsi qu’on peut être, au premier baiser,
            Réduit en servage,
L’Italie ardente a su m’embraser
            Au premier voyage.

Sous des cieux moins beaux je fus le passant
            Dont le cœur oublie ;
Mais toi, pour toujours, je t’ai dans le sang,
            Divine Italie !

Ce ne sont peut-être point là les meilleurs vers de M. Beaufils. Mais que cette âpreté, cette trivialité voulue de l’expression rendent bien l’espèce de frénésie sensuelle qui précipite ce jeune barbare aux genoux de l’adorée ! Sa première fringale d’amour apaisée, son premier cri d’homme jeté, l’artiste se ressaisira et nous donnera ces beaux poèmes nuancés et subtils qui s’appellent les Oliviers, à Claude Lorrain, Nomina-Numina, les Lacs, le Printemps de Toscane, l’Invitation au voyage, contre-partie de la pièce fameuse inspirée à M. Haraucourt par ses déménagements de fonctionnaire :

Non, poète, partir n’est pas mourir un peu !
C’est le désir qui bout dans les âmes de feu.
Non ! partir, ce n’est pas mourir un peu, c’est vivre !
Il s’enchaîne, qui reste, et qui part se délivre.
Demeurer au logis, inerte, c’est nier
L’espace et devenir pareil au prisonnier
Qui se complaît dans la cellule coutumière.
L’habitude ayant clos ses yeux à la lumière.
Mais nous autres, épris du ciel et des rayons,
Qui voulons Vivre et voulons Voir, appareillons !…

« Gaulois, fait dire à Velléda Chateaubriand, souvenez-vous que votre nom signifie voyageurs. » M. Beaufils n’avait pas besoin du conseil : si on l’écoutait, il serait soir et matin par les routes de sa chère Italie, et il est mélancolique de penser qu’on a fondé récemment une bourse de voyage pour les poètes et que le montant de cette bourse fut attribué peut-être à un candidat qui partageait les goûts casaniers de M. Haraucourt. C’est à M. Beaufils qu’il fallait donner le prix. Il le méritait, par sa constance à célébrer les plus récentes inventions du génie moderne et, entre toutes, les locomotives :

Après le Louvre où dort la Victoire qu’en vain
Le temps mord, impuissant sur ses milliers de guivres,
Est-il rien de plus beau, sous la flamme des cuivres
Et l’éclat brusque des manettes de nickel.
Que ce monstre fumant, soufflant, devant lequel
Fondent comme neige au soleil les perspectives,
Est-il rien de plus beau que les locomotives ?…

Et il le méritait encore et surtout par la perfection de son talent d’écrivain, par ce sensualisme frémissant, cette religion de la beauté païenne qui communiquent je ne sais quel pieux tremblement à tout ce qu’il écrit.




MARIN FOLLET : La Trilogie de l’Amour.


Marin Follet avait vingt-quatre ans.

« Il sortait vainqueur, dit son frère dans la préface émue qu’il a mise à ses œuvres posthumes, du redouté concours de l’agrégation de grammaire ; il allait enfin, passionné d’art, réaliser ses rêves. Il était bon, simple et doux ; esprit alerte, jugement aigu, cœur vibrant… la peinture surtout l’attirait : il se mit à l’œuvre avec une foi profonde, à la bonne école, près des grands maîtres. Puis il rassembla les feuillets épars de sa Trilogie de l’amour composée aux heures grises de délassement, dans l’intervalle de ses rudes travaux… L’« Au-Delà » le guettait ; il disparut dans la nuit glacée !… »

Du moins Marin Follet ne mourra pas tout entier. La piété de ses proches a recueilli ses reliques éparses, et elles suffisent pour qu’on sente la grande perte qu’ont faite en lui les lettres françaises, mais non pour qu’on puisse évaluer ce qu’aurait pu être son œuvre. Musset et Sully-Prudhomme semblent s’être disputé ses sympathies. Et il y avait là un curieux conflit d’influences d’où pouvait résulter une personnalité intéressante, mais qui ne s’était pas encore bien nettement manifestée. Ce qui ne lui venait ni de Musset, ni de Sully, c’est son désenchantement, son obsession de la mort, cette sorte de prescience qu’il avait de sa fin prématurée. Plusieurs avant lui, qui, comme lui, devaient mourir sans avoir rempli notre attente, avaient eu cette prescience mystérieuse. Et vraiment, quand on fait le compte de tant de jeunes hommes de promesse disparus avant l’heure, on reste stupéfait devant l’aveuglement du Destin. Pourquoi ceux-là plutôt que tant d’autres, dont la destinée n’importait guère à l’harmonie de l’univers, vagues unités dans le troupeau des inutiles et des sots ou, qui pis est, des malfaiteurs ? Rappelant l’idée chère à Sainte-Beuve d’un temple à élever aux inconnus et aux méconnus, aux poètes qui n’ont pas fleuri, aux amants qui n’ont pas aimé, « à cette élite infinie que ne visitèrent jamais l’occasion, le bonheur ou la gloire », Paul Guigou demandait un jour qu’une place fut faite dans ce temple idéal à l’artiste ignoré qui s’appelait Adolphe Monticelli. Prévoyait-il, à l’heure où il reprenait ce projet du critique des Lundis, que, frappé en pleine jeunesse d’un mal mortel, il ne mériterait lui-même qu’une place dans le temple des inconnus ? Hélas ! il n’y sera point seul. C’est dans ce temple encore qu’il nous faudra ranger tous ces jeunes morts qui s’appelaient Marie Bashkirtseff, Joseph Capperon, Ephraïm Mickaël, Lud Jan, Jules Tellier, et le dernier en date, l’auteur de la Trilogie de l’amour, le pauvre petit Breton qui portait ce nom étrange et symbolique de Follet et qui a brillé et s’est évanoui comme les feux nocturnes dont il évoquait l’image.




EUGÈNE LE MOUËL : Dans le Manoir doré.


Le bagage de M. Eugène Le Mouël est assez considérable déjà. Ce poète débuta en 1884 par un livre intitulé Feuilles au vent, dont la matière ne décelait guère plus d’originalité que le titre, tombé à force de banalité dans le domaine public. Mais son second livre, Bonnes gens de Bretagne (1887), fut une manière de révélation. La Bretagne des pardons, des calvaires et des binious, la Bretagne en cornette et en justins bariolés, revivait chez M. Le Mouël comme chez Brizeux, avec moins de grâce et de mélancolie sans doute, moins de retenue surtout dans l’expression — Brizeux était trop Breton pour écarter les derniers voiles, souffler sur la brume de mystère où se dérobe pudiquement la fée, — mais, au contraire, avec un modelé, des accents, une fermeté de contours qu’on ne lui soupçonnait pas.

Devant qu’il ne se découvrît poète, M. Le Mouël avait été dessinateur. Il se plaisait à fixer d’un trait preste et sûr, encore que légèrement caricatural, les « bonnes gens » en chapeau tromblon et les logis moyenâgeux de sa ville natale. Il a gardé dans ses vers le tour de main de l’artiste. Il écrit comme il dessinait. La Bretagne, qui est en réalité le pays le plus fermé, le moins accessible à l’observateur du dehors, est aussi le pays qu’on a le plus vite fait de s’assimiler superficiellement : ses costumes, ses mœurs, ses légendes tranchent sur la platitude ambiante et lui composent une physionomie pleine d’imprévu et si facile à dégager, — en outre ! Né en Normandie, à Villedieu-les-Poëles, mais de souche bretonne, c’est évidemment ce pittoresque de la Bretagne qui a tenté M. Le Mouël et l’a refait Breton. Une éducation toute parnassienne, la fréquentation assidue, dans les galeries du passage Choiseul, d’un Hérédia, d’un Coppée, tempéraments de descriptifs, plus sensibles au décor de la vie qu’à la vie elle-même, achevèrent de le confirmer dans son interprétation un peu extérieure et conventionnelle de notre pays. Telle quelle, s’il est licite aux géographes comme M. Vallaux de ne voir là qu’une Bretagne de clinquant, cette Bretagne de M. Le Mouël n’en reste pas moins pour le commun des mortels très séduisante, très « poétique », sinon très authentique, et la plus propre du monde à conquérir le public. C’est, si je puis dire, une Bretagne de « tableau de genre », vue et traitée par un véritable artiste. La forme chez M. Le Mouël emporte le fond et lui est infiniment supérieure.

Un second recueil : Fleur de blé noir et un drame symbolique : Kemener procèdent de la même inspiration. Dans le Manoir doré nous ramène en plein moyen-âge romantique.

… Lorsque le rêve éclot sous mon front ignoré,
Ma demeure se change en un manoir doré,
Dont je suis, pour un temps, le seigneur solitaire.

Quels instants précieux je passe en mon manoir !
Je crois être frôlé par des voiles de fées.
Et je vais décrocher les armes des trophées
Pour parader sous les arceaux du promenoir.
 
Je flâne à l’aventure et trouve des volières
Où songent des ibis roses et des paons bleus,
Et des arbres chargés de fruits miraculeux,
Et des bassins où l’eau d’argent dort sous les lierres.
 
Le manoir de mon rêve est flanqué d’une tour.
J’en gravis les degrés et je touche aux nuages ;
Et je vois à mes pieds s’agiter les images
Des hommes du passé qui vivaient alentour…

Ces hommes du passé — parmi lesquels deux ou trois délicieuses figures de femmes, — sont au nombre d’une douzaine : le Lapidaire aux yeux de saphir, Sa Majesté le roi Gaspard, le Veilleur de nuit, Messire Allan Guennec, Maître Benoît Crespin et quelques autres seigneurs de moindre importance. M. Le Mouël leur a donné à tous un relief saisissant ; il suffit de les avoir vus une fois pour qu’ils s’incrustent dans la mémoire. Peut-être goûtera-t-on moins les anecdotes qu’ils sont chargés d’illustrer : l’invention n’en est pas toujours heureuse et il y a une mesure à garder jusque dans l’irréel et le fantasque (cf. L’Âme du barde et Le Cœur). Encore faudrait-il faire exception pour le petit poème intitulé : Olda dans la tour ; la jalousie, en même temps qu’elle y parle une langue d’un beau métal, riche en flexions et en nuances, n’y atteint-elle pas au summum du raffinement avec cette « tour de verre noir » où le méchant chevalier enferme sa maîtresse pour la dérober à tout et à tous, même au soleil, qui caresse sans permission sa gorge nue ?

Ô soleil insolent, là j’aurai ma revanche !
Olda, quand tu viendras lui sourire au réveil,
À travers les murs noirs et sur ta gorge blanche
Il aura moins d’éclat, ton lumineux soleil,
Que le feu vacillant d’une écorce de branche !…

Mais la perle du Manoir doré et pour qui je donnerais volontiers tout le reste, c’est l’Horoscope des cinq filles de maître Benoît Crespin, drapier. C’est aussi bien, et par la dimension, la plus importante des pièces du recueil, dont elle occupe un bon tiers. Maître Benoît baguenaude sur le pas de sa porte, « tournant ses pouces », comme il sied, quand se présente

                                     un de ces astrologues
Qui vendent l’orviétan, bavards, écornifleurs,
Tirent votre horoscope et débitent des drogues.
Embobinent les gens et sont de beaux parleurs.

L’astrologue et maître Crespin échangent des saluts. Sur quoi, mis en goût par la cordialité du brave homme, notre astrologue lui propose de tirer l’horoscope de ses cinq filles en tout bien, tout honneur, et moyennant quelques pintes de vin mousseux pour s’éclaircir la voix. Suit l’horoscope d’Ursule, Thibaude, Perrinette, Thomasse et Bertrade. Le thème est aimable, facile, propice aux effets de contraste et aux variations savantes, et l’on conçoit assez tout le parti qu’en a pu tirer un habile « rhétoriqueur » comme M. Le Mouël.

Remarquez qu’un thème à peu près semblable lui avait déjà inspiré la plus belle pièce de son second recueil et qu’on tient à juste titre pour un chef-d’œuvre : l’Héritage du grand-père. L’artifice du procédé est donc sensible : il ne prévaut pas chez M. Le Mouël contre la maîtrise de l’exécution, la largeur et la sonorité de la langue, l’abondance et la variété des images, enfin ce don heureux de l’émotion qui le distingue entre tous les poètes de Bretagne et qui n’est peut-être pas d’une essence très raffinée, qui n’a peut-être pas sa source dans les entrailles de la race, qui coule, pour ainsi dire, à la surface et n’en est peut-être que plus communicative. Par là encore M. Le Mouël se rapproche de Coppée. Et ne pourrait-on pas le définir en somme un Coppée armoricain ? Avec plus de lyrisme, un verbe moins souple, mais plus chaleureux, il a transposé dans la « matière du roman breton » ce goût de l’anecdote sentimentale, cette recherche du détail familier et pittoresque, cette attention pour les petites destinées et les héroïsmes obscurs, voire ces aspirations cocardières (Mousse de l’État) qui firent la fortune de l’auteur des Humbles et n’ont pas été, je pense, sans aider au succès personnel de l’auteur des Bonnes gens de Bretagne.




LOUIS TIERCELIN : Sous les Brumes du Temps ; la Bretagne qui chante.


Dans le chœur des poètes bretons, M. Louis Tiercelin, par droit d’ancienneté et par droit de talent, occupe une des premières places. Rien n’est indifférent de ce qu’il écrit. En un temps où la muse indigène commençait à s’assoupir, il sonna l’aubade de son réveil ; imprésario du Parnasse breton (1887), directeur de l’Hermine, il fut (et ce ne sera pas son moindre titre près de la postérité) l’instaurateur de la renaissance poétique d’où sont sortis les Le Braz, les Le Guyader, les Lud Jan, les Beaufils, les Droniou, les Boissier, les Peyrefort, les de Gourcuff, les Le Beaudour, les Parker, les Ropartz… Quelques-uns de ces rimeurs ont fait un beau chemin ; d’autres, comme Lud Jan, Émile Boissier, Simon Le Beaudour, tombés en route, ne connurent qu’un laurier posthume. Fidèle à l’idéal parnassien de sa jeunesse, M. Tiercelin continue cependant d’offrir en exemple aux générations nouvelles la fière probité de son talent d’écrivain soucieux de la forme avant tout. Peut-être, jusqu’ici, l’émotion personnelle prenait-elle trop soin de se dissimuler sous cette forme un peu rigide et d’ailleurs toujours impeccable. C’est un reproche qu’on ne saurait adresser au nouveau livre de l’auteur : Sous les Brumes du Temps. Sans rien abdiquer de son idéal esthétique, M. Tiercelin nous permet enfin de vibrer à l’unisson de sa propre souffrance. La partie du recueil consacrée à l’enfant dont il lui a fallu se séparer contient les strophes les plus attendries, les plus délicatement émouvantes de toute son œuvre. Ce n’est pas la première fois qu’un poète chante sur un berceau vide et l’on sait quels beaux vers la souffrance paternelle inspira à M. Charles de Pomairols : mais ici le déchirement se complique d’on ne sait quelle jalousie poignante contre les rigueurs des conventions sociales. Sous les Brumes du Temps restera sans doute une exception dans l’œuvre de M. Tiercelin, dont le précédent recueil était une manière de testament poétique composé avec les meilleures pièces des Asphodèles, des Cloches, de l’Oasis, etc., et un certain nombre de pièces inédites tant en langue française qu’en langue bretonne. Qui veut connaître l’auteur, ses tendances et démêler du même coup le secret de son influence sur la jeunesse qui l’élut pour maître doit les chercher dans ce livre au titre large, mais nullement démesuré : La Bretagne qui chante. On y entend des voix venues de tous les points de l’horizon : Renan y donne la réplique à saint Yves ; Surcouf à Victor Massé. Et des voix plus humbles, voix de la côte ou de la glèbe, y forment comme une grande basse continue, anonyme et sanglotante. Les Jongleurs de Kermartin, La Chanson du buisson blanc, La Nuit du grand pardon sont les chefs-d’œuvre de ce genre ambigu où un art très poussé, très attentif, curieux du détail, amoureux de rythmes rares et de notations subtiles, s’emploie au service de thèmes populaires qui n’en paraissent pas trop rétrécis. Là fut la nouveauté et le secret de l’influence que M. Tiercelin prit sur une "jeunesse à laquelle il enseignait par son propre exemple comment on peut rester Breton sans avoir l’air trop provincial : il chantait la Bretagne et il la chantait en parnassien, avec la souplesse et le savoir-faire d’un émule des Mendès et des Albert Mérat. M. Tiercelin, après un tel effort couronné d’un si légitime succès, avait tous les droits du monde à pousser son Exegi monumentum. Il l’a fait dans ce sonnet d’une facture excellente et qu’il faudra graver — le plus tard possible — sur le socle de son buste, avec l’hommage des poètes dont il disciplina le lyrisme et coordonna les aspirations :

Ô Bretagne, je suis ton fils reconnaissant !
C’est à toi que j’ai dû de garder en mon âme
La foi dans l’Idéal que partout je proclame,
Legs divin qu’on reçoit des aïeux en naissant.

Ô Poésie, à toi le pâle adolescent
Se donna tout entier et ce fut à ta flamme,
Sans souci qu’on me plaigne et sans peur qu’on me blâme,
Que je vins allumer les ardeurs de mon sang.

Et depuis lors la double fierté m’accompagne,
Car de ces deux amours, Poésie et Bretagne,
J’ai fait toute ma vie et rempli tout mon cœur ;
 
Et si je suis tombé sur la route choisie,
Et si je meurs vaincu par le monde moqueur,
Du moins j’aurai crié : « Bretagne est Poésie ! »



L’ÉCARTÈLEMENT DE LA BRETAGNE




À M. le comte de Laigue.


I


Régions ou Départements


Voici un livre excellent de tous points et qui mérite les compliments que lui a faits son préfacier, M. H. Sée, professeur à l’Université de Rennes ; il s’appelle : la Révolution dans le département des Côtes-du-Nord[48], et c’est un titre un peu gros sans doute pour les six études qui le composent et qui n’embrassent qu’une faible partie de la période révolutionnaire. À quoi l’auteur, M, Léon Dubreuil, pourrait répondre qu’il est temps pour tout, que ce volume est le premier d’une série et que c’est à cette série qu’il songeait en baptisant son livre.

Espérons qu’il ne nous fera pas trop attendre les suivants. Ce début nous a mis en goût : l’auteur y manifeste de solides qualités d’historien. Il écrit nettement, simplement, et n’a point été gagné par la mauvaise rhétorique de l’époque qu’il étudie. Et, comme il est sans emphase, il est aussi sans parti-pris. Certes, il ne cache pas sa sympathie pour les constituants et même les jacobins, et cette sympathie est quelquefois justifiée. Mais il garde une parfaite mesure à l’égard de leurs adversaires. Il est toujours probe, courtois. Enfin, son livre a une dernière originalité : comme le dit M. H. Sée, « on n’a encore que très peu étudié l’évolution de l’esprit public, le fonctionnement de l’administration départementale, la vie économique du pays pendant la période révolutionnaire. Ce sont précisément ces questions qui ont attiré l’attention de M. Léon Dubreuil et qui l’intéressent depuis longtemps déjà, comme le prouve le volume qu’il a publié, il y a quelques années, sur le District de Redon et qui a été très favorablement accueilli par la critique. Les six monographies qu’il fait paraître aujourd’hui témoignent de recherches patientes et consciencieuses aux Archives des Côtes-du-Nord et aux Archives Nationales. Elles constitueront, sans aucun doute, une importante contribution à l’histoire de la Révolution en Bretagne. »

On ne saurait mieux dire. Je voudrais, sans négliger complètement les cinq autres, m’arrêter un moment sur l’une de ces six monographies, où M. Dubreuil nous montre comment ont été formés nos départements et plus particulièrement celui des Côtes-du-Nord. Il m’a semblé qu’il admirait fort le soin et l’intelligence qu’avaient apportés à cette besogne les assemblées révolutionnaires. Se place-t-il au point de vue de l’époque ? Ou parle-t-il au présent et trouve-t-il que tout est pour le mieux en France dans la meilleure des constitutions administratives ? J’aurais le regret, en ce dernier cas, de n’être pas de son avis. Et pourrais-je même, du point de vue de l’époque, approuver avec lui ce morcellement artificiel de nos anciennes provinces et leur répartition géométrique en compartiments administratifs et politiques d’égale dimension ?

L’Assemblée constituante se rendait si bien compte du caractère provisoire de son œuvre qu’elle réserva expressément dans l’article 6 du décret du 26 février 1790, « les droits des citoyens et des administrations locales à proposer une révision territoriale et à réclamer des pouvoirs publics tout ce qui paraîtrait le plus convenable à l’intérêt général budgétaire aussi bien qu’à celui des justiciables ». C’était la porte ouverte aux réformes. Elles n’ont pas réussi à améliorer beaucoup l’œuvre de la Constituante. Je sais bien ce qu’on dit : que, coûte que coûte, il fallait détruire le particularisme de l’ancien régime, centraliser, afin d’unifier. Et, si l’on objecte à cela qu’un morcellement en quatre-vingt-trois circonscriptions administratives n’était point nécessaire pour opérer l’unification, que ce morcellement excessif ne pouvait qu’étendre la plaie du fonctionnarisme et grever inutilement le budget, Mirabeau, Duquesnoy, Rabaud Saint-Etienne, Thouret, Gossin et tous les partisans du projet ne laissaient pas d’avoir réponse à l’objection :

« Nous voulons de nombreux départements, disaient-ils, afin que l’étendue et la position géographique de chacun de ces départements permettent à tous les intéressés d’accéder au centre de l’administration en une journée de voyage.»

Voilà un argument qui pouvait avoir sa force en 1790. Le petit nombre et le mauvais état des routes, les moyens de locomotion, tout rudimentaires, dont on disposait alors, rendaient les relations très difficiles. J’imagine que ce n’est plus le cas. Les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, s’ils n’ont pas complètement supprimé la distance, l’ont réduite à tel point qu’on peut dire, avec M. Beauquier, que « notre territoire est sept fois moindre en largeur et en longueur que ne l’ont connu ceux qui vivaient au commencement du XIXe siècle ». Ainsi, fait remarquer le député radical du Doubs, le principal motif invoqué jadis pour justifier le morcellement infinitésimal de la France ne peut absolument pas entrer en ligne de compte. Lui-même, prêchant d’exemple, a déposé sur les bureaux de la Chambre une proposition de loi tendant à une division nouvelle du territoire. Il n’y a aucune espèce de chance pour que cette proposition de loi soit votée. Elle ne viendra seulement pas en discussion. Soit ! Mais, comme elle est la quinzième ou la vingtième de son espèce, on peut en inférer que la division administrative en départements est loin de rallier chez nous tous les esprits.

De fait et sans remonter jusqu’au projet de réorganisation territoriale présenté en 1829 par M. de Martignac, il n’est pas inutile de rappeler que Gambetta demanda plusieurs fois à la commission du budget de procéder à un remaniement de la carte administrative, qu’en 1886 M. Colfavru faisait une proposition analogue, qu’en 1887 René Goblet, alors ministre de l’Intérieur, déclarait prendre en main « la transformation complète de notre organisation administrative », ajoutant que, « la situation du pays, au point de vue de la facilité des relations entre les populations et les représentants du gouvernement s’étant considérablement modifiée depuis la loi de l’an VIII, il semblait, en conséquence, que les divisions administratives créées à cette époque pour un état de choses différent n’avaient pas de raison d’être et qu’elles devaient en grande partie disparaître ».

Parlerai-je encore, pour mémoire, de la proposition de loi déposée, au cours de la session de 1895, par MM. Cornudet, Lockroy, Mesureur, Bazille, etc., et tendant à la division de la France en vingt-quatre régions administratives ? Il est remarquable, néanmoins, que, dans cette proposition de loi, les départements subsistaient avec leurs limites, leurs préfets, leurs conseils généraux, etc. L’organisme nouveau devait être, au gré des réformateurs, « comme un syndicat de départements, groupés, non pas d’après leurs vieilles affinités provinciales et traditionnelles, mais en tenant compte du nouveau réseau de voies ferrées qui a constitué de nouveaux centres ». À la tête de chaque région eût été placé un représentant de l’État faisant fonction de gouverneur civil. Il n’y aurait plus eu par région qu’un seul trésorier-payeur général, un seul ingénieur en chef, une seule cour d’appel, une seule académie, etc. Les trois cent soixante-quinze sous-préfets de France et d’Algérie auraient été supprimés, ainsi que les conseils d’arrondissement. Mais, au-dessus des conseils généraux, aurait été constitué un conseil régional auquel eussent ressorti tous les projets d’intérêt local (routes, chemins de fer, canaux, etc.), qui encombrent à cette heure l’ordre du jour du Sénat et de la Chambre des députés.

On aura certainement pris garde que, dans cette proposition de loi, les arrondissements disparaissaient de la carte administrative : ce sont les cantons qui seuls devaient concourir à la formation du conseil régional. Là, peut-être, était l’erreur. M. Foncin, avec l’autorité qui s’attache à ses beaux travaux géographiques et à ses hautes fonctions universitaires, a très bien montré que le canton, circonscription toute factice, n’était pas à proprement parler une division administrative. Les vraies unités locales de la France, nous les trouverons dans ces régions naturelles qui ont conservé le beau nom clair de pays.

« Parlez de « pays » à un paysan, dit M. Foncin, il est de la maison, il vous entend aussitôt. Vous l’étonneriez en lui disant que le pays est l’ancien pagus gaulois. Peu lui importe ; mais, étant plus près que nous de la nature, il en a gardé le sens et, plus conservateur que nous, il est resté attaché à la tradition du vieux langage français. Cela suffit pour que le terme de « pays » ait à son oreille une signification très précise ».

C’est en vain qu’ont passé sur la Gaule tant de dominations étrangères, tant de régimes politiques ; c’est en vain que la carte de France a été grattée et regrattée, obscurcie de surcharges et de ratures. Sous les caprices des délimitations les plus contradictoires, le « pays » a maintenu ses frontières presque aussi visibles qu’aux anciens âges. Il s’appelle le Queyras et la Maurienne dans les Alpes, la Soûle ou le Labourd dans les Pyrénées, ici le Médoc, ailleurs le pays de Caux, là le Velay, la Bresse, la Thiérarche, le Gâtinais, chez nous le Goëlo, l’Avaugour, le Penthièvre, le Quéménet-Illy, le Pou-Alet, etc. Il continue, sous nos yeux, ces petites contrées naturelles que le climat, la géologie, le relief, etc., avaient distribuées comme berceaux aux peuplades antiques de la Gaule. L’homme s’y est à tel point incorporé au sol qu’après deux mille ans de vie nationale, dit M. Jullian, la plupart des « pays » de France observent encore une manière à eux de parler, de penser et de travailler, comme si « la vue éternelle des mêmes horizons, la recherche et l’espérance des mêmes récoltes, la jouissance des mêmes sources et les hommages aux mêmes dieux » avaient perpétué chez les habitants « ces besoins d’union et ces airs de ressemblance que leurs ancêtres avaient déjà fixés par des légendes familiales et par la communion en un père unique ».

Le « pays » n’est pas seulement plus vivant, plus réel, que le canton et le département : il est plus réel et plus vivant que la province, laquelle a bien pour elle son ancienneté, mais est presque partout, sauf en Bretagne, en Auvergne et en Béarn, l’œuvre des hommes et non pas une région naturelle.

Sans doute, M. Foncin le reconnaît, si l’expression de « pays » est aussi claire qu’elle est antique, il y a pourtant pays et pays. La politique ne paraît pas étrangère à la conformation de quelques-uns, qu’il conviendrait de distinguer des « pays » géographiques, les seuls dignes du nom. Je crois savoir que depuis plusieurs années déjà une enquête est ouverte, par les soins et sous les auspices de M. Foncin, pour faire cette répartition délicate, établir une carte aussi précise et aussi nette que possible des véritables divisions naturelles de la France[49]. Le jour où cette carte sera établie, c’est alors vraiment qu’on aura une solide assise pour la réorganisation administrative du territoire. La région, ou de quelque autre nom qu’on l’appelle, ne sera plus, comme dans un des précédents projets dont je parlais tout à l’heure, un syndicat de circonscriptions et d’intérêts artificiels, mais un groupement naturel de forces naturelles et actives.

« Il est digne de remarque, dit quelque part Fustel de Coulanges, que les vieux États gaulois ont conservé jusqu’à une époque très voisine de nous leur nom, leurs limites et une sorte d’existence morale. Ni les Romains, ni les Germains, ni la féodalité, ni la monarchie n’ont détruit ces unités vivaces : on les retrouve encore dans les « pays » de la France actuelle ».

Croyons-en l’auteur de la Cité antique. Cent ans ne sont qu’un moment dans l’histoire d’une nation ; mais un moment peut décider de toute une vie, et nous pourrions payer cher l’erreur constituante. Car la nouvelle division administrative du territoire fut incontestablement une erreur. On le sent, on le dit un peu partout : ce n’est point assez et il faudrait remonter d’abord à la cause du mal pour être sûr de ne point se tromper dans le genre de remède à lui appliquer. Or, tout fait penser que le mal ici est né d’une méconnaissance des lois de l’anatomie géologique. Fustel a mis le doigt sur la plaie et l’œuvre de la Constituante n’est devenue si rapidement caduque que pour avoir négligé précisément ces « unités vivaces » dont il parle et qui devraient jouer dans l’organisme administratif le rôle que jouent les cellules dans l’organisme humain. En politique, comme en toutes choses, il n’est de durable que ce qui ne contrarie point le plan de la nature.


II


Le Baptême de nos Départements


Un chapitre du livre de M. Dubreuil est consacré à l’examen des noms donnés à nos départements. Le singulier baptême et les parrains plus singuliers encore ! Ne nous plaignons pas trop ; nous sommes, relativement, des privilégiés en Bretagne. Si le nom de Loire-Inférieure est quelconque, celui d’Ille-et-Vilaine, également emprunté à des cours d’eau, ne rappelle du moins aucun nom de même ordre. Le Finistère est un nom très pittoresque et, de surcroît, fort bien adapté à cette pointe extrême du vieux continent. Mais la palme reste au Morbihan, nom tout aussi pittoresque, tout aussi bien adapté et qui a l’avantage d’être breton.

Restent les Côtes-du-Nord. Pourquoi les Côtes-du-Nord ? Le département qui porte ce nom est à l’ouest de la France et non au nord. Mais voilà : on avait songé d’abord à donner au Morbihan le nom de Côtes-du-Sud. L’appellation ne prévalut pas. Elle disparut ; mais on conserva leur nom aux Côtes-du-Nord. Nouvelle preuve du peu de logique qui présida au baptême de nos départements.

Remarquez, d’ailleurs, que cette double appellation de Côtes-du-Nord et de Côtes-du-Sud, même au point de vue purement breton, n’eût pas été justifiée par la géographie ; elle eût beaucoup mieux convenu à la Loire-Inférieure et à l’Ille-et-Vilaine. Si l’on se place au point de vue français, c’est bien pis : les Côtes-du-Nord devraient être les côtes situées sur la mer du même nom ; les Côtes-du-Sud les côtes situées au bord de la Méditerranée.

Hélas ! il n’y a pas lieu de nous apitoyer outre mesure sur le cas de ces malheureuses Côtes-du-Nord et nous allons en voir bien d’autres, chemin faisant. Formés de bric et de broc, les départements français sont un perpétuel défi à la nature et au bon sens ; ils ne tiennent compte ni de l’orographie, ni de l’hydrographie, ni des besoins économiques, ni des affinités ethniques et morales des habitants. Mais où la puérilité éclate surtout, c’est dans le choix de leurs noms, bien plus choquants que celui des Côtes-du-Nord : sur 86 départements, 62 portent des noms de rivières. Comme l’a très bien montré un distingué géographe de ce temps, M. Charles François, il eût fallu au moins, pour la clarté de la classification, que ces rivières fussent propres aux départements qu’elles baptisent et qu’elles y eussent à la fois leur source et leur embouchure. En fait 6 départements sur 86 sont dans ce cas : le Loiret, la Nièvre, la Drôme, la Corrèze, l’Ardèche et le Gard. Ces départements sont donc fort bien nommés, puisque leurs noms ne prêtent à aucune amphibologie. J’en dirai autant du Vaucluse qui tire son nom de la célèbre fontaine chantée par Pétrarque. Restent 55 autres départements à noms de rivières et fort mal nommés — M. François a grand’raison — en ce sens que la rivière qui « définit » le département n’est pas renfermée exclusivement dans la circonscription définie : l’Eure, la Mayenne et la Sarthe naissent toutes les trois dans le département de l’Orne ; la Vienne, qui nomme deux départements, descend du plateau de Millevaches, dans la Corrèze ; la Charente, qui nomme aussi deux départements, s’écoule des monts du Limousin, près de Chéronnac, dans le département de la Haute-Vienne ; la Dordogne débute dans le département du Puy-de-Dôme, au mont Dore, où elle est formée de deux ruisseaux, la Dore et la Dogne ; l’Allier, le Lot, le Tarn ont leur berceau dans les montagnes de la Lozère ; l’Hérault prend naissance dans le département du Gard ; l’Aude sort du massif de Carlitte, dans les Pyrénées-Orientales ; le Gers vient des Hautes-Pyrénées ; l’Isère prend sa source et son nom au mont Iseran, en Savoie.

On pourrait continuer l’énumération, si les partisans de la nomenclature actuelle ne nous arrêtaient en objectant que les membres de l’Assemblée nationale et de l’Assemblée constituante savaient fort bien que les rivières dont ils donnaient les noms aux départements n’étaient point spéciales à ces départements, mais qu’ils avaient pris pour désigner ceux-ci le nom du principal cours d’eau qui les traversait.

À quoi les adversaires de la nomenclature répliquent que l’observation n’est point juste pour le Loiret, « magnifique département qu’arrose la majestueuse Loire » et auquel on a donné, dit M. Louis Madelin, le nom « d’une riviérette baignant une centaine de jardins » ; que les départements de la Nièvre, de l’Aisne, de l’Aveyron, de la Drôme et de l’Isère sont dans le même cas ; que le département de la Vendée est ainsi nommé d’une rivière qui a trente kilomètres de moins que le Lay qui le traverse également ; que la Corrèze n’est qu’un affluent de la Vezère, etc., etc.

Incohérence et confusion presque partout, voilà la vérité. Et qu’est-ce, grand Dieu, quand les départements sont affligés de noms composés comme les Basses-Alpes, les Hautes-Alpes, la Charente-Inférieure, les Bouches-du-Rhône, etc. ? Vingt-sept départements ont ce malheur. Nos pauvres écoliers s’y perdent.

« J’ai entendu des candidats, dit M. François, répondre bravement que Digne était le chef-lieu des Hautes-Alpes et Gap le chef-lieu des Basses-Alpes. L’examinateur pestait contre leur ignorance et moi je pestais avec plus de raison contre le caprice de ceux qui ont imaginé ces dénominations bien faites pour embarrasser la mémoire des élèves. Car, enfin, pourquoi ici les Hautes-Alpes et au-dessous les Basses-Alpes ? C’est, dit-on, parce que les Alpes sont plus élevées dans le premier de ces départements que dans le second. La raison n’est pas bien bonne. Si, en effet, le département des Hautes-Alpes a quelques sommets supérieurs, tels que le pic des Ursins (4.100 mètres), la Meije (3.900 mètres), le mont Viso (3.850 mètres), les Alpes du département voisin ne sont pas déjà si basses, car on y trouve le Grand-Bubren, qui a 3.340 mètres, le Bérard, qui en a 3.047, et le Pousenc, 2.900 ; ce sont presque des rivaux. »

Appliqué aux rivières, ce mot de haut ne prête pas à des confusions moins regrettables. Induits en erreur, parce qu’ils sont tombés juste une fois et que la Marne prend effectivement sa source dans la Haute-Marne, nos écoliers croient qu’il en va de même des autres rivières et ne manquent pas de dire imperturbablement que la Saône prend sa source dans la Haute-Saône, la Loire dans la Haute-Loire, la Vienne dans la Haute-Vienne, la Garonne dans la Haute-Garonne, etc…

Les départements maritimes sont-ils mieux partagés du moins que les départements à noms de rivières ?

Rien à dire, nous l’avons vu, du Finistère, du Morbihan, même de l’Ille-et-Vilaine et, à la rigueur, de la Loire-Inférieure. Rien à dire non plus du Pas-de-Calais, des Landes, du Calvados, de la Somme, de la Gironde, des Bouches-du-Rhône. En revanche on a lu plus haut nos critiques sur l’appellation des Côtes-du-Nord. Et pourquoi encore l’appellation de Manche ? Le département qui porte ce nom n’est pas le seul qui soit baigné par la Manche ; il n’est même pas à l’avant-garde, il est au centre de cette mer. Mais le plus mal nommé de tous nos départements côtiers, c’est incontestablement le Var. M. François a été amené à se demander comment il se faisait que la rivière qui a donné son nom à ce département se trouve tout entière dans le département voisin, et voici ce qu’il a découvert : le Var est un torrent qui servait autrefois de limite entre la France et l’Italie, sur une faible partie de son parcours (une vingtaine de kilomètres) ; on avait trouvé bon d’en faire l’enseigne du département dont Draguignan est le chef-lieu, de préférence à l’Argens, qui a son cours entier de 100 kilomètres dans ce département. Arrive, en 1860, la réunion du comté de Nice à la France et, pour arrondir le nouveau département des Alpes-Maritimes, on détache du département du Var l’arrondissement de Grasse. Il s’ensuit que le torrent du Var se trouve tout entier dans le département annexé : le Var n’est plus dans le Var !

Voilà, je pense, qui est assez baroque. Il est vrai que, si le Var ne coule pas dans le Var, il y a des départements qui ne sont point tout entiers inclus dans leurs propres limites.

Vous ne comprenez pas ? Eh bien ! regardez le département de Vaucluse. Un de ses cantons, celui de Valréas, est situé dans le département de la Drôme. Ne croyez pas qu’il y pousse une pointe. Non, il y est parfaitement enclavé, séparé du reste de Vaucluse par une bande de territoire où s’élèvent plusieurs villages faisant partie de la Drôme. On explique cette singularité par le fait que le canton de Valréas dépendait, jusqu’en 1791, du Comtat-Venaissin, transformé à cette époque en département de Vaucluse.

Le département des Hautes-Pyrénées est exactement logé à la même enseigne.

« Deux enclaves, absolument séparées de ce département, auquel elles appartiennent, forment, dit Adolphe Joanne, comme deux îles au bord du département voisin des Hautes-Pyrénées et contiennent les communes de Luquet, Gardères, Giron, Escaunets et Villeneuve, près Béarn. Comme ce dernier nom l’indique, ces deux îlots sont un reste du passé. Ils appartiennent au Bigorre et sont demeurés attachés au département que le Bigorre avait formé. »

Revenons à nos moutons, je veux dire aux noms actuels des départements. Il est certain que, si l’on ne se décidait pas à recourir, un jour ou l’autre, à une nouvelle division administrative de la France, un grand nombre de ces noms pourrait être simplifié et d’autres remplacés purement et simplement. La Manche, par exemple, ne pourrait que gagner en devenant le Cotentin. Les Alpes-Cottiennes, nom topique et historique tout ensemble, donné aux Hautes-Alpes ; celui de Durance, le fleuve provençal par excellence, donné aux Basses-Alpes, tireraient d’angoisse nos écoliers. La chaîne du Morvan vaudrait mieux que le ruisseau de la Nièvre pour désigner le département qui porte aujourd’hui ce nom. Ne pensez-vous pas aussi, avec M. François, que l’aimable petit nom de Brie, toujours cher aux gourmets et qui vient du celtique bry (fougère), sonnerait plus plaisamment à l’oreille que celui de Seine-et-Marne, si mal composé sous le rapport de la précision, puisque le département en question n’est pas le seul qui soit arrosé par la Seine et par la Marne et qu’il y a un autre département, la Marne elle-même, où ces deux rivières naviguent déjà de compagnie ?

Mais ce sont surtout nos Côtes-du-Nord dont le sort devrait nous intéresser. Il faudrait les rebaptiser. On a proposé de les appeler Côtes-de-l’Ouest. Cela vaudrait mieux sans doute que Côtes-du-Nord, mais ne serait pas encore l’idéal, puisque le Finistère est plus à l’ouest que nous. J’opinerais personnellement pour le Méné-Bré. Tout un chacun connaît ce beau cône granitique, posé au centre du département et d’où la vue plane sur un immense horizon. Le Méné-Bré n’est pas un Gaurizankar et ce n’est pas non plus une taupinière. Tel quel, il est le plus haut sommet de l’Arrhée des Côtes-du-Nord. La légende et l’histoire l’ont consacré. Enfin son nom est très suffisamment euphonique. Voilà bien des titres à notre sympathie.


III


La condamnation du système centraliste


Après avoir vu comment ont été baptisés nos départements, voyons, avec M. Léon Dubreuil, comment ils ont été formés. L’auteur de la Révolution dans le département des Côtes-du-Nord convient de bonne grâce que, s’il est un département français qui ne donne aucune idée de la conception géographique du « pays », c’est bien le département qu’il étudie.

« Fait de pièces et de morceaux, sans qu’on y puisse découvrir de rapports véritables, coupé en deux parties à peu près égales par la ligne idéale qui sépare la région de langue bretonne de la région de langue française, divers au point de vue économique, avec, d’une part, ses nombreuses tenures convenancières et ses abbayes richement dotées et, d’autre part, ses louages à ferme ou à moitié fruits comme dans la majeure partie de la France, on pourrait lui appliquer très exactement la définition que l’on donnait jadis de l’Italie : une expression géographique et, peut-être mieux encore, une expression administrative. »

Et pourtant, si l’on en croit M. Dubreuil, tous ces défauts, toutes ces inconséquences apparentes, y compris le nom ridicule donné au département, ont eu leurs raisons. Nous n’en disconvenons pas. Mais ce sont ces raisons qu’il importe d’examiner et de peser. Les plus méchants actes ont leurs raisons, ce qui revient à dire que tout effet a sa cause. On n’a pas justifié nos Constituants parce qu’on a démontré qu’ils ont agi avec réflexion : il faudrait démontrer encore que leur réflexion fut sage et conforme aux intérêts du pays.

Remarquons tout d’abord la conception géométrique de la nouvelle division administrative.

« On avait partagé la France par quatre grandes lignes, dit M. D. Tempier, qui, se croisant du haut en bas et de gauche à droite, donnaient neuf cases. Une division semblable dans chacune de ces cases donna 81 cases plus petites ; ce fut à ce nombre que l’on assimila celui des départements. En y ajoutant Paris et l’Île de Corse, on en eut 83. Ce morcellement de territoire fractionnait la Bretagne en cinq départements. Celui de Saint-Brieuc ou des Côtes-du-Nord fut divisé, suivant le même système, en 9 districts, et chaque district en 9 cantons. »

La France n’était plus une nation : elle était un échiquier. Toute considération cédait, aux yeux de l’Assemblée nationale et des Constituants, devant la nécessité de donner la même importance territoriale aux cases de cet échiquier et le hasard seul a voulu que certaines de ces cases correspondissent exactement à d’anciennes divisions gauloises : la Dordogne au territoire des Pétrocores, la Lozère au territoire des Cabales, le Lot-et-Garonne au territoire des Nitiobroges, l’Indre-et-Loire au territoire des Turons[50]. Il s’en faut bien que, chez nous, la Loire-Inférieure corresponde avec la même exactitude au territoire des Namnètes, le Morbihan à celui des Vénètes, le Finistère à celui des Osismes, les Côtes-du-Nord à celui des Coriosolites, l’Ille-et-Vilaine à ceux des Redons et des Diablintes. Le duc d’Aiguillon, quelques années auparavant (1756), avait, pour la réfection et l’administration des « grands chemins », divisé la province en neuf départements à la tête de chacun desquels était placé un ingénieur. Division excellente, calquée sur celle des diocèses et dont il eut mieux valu s’inspirer : on la traita par le mépris, comme un legs de l’ancien régime. C’est ainsi encore qu’un judicieux projet de division de la Bretagne en six départements, projet qui, dit son auteur, « concilierait tous les intérêts en conservant les convenances locales, puisque [cette division] réunirait dans chaque département les habitants parlant le même idiome et occupés des mêmes genres de commerce », fut repoussé sans discussion, si tant est seulement qu’on lui fit l’honneur d’en prendre connaissance ; repoussée aussi et sans plus de forme, la demande des députés de Saint-Malo tendant à la création d’un département maritime, avec leur ville pour chef-lieu. Le siège de l’Assemblée était fait. Et voici le plus beau : on n’avait même pas consulté les représentants des régions intéressées ! « Que la division de la Bretagne en cinq départements ne soit pas le fait de ses représentants, ce n’est pas douteux », dit M. Dubreuil. Une poignée d’idéologues et d’énergumènes, à la tête de laquelle était Siéyès, gouvernait l’Assemblée, tranchait, décidait. Elle était la loi et les prophètes. Elle inaugurait ce régime centraliste, oppressif et hypocrite, pour qui le respect de la souveraineté populaire n’est qu’un mot, un article de la constitution, excellent dans les programmes électoraux et qu’on n’applique jamais.

Tout ce qu’on accorda aux députés bretons, ce fut de donner leur avis sur « l’accommodation du tracé géométrique idéal conçu par l’abbé Siéyès aux contingences physiques, hauteurs, forêts, tronçons de rivières, etc. » On ne leur permettait pas de toucher au principe sacro-saint de la division en cinq départements, mais on voulait bien leur accorder une certaine élasticité dans la fixation des limites de ces départements et le choix des chefs-lieux. « Ils s’y employèrent sérieusement, dit M. Dubreuil, pendant un certain nombre de séances, du dimanche 20 décembre 1789 au vendredi 29 janvier 1790, deux semaines après le vote de la loi ». Mais que pouvaient-ils faire d’autre que de ratifier en détail les décisions de l’Assemblée, après les avoir bon gré, mal gré, ratifiées en bloc, et les plus hardis d’entre eux ne sentaient-ils pas l’inutilité — et le danger — d’aller contre « les idées directrices de la Constituante » en proposant « une division moins arbitraire de la Bretagne ? »

En somme, et c’est ce que j’entendais établir, tout fut sacrifié, dans cette division de la Bretagne en cinq départements, à l’esprit de système et aux vues puérilement géométriques de l’abbé Siéyès et de son groupe. On ne tint compte ni de la nature du sol, ni des besoins économiques : la Roche-Bernard, qui est nantaise, fut rattachée au Morbihan, qu’eût délimité si nettement la Vilaine ; Dinard, qui est l’avant-port de Dinan, fut rattaché à l’Ille-et-Vilaine, qu’eût délimitée si nettement la Rance, etc. On ne consulta même pas, sauf après coup et sur des points de détail, les représentants bretons ; on traita la volonté populaire en quantité négligeable ; on ne divisa pas la Bretagne : on l’écartela.

Nous souffrons après cent ans passés de l’erreur constituante. Et peut-être n’est-ce pas assez dire : nous en mourons. L’accord est fait sur ce point entre tous les esprits sans préjugé. Je citais plus haut quelques noms de décentralisateurs républicains. J’aurais pu leur ajouter Louis Blanc qui écrivait dès 1850 : « Qu’est ce que Paris ? Qu’est-ce que la France ? Imaginez un champ : au lieu de l’ensemencer dans toute son étendue, on s’est avisé d’entasser la semence en un point où elle risque de ne germer pas, précisément parce qu’elle y est entassée. Ce champ, c’est la France ; ce point, c’est Paris ». Sous une forme plus concise notre grand compatriote Lamennais avait dit : « La centralisation, c’est l’apoplexie au centre, la paralysie aux extrémités ».

Et, puisque Lamennais nous a ramenés en Bretagne, restons-y. Nous y pourrons admirer un spectacle rare, celui de royalistes déterminés, féaux du trône et de l’autel, comme MM. de Lorgeril, de la Morvonnais, de Chateaubriand, de la Villarmois, du Haut-Jussé, etc., marchant la main dans la main, sur ce même terrain de la décentralisation, avec une républicaine et une matérialiste notoire, la propre traductrice de Darwin, Clémence Royer.

Le 3 avril 1895, au banquet des Bretons de Paris, Clémence Royer s’exprimait ainsi :

« Il n’existe plus entre l’individu et l’État aucun groupe, aucune collectivité intermédiaire, qui défende d’individu isolé contre l’État, simple somme des individus réduits à l’état d’unités abstraites… Il m’a toujours semblé que, si les Girondins avaient réussi à faire de la France une fédération de provinces, nous aurions eu, depuis un siècle, moins de révolutions ; que les foules urbaines, qu’un mot mal compris suffit à soulever, qu’un autre mot aussi peu compris apaise, eussent moins aisément imposé leurs volontés flottantes à la France entière ; que nos progrès, en apparence plus lents, eussent été plus continus et, en résultante, plus rapide… Dans ce perpétuel roulis, la France a usé inutilement le meilleur de ses forces et de son génie. Elle est arrivée à ne plus croire en elle-même, à douter de sa destinée… De notre centralisation excessive, il résulte que Paris absorbe toute la sève de la France, que les provinces meurent d’anémie, comme des membres atrophiés surmontés d’une tête énorme… »

Et que dit maintenant l’Adresse aux sénateurs et députés de Bretagne du 11 novembre 1891, adresse signée des noms que je citais tout à l’heure et qui représentent l’élite du loyalisme breton ? Les mêmes choses, à quelques mots près :

« Nous pensons que si les Assemblées provinciales étaient heureusement rétablies sous une forme appropriée aux besoins actuels, une foule d’hommes intègres et capables, qu’une centralisation excessive oblige trop souvent à se contenter du soin de leurs affaires privées et à solliciter quelque emploi de la bureaucratie, viendraient apprendre dans l’assemblée de leur province le maniement des affaires publiques… La décentralisation est nécessaire pour mettre fin à l’hégémonie, pernicieuse à tous les points de vue, usurpée par Paris sur le reste de la France. »

Ce qu’il fallait démontrer[51].




LA PÉNITENCE DE MARIE-REINE




Au Dr Anthony.


C’est une idée bien bretonne qu’une trop grande beauté corporelle est un vol fait à la perfection divine et dont elle nous demande compte tôt ou tard. Je l’ai entendue exprimer par une aimable vieille nommée Perrine Guillou près de qui je m’enquérais des changements survenus au pays depuis mon départ.

— Et Marie-Reine ? dis-je tout à coup.

J’avais rencontré Perrine au bas de la montée de Kervenno. Engourdi par neuf heures d’encaquement nocturne dans un wagon archibondé, j’éprouvais, en débarquant à Lannion, le besoin de me détendre, de donner du jeu à mes muscles, ce pourquoi j’avais résolu de faire à pied le reste du trajet. Mais la brave femme ne l’entendit point de cette oreille et voulut absolument que je prisse place dans sa carriole, attelée d’un alerte bidet jaune de Corlay qu’elle venait d’acheter à la foire du Ménez-Bré. Comment résister à une invitation si pressante ? J’aurais fâché Perrine en me dérobant à ses instances : je montai donc près d’elle et nous partîmes au petit trot dans la direction de Perros. La matinée avait comme une langueur de crépuscule ; l’air était gris et doux ; des fermes rêvaient dans les chênes. Au Crugüill nous aperçûmes la mer, mais il fallait un œil averti pour ne pas la confondre avec le ciel ; le mince triangle d’étain qu’elle découpait sur l’horizon ne s’en distinguait que par une tonalité un peu plus mate et semblait pris dans l’engourdissement universel. Perros devait être par là, sur un des côtés du triangle, derrière un bouquet d’ormes et de pins qui masquait le dôme octogonal de son église en granit rose. La flèche seule du clocher pointait au-dessus des arbres. C’était assez. Tout ce cher pays, dans la lumière dorée de mes souvenirs d’enfance, revivait magiquement. Sans doute rien n’y avait changé. Ces petites villes de Bretagne sont des Belles au bois dormant ; le Temps y replie ses ailes ; les âmes y macèrent dans je ne sais quel nard d’irréalité[52]

— Marie-Reine ? Quelle Marie-Reine ? dit Perrine.

— Mais il n’y a qu’une Marie-Reine, répliquai-je, la fille du quincaillier de la rade, Marie-Reine Tréal, qui était si belle !

— Ah ! dit Perrine, c’est de Marie-Reine Tréal qu’il s’agit ? Elle est aux Carmélites de Morlaix, Marie-Reine Tréal.

J’eus peine à retenir un mouvement d’humeur, tant la nouvelle me semblait incroyable, et je repartis avec quelque vivacité :

— Voyons, Perrine, vous devez vous tromper. Ce n’est pas possible. Rappelez-vous bien : Marie-Reine Tréal. Le quincaillier n’avait qu’elle d’enfant. Et le quincaillier passait pour un Crésus. Vous sentez bien, Perrine, qu’on ne se fait pas « bonne sœur » quand on est fille unique, riche, jeune et jolie !…

Perrine ne répondit pas sur l’instant. La carriole se lançait dans une longue descente et il fallait tenir la bride haute au bidet ; puis ce fut le coussin qui avait glissé du banc, la bâche qui pendait sur les roues, je ne sais quel détail encore qui parut occuper la commère plus que de raison. J’attendais toujours.

— Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez quitté Lannion ? finit par me dire Perrine.

— Il y aura douze ans à la prochaine Saint-Michel, répondis-je, mais, en vérité, Perrine, je ne vois pas bien…

— Oh ! mon Dieu, me dit-elle, il ne faut pas vous fâcher, Monsieur Charles. C’est l’air d’ici qui veut ça. On a tort sans doute : on se méfie peut-être trop des gens des grandes villes. Que vous dirais-je ? Ces endroits-là, bien sûr qu’on n’y devient pas tout à fait païen, quand on a du cœur et qu’on se respecte. Tout de même ce n’est point comme au pays. Nous croyons ici à une foule de choses singulières dont vous êtes bien capables de tirer malice, vous autres, qui arrivez de France…

— S’il est possible de parler ainsi ! m’écriai-je. Quelle injure vous me faites ! Regardez-moi, Perrine. Je n’ai point changé et il faut qu’on m’ait jeté un sort comme à Paskou, le petit tailleur de Porzemprat, qui perdait sa figure naturelle toutes les fois qu’il avait bu un coup de trop, ce qui fait que sa femme lui fermait la porte au nez et qu’il passait plus de nuits à la belle étoile que dans ses draps, oui sûrement il faut que j’aie été, à mon insu, victime de quelque maléfice semblable pour qu’en me voyant vous n’ayez pas retrouvé tout de suite, sous ses cheveux seulement plus rares, le simple et naïf garçonnet qu’émerveillaient si fort vos histoires de jadis. Je me les rappelle toutes encore pourtant, ces histoires, toutes, les tristes, les plaisantes, les tragiques, les macabres, et, aux heures grises de ma vie, là-bas, à Paris la grand’ville, comme vous dites, il m’est arrivé bien souvent d’y rêver et à vous par surcroît, ma chère vieille, et à votre bon feu de chénevottes et d’ajoncs plein de grosses châtaignes sucrées qui rissolaient sous les cendres. Oh ! ces veillées d’hiver, ces veillées du manoir de mon enfance, au penchant des molles collines où vient expirer le flux, dans un repli de cette « armor » perrosienne que les goémons festonnent à sa base et qui porte à son faîte un verdoyant bandeau de futaies, ces veillées inoubliables de Crec’h-Gourhan, avec les plaintes étouffées du vent d’ouest dans les longs corridors, l’aigre chanson des courlis sur les vasières du Linkin, la pluie qui tambourinait aux vitres, le chanvre qui bruissait aux doigts des fileuses, et vous, Perrine, assise sous le manteau de la cheminée dans le grand fauteuil de chêne massif, un fauteuil d’une seule pièce, taillé en plein tronc, et vos contes, vos gwerz, vos sônes, vos cantiques et la prière à voix haute qui terminait régulièrement la veillée, l’invocation aux âmes du Purgatoire pour obtenir une heureuse traversée au capitaine Guillou, votre défunt mari, parti sur sa goélette la Jolie-Brise charger du sel en Espagne, tandis que vous restiez à Crec’h-Gourhan pour faire marcher la ferme…

— Seigneur Jésus, comme il se rappelle ! dit Perrine attendrie. Ah ! le brave enfant ! Oui, oui, tu es bien d’ici, toi, tu n’as pas été gâté par le mauvais air de Paris… Tu voulais savoir, n’est-ce pas, pourquoi Marie-Reine s’était faite carmélite ? Je vais tout te dire comme à mon fils.

Et, mettant le bidet au pas pour mieux filer son récit, flattée peut-être aussi, dans son amour-propre de conteuse, d’avoir retrouvé un de ses crédules auditeurs d’antan, voici ce que me narra Perrine Guillou, environ la mi-route, près du pont des Quatre-Recteurs, comme nous entrions dans la brume pâle des oseraies de Saint-Méen.

— Cette Marie-Reine, dont tu gardes le souci, je l’ai connue sans doute, mais j’ai surtout connu ses parents, qui avaient un âge plus en rapport avec le mien. Rose Menguy, sa mère, était une Lannionnaise, d’un sang un peu léger, comme toutes ces filles du chef-lieu, qui ont du vif-argent dans les veines et que nous n’aimons pas beaucoup par ici. Je me demande comment Tréal l’avait épousée : elle ne possédait que sa cotte pour tout bien ; son père tenait auberge sur le pont de Viarmes. Tréal non plus ne sortait pas de la cuisse de Jupiter, mais il avait la bosse des affaires et son magasin était le mieux achalandé de la rade. Tu l’appelais tout à l’heure un Crésus. C’est beaucoup dire. Ce qu’il y a de sûr pourtant, c’est que la tournure du galant n’aurait pas suffi toute seule pour expliquer l’accueil empressé qu’on lui fit, car il n’était pas beau, le pauvre homme, ni jeune davantage, tandis que Rose n’avait que vingt ans et était ravissante. Mais Rose lui avait dérangé la tête ; elle lui faisait commettre mille folies qui l’eussent ruiné à la longue : peut-être qu’elle lui eût ménagé autre chose encore, si elle avait vécu.

« On jasait déjà d’elle sur la rade, ce qui n’est point signe de vaillantise. Mais voilà que l’année même de son mariage, trois ou quatre jours après que Marie-Reine vint au monde, elle fut enlevée par une mauvaise fièvre de lait, où sa connaissance partit toute et qui fut cause qu’on ne put la confesser ni lui donner le bon Dieu. Songe, mon fils, quel fut le chagrin du pauvre Tréal ! Il essaya de se consoler avec l’enfant que lui avait laissée Rose. Malheureusement, il se mit à la choyer et à la gâter plus qu’il n’est raisonnable. Il ne lui refusait rien. Elle était toujours habillée comme une enfant de noble et il n’y avait que sa coiffe et son châle qui fussent conformes à son rang. Je l’ai connue toute petite, cette Marie-Reine ; tu ne peux t’imaginer comme elle était jolie déjà et quelle séduction émanait d’elle. On se retournait jusque dans l’église pour la regarder. On se retourna bien davantage quand le bouton passa fleur. Non, mon fils, je crois qu’une femme n’a jamais été parfaite de corps autant que cette Marie-Reine, entre sa seizième et sa vingt et unième année ! Et ce n’est pas seulement qu’elle fût souple et bien prise et qu’elle eût des mains et des pieds qu’auraient pu lui jalouser les duchesses, mais elle avait vraiment l’air d’être d’une autre espèce que nous. Rappelle-toi l’expression angélique de sa figure, ce teint de lait, ces jolis cheveux dorés, presque aussi fins que des fils de la Vierge, surtout ses yeux dont la langueur était délicieuse. Elle était trop belle. Il n’est pas bon qu’une créature humaine soit si belle. Je ne sais pas combien de partis elle refusa les uns après les autres, et les plus conséquents du pays. Quand venait la fête de Perros, au bal des régates, on ne faisait attention qu’à Marie-Reine. On m’a cité des messieurs qui, faute de pouvoir danser avec elle, préféraient manquer la gavotte…

« Tu vas me dire qu’elle était un peu fière ; oui, sans doute, mais que veux-tu ? La malheureuse avait probablement son secret déjà, caché tout au fond de sa petite tête et que personne ne soupçonnait. Il y avait bien eu des propos sur un gentilhomme du pays, M. de C…, dont on avait vu deux ou trois fois de suite la voiture à l’entrée de la rade, juste à l’heure où Marie-Reine sortait de sa boutique. Mais, dans les débuts, les propos n’allaient pas loin. Après tout, Marie-Reine Tréal était jeune, elle était libre d’attendre un prétendu à son goût et, pour les personnes de la bourgeoisie qui jugent les choses avec mesure, sa fortune lui en donnait le droit autant que sa beauté.

« Tu penses bien, mon fils, que, quand le monde était tout rempli de la louange de Marie-Reine, l’Église seule ne pouvait pas rester indifférente à cette incomparable révélation de la splendeur où atteignent ici-bas certaines œuvres du Créateur. Mais il faut dire aussi que Marie-Reine ne sacrifiait jamais les offices à ses plaisirs. Elle quêtait souvent à la messe ou bien distribuait le pain bénit ; elle figurait, à l’époque de la Passion, dans le groupe des saintes filles qui accompagnent Notre-Seigneur sur le chemin de la Croix. Mais c’était surtout le jour de l’Assomption, à la fête patronale de Notre Dame de la Clarté, que Marie-Reine brillait comme une pure et radieuse lumière. Régulièrement, depuis sa seizième année, le recteur de Perros la priait avec sept autres jeunes filles, également irréprochables et choisies, comme elle, dans les meilleures familles de la paroisse, pour porter à la procession la statue de la Vierge. Les porteuses sont réparties en deux bans qui se relayent à l’aller et au retour : l’un des bans s’attelle aux brancards ; l’autre lui fait escorte avec des cierges.

« C’est là qu’il fallait voir Marie-Reine, mon fils ! Tu sais qu’il y a un costume de circonstance pour cette cérémonie : les jeunes filles y paraissent en blanc, coiffées, comme des tours d’église, de leur grande catiole pointue. Marie-Reine était adorable dans ce costume. Elle le savait peut-être et, en tout cas, c’est un honneur si prisé dans nos campagnes d’être choisie pour porter la Vierge qu’elle eût tout fait, sans doute, pour le mériter. Elle assista ainsi trois années de suite à la procession de la Clarté. La quatrième année, sa place resta vide dans le cortège, et voici ce qui en fut cause :

« Elle avait été, comme d’habitude, priée par M. le Recteur en personne, qui vint la voir chez son père. M. le Recteur remarqua bien un certain embarras chez Marie-Reine : mais il l’attribua benoîtement à un excès de modestie et ne s’en soucia pas davantage. S’il s’était montré plus clairvoyant, que de malheurs il lui eût épargnés !

« Quoi qu’il en soit, mon fils, le 15 août venu, Marie-Reine se rendit à la Clarté comme si de rien n’était. Elle paraissait seulement un peu lasse et plus pâle qu’à l’ordinaire ; mais cette lassitude et cette pâleur ajoutaient encore à l’expression langoureuse de sa physionomie et jamais nous ne l’avions trouvée si belle. Tout alla pour le mieux d’abord. Le temps était magnifique, ce qui n’a point lieu de surprendre un jour d’Assomption, où, de mémoire de chrétien et à moins qu’il n’y ait quelque malheur dans l’air ou quelque raison secrète pour indisposer la Vierge, il fait immanquablement le plus beau soleil de l’année. Marie-Reine se tenait dans le chœur avec les sept autres jeunes filles. La procession formait ses rangs et le premier ban des porteuses, dont faisait partie Marie-Reine, avait déjà placé les brancards sur ses épaules, quand un violent orage éclata au dehors.

« Un fait exactement semblable s’était passé cinq ou six années en deçà. Soit qu’il jugeât trop caduque ou trop lourde l’image de Notre-Dame de la Clarté, soit qu’il obéît à une prédilection personnelle, le recteur avait au dernier moment remplacé sur le pavois la Vierge de la Clarté par la Vierge neuve de Perros, qu’il avait, la veille, amenée solennellement du bourg. Tu sais que chez nous, aux grands « pardons », les Vierges des différents sanctuaires ont coutume de se rendre visite et qu’on fait même, en signe d’alliance, s’embrasser leurs bannières ; mais, à la procession, c’est la Vierge patronale qui prend le pas et qui monte sur la claie. Le recteur n’avait pas pensé, sans doute, qu’en dérogeant ainsi à la tradition il pourrait indisposer Notre-Dame de la Clarté. Il était nouveau dans le pays et peu au courant encore de nos usages. Qu’arriva-t-il ? C’est que le temps changea tout à coup. La procession ne put sortir de l’église et le recteur ne savait que décider, quand une paroissienne charitable lui représenta que les choses s’arrangeraient peut-être si l’on faisait amende honorable à la Vierge de la Clarté en lui restituant sa place sur le pavois. Le recteur goûta cet avis et à peine la substitution eût-elle été opérée que le beau temps se rétablit comme par miracle et que la procession put sortir et se dérouler dans toute sa solennité accoutumée autour des deux calvaires[53].

« Mais, cette fois-ci, mon fils, aucune dérogation n’avait été commise à l’ordre consacré ; c’était bien la Vierge de la Clarté qui occupait la claie d’honneur. Pour qu’elle refusât de sortir et que son intervention fit éclater un tel orage au moment où elle allait prendre place sur l’épaule des quatre premières jeunes filles, il fallait quelque terrible mystère et que l’une au moins des porteuses n’eût pas la conscience assez pure.

« Une grande agitation s’était emparée des pèlerins. Dieu sait les rumeurs qui couraient ! Les porteuses surtout, l’air abattu, baissaient les yeux ou ne les relevaient que pour se jeter de mauvais regards soupçonneux. Mais la plus accablée de toutes était, sans contredit, Marie-Reine. Elle avait l’air d’une morte et ses regards, à elle, restaient obstinément fixés sur la terre. Elle ne les relevait sur aucune de ses compagnes. C’est ce qui fit, sans doute, que les soupçons se réunirent contre elle et la pressèrent de tous les côtés à la fois. L’orage continuait. Une pluie serrée, mêlée de grêle et d’éclairs, battait le placitre ; si l’on n’avisait au plus tôt, la procession ne pourrait sortir de l’église.

« C’est à ce moment que le recteur intervint ; il avait assisté, sans dire mot, à la scène que je viens de te raconter. Il avait vu les regards des sept jeunes filles se rassembler peu à peu sur Marie-Reine, affaissée dans une stalle du banc d’œuvre, et il comprit qu’elles s’accordaient pour l’accuser. Il s’avança au milieu d’elles, toucha Marie-Reine à l’épaule et lui dit doucement : « Suivez-moi, ma fille. « J’étais près de là. Non, ni moi ni personne de l’assistance, nous n’avons jamais eu devant les yeux une figure plus douloureuse que celle que nous révéla Marie-Reine en se levant. Nous la vîmes se diriger avec le recteur, d’un pas chancelant, vers la sacristie. La porte se referma sur eux. Quand elle se rouvrit, le recteur était seul. Il ne nous laissa pas le temps de faire de longs commentaires sur la disparition de Marie-Reine. « Mes frères, dit-il des marches de l’autel, Notre-Dame de la Clarté nous a signifié ses volontés. Inclinons-nous. Nul ne doit songer aux péchés du prochain que pour implorer en sa faveur la miséricorde divine ; dans le mal comme dans le bien, la communauté chrétienne est solidaire de chacun de ses membres. C’est pourquoi nous allons réciter ensemble le psaume de la pénitence : Domine, ne in furore…, puis la procession sortira de l’église. »

« Pas un murmure ne s’éleva de la foule. Nous tombâmes tous à genoux, jusqu’à la fin du psaume, et nous priâmes d’un cœur fervent. L’assurance du recteur s’était communiquée aux assistants ; les cloches avaient repris leur volée pour annoncer la procession. Nous sortîmes avec elle : il ne restait plus trace de l’orage au dehors, où trois mille pèlerins et curieux, qui n’avaient pu trouver place dans l’église, couvraient les chemins, les talus, les roches et jusqu’aux toits des maisons… La croix paroissiale ouvrait la marche : une longue file de bannières et d’oriflammes se déroulait à sa suite ; la musique du petit séminaire de Tréguier était venue spécialement pour la cérémonie, ainsi que des marins de l’État, en grand costume, qui portaient sur leurs épaules des navires pavoises, des agrès et des rames. Mais tous les yeux des pèlerins se dirigeaient instinctivement vers les statues désignées pour prendre place dans le cortège et qui, dominant la foule de toute leur hauteur, semblaient glisser sur cette mer humaine comme autrefois Jésus sur la mer de Tibériade. La statue de saint Joseph s’avançait la première ; un léger intervalle la séparait de la statue de sainte Anne, portée par quatre veuves en noir. La statue de Notre-Dame était la dernière. On cherchait sous la claie les jeunes filles chargées du divin fardeau : Marie-Reine manquait au peloton. Nous sûmes depuis que le recteur l’avait fait sortir par une porte dérobée de la sacristie et qu’elle était repartie pour Perros dans le char-à-bancs de son père.

« Que te dirai-je, mon fils ? Quinze jours ne s’étaient pas écoulés qu’on apprenait que Marie-Reine épousait le patron Morvan, un maître au cabotage de la rade, un brave homme, mais gueux comme Job et qui n’aurait jamais osé, en d’autres temps, élever ses prétentions jusqu’à ce miracle de beauté. Il n’y eut personne d’invité à la cérémonie ; elle se fit presque comme une noce de mendiants. La mariée, qui n’avait pas mis les pieds hors de chez elle depuis le 15 août, était si faible qu’on dut la transporter au bourg en voiture. Le père aussi était méconnaissable ; ce malheureux Tréal avait l’air de marcher au supplice : il avait fondé de si belles espérances sur sa Marie-Reine ! Qui se fût imaginé qu’il l’eût jamais donnée à un simple maître au cabotage ? On ne comprit ses raisons que quatre mois plus tard, quand on sut que Marie-Reine venait d’avoir une fille. Alors tout s’expliqua et, du même coup, les rumeurs qui avaient circulé autrefois sur ses relations avec M. de C… prirent une certaine consistance.

« Marie-Reine traîna de la sorte jusqu’à la fin de l’hiver ; le recteur allait la voir de temps à autre ; il tâchait de lui rendre le courage ; elle secouait la tête : elle sentait comme une menace sur elle. Son mari n’était presque jamais à la maison. Il naviguait dans le nord, du côté de Dunkerque ; il ne se dérangea même pas pour le baptême de l’enfant et ainsi les soupçons se confirmèrent qu’il n’avait épousé Marie-Reine que par esprit de sacrifice et pour la couvrir de son nom.

« Cependant la pauvre femme descendait maintenant de sa chambre. Elle s’était remise au comptoir comme du temps qui avait précédé son mariage ; on la voyait derrière la vitre, toujours penchée sur sa couture ou sur son tricot… Ah ! mon fils, il ne faut pas tenter Dieu ni les saints ! Le Ciel est moins jaloux de ses dons que de l’emploi que nous en faisons. Marie-Reine avait bien raison de craindre et elle n’était pas au bout de son calvaire d’expiation : un coup de mer emporta le patron Morvan. Il n’était son mari que pour la forme. Mais, quelques jours plus tard, son enfant, une petite fille pâlotte et souffreteuse qu’elle chérissait avidement, mourut dans ses bras.

L’opinion générale fut qu’elle ne survivrait pas à tant de misères. Un an s’était écoulé ; l’Assomption était de retour et avait attiré à la Clarté la même affluence qu’à l’ordinaire. Je me souviens que les vêpres touchaient à leur fin, quand l’attention des pèlerins fut distraite par un événement singulier. On chuchotait ; on se montrait quelqu’un qui entrait dans l’église. Je me retournai comme tout le monde, et qui est-ce que j’aperçus ? Marie-Reine, mon fils, Marie-Reine, pieds nus sur le seuil du grand portail, un cierge de pénitente à la main, et qui venait demander publiquement pardon à Notre-Dame de la Clarté de l’offense qu’elle lui avait faite. Elle était venue ainsi, toute seule, de la rade, de plus d’une lieue, elle, si faible et si tendre !

« Mais elle avait trop présumé de ses forces. Elle tomba évanouie dès le seuil et, le capuchon de son manteau de veuve s’étant rabattu dans sa chute, nous fûmes près de pleurer en voyant qu’elle n’avait plus de cheveux. Elle les avait coupés avant de venir ; on les trouva par terre, enveloppés dans un mouchoir de batiste, et on les porta sur l’autel de la Vierge. C’était l’offrande expiatoire de sa beauté en même temps que le gage du dernier sacrifice qui lui restait à consommer : le lendemain, on apprit qu’elle était partie pour Morlaix au couvent des Carmélites. »

Perrine Guillou s’arrêta. Sur notre gauche, une petite route de traverse s’enfonçait vers la vallée, dans la direction de Crec’h-Gourhan : Perrine devait tourner par là, tandis que je continuerais jusqu’au bourg. « Adieu ! » lui dis-je. Une cloche sonnait sur Perros : l’heure arrivait, voilée, assourdie, presque indistincte, une heure comme vieille, vieille, et d’un autre âge…




JENNIE LE HUÉDÉ




À Henri Clouard.


I


Sauf le cimetière de Lanrivoaré, dont les sept mille sept cent septante et sept paroissiens sont tous saints du premier au dernier, je ne connais pas de cimetière plus étrange que celui de Guérande, dans la Loire-Inférieure. On dirait que tout l’armorial breton s’est donné rendez-vous céans. Le long du mur d’enceinte particulièrement, bordé cependant de dalles de schiste très simples et quelques-unes même sans clôture, ce n’est qu’un défilé de vieux noms historiques, les de Rieux, de Carné, de Chavagnes, de Pellan, de Sourzac, de Courson, de Kercado, etc., mêlés à d’autres noms moins illustres, comme les Robin du Parc, les Le Chauff de Kergu, les Martin de la Moulte, les Tourgouilhet du Martray, les Rado du Matz, qui évoquent les fastes judiciaires de l’antique « capitale du sel » et le temps où deux villes et soixante-treize juridictions hautes, moyennes et basses, ressortissaient à sa sénéchaussée royale.

Comme je me penchais pour déchiffrer la devise gravée sur l’écusson d’un de ces émouvants reliquaires : « Après Guérande, le ciel ! » — variante locale et toute chrétienne du célèbre vedere Napoli e piu morire où se traduit l’attachement bien connu des Guérandais pour leur petite patrie, — mon ami Malézieux me montra deux hommes qui venaient d’entrer dans le cimetière et dont l’un, qui avait l’apparence d’un domestique de bonne maison, tenait l’autre par le bras et dirigeait sa marche à travers les allées.

— M. de Sonil et son valet de chambre, me souffla Malézieux. Ils se rendent sur la tombe de la jeune marquise de Sonil. Chaque matin et chaque après-midi, quelque temps qu’il fasse, ils accomplissent le même pèlerinage.

— M. de Sonil est donc aveugle ?

— Sans doute et l’aventure n’est pas si vieille que tu aies déjà pu l’oublier. Xavier de Sonil est ce lieutenant de vaisseau qui défendait la Légation française pendant le siège de Pékin. En voulant dégager un de ses matelots, il tomba aux mains des Boxers…

— Et les misérables, qui l’avaient attaché au poteau de torture, lui flambèrent les yeux avec des étoupes imbibées d’alcool…

— Précisément.

— En effet, je me souviens de cet atroce épisode qui, d’ailleurs, si je ne me trompe, fut l’épilogue de la campagne, les troupes européennes étant entrées le jour même dans Pékin, juste à temps pour sauver la vie de M. de Sonil, trop tard pour lui sauver la vue… Le malheureux ! Mais j’avais lu dans le Petit Phare que quelque espoir de guérison demeurait, que la sclérotique seule était atteinte. M. de Sonil n’a donc pas consulté ?

— Non… Du moins, depuis son retour à Guérande.

— C’est singulier. Pourquoi ?

— Probablement parce que cela n’eût servi de rien. Et pour une autre raison, plus mystérieuse, mais que je soupçonne…

— Laquelle ?

— Sortons d’abord. Quand nous serons sur le Mail, je te raconterai ce que je sais, ce qui est de tradition courante dans toute la région au sujet de la jeune marquise et de sa belle-mère et qui t’expliquera peut-être, comme à moi, l’étrange détermination de M. de Sonil.


II


Le Mail guérandais !

Il y a des mails ailleurs qu’à Guérande ; mais ce mail-ci n’a point son égal au monde et c’est bien le chef-d’œuvre du genre que cette haute « levée » circulaire, plantée d’ormes magnifiques, qui commande sur l’un de ses côtés la grise étendue des salines, le morne et solitaire infini paludier. Sahara marin hérissé de centaines de cônes neigeux pareils à des tentes de nomades, et qui, de l’autre côté, s’appuie aux admirables remparts bâtis en 1431 par Jean V avec les revenus des fouages de la presqu’île. Le bon duc rêvait de donner à sa ville préférée un corset de bataille qui défiât les siècles. Il y a réussi, pardieu ! Et l’armure a survécu au corps qui l’habitait. Après cinq siècles, les remparts en pierres de grand appareil sont intacts comme au premier jour. De la porte Saint-Michel à la porte Bizienne ils trempent dans une eau verdie qui n’a peut-être pas été renouvelée depuis Jean V et, à soixante pieds au-dessus des douves, la rude dentelure de leurs créneaux continue de mâcher le ciel breton. Mais les créneaux sont vides : l’œil des hulottes brille seul aux meurtrières ; nul hallebardier ne veille sur les tours : ces gardiennes de la cité ne gardent plus qu’une morte, le cadavre embaumé de ce qui fut Guérande, place forte de 12.000 âmes, capitainerie générale, évêché, aujourd’hui petit chef-lieu de canton de 3.500 habitants.

En toute autre circonstance, une enceinte si parfaitement conservée et le beau panorama qu’on découvre du Mail eussent suffi à captiver mon attention. Mais mon esprit voguait ailleurs et j’étais beaucoup plus avide de connaître le secret de M. de Sonil que d’obéir à la sollicitation du paysage guérandais. Cependant nous avions dépassé la porte Saint-Michel, et Malézieux, qui semblait prendre plaisir à prolonger mon supplice, n’avait pas encore desserré les lèvres. Je n’osais trop le presser détenir sa promesse. Peut-être avait-il ses raisons, après tout, pour en différer l’exécution. De fait, comme nous arrivions devant une grosse tour ronde qui flanquait l’angle du rempart :

— Arrête-toi, me dit Malézieux, et observe cette tour. On l’appelle la Théologale… N’aie pas peur : je ne vais pas te faire un cours d’archéologie… Remarque la petite fenêtre Renaissance percée à gauche, près du rempart. C’est la fenêtre où Madame de Sonil se montra pour la dernière fois à son mari, il y a huit ans, quand il partit pour Takou… Mon histoire débute à la manière des romans de chevalerie et M. de Sonil serait parti pour les Croisades qu’il n’eùt pas pris congé autrement de sa femme… Que veux-tu ? Guérande n’est pas une ville ordinaire. La vie y est arrêtée depuis Jean V et le quarteron de hobereaux qui tiennent garnison dans ses murs ne sont nos contemporains qu’en apparence. Au temps qu’on ne connaissait ni les autos, ni les chemins de fer, ni même les diligences et qu’une seule route carrossable, desservie par la patache du bonhomme Bernus, de balzacienne mémoire, rattachait Guérande à Savenay et au monde civilisé, c’est à cette fenêtre que les châtelaines de Sonil se penchaient pour donner l’adieu à leurs époux et sires. J’imagine qu’elles agitaient un fin mouchoir de batiste aussi longtemps qu’elles les pouvaient distinguer sur la route et se retiraient ensuite dans leur oratoire d’où elles ne sortaient plus que pour les repas, les offices et les enterrements.

« M. de Sonil, dont les préjugés s’étaient bien émoussés en courant le monde, eût peut-être souhaité un genre de séparation plus moderne et que sa femme l’accompagnât jusqu’à Toulon ou, pour le moins, sur le quai de la gare voisine. Mais il eût craint, en rompant avec l’usage, d’indisposer sa mère, la douairière de Sonil, férue d’antiquailles et dont il avait éprouvé, lors de son mariage, tout l’étroit rigorisme. On ne transige pas encore, à Guérande, sur le chapitre des alliances. Et le fait est qu’officier et gentilhomme, Xavier de Sonil dérogeait doublement en épousant cette petite bourgeoise de Jennie Le Huédé, qui n’avait même pas l’excuse d’être riche. Les parents de Jennie habitaient Batz où ils faisaient le commerce du sel en gros. Déjà bien touchés par la crise de l’industrie salicole et la dépréciation des marais, dont la valeur est tombée en quelques années de 4.000 à 600 francs l’hectare, ces pauvres gens perdirent le reste de leur avoir dans la déconfiture des Raffineries de l’Ouest. M. Le Huédé ne put supporter sa ruine et se pendit ; Madame Le Huédé le suivit de près dans la tombe, et M. de Sonil se trouva fort à point pour offrir à l’orpheline un foyer et un nom. Batz n’est qu’à deux petites lieues de Guérande par terre et la distance est encore abrégée si l’on prend par les bossis ou digues qui coupent en perpendiculaire les étangs marins et sur lesquels il ne serait pas prudent de s’aventurer sans être du pays. Je crois que Xavier et Jennie s’étaient rencontrés plus d’une fois sur ces bossis et qu’ils s’aimaient depuis longtemps, mais que M. de Sonil hésitait à passer outre aux volontés maternelles : ce qui précipita leur mariage, ce fut cette ruine des Le Huédé qui allait obliger la jeune fille à chercher au dehors un emploi d’institutrice ou de demoiselle de compagnie.

« Jennie était admirablement belle, et certain portrait qu’on m’a montré d’elle, dans cet original costume du bourg de Batz que les femmes revêtent encore à l’occasion d’une cavalcade ou d’un bal de charité, s’égale, pour la perfection du modèle, aux plus magnifiques Vélasquez… Je ne prononce pas ce nom au hasard, sois-en sûr. Les Espagnols ont fait mainte descente dans la presqu’île sous Charles de Blois et pendant la Ligue, et un corps de ces auxiliaires, avec Juan d’Aquila, tint plusieurs mois garnison à Guérande et à Batz. Si quelques gouttes de sang ibère coulent chez les paludiers, il n’est rien là d’extraordinaire. Les croisements de races sont féconds en surprises et ce n’est pas une de leurs moindres singularités qu’au bout de cinq ou de six générations ils restituent quelquefois un type dans toute sa pureté originelle.

« À la différence des autres femmes de son clan, blondes à l’œil bleu, généralement grandes, lourdes et de carnation vive, Jennie était brune, de taille moyenne et de teint légèrement bistré. Ses yeux noirs et chauds, allongés en amande, la fine courbe de son profil, une lèvre rouge, charnue et voluptueusement dessinée, le buste le plus harmonieux, la hanche la mieux cambrée, des extrémités de duchesse ou d’Andalouse achevaient de la distinguer du commun de ses compagnes et semblaient aussi paradoxaux chez une Bretonne qu’ils eussent paru naturels à Séville ou à Grenade. Ajoute que l’enveloppe, chez Jennie, n’était pas menteuse et que toute la sensualité méridionale, la fougue miraculeusement retrouvée d’un sang riche, ardent, passionné, exclusif, bouillonnait aux veines de cette déconcertante fille des grèves armoricaines pour qui le monde tenait tout dans l’homme qu’elle aimait et qui, moins scrupuleux ou moins amoureux lui-même, eût pu faire d’elle à volonté sa maîtresse ou son esclave.

« De telles femmes, dont l’unique fonction est d’aimer, ne peuvent survivre à la perte de ce qui fait pour elles la raison de la vie. Madame de Sonil chercha par tous les moyens à détourner son fils d’un parti qui la blessait au plus vif de ses sentiments de caste et, si elle se résigna enfin, sur les instances de son confesseur et pour éviter un scandale, à donner son consentement au mariage, elle refusa d’y paraître et feignit même tout un temps d’ignorer l’existence de sa bru. Dans les rares lettres qu’elle échangeait avec Xavier, elle ne faisait jamais allusion à Jennie. M. de Sonil, qui était en subsistance à Brest, ne vint pas une seule fois à Guérande pendant deux ans : il comptait sur le temps pour vaincre l’obstination de sa mère. Et, d’autre part, ces deux années qu’il passa en tête-à-tête avec Jennie furent deux années si chargées de tendresse, si remplies de bonheur, que son égoïsme d’amoureux supporta sans trop de peine l’éloignement d’une mère qui avait pourtant été jusque-là l’objet de sa fervente vénération. De plus en plus épris de sa femme, il ne pouvait se résoudre à la sacrifier aux préjugés maternels et, s’il remettait les pieds à la Théologale, comme on appelait, du nom même de sa dépendance, la demeure patrimoniale des Sonil, il entendait n’y pas rentrer seul, mais Jennie à son bras.


III


« C’est à ce moment, continua Malézieux, qu’un télégramme ministériel ordonna l’envoi en Extrême-Orient du Descartes, à l’état-major duquel appartenait M. de Sonil.

« Dans la surprise que lui causa cette nouvelle, qu’il eût accueillie jadis avec des transports de joie, Xavier demeura tout étourdi. Il lui eût été aisé bien certainement de permuter avec quelque camarade, jaloux des lauriers que lui-même dédaignait, et peut-être s’y fût-il décidé, en dépit du tort que lui eût causé cette décision, s’il n’avait réfléchi que, quoi qu’il fît pour retarder le sacrifice, il viendrait toujours un moment où il lui faudrait partir en escadre et quitter Jennie. D’autre part à qui confier celle-ci pendant son absence ? Elle n’avait plus de famille et, à l’idée de la laisser seule dans Brest, sans conseil, sans appui, M. de Sonil frissonnait. De tout ce long débat de conscience, ce qui sortit fut une reprise des relations entre l’officier et sa mère, à qui Xavier exposa la cruauté de sa situation et qui, plus soucieuse sans doute de l’honneur de son fils que de son propre ressentiment, consentit sous certaines conditions à recevoir Jennie et à veiller sur elle pendant la durée de la campagne.

« Xavier, qui n’avait point averti Jennie de sa démarche, par crainte d’un échec, s’empressa de la lui annoncer dès qu’il en connut l’heureux résultat. Il lui fit part des conditions que mettait la douairière à son séjour dans la Théologale et qui étaient qu’elle ne changerait rien à la vie qu’on y menait et à laquelle il lui faudrait elle-même se plier strictement. La pauvre enfant était si abattue qu’elle accepta tout sans discuter. Quand Xavier l’eut remise à sa mère et qu’arriva l’heure de la séparation, Jennie voulut accompagner son mari à la gare, qui est située hors des murs. Cette consolation lui fut refusée.

« — Cela ne serait pas convenable, dit la douairière. Nous ne devons pas nous donner en spectacle aux gens, ma bru, et, de la tour, vous pourrez faire vos adieux à mon fils.

« Jennie n’avait qu’à se soumettre, comme M. de Sonil. Tandis que celui-ci gagnait à pied la gare, elle se tint à la fenêtre que tu vois. Arrivé à l’endroit où le chemin fait un coude, Xavier se retourna une dernière fois et fit signe à Jennie d’ôter le mouchoir dont elle couvrait son visage. Puis, comme s’il avait voulu fixer à jamais cette adorable image dans ses yeux, il demeura plusieurs minutes en contemplation devant la jeune femme et soudain reprit sa marche vers la gare…

« Les jours qui suivirent furent extrêmement douloureux pour Jennie : toute à la pensée de l’absent, elle exécutait machinalement ce que lui intimait la douairière, dévidait dans son ombre chapelets sur chapelets, litanies sur litanies, ne sortait que pour l’accompagner à la messe et au sermon et, le reste du temps, cousait ou faisait à ses côtés de menus travaux d’ouvroir. Elle ne s’éveillait qu’aux heures du courrier. Mais, comme il fallait que toutes ses lettres passassent sous les yeux de sa mère, Xavier n’osait s’épancher librement, même avec Jennie, qui, après les effusions amoureuses de ces deux années, trouvait presque froides les protestations de son correspondant. Ce fut bien pis quand Pékin tomba aux mains des Boxers et que, toutes les communications étant coupées, M. de Sonil, qui avait été commandé pour marcher au secours des Légations avec trois cents hommes du Descartes, ne donna plus de ses nouvelles. L’inquiétude, le manque d’exercice, les maximes décourageantes de sa belle-mère sur la vanité et la précarité des attachements formés par les sens et, plus que tout peut-être, cette atmosphère de caveau qu’on respire dans la Théologale, le sortilège de ces vieux murs enduits de la tristesse des générations, cette espèce d’envoûtement lent, régulier, continu, commençaient à faire leur œuvre sur Jennie : elle s’étiolait visiblement ; ses joues se creusaient et son teint prenait peu à peu les tons verdâtres de sa prison. Madame de Sonil ne paraissait pas se soucier de ce changement ou ne faisait rien pour y remédier. Comme elle avait macéré cinquante ans dans l’air ranci de ce pénitencier, elle ne se rendait peut-être pas compte du danger qu’il présentait pour sa bru.

« Cette indifférence pouvait se comprendre encore. Mais là où elle devint proprement criminelle, c’est quand, une épidémie de variole noire ayant éclaté dans la presqu’île et les habitants ayant été invités à se faire vacciner. Madame de Sonil dédaigna tous les avertissements et, au risque, il est vrai, de s’exposer personnellement au fléau, refusa pour sa bru et pour elle d’en passer par ce qu’elle appelait d’imprudentes nouveautés. Cela fut cause que Jennie fut des premières atteinte et de la façon la plus cruelle, bien que le médecin eût réussi à conjurer l’hémorragie dont elle était menacée. L’extrême faiblesse de la malade, chez qui la fièvre du début avait fait place à une grande prostration, l’empêchait de voir clair dans son état : les pustules qui couvraient son visage n’avortèrent pas assez tôt pour disparaître sans laisser de traces ; les squames tombés, sa peau se révéla sèche, racornie et pareille à une peau de vieillard… C’en était fini de cette beauté merveilleuse qui avait ravi le cœur de Xavier et que Jennie ne devait plus retrouver. Madame de Sonil, qui n’avait pas quitté de toute la maladie le chevet de sa bru et qui avait du moins un peu racheté par là sa coupable négligence, ne fut pas la dernière à s’apercevoir des ravages que le mal avait faits chez Jennie. Elle les lui cacha tant qu’elle put. Mais il vint un moment où la convalescente se leva et, passant devant un miroir, y découvrit la vérité. Ses traits déformés, sa peau fanée, ses yeux sans sourcils, surtout les horribles petits cratères dont son visage était comme criblé lui causèrent plus d’émoi que n’eût fait la rencontre de son propre squelette.

« — Dois-je rester toujours ainsi ? demanda-t-elle au docteur.

« Galant homme, le médecin tâcha d’atténuer la sévérité de son verdict, mais ne put cependant promettre à Jennie qu’elle recouvrerait la totalité de ses charmes.

« Que se passa-t-il à cette révélation chez la malheureuse ? Sans doute se rappela-t-elle tant d’insidieuses et perfides maximes de la douairière sur la fragilité des attachements charnels et il lui parut qu’ayant perdu sa beauté, elle avait perdu le seul bien qui pût lui assurer l’amour de M. de Sonil. Peut-être aussi l’incertitude où l’on était toujours du sort de l’officier, bloqué dans le quartier des Légations avec M. Pichon et le personnel de l’ambassade française, travaillait-elle son pauvre cerveau et lui faisait craindre les pires éventualités. Quelque obscur atavisme s’y mêlait enfin, qui sait ? Quoi qu’il en soit, depuis sa convalescence et comme si elle avait été brusquement éclairée sur les véritables sentiments de la douairière de Sonil, Jennie refusait la compagnie de sa belle-mère et, qui pis est, ne mettait plus le pied à l’église, même le dimanche. Elle passait tout son temps dans la tour, accoudée à la fenêtre d’où, pour la dernière fois, elle s’était montrée à Xavier et l’avait vu s’éloigner sur la route. Un soir — la fenêtre est pourtant bien étroite, — trompée peut-être par l’obscurité, elle se pencha trop : on retrouva son corps dans la douve, au matin, parmi les nénuphars… »


IV


Malézieux s’arrêta un moment. Le drame qu’il évoquait nous devenait comme présent dans le décor où il s’était déroulé et dont pas une pierre, pas une herbe, semblait-il, n’avait bougé. La Théologale, la fenêtre à croisillons près du rempart, la douve aux eaux verdies étaient là et il n’y manquait que le corps de cette Ophélie bretonne, flottant parmi les nénuphars…

— Oui, dit Malézieux, en secouant la tête comme pour chasser des réflexions trop pessimistes, c’est affreux, cette mort de la pauvre Jennie, et, s’il est difficile de l’imputer directement à Madame de Sonil…

— Bien difficile, en effet, interrompis-je. Dans la conduite de la douairière, telle que tu me l’as rapportée, je ne vois jusqu’ici qu’imprudence, égoïsme, vague animosité, tout au plus, à l’égard de Jennie, mais tant qu’au reste… Tu n’as que des soupçons et ce sont des preuves qu’il faudrait.

— J’en ai peut-être, dit Malézieux. La veille du jour où Marie fut trouvée morte dans la douve, sa belle-mère avait reçu un télégramme de Xavier : le blocus avait été forcé, les Légations délivrées, M. de Sonil était vivant, mais il avait perdu la vue.

— Eh bien ?

— Eh bien, mais tu ne comprends donc pas ? Xavier aveugle, c’était Xavier incapable de s’apercevoir des changements survenus chez Jennie, Xavier revoyant par les yeux de l’esprit sa femme telle qu’il l’avait quittée, Xavier plus amoureux d’elle que jamais… Tous les plans de la belle-mère étaient renversés ! Si Jennie avait connu ce télégramme vingt-quatre heures plus tôt, elle ne se serait pas noyée… J’entends bien que Madame de Sonil allégua plus tard que, si elle n’en avait pas fait part à sa belle-fille, c’est qu’elle voulait lui épargner une trop vive émotion…

— L’explication est plausible, en somme.

— Oui, et c’est même pourquoi la piété filiale de M. de Sonil s’y est arrêtée… Et, après tout, il a peut-être raison, et toi aussi. Avec les femmes, on ne sait jamais. Madame de Sonil ne serait pas la première qui, en se gardant honnête à ses propres yeux comme aux yeux du monde, se serait arrangée pour faire travailler la Fatalité dans le sens de ses intérêts… Les calculs que je lui prête, il est possible à la rigueur qu’elle ne les ait jamais faits bien précisément ; mais son subconscient, comme disent les philosophes, les faisait sourdement pour elle… Eh ! mon cher, la douairière ne nous est rien ; nous pouvons parler net ! M. de Sonil, lui, pouvait, devait penser autrement. Et le fait est que, de retour en France, il n’accabla pas sa mère, ne lui reprocha rien. S’il soupçonna la vérité, personne ne l’a su… Cependant j’ai retenu ce que m’a dit son médecin. Un jour que celui-ci, sur les prières de Madame de Sonil et sans être bien convaincu de l’efficacité du conseil, le pressait de s’adresser à un des maîtres de l’oculistique, Xavier secoua la tête et répondit très catégoriquement :

« — Non, docteur. Il y a des maux dont il vaut mieux ne pas guérir. Ma cécité m’est chère : grâce à elle, rien ne s’interpose entre le passé et moi…

« — Vous songez trop au passé, mon fils, dit la douairière.

« — C’est pour oublier le présent, ma mère, dit M. de Sonil. »




FIGURES DE PETITE VILLE




I


PIPHANIC

OU LE DERNIER LÉGITIMISTE





À mon vénérable compatriote et ami
M. le comte de Chateaubriand.


Je ne passe jamais dans Kerampont sans éprouver un petit malaise de conscience qui pourrait bien être une façon de remords.

Il ne faut pas chercher Kerampont sur la carte : c’est, comme Buzulzo, Saint-Marc et Porzemprat, le nom d’un faubourg de Lannion. Rien de plus. Longtemps contenue sur la rive droite du Guer, ma petite ville natale, quand elle eut rompu son corset de murailles et comblé les douves marécageuses qui furent depuis le Pavé-Neuf, déborda sur la rive d’en face et y étagea ses maisons à colombage et ses tours en poivrière. Kerampont n’était qu’une rue comme beaucoup de faubourgs, mais fort abrupte et toute ravinée par les torrents d’eau pluviale qui la prenaient pour lit. Les maisons de cette rue s’arrêtaient à mi-côte ; le pavé cessait aussi, et l’on entrait dans la zone bocagère.

À cet endroit justement et presque au tournant de la nouvelle route de Morlaix s’élevait, dans mon enfance, un de ces pavillons suburbains que nos pères appelaient des folies et dont la galante destination se révélait à leur isolement plus encore qu’à l’élégance de leur architecture.

On l’appelait dans le peuple la Folie-Piphanic, du nom de son propriétaire Epiphane Rousselot, lequel y coulait le restant de ses jours dans la compagnie de dame Brigitte et de son mari Job Penanhoat, deux serviteurs éprouvés, presque aussi vieux que leur maître, et qui lui faisaient tout son domestique. Le bonhomme ne sortait jamais et je crois que nous étions les seuls à le connaître autrement que de réputation. Quand je dis nous, je parle des gamins de mon âge, qui, grimpés sur le chaperon de son mur et non satisfaits de grappiller ses calvilles et le chasselas de ses espaliers, s’amusaient à lui crier de toutes leurs forces, dès qu’il paraissait sur sa terrasse :

— Piphanic, Piphanic, Henri V est arrivé !

Nous possédions par cœur notre Piphanic et nous savions d’avance l’effet de cette phrase singulière ; mais c’était toujours avec la même joie malicieuse et perverse que nous voyions le bonhomme tressauter au nom d’Henri V, courir à son observatoire, y décrocher une grosse lunette marine qu’il braquait sur la tour du Baly et qu’il reposait ensuite sans rien dire, quand il avait compris qu’on s’était moqué de lui et que le drapeau blanc n’avait point encore débusqué le drapeau tricolore du sommet de l’église paroissiale.

Et, tout de même, depuis le temps qu’on lui faisait cette plaisanterie, Piphanic aurait dû finir par éventer le godan. Mais il y avait dans ce petit être racorni et parcheminé une verdeur d’espérance comme je n’en ai vu à personne, tant de simplicité, une foi si candide en la vertu du principe monarchique et, pour dire le mot, un illuminisme si naïf et si incurable qu’il défiait toutes les contradictions et semblait puiser une nouvelle force dans les démentis de l’expérience.

Piphanic passait dans le populaire pour n’avoir plus la raison bien solide et l’on ne s’y privait point de lui donner du maniaque et du vieil olibrius. Les gens de son monde eux-mêmes avaient cessé de le considérer. Comme il était fort âgé en effet — j’ai su depuis qu’il était né en 1780 — la plupart des Lannionnais de sa génération avaient passé de vie à trépas et la légende s’était emparée de lui de son vivant.

On lui prêtait mille extravagances et il se trouvait que personne n’avait d’intérêt à les démentir : les bonapartistes, les républicains et les partisans de la branche cadette le traitaient en ultra et ne lui pardonnaient point sa fidélité à la branche aînée. Cette intransigeance lui aurait dû concilier les sympathies de ses coreligionnaires politiques ; mais Piphanic, voltairien endurci ou qui passait pour tel, avait contre lui tout le haut et bas clergé de la ville, si intimement mêlé de ce moment au parti légitimiste qu’il avait fini par l’absorber. De fait Piphanic n’allait jamais à l’église. Mais on ne voit pas non plus comme il l’eût pu faire sans manquer à son serment. Car voici bien le plus extraordinaire de l’aventure : on disait qu’au lendemain des journées de Juillet — cela remontait assez loin dans l’histoire — Piphanic, que la médiocrité de sa condition empêchait de suivre Charles X en Angleterre, avait imaginé une manière d’émigration à l’intérieur qui avait tout le caractère d’un exil véritable, puisqu’elle comportait l’obligation de ne plus mettre les pieds dehors et de s’abstraire entièrement de la vie publique tant que la France n’aurait pas reconnu ses erreurs et rétabli les Bourbons sur le trône.

Peut-être Piphanic, quand il avait fait ce serment inconsidéré, s’aveuglait-il sur l’avenir et pensait qu’il ne lui en coûterait guère de vivre à l’écart pendant quelques semaines ou quelques mois, délai qu’il prisait plus que suffisant pour achever la déroute de la branche cadette. En tout cas, et s’il avait vraiment fait ce serment, comme je suis porté à le croire, il faut admirer une constance qui ne se démentit point un seul instant au cours d’une période de quarante-trois ans. De quelles émotions n’avait pas dû palpiter ce cœur solitaire après les journées de Février et, plus tard encore, quand les chances d’une restauration monarchique semblaient si grandes à tous les yeux ! Ni le 2 Décembre, ni l’Empire, ni la proclamation de la troisième République n’avaient ébranlé sa foi robuste dans les revanches de l’histoire et le triomphe définitif de la Maison de France. Sur ses espérances avortées, d’autres poussaient aussitôt, condamnées au même avortement et qui n’en provignaient que plus dru : à quatre-vingt-treize ans sonnés, Piphanic était aussi riche d’illusions qu’à vingt ans. La solitude, qui est mauvaise pour tant d’hommes, n’avait fait qu’entretenir en lui cette fraîcheur et cette vivacité de sentiment qu’il n’eût point tardé à perdre dans le commerce de ses semblables. Sa bonne allait au marché, faisait les provisions et ne causait qu’avec les fournisseurs et pour les questions qui regardaient son service. Une fois seulement elle sortit de son mutisme et on l’entendit qui se plaignait avec acrimonie de l’affront qu’on voulait faire à son maître :

— Monsieur en mourra ! Monsieur en mourra ! allait-elle répétant.

L’affront ! le mot était assez déplacé, semblait-il, et il ne s’agissait en aucune façon de faire échec à l’honneur de Piphanic ; mais le Conseil général du département avait enfin décidé d’ouvrir vers Morlaix une nouvelle route qui remplacerait l’ancienne dont la roideur avait quelque chose d’effrayant. Il fallait pour cela contourner la colline de Kerampont, et le tracé de l’administration prenait en écharpe la propriété de Piphanic.

C’est ce que la digne Brigitte appelait un affront. Et, à la vérité, c’en était peut-être un, mais au pittoresque et à l’esthétique, car la Folie-Piphanic, quoique de modeste étendue, avait une grâce particulière que personne ne soupçonnait et que révélèrent les travaux entrepris. Le pavillon lui-même, avec les amours qui décoraient son tympan et le joli comble à la Mansard qui le couronnait sans l’écraser, était un spécimen tout à fait gracieux de l’architecture civile du temps de la Régence.

La tradition voulait qu’il eût été bâti pour le compte du duc d’Aiguillon et que l’architecte en eût été ce même Auffray qui restaura si piteusement le monastère des Augustines de Sainte-Anne et dont on disait qu’il élevait des granges après avoir promis des églises. Mais, en la circonstance, Auffray se surpassa : non seulement le pavillon était fort plaisant à l’œil, mais le parc, dans sa petitesse, faisait grand honneur à l’ingéniosité de son architecte. Une terrasse en demi-lune régnait devant la façade : comme la pente était ensuite très déclive, les verdures y occupaient des plans successifs, et ce n’était point le plus original de l’affaire, mais que ces étages de massifs avaient été percés, dans toutes les directions, d’avenues qui se coupaient en diagonale et qui, fort étroites à leur départ de la terrasse, allaient en s’évasant à mesure qu’elles descendaient vers la vallée.

L’avantage de cette curieuse disposition et qui ne pouvait échapper à un épicurien comme le duc d’Aiguillon, disciple de Rousseau et grand ami de la nature, est qu’elle permettait à une personne placée sur la terrasse de ne pas perdre un détail du beau panorama qui se déroulait à ses pieds et, nonobstant, qu’elle l’assurait contre toute indiscrétion du dehors par l’étranglement graduel des avenues qui ne laissait rien saisir du pavillon lui-même.

On conçoit assez que Piphanic se montrât fort jaloux de conserver une telle disposition qui le jetait, pour ainsi dire, au plein cœur de la ville, tout en l’abritant des curiosités du populaire, et il n’est pas besoin d’invoquer, comme je l’ai entendu faire depuis, des raisons de sentiment tirées de sa prétendue ressemblance avec le duc d’Aiguillon, bien qu’il soit constant que sa mère, la belle Fanchon Rousselot, femme d’un échevin de la localité, n’ait point opposé la barrière d’une vertu intraitable aux galantes entreprises de cet ancien gouverneur de Bretagne, lequel s’était fait dresser un état de tous les jolis minois de son gouvernement et tenait Lannion en particulière estime pour le grand nombre et la fine qualité d’iceux.

Non plus que du chevau-léger de la monarchie qu’il avait été sous la Restauration, Piphanic, à l’âge où je l’ai connu, n’avait figure d’un enfant de l’amour.

Ce qui n’avait pas changé en lui, c’était sa constance et son entêtement légendaires. Mais vainement, dans le cas présent, entassa-t-il les assignations sur les déclinatoires de compétence et recourut-il aux procédures les plus compliquées : un jugement intervint qui, pour cause d’utilité publique, l’expropriait de la partie de son domaine nécessaire à la construction de la nouvelle route ; celle-ci coupait le parc en deux, bouleversait les avenues, écornait jusqu’au boulingrin de la terrasse ; le pavillon, veuf des beaux massifs qui gardaient ses approches, apparut pour la première fois au grand jour et non sans faire quelque peu scandale, s’il faut dire, près des personnes bien pensantes de la localité, par le gracieux érotisme de son tympan que soulignait encore la devise empruntée à Catulle : sit nostrœ sedes — ou segesosculationis (les épigraphistes n’étaient point d’accord sur la lettre médiane du troisième mot, à demi effacée et qui pouvait être une intention du transcripteur, si la prosodie demandait seges, sedes convenant mieux au sens).

Piphanic, quoi qu’en eût dit Brigitte, ne mourut pas du coup qui lui avait été porté. Mais peut-être que son amour de la troisième République n’en fut pas fortifié et qu’il en crédita le régime d’un grief de plus, dont le règlement pouvait être avantageusement différé jusqu’au retour des Bourbons.

Cette pensée lui rendit moins pénible sans doute la violation du petit coin de nature qui faisait tout son univers depuis quarante ans. Les conséquences de l’expropriation qui l’avait frappé devaient pourtant retentir sur sa vie plus profondément qu’il ne pensait. S’il n’y avait perdu que de voir son parc coupé en deux et sa perspective gâtée par une vilaine diablesse de route grise qui serpentait encore au-dessus de lui, à cinquante mètres plus haut, le mal n’eût point été trop grand et se fût atténué par l’usage ; mais du jour que la propriété ne fut plus gardée par son isolement, que les massifs disparurent et qu’on eut directement accès sur elle, ce devint pour les polissons de la localité une partie de plaisir d’aller rendre visite aux calvilles du bonhomme et aux espaliers que Job Penanhoat, jardinier de céans, avait dressés tout le long du mur neuf pour lui ôter un peu de sa maussade nudité. Nos oreilles d’enfants n’étaient point si inattentives qu’elles n’eussent recueilli la plupart des bruits qui couraient sur Piphanic, et le mystère dont il avait vécu entouré jusque-là ne faisait qu’aiguiser notre curiosité et nous rendre plus acharnés à la poursuite du malheureux.

C’est de ce moment que commença le martyre de Piphanic. Vainement la vieille Brigitte nous menaçait de son balai et nous criait qu’elle allait nous donner notre péguémen[54] à tous ; vainement son grand échalas de mari nous courait après sur la route ; il ne se passait point de jour où quelque bande de galopins ne fît le siège de la propriété et ne profitât du moment où le pauvre Piphanic prenait le frais sur sa terrasse pour lui corner l’éternelle antienne :

— Piphanic, Piphanic, Henri V est arrivé !

Si ces mots ne lui tintaient pas vingt fois par jour aux oreilles, ce n’était pas de notre faute. Bien loin de nous attendrir, la constance de notre victime et l’apparente philosophie dont elle supportait ses mécomptes perpétuels ne faisaient que donner un aliment à notre rage de persécution.

J’ai idée maintenant que le bonhomme n’était point si sot que nous le faisions et qu’il se disait à lui-même :

« Oui, oui, polissons, riez, moquez-vous de moi. Rira bien qui rira le dernier. J’en ai vu bien d’autres en quarante-trois ans. La France est une tête à l’évent qui s’est entichée tour à leur de tous les partis et de tous les régimes. Mais quoi ! le cœur est bon, si la tête est légère ; un caprice est vite passé, et il n’y a que le premier amour qui compte. On y revient toujours, petits. La chanson le dit, croyez-en la chanson et que la France reviendra tôt ou tard à ses princes légitimes. Qu’est-ce qu’une infidélité de quarante-trois ans, quand on a dormi quinze cents ans dans le lit de la monarchie traditionnelle ? Allez ! Tout n’est pas fini, et l’histoire n’a pas dit son dernier mot. Si Henri V n’est pas encore « arrivé », il ne tardera guère, mes amis : Froshdorff n’est pas si loin de Versailles, et la plaisanterie de la veille est quelquefois la vérité du lendemain … »

Un discours de ce genre n’aurait rien eu de surprenant dans la bouche du bonhomme. Mais nous n’étions point des politiques ; nous ne savions pas qu’en cette même année 1873 la restauration monarchique n’avait tenu qu’à un fil et que le comte de Chambord n’aurait eu qu’un mot à dire pour devenir Henri V. Les Bourbons nous intéressaient médiocrement ; nous n’étions sensibles qu’au plaisir de jouer une bonne farce au vieux Piphanic, de voir s’agiter les deux ailes du madras qu’il nouait autour de sa tête, été comme hiver, et flotter les deux pans de sa longue robe de chambre de piqué blanc qu’une cordelière serrait à la taille et qui, dans sa précipitation à courir sur son belvédère et à braquer sa lunette dans la direction du Baly, découvrait deux petites jambes en fuseau, serrées dans une culotte de molleton gris et chaussées dans des pantoufles de maroquin vert. L’étrange et falote silhouette que cela faisait et qui semblait d’un Géronte de l’ancien répertoire plus que d’un contemporain de M. Thiers et du maréchal de Mac-Mahon ! Et quand, la lunette raccrochée, le bonhomme descendu de son belvédère, ses petits yeux émerillonnés se tournaient vers ses persécuteurs de l’air de dire : « Oui, oui, vous m’avez encore mis dedans, mais j’aurai mon tour », avec quelle élégance d’un autre âge Piphanic tirait de la poche de sa robe de chambre une tabatière d’écaille guillochée et sur le dos de sa main gauche, légèrement redressée, dans la minuscule fossette que formait l’écartement des tendons du pouce, versait à petits coups l’odorant pétun dont frémissaient à l’avance ses gourmandes papilles !…

« Eh ! eh ! semblait-il dire, du macouba, mes enfants, du vrai macouba comme on n’en vend pas à vos parents sous la 3e…, du macouba de ma provision de 1829… À vos souhaits, mes amis ! »

Ce dernier geste nous paraissait souverainement bouffon et nous ne manquions jamais de l’appuyer d’un : « Dieu vous bénisse ! » poussé en chœur et qui était, comme le reste, de l’invention d’Yves-Marie Bobinet.

Volontiers, quand nous serons de loisir, je vous conterai par le menu la Vie édifiante de cet Yves-Marie Bobinet, polisson notoire, s’il en fût, terreur des béguines et des vieux célibataires, et qui couvait toujours quelque farce inédite sous le bonnet en peau de lapin dont il était perpétuellement affublé.

Rouge de poil, la figure criblée de taches de rousseur, le nez en trompette, les yeux à l’affût sous une broussaille de sourcils fauves, Bobinet avait le talent de nous faire pouffer jusque dans l’église par les grimaces inconvenantes dont il accompagnait le service de la messe. Car il était enfant de chœur, s’il vous plaît, et je présume qu’il devait beaucoup moins cet honneur à l’onction de ses manières qu’à la force de la tradition et à l’honorabilité personnelle de ses ascendants.

De père en fils, les Bobinet se succédaient comme sacristains et sonneurs de cloche à Saint-Jean du-Baly. Un Bobinet figure déjà, « pour quatre journées à l’oratoire », dans un compte de fabrique de 1762. Yves-Marie, de toute évidence, hériterait quelque jour de la fonction, mais Dieu sait comme il s’y préparait ! Absent de l’école les trois quarts du temps, il n’était jamais à court de prétextes pour expliquer ses fugues audacieuses et, quand ce n’était pas un mariage qui l’avait retenu à l’église, c’était un baptême ou un service anniversaire. Le cas se présentait bien quelquefois ; mais que de fois aussi, tandis qu’on le croyait à l’église, Bobinet battait les buissons de Roudaroc’h, se douchait voluptueusement sous l’écluse, dans le bief du Moulin-du-Duc, ou chevauchait le chaperon du mur de Piphanic en grappillant le chasselas du bonhomme ! Dans notre patois d’écoliers, farci de mots bretons, faire l’école buissonnière se disait faire scholifluch. Le scholifluch, pour Yves-Marie, avait force d’institution ; la classe n’était que l’accident. C’était tout l’inverse pour nous, pauvre pécore, qui n’avions point de parents sacristains. Je sais bien que si nous avions écouté Bobinet… Voire, nous ne l’écoutions encore que trop : il avait une telle fertilité d’inventions, découvrant chaque jour un nouveau jeu, une espièglerie de sa façon qui n’était point celle de tout le monde ! C’est lui qui m’a enseigné à grimper dans les vergues des chasse-marée, d’où la vue plongeait sur la communauté de Sainte-Anne, et à choisir le moment où les pensionnaires prenaient leur récréation dans le parc pour ameuter les Révérendes Mères Augustines par une télégraphie amoureuse dont je n’ai senti l’incongruité que plus tard ; lui qui m’a enseigné à rouler dans du papier d’emballage des feuilles de fougère séchée et à trouver à ces horribles cigares, d’une âcreté sans pareille, une saveur que je n’ai pas trouvée depuis aux meilleurs impériales ; lui qui m’a enseigné à nouer un fil invisible, à la brune, aux cordons de sonnette des maisons du port et de l’Allée-Verte et à tirer sur le fil, caché derrière les quinconces du Quai-Planté : les bonnes accouraient, ne voyaient personne au bout du cordon qui continuait son branle diabolique et s’enfuyaient tout à trac en jetant de grands cris…

Il faut dire que Bobinet, je ne sais pourquoi, et encore que ce fût le plus égoïste garnement de la terre et qui ne gaspillait point son amitié à tort et à travers, voulait bien m’honorer personnellement, et entre tous les galopins de son âge, d’une manière de sympathie, qui n’allait point d’ailleurs sans une nuance de supériorité un peu dédaigneuse.

Un jeudi donc, qui est jour de congé, comme à marée basse, dans le Guer, pieds nus et les manches retroussées, nous inaugurions un nouveau système de pêche à la fourchette, — encore une invention de Bobinet qui m’a valu bien de l’agrément aux alentours de ma dixième année, sans compter une magistrale taloche de ma bonne et sainte mère, certain après-midi que, me livrant à ce sport ingénieux, je n’avais pas aperçu le flot montant qui emportait un de mes souliers posé trop près de la berge, — un jeudi donc, au matin, Bobinet, qui depuis quelques minutes paraissait indifférent au frétillement des carrelets sous ses pieds, me dit de ce ton semi-impératif, semi-condescendant, dont il ne se départait point à mon endroit :

— Il faut que tu sois cet après-midi, au coup de deux heures sonnantes, devant la Folie-Piphanic. Il fait beau ; le bonhomme sera dans son jardin. Tâche d’amener avec toi Vernal, Soilet, Peusaint, Cornic, Phulup et quelques autres. Vous grimperez sur le mur, et vous vous mettrez comme d’habitude à crier : « Piphanic ! Piphanic ! Henri V est arrivé ! »

— Bon, dis-je, et après ?

— Après… Vous verrez bien…

C’est assez l’habitude des chefs, et l’on peut dire de tous les esprits vraiment supérieurs, de ne jamais se livrer tout entiers. Bobinet me l’eût appris, si je l’avais ignoré. Je me risquai seulement à lui demander s’il ne ferait pas partie de l’expédition.

— Non, me dit-il, c’est toi qui commanderas, cette fois… Moi, mon poste est ailleurs… Sois exact, par exemple… Arrive avec les amis plus tôt que plus tard… Mais ne grimpez sur le mur que quand vous aurez entendu la cloche du Baly sonner deux heures… C’est important… Et soignez les cris… Tous ensemble, comme ça, les mains en cornet : « Piphanic ! Piphanic !… »

— Compris, répliquai-je. À deux heures, devant la Folie-Piphanic…

À deux heures, en effet, même à une heure et demie, par excès de précaution, nous étions une douzaine de galopins au coin de la vieille et de la nouvelle route de Morlaix : j’avais fait les choses grandement, car Bobinet ne m’avait parlé que de cinq ou six recrues ; mais c’est un aiguillon singulier que l’amour-propre et, pour une fois que Bobinet me déléguait ses pouvoirs, j’entendais ne rien négliger qui pût m’élever dans l’estime de ce beau génie.

Du carrefour où nous étions postés, on dominait toute la ville et un grand morceau de campagne en deçà et par delà. Les rouilles de l’automne tachaient déjà la vallée ; des voiles grises et brunes remontaient la rivière avec le flux, dont la barre rigide glissait comme une règle d’acier sur l’eau douce qui courait à sa rencontre. Des bancs d’écume, pareils à des toisons de brebis, nageaient dans le sillage des barques. L’air n’avait pas un frisson. Le ciel était d’un bleu de lavande fanée, d’un bleu frêle et mourant d’arrière-saison, et, dans ce ciel virgilien, montait, droite et massive, la vieille tour carrée du Baly, veuve de la belle flèche à jour qu’elle avait reçue en 1643 et pour laquelle on n’avait pas employé moins de dix mille ardoises, de dix-huit cents kilos de plomb et de cent cinquante-huit chênes rouvriers provenant des forêts de Landebaëron. Nous ne la quittions pas des yeux. Telle était la limpidité de l’atmosphère que nous aurions pu compter les spires de ses balustres et les gargouilles monstrueuses pointées comme des caronades à ses angles. Mais, plus encore que nos yeux, nos oreilles étaient avidement tendues vers la tour. J’avais communiqué mon ardeur à mes hommes ; tous brûlaient de se distinguer et guettaient avec impatience le signal convenu, les deux sons de la grosse horloge du Baly…

Baoum !… Baoum !… Tel un couple de pingouins, les deux sons fatidiques plongèrent l’un après l’autre dans la nappe azurée de l’éther.

— À l’assaut ! criai-je.

Et, Cornic hissant Peusaint, les plus grands faisant la courte échelle aux plus petits, nous nous trouvâmes en un clin d’œil sur le mur du bonhomme.

Bobinet avait tout prévu : Piphanic était sur sa terrasse, un Piphanic légèrement affaissé, par exemple, et qui nous déçut tout d’abord par le contraste que faisait la mélancolie de son attitude avec sa pétulance des jours passés. La tête basse, les mains derrière le dos, il tournait silencieusement autour de son boulingrin en attendant que son dîner fût servi, car il tenait aux habitudes de l’autre siècle jusque dans la table, dînait à trois heures et soupait à onze pour s’aller coucher ensuite jusqu’à midi.

Par les croisées, laissées grand ouvertes à cause de l’exceptionnelle douceur de la température, on apercevait l’intérieur de la pièce où dame Brigitte, sur un guéridon en bois des îles tendu d’une fine nappe damassée au chiffre de son maître, disposait les éléments de sa frugale réfection : le soleil y pénétrait obliquement et en ravivait les élégances un peu fanées ; les boiseries, de ce blanc spécial appelé blanc des carmes qui tire sur le gris-foncé, étaient relevées de trumeaux en camaïeu bleuâtre représentant des natures mortes et des collations champêtres dans le goût de Boucher ; le plafond, d’un bleu plus tendre que les camaïeux, mais craquelé par endroits, avait conservé son aimable couronne de roses mousseuses ; des consoles en bois doré supportaient à chaque coin des pièces d’argenterie ou de vermeil, drageoirs, compotiers, bonbonnières, et le restant d’un de ces services en porcelaine artificielle de Saint-Cloud qui furent quelque temps à la mode sous le Régent ; le parquet, en point de Hongrie délicatement ajusté, disparaissait sous une profusion de bergères, veilleuses, vis-à-vis, cabriolets, paphoses, etc., chefs d’œuvre de l’ébénisterie galante du xviiie siècle, dont chacun semblait garder l’empreinte voluptueuse d’un beau corps et signifiait à sa manière que nos aïeux ne séparaient point les plaisirs de la table des plaisirs plus raffinés de l’amour.

Indifférente aux souvenirs qui peuplaient cette jolie pièce, plus semblable à un boudoir qu’à une salle à manger, et y faisaient flotter je ne sais quel impalpable relent de poudre à la maréchale, dame Brigitte promenait d’un meuble à l’autre sa replète personne et son plumeau, redressait le couvert, battait un fauteuil ou un tabouret et, de temps en temps, par l’une des croisées grand’ouvertes, glissait un furtif coup d’œil vers Piphanic, qui continuait de tourner comme un cheval de manège autour de son boulingrin écorné.

Cet innocent espionnage, où l’inquiétude avait peut-être plus de part que la curiosité, s’expliquait assez bien par l’étrange métamorphose que nous avions nous-mêmes observée dans les façons du bonhomme. Évidemment, les nouvelles n’étaient pas bonnes ; la Restauration, une fois encore, s’était achoppée au mauvais vouloir de l’Assemblée Nationale ; le carrosse monarchique, en route pour Versailles, avait dû tourner bride au premier relais, et Piphanic, quelque peu désarçonné par cette disgrâce imprévue, n’avait pas eu le temps de rebondir en selle et de repartir pour le pays d’Utopie.

Ces réflexions — ai-je besoin de le dire ? — ne me sont venues que plus tard. Et, quand nous les eussions faites sur l’instant, il ne faut pas connaître le farouche égoïsme des enfants, leur cruauté insouciante, pour croire qu’elles nous eussent empêchés de baisser seulement le ton d’un degré.

Jamais, au contraire, et conformément à l’ordre de Bobinet, nous ne poussâmes notre cri de guerre avec un ensemble, une vigueur, un entrain plus remarquables. Nous y allâmes, comme on dit, à pleins poumons. Et je vois encore Piphanic, éveillé de son atonie par nos hurlements de Comanches, s’arrêtant de tourner autour de son boulingrin pour faire face à l’ouragan, balançant son grand nez en bec de corbin et n’ayant plus dans les yeux ce pétillement de belle humeur, cette vivacité guillerette qui nous amusaient tant autrefois, mais nous montrant un regard humble, noyé et qui semblait demander grâce ; les deux ailes de son madras pendaient lamentablement ; sa robe de chambre retombait à plis mornes… Allons ! on nous avait changé notre Piphanic ! Et nous avions beau multiplier nos « Piphanic ! Piphanic ! Henri V est arrivé ! » le vieux barbon demeurait immobile au lieu de courir comme autrefois à sa lunette et de la braquer dans la direction du Baly pour voir si le drapeau de ses rêves, le blanc gonfalon de Jeanne d’Arc et de saint Louis, n’y avait pas remplacé enfin l’odieuse loque tricolore qui s’obstinait depuis quarante-trois ans au sommet de l’église paroissiale.

Ah ! oui, on nous l’avait changé, notre Piphanic ! Et, gagnés d’une vague inquiétude, nous commencions à nous demander si Bobinet, las de faire endéver Piphanic, n’avait pas voulu intervertir les rôles et nous prendre à notre tour pour plastron. Ce genre de plaisanteries à renversement ne s’accordait que trop bien avec la manière habituelle du fripon.

— Il n’y a qu’à s’en aller, dit tout haut Phulup, qui résuma l’impression générale.

Peu s’en fallut qu’on ne l’écoutât. Soilet et Cornic avaient déjà pris terre de l’autre côté du mur, quand une remarque de Vernal suspendit la retraite commencée : Piphanic se dégelait ; Piphanic se dirigeait vers le petit belvédère où il reposait d’ordinaire sa lunette d’approche la décrochait du mur, la vissait à son orbite, tout cela, il est vrai, si lentement, si tristement, avec un tel air de dire : « Oh ! vous savez, je n’y crois plus… Mais enfin il faut faire preuve de bonne volonté jusqu’au bout. Par exemple, c’est bien la dernière fois… » Et, tout à coup, changement à vue — un changement si subit et si radical que nous en demeurâmes bouche bée sur notre mur, zébédennés, comme on dit à Lannion, par la transformation qui venait de s’accomplir dans l’étrange personnage : sa figure, glacée de surprise, s’était brusquement illuminée d’une expression de joie extraordinaire ; ses mains tremblaient ; il prenait et quittait la lunette, frottait les verres et les refrottait, y appliquait l’œil droit, l’œil gauche, reculait, avançait, poussait toutes sortes de petits cris de perruche énamourée et, pour achever notre déroute, pinçant les pointes de sa robe de chambre en piqué blanc, se mettait à esquisser autour de son boulingrin un pas de rigodon-rigodette qui ne nous laissa plus aucun doute sur le dérangement de son cerveau.

Notre impression fut évidemment partagée par les compagnons ordinaires du bonhomme, encore qu’un commerce de plusieurs années les eût familiarisés avec ses manies, car nous vîmes le jardinier qui accourait d’un côté, dame Brigitte de l’autre, et tous deux qui levaient les bras au ciel pour invoquer la Providence.

— Eh bien ! Monsieur, criait Brigitte, qu’y a-t-il ? C’est-y la danse de Saint-Guy qui vous asticote ou bien l’herbe à gratter qui s’est glissée dans votre manche de chemise et qui vous donne des démangeaisons ?…

— Rigodon ! Rigodette ! continuait le bonhomme sans s’arrêter de fredonner ni de pirouetter autour de son boulingrin.

— Ah ! mon Dieu, dit Job, notre pauvre maître a la berlue. Il va falloir lui mettre la camisole.

— Eh ! marauds, riposta le bonhomme, c’est vous qui mériteriez la camisole et les étrivières de surcroît pour n’être pas mieux éveillés en pleins vêpres. Ma parole, vous dameriez le pion aux hulottes du Bois-Corbin… Viens ça, Brigitte, qu’est-ce que tu vois qui flotte au vent de l’autre côté du quai ?

— Où ça, Monsieur ?

— Sur la tour du Baly.

— Sur la tour ?

— Oui, sur la tour.

— Je vois comme qui dirait un torchon ou une serviette…

— Un torchon ! Une serviette, coquine !… Si tu ne veux pas que la joue te cuise, tâche de parler autrement du plus respectable, du plus noble, du plus glorieux symbole qu’il y ait au monde.

— Et comment voulez-vous que je dise, Monsieur ?

— Un drapeau, brigande, coquebine, pendarde, bourrique, un drapeau ou que la male-mort t’étouffe !

— Va pour un drapeau, Monsieur. Moi je croyais que les drapeaux étaient faits en trois couleurs…

— Ah ! Ah ! Ah ! dit le bonhomme avec un petit rire de vanité. Je n’ai donc pas la berlue, Brigitte ?… De quelle couleur est le drapeau que voici ?…

— Jaune, Monsieur, sur mon salut, il est jaune.

— Il est blanc, infernale gredine !…

— C’est donc qu’on l’aura mal lavé, Monsieur, ou qu’on l’aura trop longtemps gardé dans l’ormoire.

— On l’y a gardé quarante-trois ans, Brigitte, quarante-trois ans, deux mois et six jours, pour parler plus exactement, puisque nous sommes au 19 octobre de l’an de grâce 1873 et que S. M. Charles X a quitté la France le 15 août 1830.

— Vous m’en direz tant, Monsieur ! Le moine doit répondre comme l’abbé chante. Monsieur a raison : un mors doré ne fait le cheval ni meilleur ni pire ; jaune ou blanc, un drapeau est un drapeau, et il est bien vrai qu’il n’y a que l’œil du maître pour engraisser le roussin. Du moment que Monsieur…

— Brigitte, dit doucement Piphanic, ne répandez point toute votre sagesse d’un coup… Job, mon garçon, quand tu continuerais jusqu’à demain de bâiller comme un four, cela n’avancerait pas nos affaires… Parbleu, mes amis, vous êtes de grandes bêtes tous les deux, puisque vous ne comprenez pas que, si le drapeau blanc flotte à la tour du Baly, c’est que la République a fait ses paquets et que S. M. Henri V est remonté sur le trône de ses pères… Brigitte, vous avez cinq minutes pour brosser mon habit et m’équiper de pied en cap… Allez mettre votre livrée, Job… Prenez la grande gibecière et bourrez-la de tout le billon que vous trouverez : ces galopins méritent une récompense…

— Eh ! quoi, Monsieur, dit Job, nous sortons ?…

— Mon ami, dit Piphanic, on croirait, à vous entendre, que j’abuse… Il me semble que moi aussi, après quarante-trois ans, deux mois et six jours passés dans la retraite, j’ai gagné le droit de me dégourdir un peu les jambes… Je suis curieux de voir comme sont faits les nouveaux sujets de Sa Majesté et il ne me déplairait pas d’offrir mes hommages à son représentant et à Messieurs du corps municipal…

J’ai transcrit ce petit dialogue aussi fidèlement que je l’ai retenu : je ne l’ai coupé d’aucune réflexion personnelle et, pourtant, Dieu sait si nous en faisions de singulières, là-bas, de l’autre côté du mur où nous retenait une curiosité mêlée de stupeur.

C’était si imprévu, si extraordinaire, ce qui venait de se passer ! Car le bonhomme n’avait pas la berlue, comme nous le pensions nous-mêmes tout d’abord ; il était parfaitement vrai que les trois couleurs avaient disparu de la tour du Baly et que flottait à leur place quelque chose qui était peut-être une serviette ou un torchon, pour parler comme la digne Brigitte, et dont l’étamine n’avait pas la couleur immaculée de la neige, mais qui, enfin, à cette distance, ressemblait assez bien au drapeau blanc. Henri V était-il remonté sur le trône, ainsi que le croyait Piphanic, ou s’agissait-il d’une mystification de Bobinet ? Profitant, comme disait l’ancien droit, des facultés, licences et privilèges afférents au ministère d’enfant de chœur, s’était-il introduit dans la tour et y avait-il exécuté de son chef la substitution d’un drapeau à l’autre ? Tout pétri de malice que fût le garnement, il nous fallait faire effort pour croire à un calcul si audacieux et qui passait de si loin la portée de ses mystifications ordinaires. De toutes façons, d’ailleurs, et que l’auteur de la substitution fût Bobinet ou un autre, le miracle désiré était sur le point de s’accomplir : Piphanic, — l’extraordinaire « émigré à l’intérieur » qui, en quarante-trois ans, deux mois et six jours, n’avait pas mis une seule fois le pied hors de chez lui, — Piphanic allait sortir, descendre en ville, se mêler à ses concitoyens !…

Le jardin avait sa porte cochère sur l’ancienne route de Morlaix, à l’entrée même de Kerampont : dégringoler du mur, courir route de Morlaix et nous poster devant l’huis fut l’affaire d’un instant.

C’était jour de marché. La présence des campagnards, le va-et-vient des guimbardes et des chars-à-bancs, les appels des marchands forains donnaient à la petite ville une animation inaccoutumée et qui ne pouvait que confirmer Piphanic, le cas échéant, dans son idée qu’un grand événement politique venait de s’accomplir. Ah ! si Bobinet était l’auteur de la machination, on pouvait dire qu’il l’avait combinée avec une sûreté, une expérience, un savoir-faire vraiment incomparables ! En dépit d’un si beau plan, je n’osais croire que les choses iraient jusqu’au bout et que tout succéderait au gré du diabolique garnement.

La porte cochère s’ouvrit : sur le seuil, Piphanic parut.

Je le vois encore : une cocarde de basin blanc au chapeau, la croix de Saint-Louis épinglée au côté gauche, sa canne à pomme d’or sous le bras, leste et pimpant dans son habit bleu-de-roi à grandes basques, sa culotte de Casimir, ses bas de soie chinée et son tromblon en poil de chèvre, il portait si gaillardement ses quatre-vingt-treize ans qu’un peu d’admiration transpira malgré nous dans le cri sarcastique dont nous saluâmes son entrée en scène :

— Piphanic ! Voilà Piphanic !

Au bruit, les boutiquiers et les chalands, si nombreux à pareille heure dans ce faubourg commerçant de la ville, se détournèrent vers le bonhomme. Personne n’en croyait ses yeux. L’arrivée du roi Grallon lui-même, monté sur une haquenée blanche, flanqué de saint Corentin et de saint Gwénolé, n’eût pas causé plus d’aria. Depuis près d’un demi-siècle, aucun Lannionnais, à l’exception des morveux de notre âge, n’avait aperçu Piphanic ; ce mort vivant, qui sortait de son tombeau sans dire gare et reparaissait tout à coup dans les rues de Lannion après quarante-trois ans d’absence, y faisait proprement l’effet d’un autre Lazare de Béthanie, et peu s’en fallait qu’on ne se signât sur son passage comme sur celui d’un revenant.

Tout le faubourg était sur pied ; les gens s’appelaient d’une maison à l’autre :

— Venez voir ! Piphanic qui est ressuscité ! Piphanic qui vient à la rencontre d’Henri V !

On s’écrasait aux fenêtres et sur le pas des portes.

Le premier moment de stupeur passé, ce fut un feu roulant d’épigrammes et de brocarts : l’équipage du bonhomme, ses gants de soie violette, sa perruque poudrée à frimas, la petite queue qui lui battait dans le dos, le col qui lui montait jusqu’aux oreilles et cet extravagant tromblon en poil de chèvre dont il touchait les bords pour saluer, il n’y avait pas un détail de ce costume qui ne fût texte à plaisanterie…

Indifférent à la risée universelle ou l’interprétant pour l’expression de l’allégresse populaire, Piphanic, sa canne sous le bras, continuait son train de somnambule. Il ne prenait point garde que les hommes et les choses avaient changé autour de lui et peut-être l’eût-on bien étonné si on lui avait dit que, tandis qu’il boudait son temps et s’immobilisait dans le regret du passé, la terre n’avait point cessé de tourner, le soleil d’éclairer, les idées de germer, le monde de se transformer. Le ravissement où il était plongé lui ôtait tout discernement ; il ne voyait point qu’il était devenu un étranger dans sa ville natale et qu’il n’y avait plus rien de commun entre ses concitoyens et lui. De ceux-là, bien peu s’attendrissaient sur l’innocente folie du bonhomme. Le plus grand nombre faisait chorus avec les gamins qui lui aboyaient aux chausses et qui s’étaient grossis entre temps de toute la canaille de Kerampont. Jamais nous n’avions été à pareille fête, d’autant qu’à trois pas en arrière, raide et sec comme un automate, le brave Job Penanhoat ne cessait de plonger dans la gibecière au billon qui carillonnait à sa ceinture…


— Allons, les enfants, disait Job : un peu de « nerf » pour faire plaisir à mon maître !

— Vive Henri V ! poussions-nous d’une seule voix.

— Hardi ! Plus fort ! disait Job.

— Vive Henri V ! reprenions-nous à nous décrocher la mâchoire.

Et Job, magnifique, lançait « à l’alligrappe » une nouvelle poignée de gros sous. C’est dans ce hourvari que nous traversâmes le pont Saint-Anne et le quai d’Aiguillon. Piphanic rayonnait ; son premier coup d’œil, en arrivant sur le pont, avait été pour le clocher du Baly où continuait de flotter le blanc gonfalon de ses rêves. Pourtant, à y bien regarder, il semblait que de confuses silhouettes s’agitaient sur la plate-forme de la tour ; mais notre cortège, pour gagner l’Hôtel de Ville, venait d’opérer une conversion à droite, et la tour fut de nouveau masquée par les toits pointus et les pignons ardoisés des maisons de la rue du Port. Tant moutards que badauds, nous étions bien une centaine qui courions à ce moment derrière Piphanic. Grognant, sifflant, criant, riant, « se culebutant », à la manière des passereaux du fabuliste, le gros du bataillon était parvenu sans autre anicroche à la hauteur du Café des Cinq Cents Couverts, quand se produisit un incident qui changea tout à coup la face des choses : une bande de contre-manifestants, qui accourait en sens inverse de la nôtre et qui avait à sa tête un avocat de la localité nommé Rivoalan, déboucha par les escaliers de la place du Miroir en braillant la Marseillaise.

— Ça va chauffer, dit une voix à mon oreille.

C’était Bobinet. D’où sortait-il ? Comment ne l’avais-je pas aperçu plus tôt, taon harceleur, qui évoluait et vrombissait aux flancs de la contre-manifestation ?

— C’est toi qui as hissé le drapeau blanc sur l’église du Baly ? lui demandai-je à voix basse.

— Chut, me dit-il, le drapeau est enlevé : Rivoalan a été prévenu…

— Par qui ?…

Bobinet ne répondit pas ; il n’avait pas besoin de répondre : rien qu’à la façon dont il pinça les lèvres et cligna son œil gauche, je compris que ce dernier tour de gibecière était de son invention comme les autres. Mais combien il l’emportait en machiavélisme ! Cette idée d’opposer Rivoalan à Piphanic tenait proprement du génie. C’était l’eau et le feu mis en présence, deux éléments si antipathiques que de leur seul rapprochement devait résulter quelque chose d’extraordinaire dont le polisson se pourléchait par avance.

Ce Rivoalan était connu pour le chef des Rouges, ainsi qu’on appelait à cette époque tous les républicains sans distinction.

Gros et court, avec des yeux qui lui sortaient de la tête et un masque ravagé où la variole avait ouvert des milliers de petits cratères, il affectait dans sa mise le débraillé d’un tribun et accompagnait ses propos de grands gestes déclamatoires qui lui faisaient une manière d’éloquence fort goûtée du menu peuple.

Jamais nous ne l’avions vu si congestionné : sa figure flamboyait d’indignation. Surpris et un peu désorienté par l’entrée en scène des nouveaux manifestants, Piphanic avait tiré sa tabatière et humait une prise de macouba pour se donner une contenance. De son côté, l’avocat Rivoalan, si violente fût son exaltation, ne considérait pas sans une stupeur bien compréhensible l’étrange personnage qui lui barrait la chaussée. Au grand âge du bonhomme et à sa mise excentrique, un autre se fût senti désarmé. Rivoalan n’était point mauvais dans le fond, mais il fallait le connaître autrement qu’à l’habit, de quoi se souciaient assez peu les ultras de la noblesse et du clergé qui, volontiers, tant il leur était en abomination, l’eussent chargé de tous les péchés d’Israël : ne disait-on point qu’il avait fait partie de la Commune, trempé dans les massacres de la Roquette et de Sainte-Pélagie, mais qu’il avait eu le bon esprit de déguerpir à temps et de se procurer un alibi qui l’avait sauvé du Conseil de guerre ?

Ces calculs d’intérêt n’étaient point dans le caractère du personnage, lequel avait bien des défauts peut-être, mais non celui de biaiser avec ses opinions. C’était un homme d’une seule pièce, extrême en tout, qui vivait dans une effervescence continuelle et qui demandait son chocolat du même ton que l’on crie : au feu ! Tant que l’Empire avait duré, il n’y avait pas eu de plus véhément impérialiste : d’un saut, l’Empire tombé, il avait passé au jacobinisme. Tout ce qu’on peut dire d’un si brusque changement, c’est que Rivoalan manquait de nuances et n’avait pas le sentiment des transitions. Encore était-ce moins sa faute que celle de la nature qui l’avait ainsi façonné qu’il ne pouvait rien faire ni rien dire de sens rassis. Enfant, il épouvantait son entourage par la violence de ses emportements qui n’avait d’égale que la violence de ses repentirs : on l’avait vu, tout ruisselant de larmes, se jeter au cou d’un petit vagabond qu’il venait de traiter de turc à more et lui ingurgiter de force son goûter par manière de réparation. Avocat, il avait de tels éclats de voix, il martelait la barre d’un poing si furibond que le greffier du tribunal, M. Videloup, qui souffrait d’une affection cardiaque, avait préféré vendre sa charge que de s’exposer davantage à des commotions dont il sortait anéanti. Les domestiques fuyaient sa maison comme la peste ; il n’avait pu s’attacher qu’un grison, sourd comme un pot, et qui le laissait tempêter à son aise, puisque aussi bien la tempête était son état normal. Et la tempête, ce n’est pas assez dire : au vrai, dans cette tête volcanisée, les mots bouillaient comme des laves ; ils n’en sortaient pas, ils en explosaient !

Ce fut le cas, cette fois encore. Dès qu’il eût fini de considérer Piphanic, Rivoalan bondit jusque sous le nez du bonhomme et, mettant à son cri toute la vigueur qu’il put trouver au fond de sa poitrine caverneuse :

— Vive la République, Monsieur ! vociféra-t-il.

— Monsieur, dit doucement Piphanic sans reculer d’une semelle, qui êtes-vous ?

— Il me demande qui je suis, répliqua le fougueux avocat en croisant les bras et en secouant vers ses hommes sa crinière à la Danton. Qui je suis ?… répéta-t-il. Pardieu ! Nous allons rire. Et vous-même, qui êtes-vous, avec votre livrée de mardi gras et votre cocarde de muscadin, pour vous permettre de me demander qui je suis ?

— Monsieur, dit poliment le vieillard, sans plus hausser le ton que s’il eût parlé au coin de sa cheminée, encore que vous ne m’ayez point fait l’honneur de répondre à ma question, je veux bien vous apprendre que je m’appelle Epiphane Rousselot de Porlazou, noble homme, chevalier de Saint-Louis, et je prends la liberté de vous faire remarquer qu’il n’est pas très prudent de votre part — outre l’inconvenance manifeste — de choisir un jour comme celui-ci pour brailler la Marseillaise par les rues, quand les lys viennent d’être restaurés et que le drapeau de la légitimité flotte, pour la première fois depuis quarante-trois ans, dans le ciel de notre malheureuse patrie…

— Il l’avoue ! Il l’avoue ! hurla triomphalement Rivoalan… Pardieu ! citoyens, ce n’est pas moi qui le lui ai fait dire. Vous l’avez tous entendu : ce suppôt de la légitimité confesse que c’est lui qui a fait enlever du Baly le glorieux drapeau tricolore de la Révolution !… Trop débile ou trop lâche pour l’enlever lui-même, il se vante publiquement d’avoir suborné à prix d’or de malheureux artisans pour accomplir à sa place cette œuvre d’obscurantisme et de réaction ! Son cynisme ne connaît pas de bornes. Non content…

— Monsieur, interrompit le bonhomme, je n’ai point dit un mot de tout cela…

Mais l’avocat était lancé, et les grêles protestations du vieillard se perdaient dans l’ouragan de cette voix d’airain — ferrea vox — qui éveillait toutes sortes d’échos dans la populace groupée autour des deux adversaires. On applaudissait ; on criait : « Vive Rivoalan ! À bas Piphanic ! » La police locale, éveillée enfin de sa léthargie, accourait vers les manifestants ; mais, représentée par deux agents flegmatiques, ennemis-nés des bagarres et des horions, elle était tout de suite débordée, noyée, réduite à l’impuissance… L’avocat Rivoalan, par bonheur, touchait à sa péroraison. Elle fut sublime comme le reste et fit d’autant plus d’impression sur la foule que le gaillard avait réservé pour cette partie de son discours un effet absolument inattendu. Saisissant le balai d’égoutier que portait un de ses hommes, il le brandit devant Piphanic suffoqué, et l’on vit, qu’à sa hampe flottait un chiffon blanc odieusement maculé.

La foule, enthousiasmée, battait des mains, ricanait, huait Piphanic.

— Le voilà, votre drapeau blanc ! criait en même temps Rivoalan, qui, de sa main restée libre, avait happé Piphanic par le collet de son habit et l’entraînait vers la place du Miroir d’où l’on apercevait la tour de l’église paroissiale. Voilà le cas que nous faisons de ce drapeau des émigrés et des chouans ; il n’est bon qu’à balayer le ruisseau. Notre drapeau à nous, le drapeau de Danton, de Saint-Just et de Camille Desmoulins, c’est le drapeau qui flotte en plein ciel, là-haut ; c’est le drapeau du Dix-Août et de la Révolution… Saluez tous, citoyens !…

Une grande acclamation monta vers le sommet de la tour que désignait le geste emphatique de Rivoalan, et, quoiqu’il en eût, les regards de Piphanic se portèrent dans la même direction. Le bonhomme, qui n’avait point bronché jusqu’à ce moment et au plus fort de l’accès oratoire du verbeux avocat, fut pris d’éblouissement et chancela sur ses petites jambes : c’est que Rivoalan avait dit vrai et que les trois couleurs flottaient derechef au sommet de l’église paroissiale. Job s’était précipité et soutenait son vieux maître qui ne pouvait détacher ses yeux de l’emblème détesté. La foule avait cessé ses cris ; une sympathie confuse s’éveillait en elle pour le pauvre halluciné, et l’avocat lui-même commençait à comprendre que son amour de l’hypotypose l’avait entraîné un peu loin…

— Vite, une chaise ! commanda-t-il à un de ses hommes.

Il n’avait pas fini de parler que quelqu’un fendait la foule avec la chaise commandée.

Bobinet ? dites-vous. Parfaitement, Bobinet en personne.

Regrettait-il sa faute lui aussi et pensait-il la racheter à force de prévenances et d’attentions ? Toujours est-il qu’après Job et l’avocat Rivoalan il n’y eut pas de plus empressé à donner ses soins au bonhomme que l’effronté garnement. Piphanic n’avait pas perdu connaissance, mais il comptait quatre vingt-treize hivers, qui sont un âge où la pauvre machine humaine, pour si bien conservée soit-elle, n’a plus le ressort de la jeunesse. Un des agents courait chercher le médecin ; l’autre, précédant Rivoalan et Job qui portaient Piphanic sur sa chaise, leur frayait un passage vers le Café des Cinq Cents Couverts. Bobinet suivait avec le tromblon du bonhomme qu’il avait ramassé à terre. Mais l’habitude était plus forte et il ne put faire qu’il ne s’en coiffât en chemin, ce qui lui donnait une si drôle de figure que nous en perdîmes toute retenue.

Dieu m’est témoin pourtant que j’avais plus envie de pleurer que de rire. Si Piphanic, victime de notre malice infernale, allait décéder céans ! J’étais entré dans le café sur les pas de Bobinet : Piphanic avait été couché sur une banquette, la tête soutenue par deux oreillers : il gardait les yeux grand ouverts et ne paraissait pas souffrir autrement. Mais il y avait dans son regard je ne sais quoi d’inquiet et d’effaré, cette expression qu’on voit au regard des dormeurs éveillés en sursaut ; il nous dévisageait les uns après les autres comme si c’était la première fois qu’il nous avait rencontrés ; ses yeux faisaient le tour de la pièce, puis se portaient curieusement à travers les carreaux sur la foule qui assiégeait la chaussée. Hommes et choses, on eût dit qu’il ne reconnaissait plus rien, qu’un bandeau les lui avait cachés jusqu’à ce moment et que le bandeau venait seulement de tomber…

Le médecin arriva presque tout de suite ; il examina le bonhomme, le palpa, l’ausculta… J’attendais son diagnostic avec une réelle anxiété…

— Rien… Je ne vois rien, finit-il par prononcer… Un peu de fatigue seulement, une émotion trop vive… Il est vrai qu’à l’âge de Monsieur…

Le reste se perdit dans sa cravate. Mais, du coin où je me tenais tapi, j’en avais assez entendu et je respirai de telle sorte, avec une si bruyante expression de contentement, que j’attirai l’attention du vieux Job. Il parut s’apercevoir en même temps de la présence de Bobinet.

— Satanés gamins… Jusqu’ici !… Voulez-vous bien déguerpir… C’est vous qui êtes cause de tout avec vos bêtes de cris…

— Job ! dit une voix grêle.

— Monsieur…

— Ne brutalise pas ces enfants… Laisse-les approcher…

Nous n’en croyions pas nos oreilles, Bobinet et moi.

— Approchez donc ! tonna l’avocat Rivoalan.

Au vrai, je tremblais de tous mes membres, et Bobinet, en dépit des grimaces auxquelles il s’ingéniait, ne paraissait pas plus rassuré… Nous obéîmes pourtant… Le vieillard nous regarda l’un après l’autre…

— Petits, nous dit-il, je vous remets… C’est vous, d’autres aussi, n’est-ce pas ?… qui veniez me crier par-dessus mon mur : « Henri V est arrivé ?

— Oui, Monsieur Piphanic, avouâmes-nous en rougissant…

— Et Henri V n’est pas « arrivé », continua le bonhomme… Le drapeau blanc du Baly n’était qu’une attrape… Vous m’avez pipé, petits…

— Nous ne le ferons plus, Monsieur Piphanic, déclarai-je dans toute la sincérité de mon âme.

— Au contraire, petits, il faudra recommencer…

— Monsieur !… interrompit Job, qui pensa que son maître n’avait plus sa présence d’esprit.

— Paix là ! dit le bonhomme… Il faudra recommencer, petits… Seulement, cette fois, vous ne me piperez plus et vous ne viendrez me crier : « Henri V est arrivé » que quand vous serez bien assurés du fait…

— Oui, oui, dîmes-nous avec empressement.

— Attendez ! Je n’ai pas fini, continua le bonhomme… Je ne vous ai pas dit où il faudra me porter la nouvelle…

— Où vous voudrez, Monsieur Piphanic…

— Bien répondu, petits… Oh ! ce n’est pas très loin d’ici… Vous n’aurez pas tant de chemin à faire que pour grimper à Kerampont… Et vous reconnaîtrez facilement l’endroit : c’est au cimetière Saint-Nicolas, deuxième allée à gauche, si l’on a respecté les anciennes dispositions, un caveau de famille au nom des Rousselot… J’y ai conduit, voilà quelque soixante ans, ma défunte mère Fanchon… La bonne femme me fera bien une petite place pour dormir à son côté…

Au cimetière !… Un caveau !… Nous ouvrions des yeux épouvantés… Évidemment Piphanic délirait.

— C’est bien entendu ? dit le vieillard. Vous avez bien compris ?… On trompe un pauvre vivant ridicule comme le bonhomme Piphanic : on ne se joue pas d’un mort… Petits, M. de Voltaire n’était point un cagot : nonobstant il croyait dans l’immortalité de l’âme. Je suis assez de son avis, et l’immortalité fait trop bien mon affaire pour que je la raye de mes papiers… Et donc voilà qui est dit : le jour que vous ouïrez la grande nouvelle, qu’il n’y aura plus de tricherie possible et qu’on ne risquera plus de se heurter dans les rues aux bacchanales de messieurs les sans-culottes, ce jour-là, petits, vous prendrez vos cliques et vos claques, vous monterez à Saint-Nicolas, vous chercherez la deuxième allée à gauche, vous vous pencherez sur le caveau et vous direz, tout d’un trait, comme autrefois : « Piphanic ! Piphanic ! Henri V est arrivé !… » Les morts ont l’oreille fine. N’ayez souci : je vous entendrai…

Ma foi, nous pleurions tous comme des veaux, y compris l’avocat Rivoalan qui ne pouvait rien faire comme tout le monde et se mouchait avec un bruit de sac de pommes de terre qu’on vide le long d’un escalier… Seul, Piphanic gardait son petit sourire ironique…

— Docteur, demanda-t-il au médecin, j’aimerais fort mourir dans mon lit. Ne peut-on me transporter chez moi ?…

— On a commandé une voiture, dit le docteur. Votre état n’est nullement désespéré.

— Amen ! dit le bonhomme… Qui vivra verra… Job, continua Piphanic, prenez ma bourse dans la poche de mon habit et donnez un écu à chacun de ces enfants pour qu’ils s’achètent des pastilles… Et tâchez de tenir parole et d’être exacts au rendez-vous ! nous dit-il encore avec un petit geste de menace…

Je pris l’argent, pour ma part, sans trop savoir ce que je faisais ; mais, à la grimace de Bobinet, il me parut qu’il était bien capable de trouver dans les recommandations suprêmes de notre victime matière à quelque farce posthume de son invention.

La voiture — un antique berlingot à soufflet — s’était rangée près du trottoir et l’on s’occupait d’y hisser Piphanic. L’avocat Rivoalan voulait y convoyer le bonhomme. Celui-ci remercia de la main, et le cocher toucha légèrement ses bêtes qui prirent le petit pas… La foule gardait un silence respectueux. Beaucoup pleuraient. Soudain des rires étouffés coururent de rang en rang et je fus gagné moi-même d’une involontaire hilarité : tandis qu’on hissait le bonhomme dans sa voiture, la main sacrilège d’un loustic — hélas ! est-il besoin de le désigner plus expressément ? — avait planté sur la capote du berlingot le balai des contre-manifestants, le balai d’égoutier portant à sa hampe le drapeau blanc maculé d’ordures, et c’était sous ce pavillon dérisoire que le pauvre Piphanic, ruiné de corps et d’esprit, rentrait dans sa thébaïde de Kerampont…

Un mois après, il en sortait, comme il avait dit, pour rejoindre sa mère Fanchon au cimetière Saint-Nicolas. Henri V ne « revint » jamais et je n’eus pas à rendre visite au pauvre Piphanic ; mais je ne jurerais point que ce diable de Bobinet ait eu le même respect de la parole donnée et qu’il n’ait pas fait la farce d’aller quelque soir crier sur la tombe du bonhomme :

« Piphanic ! Piphanic ! Henri V est arrivé ! »




II


PROSPER

OU UN COLLÈGE MUNICIPAL EN 1875




À Alexandre Martot.


Je vieillis ; ce siècle est maussade et le mérite n’y rencontre plus qu’indifférence. Ainsi et quoique j’aie consumé de longs mois à colliger les éléments d’une Vie d’Yves-Marie Bobinet, je sens que je n’écrirai pas cette vie. Mais je rapporterai de l’illustre chenapan une dernière aventure qui se passa aux alentours de sa quinzième année et qui devrait suffire à préserver sa mémoire des injures de l’oubli.

C’était le temps que Bobinet venait de commencer ses humanités au Collège municipal de Lannion. Il ne devait point les mener au-delà de la seconde, car le collège n’était pas de plein exercice et les parents d’Yves-Marie caressaient toujours l’ambition de le donner pour successeur à son père dans la charge de sacristain ; mais le préjugé de l’éducation classique était fort répandu à cette époque dans la petite et moyenne bourgeoisie lannionaise, voire chez les cultivateurs aisés de la région. Aux yeux même des familles qui n’appétaient point pour leur progéniture l’hermine du magistrat ou le plumet du saint-cyrien et qui la destinaient tout bonnement au commerce de l’épicerie ou à la confection des gilets de flanelle, Lhomond et Burnouf gardaient un mystérieux prestige : barbares semblaient les lèvres qui n’avaient point été frottées de leur miel.

Il arrivait ainsi qu’au Café du Paon couronné, quand ils faisaient leur partie, le maître-zingueur Petit-Fitel et le corroyeur Jean Briz citaient Virgile, Horace et quelquefois Homère ; des plaisanteries, que n’entendraient plus les générations nouvelles, saluaient la chute du manillon et, si la frétillante Madame Calvé, de son nom de jeune fille Irma Cadras, passait à ce moment sur le trottoir, on était sûr qu’il se trouverait quelque humaniste pour régaler l’assistance du féroce à peu près : « Calvé, née Cadras » (cave ne cadas), qui avait couru tout l’arrondissement à l’époque du mariage de cette jeune beauté avec son barbon. Les champs luttaient d’émulation avec la ville. Témoin ce bon pied-bot de Guil-ar-Bivic qui, chaque année, à Trégastel, du seuil de sa métairie, me souhaitait la bienvenue en grec, en latin et en bas-breton :

Χαἴρε ! Ave ! Dematid, Jarlez !…

Guil était un simple maître de labour. Il représentait la tradition expirante. Ô temps où ses pareils, dans l’aube perlée de l’avril naissant, déclamaient les Géorgiques en gouvernant leur araire, — l’antique araire féodal au soc en forme de cône ! Leurs fils, par les glèbes, conduisent des brabant-double et des tilburys automobiles ; le Mérite agricole s’épanouit à leurs boutonnières ; ils sont radicaux et libre-penseurs. Mais, avec le grincement du vieil araire paternel, s’est tue dans nos campagnes la douce voix virgilienne ; l’ajonc national ne pousse plus de fleurs latines.

Vous-mêmes, Jean Briz, Petit-Fitel, derniers survivants de ces âges fabuleux, peu s’en faut que vous ne rougissiez de vos hoquets d’humanisme comme d’une incivilité. Et je sais bien que cet humanisme n’était point celui d’un Ficin ou d’un Chrysoloras ; les professeurs du collège, qui distribuaient l’instruction aux enfants de la bourgeoisie lannionnaise, ne sortaient point du grand séminaire laïque de la rue d’Ulm. Mal payés, médiocrement considérés pour la plupart, si l’on en excepte deux ou trois comme M. Limon et M. Boullaouëc, qui avaient fini par s’imposer au respect des familles, on sentait qu’ils n’avaient pris ce métier de professeur que comme un pis-aller. Mais il en était ainsi presque partout, à la fin de l’Empire et dans les premières années de la troisième République, du personnel enseignant des collèges communaux. Lesdits collèges, jusqu’à l’institution des bourses de licence, méritèrent leur surnom de refugium peccatorum ; c’étaient comme une sorte de Légion étrangère de l’Université, où l’on incorporait bénévolement, pour peu qu’ils eussent un diplôme de bachelier, tous les ratés des autres carrières libérales.

Le collège de Lannion — qui comptait parmi les plus modestes de l’Académie — ne faisait point exception à la règle. Il s’y voyait les plus hétéroclites personnages du monde, tels que ce père Poupart, régent de huitième et l’un des gardes-nationaux que la province détacha au secours de Paris, lors des journées de Juin. Toute la vie de Poupart était restée suspendue à cette expédition ainsi qu’à un clou d’or. Il en parlait avec une complaisance intarissable ; le récit, dans sa bouche, s’en étendait d’année en année : à l’anecdote primitive s’ajoutait chaque fois quelque détail inédit et, sous ces alluvions continuelles, la promenade des gardes-nationaux avait fini par devenir l’un des grands événements de l’histoire de France. Ah ! si Louis-Philippe avait écouté Poupart ou plutôt si Poupart n’avait pas été rappelé dans ses foyers par les devoirs de sa profession ! Quand Poupart entrait aux Tuileries, le front de Louis-Philippe se déridait subitement.

— Amélie, disait le monarque à la reine, apporte trois verres : voilà Poupart !

Et la simplicité de cet accueil nous ouvrait des jours inattendus sur les mœurs des cours et le langage des souverains. Aussi bien et d’avoir vécu dans la familiarité des grands de la terre n’avait pas enflé le cœur de Poupart. La modestie sied aux héros. Habillé invariablement d’un velours marron à grosses côtes, guêtre jusqu’aux cuisses et chaussé de brodequins de roulier, Poupart courait le lièvre avec ses bassets tout le temps qu’entre ses classes il ne humait pas le piot chez Jacquette, à l’enseigne du Soleil-Levant. Un héritage l’avait enrichi vers la fin de sa carrière et il aurait pu jeter le bât du professeur ; mais l’habitude était la plus forte et notre homme continuait à enseigner aux petits Lannionnais rosa, la rose, et ses prouesses alternées de nemrod et de garde-national.

Tout autre était le père Calvé, régent de sixième et de cinquième classiques. Celui-là n’avait rien de guerrier. On disait qu’il avait été séminariste et il se pouvait bien en somme, tant il était gauche et emprunté. Mais cette gaucherie pouvait aussi trouver son explication dans l’otite récalcitrante dont il était affligé. Comment, avec cette infirmité, lourd, velu, quinquagénaire, avait-il encore compliqué sa vie d’une épouse plus jeune que lui de vingt ans et qui était cette même Irma Cadras dont le nom prêtait à un si déplorable à peu près ? C’était le secret du bonhomme et de sa fringante moitié, laquelle, sans doute, en raison de son passé orageux, eût éprouvé quelque peine à trouver ailleurs le placement de ses charmes. Avec l’âge, la timidité et la surdité du père Calvé n’avaient fait qu’embellir. Il était le pâtira, la cible, la tête de turc des collégiens. La plaisanterie la plus habituelle et qui se transmettait de génération en génération consistait à prendre le temps qu’un élève était absent de la classe pour lever la main et claquer des doigts de la façon que l’on sait en feignant un impérieux besoin de sortir :

— M’sieur ! M’sieur ! Permission d’aller embrasser votre femme, s’il vous plaît !…

— Mais puisque je vous dis qu’il y a déjà quelqu’un ! gémissait le malheureux sourd en secouant la tête. Attendez votre tour !…

Et le père Calvé, le père Poupart (nous leur donnions du « père » à tous) n’étaient peut-être pas les plus originaux de la bande. Comme, après la grande insurrection de 1830, tous les collèges de France avaient eu leur Polonais, ils eurent leur Alsacien en 1871, après l’annexion de Strasbourg et de Metz.

Notre Alsacien à nous s’appelait Wouvermann. Il mesurait cinq pieds six pouces et il jouait de la clarinette : on le bombarda professeur de solfège. Je doute si lui-même savait ses notes. Mais qu’était-il besoin d’un Marmontel ou d’un Savart pour nous enseigner le Petit Badinguet ? Wouvermann était patriote et républicain : cela suppléait à tout. Chaque soir, à quatre heures, il nous rassemblait dans une grande pièce du collège attenante à la gendarmerie. Et nous étions là quelque deux cents de tout âge et de toute taille à qui il faisait brailler en chœur :

Père et la mère Badingue,
À deux sous tout le paquet,
Père et la mère Badingue
Et le petit Badinguet…

Les vitres en tremblaient ; les chevaux des gendarmes, dans leurs boxes, derrière la cloison, piaffaient d’épouvante. Wouvermann donnait le ton sur sa clarinette et c’était tout le solfège qu’il nous apprenait.

La sainte horreur que j’ai conçue dès mon jeune âge pour la musique profane, assurément est-ce à ce gigantesque fils des Vosges que j’en suis redevable. Il domine encore mes souvenirs d’écolier ; c’est à peine si, à travers son épaisse carrure, j’entrevois ses autres collègues : Lozac’h, Marzin, Calvez, Kermadec et le père Limon, professeur de seconde, homme de savoir et de goût, qui tenait l’abbé Delille pour le plus bel esprit et le premier poète français de son siècle ; et le père Boullaouëc, professeur de mathématiques et d’anglais, à qui l’on ne pouvait guère reprocher que de s’étrangler dans ses théorèmes et d’ignorer totalement la langue de Shakespeare ; et ce couple étrange des Roisnel de la Boaxière, épave de l’armorial sombrée dans la bohème universitaire, lui, mince, blond, distingué, alcoolique et poitrinaire ; elle, que le bruit public donnait pour maîtresse au sous-préfet, attirante et distante tout ensemble, perverse et glacée et dont l’énigmatique beauté de sphinx blanc dégageait je ne sais quelle séduction polaire… Si présents qu’ils me furent autrefois, les uns et les autres vont s’effaçant de ma mémoire et il me faut faire effort pour les retrouver. Mais j’ai gardé, nette et précise, l’image de Casimir-Mamertin-Prosper Lespérut, professeur de 4e et de 3e géminées, de qui le souvenir est resté intimement lié dans mon esprit à celui d’Yves-Marie Bobinet. Lespérut rassemblait en sa personne toutes les qualités et les tares dont ses autres collègues n’offraient que des exemplaires dépareillés. Par là il s’élevait jusqu’au type et mérite peut-être que nous le considérions.

Représentez-vous, sous un feutre plus bosselé qu’un vieux chaudron, dans un ignoble carrick lie de vin, gonflé de livres et de copies, qui faisait sa vêture d’hiver et d’été, un gros homme dépenaillé de cinquante à cinquante-cinq ans, hissé sur deux grandes diablesses de béquilles dont les coussins lui relevaient les bras en forme d’anses, large de visage, haut en couleur, la lèvre grasse et sensuelle, ruisselante à toute heure de citations latines, les yeux petits, mais vifs, le front vaste, le poil gris, le cou sous le menton et le nez sur l’oreille, comme s’il humait toujours le vent d’une cuisine prochaine, le buste trop fort pour les jambes trop courtes, et dont l’une surtout, atrophiée, qui pendait dans le vide, avait l’air d’un battant de cloche en branle perpétuel.

Tel était Prosper Lespérut, — le père Prosper, comme on l’appelait, car son prénom avait fini par l’emporter sur son nom et s’était imposé à Madame Hortense Lespérut elle-même.

La chère dame ne brillait point par la distinction. Presque naine, noire et ratatinée, elle avait longtemps appartenu à la domesticité d’un château voisin ; un legs de ses maîtres et le modeste pécule amassé par elle sou à sou lui avaient fait une petite dot qui avait tenté Prosper. La dot était mangée depuis longtemps. Encore n’était-ce point de cette perte que s’affligeait le plus Hortense, qui demeurait toujours dans l’ébahissement qu’un si savant homme eût daigné l’élever jusqu’à lui. Mais, de ses origines ancillaires, elle avait gardé la passion des fourneaux bien récurés, des belliqueux tournebroches, des casseroles éclatantes et bombées comme des cuirasses d’or. Prosper, malheureusement, ne lui donnait guère l’occasion de conduire au feu cet escadron domestique, et le ménage, accablé de dettes, traînait une existence misérable et précaire ; son chef n’était presque jamais à la maison ; le café, les filles, dévoraient la moitié de son traitement : les arriérés consumaient le reste. Bref, Prosper était ce qu’on appelle à Lannion un foët-boutique, autrement dit un mange-bazar. Il vivait au jour le jour, sans souci du lendemain, et c’est ainsi qu’au moment où commence cette véridique histoire le ménage Lespérut n’était pas encore parvenu, au bout de dix grands mois, à s’acquitter envers M. Lefur, principal du collège, et à lui rendre son dîner de la Noël précédente.

Ce jour-là M. le Principal et Madame Lefur, de temps immémorial, priaient à leur table MM. les Professeurs du collège. Vu le grand nombre des convives, le couvert était dressé dans le parloir, décoré de compositions d’élèves et d’antiques gravures représentant le trépas d’Hippolyte, Hercule entre le Vice et la Vertu et le Serment du Jeu de Paume. Après le potage et les hors-d’œuvre, une dinde farcie aux pruneaux faisait, dans les bras de la servante Rosalie, son entrée pathétique autant qu’invariable et recevait à bout portant, chaque année, les mêmes plaisanteries et les mêmes compliments. M. Limon, le professeur de seconde, doyen du corps universitaire, ne manquait point à vanter ses formes callypiges, — plaisanterie un peu risquée dans ce temple de la Décence, mais qui passait à la faveur de l’habitude. Item, quand venait le tour des tranches d’andouilles sur purée de pommes, M. le Principal se serait cru déshonoré, s’il n’avait dit au premier convive mâle qu’il servait :

Mitto tibi metulas : cancros imitare legendo.

Salutem reddo, répondait le convive averti.

Et ces innocents badinages, arrosés d’un cidre de Keralzi capiteux, acheminaient l’assistance vers le dessert qui était le moment attendu par les dames, à cause des friandises et du Champagne, et par les hommes, à cause des cigares.

Les pipes n’étaient point autorisées par M. le Principal. Prosper, un jour, ayant tiré la sienne de sa poche, fut foudroyé par une apostrophe de M. Lefur qui lui reprocha vivement son goût immodéré pour un genre de distraction inconnu de Cicéron et de Quintilien. Vainement rétorqua-t-il que les anciens ne connaissaient pas non plus les cigares. Madame Prosper, au cours de la discussion, se faisait toute petite ; elle eût voulu disparaître sous la table et sa timidité d’ancienne domestique contrastait avec le souverain détachement de la blanche Madame Roisnel, visiblement absente de la conversation, et la désinvolture émoustillée de Madame Calvé à qui le Champagne donnait toujours des picotements dans les orteils, une envie folle de secouer ses jupes et d’envoyer la jambe sur les genoux de son voisin…

Il ne fallait pas moins que la présence de Madame Lefur, sa gravité, ses moustaches et le regard junonien qu’elle promenait sur l’assistance, pour contenir l’évaporée dans le sentiment de ses devoirs. Trois siècles de forte et sévère bourgeoisie s’épanouissaient dans la copieuse moitié de M. le Principal du collège qui, du haut de son arbre généalogique, avait bien quelque droit de considérer avec une certaine supériorité les épouses des subordonnés de son mari. Au reste, plusieurs des régents étaient garçons. On apprit dans la suite que, pour rétablir l’équilibre, le père Wouvermann était bigame, ayant épousé avant la guerre une Poméranienne et, après la guerre, une Flamande, qui s’ignoraient mutuellement. On ne lui connaissait pour le moment que la Flamande. Quand le pot aux roses fut découvert, notre homme se défendit comme un beau diable et jura que c’était par pur patriotisme qu’il avait planté là sa Poméranienne, n’entendant point associer plus longtemps ses jours à ceux d’une compatriote de l’affreux Bismark.

Le plus bizarre est qu’il trouva un jury pour lui donner raison ; mais Wouvermann perdit son cours de solfège et dut émigrer vers des cieux plus cléments. Il oublia en partant sa seconde femme ou peut-être qu’il la laissa en gage à ses créanciers : elle était assez bonnasse pour donner dans le godan. Sa naïveté passait toute imagination. Dans les premiers temps, Wouvermann se contentait de susurrer :

— Uchénie, tu ferais mieux dé té taire ; tu né dis que des pétises !…

Mais, à un dîner de Noël, elle demanda candidement à Madame Lefur l’adresse du charcutier qui lui fournissait ses andouilles. Madame Calvé faillit s’étrangler ; M. Limon toussa fortement ; Madame Lefur devint rouge, et les autres convives, à l’exception de Madame Roisnel, baissèrent le nez dans leur assiette. De fait, tout le monde savait à Lannion d’où venaient les andouilles de M. le Principal et qu’elles étaient prélevées par Madame Lefur sur les provisions de bouche des « pétras » ou pensionnaires à demi-tarif.

Les pensionnaires de cette sorte se distinguaient des pensionnaires à tarif plein en ce que l’administration du collège se contentait de les héberger et de tremper leur soupe. Ils étaient de beaucoup les plus nombreux et appartenaient presque tous aux campagnes voisines — d’où le sobriquet de pétras : leurs parents, se rendant en ville le jeudi, jour de marché, profitaient de l’occasion pour les ravitailler en pain frais, beurre, lard, andouilles, etc., et Madame Lefur, qui recevait en dépôt toute cette mangeaille, s’acquittait avec assez d’adresse de la répartition pour qu’il en restât quelque chose dans son garde-manger personnel.

Wouvermann, de retour chez lui, fournit sur ce point à Madame Wouvermann tous les éclaircissements désirables ; mais l’explication fut accompagnée d’un tel roulement de Tarteifle ! et de Mein Gott ! qu’ « Uchénie » jugea prudent de s’aliter aux approches des Noëls suivantes pour éviter de nouveaux pataquès.

— Singulière coïncidence ! disait Madame Lefur. Voilà deux années de suite que Madame Wouvermann tombe malade la veille de mon dîner !

— Elle est si déligate ! s’empressait de répondre son mari. Fus né bouvez bas fus imachiner à guel boint Uchénie est déligate ! Ché suis aux bédits soins bour elle et, malcré tout ce que je fais…

Madame Prosper enviait cette délicatesse, sincère ou affectée, et volontiers eût imité la femme du terrible Alsacien. Moins sotte ou plus réservée, elle n’était jamais à son aise dans le monde. Madame Lefur surtout, par sa solennité, son maintien supérieur de grande bourgeoise, glaçait la pauvre Hortense qui se sentait, sous ses yeux d’acier, redevenir l’humble meschine d’antan. Et là n’était point le plus fâcheux, car enfin, quoi qu’en pensât Uchénie, il est toujours facile de se taire ou d’ouvrir la bouche seulement pour répondre amen. Mais le caractère d’Hortense était tout l’opposé de celui de Prosper et, jusqu’au sein des plaisirs, elle ne pouvait se soustraire à l’appréhension du lendemain ; elle songeait que cette frairie noëlesque des Lefur n’était dans leur pensée qu’un prêté pour plusieurs rendus. Il n’y a point de petit profit et Madame la Principale était l’économie en personne. Son dîner annuel ne lui coûtait que la peine de le préparer ou quasi : ce qui n’en était pas prélevé sur l’ordinaire des pétras provenait — jusqu’à la dinde, — de générosités particulières ; il était rare qu’une fois le mois au moins quelque parent d’élève ne joignît pas aux provisions de l’enfant une moche de beurre, un poulet, une douzaine d’œufs à l’intention de Madame la Principale.

Heureuse Madame Lefur ! pensait Hortense, et que n’en était-il des femmes de professeurs comme des femmes de principaux ? Mais, quand une Madame Calvé ou une Madame Prosper « rendait sa politesse » à Madame Lefur, c’était bel et bien à deniers comptants, et le charcutier, le boucher, l’épicier entendaient qu’on les réglât séance tenante.

Hélas ! il y avait beau temps que ces fournisseurs avaient cessé de faire crédit aux Prosper sur leur bonne mine, et Hortense n’avait que trop raison de craindre. Les jours, les semaines, les mois s’étaient écoulés : ni au mardi-gras, ni à Pâques, ni à la Pentecôte, ni à la Saint-Jean d’été, ni à la Saint-Michel, veille des rentrées scolaires, ni davantage pour la Toussaint, suprême étape des fêtes chômées, elle n’était parvenue, malgré ses prodiges d’économie, à ramasser la somme qu’il fallait pour composer un menu présentable et traiter dignement ses invités.

Prosper ne se contentait pas de faire danser au cabaret les écus du gouvernement : Hortense ayant négligé de serrer sous clef deux bouteilles de chambertin et un flacon de rhum qu’elle destinait au dîner du principal, l’abominable pochard les vida un soir, en rentrant. La malheureuse, au matin, devant ces corps sans âme, gisant sur le plancher à côté de son mari, manqua suffoquer. Plusieurs mois lui furent nécessaires pour réparer le désastre. Elle se privait pourtant au point d’avoir réduit son ordinaire à presque rien ; elle ne se nourrissait ou quasi que de soupe au café et, le dimanche, à la messe, arrivait tout exprès en retard, quand toutes les chaises étaient occupées, pour n’avoir pas à dépenser un sou.

Mais le sacrifice qui lui coûta le plus fut celui de son tabac à priser : les vieilles demoiselles Gallet, ses amies, tenancières du débit où elle se fournissait de préférence, furent tout étonnées de ne plus recevoir sa visite. Elles s’inquiétèrent et lui firent porter à domicile sa provision de la semaine. Madame Prosper poussa un soupir et déclara que son médecin, jusqu’à nouvel ordre, lui avait interdit l’usage du petun. Cela ne l’empêchait point, dans les premiers temps, quand une commère charitable, au sermon ou à la cohue, lui tendait sa « queue de rat », d’y aller des deux mains, comme on dit, et de se bourrer le nez avec une vraie frénésie. On trouva qu’elle manquait de discrétion et on rentra les tabatières dès qu’elle paraissait. Cependant, forte de l’expérience acquise, Hortense avait grand soin maintenant de dissimuler en lieu sur les provisions qu’elle rassemblait en vue du fameux dîner : car elle n’avait pas renoncé à l’espoir de traiter M. et Madame Lefur. Tous les autres ménages de professeurs s’étaient depuis longtemps mis en règle avec le principal, même M. Lozac’h, le professeur d’enseignement spécial, qui était garçon pourtant et habitait chez sa sœur, sage-femme à Buzulzo.

Grande mortification pour Madame Prosper ! Quand elle osait élever la voix devant son mari, elle lui citait ce Lozac’h dans le secret espoir de piquer son amour-propre.

— Un pied-plat, un lécheur de bottes ! ripostait dédaigneusement Prosper, un fourbe qui ne procède que par insinuations et flatteries, per sycophantiam atque per doctos dolos… Eh ! Eh ! doctos dolos… Voilà qui s’appliquerait encore mieux à sa sœur la sage-femme… Hortense, je dis que la servilité de cet homme fait la honte du corps universitaire.

— Cependant, mon ami…

— Fiche-moi la paix ! On obtient tout ce qu’on veut de l’administration avec un canard aux petits pois et des pieds de cochon truffés. Que ne peut la gourmandise, improba ventrisingluvies ?… Jamais Madame Lefur, nonobstant, ne se fût commise en la société d’une sage-femme, si cet imbécile de Calvé ne lui avait dit qu’il y avait dans l’antiquité des précédents au cas de Lozac’h…

— Tu vois bien…

— Je vois… je vois… Pardon !… C’est Plutarque qui prétend que Philista, la sœur de Pyrrhon, était sage-femme à Ellis ; mais il ne dit pas qu’il habitait avec elle… ni qu’il invitait à dîner son principal.

— Tu es plus savant que moi, Prosper.

— Alors tais-toi !

— Ainsi fais-je. Ce que j’en disais était pour ton bien, mon ami. Tu connais Madame Lefur et qu’elle ne nous pardonnera pas notre incivilité à son égard…

— Incivilité !… Comme tu y vas !…

— Elle a dit encore à Madame Wouvermann, qui me l’a répété : « Je ne sais vraiment quand les Lespérut nous rendront le dîner qu’ils nous doivent. »

— « Qu’ils nous doivent » est admirable. Est-ce que nous avons pris l’engagement de le leur rendre ? — Et elle a ajouté : « S’ils comptent que je les inviterai pour Noël cette année ! Plus souvent qu’on m’y reprendra ! »

Du coup, Prosper sentit chanceler sa belle assurance. C’est qu’en dépit de ses sarcasmes contre l’improba ventris ingluvies lui-même n’était pas insensible aux séductions de la bonne chère. Tandis que la solitaire Hortense diluait de ses pleurs la médiocre chicorée dont elle faisait son repas du matin et du soir, l’égoïste, attablé jusqu’au menton chez Madame Tossel ou le président Peusaint, s’empiffrait indifféremment de viandes rouges et de viandes blanches. Il avait reçu du ciel une âme et des instincts de parasite ; il savait l’art de se faire inviter dans les bonnes maisons ; il arrivait, comme par mégarde, aux heures où l’on se mettait à table ; on lui pardonnait l’abominable odeur de pipe et d’absinthe que dégageait son haleine en raison de l’intérêt qu’il portait à ses élèves et qui était toujours proportionné à la libéralité de leurs ascendants. Un cancre trouvait près de lui le plus chaud défenseur, si la cuisine de madame sa mère était hospitalière suffisamment. Et les parents étaient tout disposés à le croire, auxquels il affirmait que leurs rejetons n’avaient d’autre défaut que d’être trop intelligents.

— Ce brave Hyacinthe !… Oui, je sais, il a encore été le dernier en thème latin… Bon ! Il se rattrapera en version latine… N’est-ce pas, Hyacinth que nous nous rattraperons ? Mais que voilà donc un gigot délicieux. Madame Tossel ! J’en reprendrais volontiers une petite tranche, bonà cum venià tuà… ce qui veut dire, Hyacinthe ?

Silence d’Hyacinthe.

— Eh bien, Hyacinthe, eh bien ?… Ma parole, je t’intimide… Voyons, tu sais ce que veut dire venià : per… permis…

— Permission !

— Évidemment ! Bonâ cum venià tuà : avec votre bonne permission… Il a compris tout de suite, c’est admirable… Ce garçon ira loin, Madame Tossel, je vous le dis très sincèrement.

Ainsi Prosper, par une habile maïeutique, qui ne préjudiciait point au jeu de ses mâchoires, réparait près des mères les injustices de la destinée. Elles lui savaient gré obscurément, même les moins crédules, des pieuses entorses qu’il donnait à la vérité, dont il se retrouvait, dans sa classe, l’austère et impartial servant. Ces dédoublements de personnalité ne sont point rares. Et, en définitive, la plupart de ces pauvres barbacoles étaient d’honnêtes gens. Prosper lui-même, en tant que professeur, était au-dessus de tout soupçon ; il n’eût jamais songé à favoriser dans une composition un élève au détriment de l’autre ; il n’y avait rien à reprendre à l’équité de ses classements et il ne se retrouvait homme, c’est-à-dire un être faible, prêt à toutes les concessions et aux pires lâchetés, que quand il descendait de sa chaire et que la vie le ressaisissait.

Elle était, cette vie, ou ce qu’il l’avait faite, si terne et si maussade qu’à distance j’en arrive, sinon à excuser Prosper, du moins à trouver des atténuations à sa conduite. Ajoutez qu’à Lannion la clientèle scolaire du collège se recrutait presque uniquement dans la petite bourgeoisie libérale. Bobinet était une exception et, si ses parents n’avaient pas eu besoin de lui à l’église du Baly, on l’eût expédié, comme les autres rejetons des familles « bien pensantes », au petit séminaire de Tréguier ou chez les Eudistes de Saint-Brieuc.

Il en résultait que les maisons où pouvait se sustenter le parasitisme impénitent de Prosper n’étaient ni très nombreuses ni très cossues. Et Prosper, enfin, n’aurait su y couler toute sa vie. À certaines heures apéritives, un impérieux besoin ne lui laissait point de cesse qu’il n’eût humecté ses moustaches aux flots verts d’une légère arthémise : ainsi nommait-il, de son nom idyllique et savant, le redoutable pernod que lui versait, au Café du Paon couronné, la main généreuse de Marie-Charlotte Boustouler, une Hébé de 100 kilos passant, à qui les fumées de l’alcool et du tabac, aidées d’un fervent humanisme, prêtaient dans son imagination les grâces et la sveltesse d’une déité virgilienne.

Il y avait eu un temps où les grands yeux bleus de cette Hébé, ses lèvres rouges et bien arquées, son nez un peu court, son teint rose et ses cheveux blonds composaient un ensemble appétissant. Ce temps était loin. À seize ans, la beauté de Marie-Charlotte était déjà dans sa phase levantine et ne connaissait point de ceinture ni de busc capable de la contenir. Telle quelle, l’aimable fille ne manquait pas de soupirants. Il s’en voyait chez elle de tout poil et de toute couleur, comme on dit, depuis ce freluquet de Petit-Fitel jusqu’au vieux beau Noël Danglade, toujours tiré à quatre épingles, ruiné d’ailleurs et que ses filles se tuaient à entretenir, sans parler du brasseur Pfister, de l’ancien procureur impérial Caouennec et de mon bon maître François Chauvin, ostréiculteur en chambre et inventeur d’un système perfectionné pour la fabrication du beurre de baleines.

Mais, de tous les adorateurs de Marie-Charlotte, le plus fidèle était assurément Prosper, encore qu’il n’en attendit rien. La blonde enfant, à ses déclarations, répondait depuis dix ans par le même sourire de béatitude, qui disjoignait pour quelques secondes les hémisphères conjugués de ses joues, et il en eût pu induire que les dites déclarations ne la laissaient point indifférente si, quand il voulait passer à l’application et serrer d’un peu près son corsage, les trente-six chandelles que lui faisait voir instantanément la paume de la gaillarde n’avaient constitué un luminaire à la clarté duquel il était impossible que Prosper s’abusât sur la définitive vanité de ses entreprises amoureuses. En suite de quoi, l’excellent humaniste qu’il demeurait au plus fort de ses tribulations se frottait le visage et appelait à son secours la sagesse antique :

Æquam mémento rebus in arduis

Marie-Charlotte n’entendait que les premières syllabes du vers et répliquait avec dignité en regagnant l’office de son pas balancé de jeune pachyderme :

— Eh bien, si Æquam vous aime tant que cela, allez la retrouver !

Prosper n’en avait garde et, rebuté, maltraité, calotté, retournait nonobstant chaque soir, après sa classe, au Café du Paon couronné, lequel occupait l’angle de la rue de Tréguier et de la venelle du Bas-Marhallac’h. Il y tenait proprement ses assises, et sa place y était réservée, en hiver, au droit de la grande cheminée à chambranle, en été, près de la fenêtre principale qui avait de petits carreaux de verre en culs de bouteille soufflé au chalumeau. Tout autour de lui le plancher était jonché de bouts d’allumettes et de résidus de pipes flottant sur un lac de crachats. Dix heures sonnaient enfin.

— Si c’est permis de faire un sklabé pareil ! murmurait Marie-Charlotte qui rentrait dans la salle pour procéder à la fermeture du débit… Allons, M. Danglade, M. Chauvin, le couvre-feu est sonné : pressons la partie aussi donc !…

La servante, qui l’aidait dans le service, sortait assurer les volets. Et c’était l’instant redouté par Prosper qui ne se décidait jamais qu’à contrecœur à regagner ses pénates domestiques.

— Déesse, encore un petit verre de fine ! suppliait-il d’une voix pâteuse.

Mais Marie-Charlotte restait inflexible, et Prosper, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, devait se résigner à décrocher son chapeau, son carrick, ses béquilles, et à descendre, vaille que vaille, les trois marches du perron de l’hôtellerie. Du moins ne s’en allait-il que le dernier et poussé dehors par les épaules. Encore demeurait-il un bon quart d’heure sur la troisième marche et jamais les madrigaux, les citations latines et les comparaisons mythologiques ne s’étaient pressés plus abondants sur ses lèvres. On entendait Marie-Charlotte qui, derrière la porte, d’une voix colère, lui criait de s’aller coucher :

— Vieux biteller, vous n’avez pas honte !

Biteller ! Biteller ! répétait Prosper en faisant sonner ses béquilles sur les pavés de la place du Centre, habituellement veuve d’éclairage après le couvre-feu. Cette nymphe est adorable ; mais elle parle un langage indigne des Muses. Biteller est un de ces mots bretons comme il s’en est tant glissé dans le parler de mes compatriotes et qui, si l’on n’y mettait bon ordre, auraient vite fait de corrompre et de réduire en un informe patois la langue de Voltaire et de M. Royer-Collard. Je donne impitoyablement la chasse à ces intrus dans les devoirs de mes élèves. Biteller équivaut, je pense, à musard ; il veut dire un homme qui lantiponne, qui tourne autour du pot. Je me méfie de biteller comme de sklahé. C’est pour avoir hospitalisé dans sa langue des provincialismes de cette sorte que Tite-Live fut accusé par ses contemporains de pativinité. Mais est-il vrai que je sois un biteller ?…

Ainsi monologuait Prosper, au rythme de ses béquilles, tandis qu’il dévalait la pente abrupte de la rue de Keriavily, qui le menait à son domicile.

Arrivé là, il s’arrêtait d’ordinaire. Parfois une lune complaisante suppléait à l’indigence des réverbères municipaux et, à sa clarté, il distinguait le pignon aigu, la façade en bardeaux de l’immeuble moyenâgeux où l’attendait, au deuxième étage, pelotonnée dans ses couvertures, la maigre, noire et ratatinée Madame Prosper. Et sa vision, encore caressée par les formes plantureuses de Marie-Charlotte, se ternissait subitement : une invincible horreur du domicile conjugal, de sa laideur, de son humidité, des cinquante-sept hivers d’Hortense et des muets reproches qu’il lirait dans son œil de vieille chouette sentimentale, le précipitait, en une marche saccadée, au battement rageur de ses béquilles, vers le quai d’Aiguillon, tout blanc sous la lune et où vaguait la silhouette falote d’un préposé des douanes. Au bout du quai, la passerelle du Port-au-Sable franchie, s’amorçait la route plantée de la Corderie, redoutée des épouses et des mères : sous la complicité de ses ormes, par les tièdes soirées de printemps, deux prêtresses de l’Aphrodite Pandémos y célébraient leurs mystères. On les appelait Rigolette et la Bowe. Elles étaient grandes et sèches comme des haridelles ; mais la nuit, le paysage et leur sauvagerie les vêtaient d’une beauté provisoire dont se contentait Prosper. Pour tromper son désir, il leur donnait les mêmes petits noms d’amitié qu’à Marie-Charlotte. Entre minuit et une heure, battant les murs, claquant les portes, se trompant de palier, dégringolant les marches, recommençant, sacrant, tempêtant, ne trouvant plus sa clé et réveillant de son carillon tous les locataires de l’immeuble, il se décidait enfin à réintégrer le domicile conjugal. Il jetait une béquille par-ci, une béquille par-là, son chapeau dans un coin, ses chaussettes sur la pendule et n’était pas plutôt entre ses draps qu’il y ronflait avec la tranquillité de l’innocence… Au matin, Hortense l’éveillait doucement en lui présentant un grand verre de vin blanc et sa pipe toute bourrée, Prosper avalait le clairet, allumait la pipe et, sa serviette sous le bras se dirigeait vers le collège où il atteignait après deux ou trois haltes au café Roch, chez la veuve Pintur et à la Porte de France qui jalonnaient son chemin.

Cette œnothérapie matinale lui était nécessaire pour le remettre d’aplomb sur ses béquilles et restituer à son cerveau sa belle netteté originelle… Autour de Prosper, en marche vers les hauteurs de la rue des Capucins, coulait le double flot des élèves du collège et de l’école des Frères. Les deux établissements n’étaient séparés que par la largeur de la rue. Plantés presque vis-à-vis, ils se regardaient en chiens de faïence ; une sourde hostilité les hérissait l’un contre l’autre, encore qu’ils n’eussent point la même clientèle, et c’était déjà l’esprit laïque et l’esprit clérical qui préludaient à leurs futures luttes intestines. Des batailles rangées mettaient fréquemment aux prises, sur la voie commune qu’ils devaient suivre pour se rendre en classe, les élèves des Frères et ceux du collège. Au premier son de cloche, il est vrai, tout rentrait dans l’ordre : les combattants se séparaient, rajustaient leurs frusques vaille que vaille et, tel un volier de moineaux, se précipitaient vers les portes de leurs geôles respectives.

Geôles était le mot, au moins pour le collège, bloqué entre la prison et la gendarmerie, avec lesquelles il partageait les anciens locaux d’une communauté d’Ursulines. Ce double voisinage ne laissait pas de lui nuire dans nos esprits et j’éprouvais toujours, pour ma part, comme un sentiment d’oppression quand je franchissais le portail de la grille.

Pourtant la façade de l’établissement, de ce style du xviiie siècle, dont les lignes avaient encore quelque beauté, n’était pas d’un aspect bien effrayant. On y accédait par deux étages de terrasses, dont la première servait de cour de récréation aux élèves et la seconde, plus étroite, plantée de fusains et d’arbustes, servait de promenoir aux professeurs. Jusqu’à l’heure de la classe, ces Messieurs y faisaient les cent pas dans la claudicante compagnie de M. Lefur qui descendait les rejoindre en chaussons de lisière, son éternelle petite calotte de velours noir penchée sur l’oreille. Prosper seul, depuis quelque temps, manquait à l’appel et s’arrangeait pour n’arriver au collège qu’au moment précis où le portier Kermaho, pendu à la cloche, commençait à en tirer cet insupportable mi-mi-do, mi-mi-do, glas de nos jeux d’écoliers. Sans doute la crainte de quelque algarade, peut-être un vague remords et la hantise de ce dîner de Noël qui lui pesait sur la conscience, faute de l’avoir pu rendre aux Lefur, l’incitaient-ils à retarder ainsi son entrée. Le fait est — et de quel air penaud, troublé, mal à l’aise ! — qu’il prenait à peine le temps de saluer M. le Principal et de serrer les mains de ses collègues : ses béquilles retentissaient presque aussitôt sous les arceaux du cloître et il s’engouffrait dans sa classe où il retrouvait seulement sa pleine tranquillité d’esprit. Une tape sur le pupitre : tout le monde se levait.

Incipe, Bobinet. C’est à ton tour : la prière. Car, en ces temps reculés, il était de règle que l’oraison dominicale préludât à tous les exercices. Chacun la bredouillait à tour de rôle ; les autres répondaient amen. Et nous n’y mettions peut-être point toute l’onction qu’on y apportait dans l’établissement d’en face ; mais enfin nous ne songions point encore à nous sentir offensés dans notre dignité d’apprentis-citoyens par cet accroc anticipé au principe de la « neutralité scolaire ». Bobinet, comme les camarades, se conformait à l’usage et, quand venait son tour de réciter le Pater, n’introduisait aucune variante dans la récitation du texte évangélique, la plus belle, la plus auguste des prières, sinon que tantôt il attaquait les premières syllabes de sa voix de fausset exalté, tantôt il plongeait au fond de son registre pour en tirer des notes sépulcrales.

— Bobinet, disait Prosper, si tu ne prends pas un ton plus haut — ou plus bas, — je te flanque dans le « rond ! »

Vaine menace ! Bobinet n’était pas fait pour le « rond » ou le « rond » n’était pas fait pour Bobinet. C’était pourtant une chose terrible que ce « rond ». Pompilius y avait collaboré avec Platon et saint Patrice : entre la chaire et le premier banc, sur le parquet, était tracé à la craie un cercle juste assez grand pour qu’on y pût loger un pied, mais non deux. C’est là que Prosper enfermait « moralement » les ânes et les mauvaises têtes. Il fallait s’y tenir debout sur une jambe, comme un échassier. Et l’on n’en sortait qu’au bout d’une demi-heure. Le supplice était effroyable. Bobinet lui-même en concevait une sainte terreur. Mais le coquin, pour éviter d’être enfermé dans le « rond », avait plus d’un tour dans son sac et nous admirions toujours comme il savait se tirer des plus mauvais pas. Car il n’eût pas été possible, fût-ce au prix des pires châtiments, d’amender le déplorable gamin. La moitié de sa vie se passait aux champs et il n’y avait pas de braconnier plus adroit : lièvres et lapins ne faisaient qu’un saut de la garenne dans sa gibecière ; il excellait pareillement à surprendre les perdrix à la poudrée et les truites sous les souches. Il trouvait même le temps d’assister à la classe ; mais apprendre ses leçons, faire ses devoirs, c’était bon pour les simples nigauds comme nous : Bobinet lisait sa leçon sur les manchettes de papier qu’il s’était passées au poignet et, pour ses devoirs, il en chargeait quelque camarade ; tout au plus s’il se donnait la peine de les recopier. Encore arrivait-il, çà et là, que l’explication d’un texte le prît au dépourvu.

— Bobinet, tu as la parole. Ode XVIII, livre II. Non ebur neque aureum. Vas-y, mon garçon.

— Après vous, Monsieur !

— Hein ! Je te dis de commencer l’explication.

— Non, Monsieur, je sais ce que je vous dois et je n’en ferai rien.

— Comment, bandit, tu n’en feras rien !

— Après vous, Monsieur, encore une fois. Ne nous avez-vous pas dit que l’élève devait céder le pas au maître ?

Prosper, accablé par la logique du raisonnement, demeurait quelques moments interloqué. C’est tout ce que souhaitait Bobinet à qui, dans l’intervalle, un camarade avait soufflé par derrière l’explication demandée. Quand Prosper reprenait ses esprits, Bobinet courait déjà la poste à moitié route de l’ode XVIII.

— Eh ! pas si vite, gredin ! Tout à l’heure tu restais bouche close et maintenant… Le diable t’emporte et je n’entends point me tourner les sangs pour ton plaisir. Continue l’explication, Soilet, en reprenant au vers : Non trabes Hymettiœ…

Prosper, ce disant, épongeait de son énorme mouchoir rouge la sueur que l’effort de sa dispute avec Bobinet avait fait perler à ses tempes. Il était rare, en effet, qu’il n’eût pas le dessous dans ces corps à corps scolastiques et peut-être aussi qu’in petto l’assurance de Bobinet, son esprit de répartie, ses ruses toujours nouvelles et imprévues lui inspiraient comme à nous une secrète admiration. Il n’en laissait rien paraître au dehors et il échéait même que les bouillons de sa colère n’étaient point encore apaisés quand le portier Kermaho entrait avec le « Cahier de présence » qu’il lui donnait à signer.

Cette formalité, qui interrompait Prosper au milieu de ses développements, avait le don de l’agacer entre toutes. Kermaho glissait plus qu’il ne marchait ; son pas feutré ne s’entendait point dans les corridors et Prosper le soupçonnait de s’employer comme espion pour le compte du principal. C’est ainsi qu’il mettait en doute la très réelle surdité du brave homme, lequel eût été bien en peine de rapporter à M. Lefur ce qu’il avait entendu, puisqu’il n’entendait que ce qu’on lui criait dans l’oreille et que M. Calvé en personne, près de lui, faisait l’effet d’un clairvoyant.

Au vrai, Kermaho n’avait qu’un défaut, mais singulièrement grave pour un portier : il ne fermait jamais les portes convenablement et, ou bien il les tirait trop rudement après lui, ou bien il ne les tirait point assez. Bref, elles restaient entrebâillées. Dont Prosper enrageait.

Custos, Claude portam ! vociférait-il de toute la force de ses poumons.

Mais Kermaho, quoi qu’en pensât Prosper, n’entendait point le latin plus que le français et, de son petit pas de souris, la main derrière le dos, il s’en allait, la conscience tranquille, et pénétrait en trottinant dans une autre classe dont il ne fermait pas mieux la porte. Après quoi, il retournait à sa loge et à son établi, car il était tailleur à façon en même temps que concierge et tirait l’aiguille quand il avait fini de tirer le cordon. On dit à Lannion des gens qui sont affligés du défaut de Kermaho qu’ « on voit bien qu’ils n’ont pas été à Paris. » Prosper estimait simplement que Kermaho jouait la comédie et forçait tout exprès les gens à hausser le diapason pour les persuader de sa surdité. Souvent il nous faisait courir après le bonhomme pour l’obliger à revenir sur ses pas et à fermer la porte. Un jour qu’il avait ainsi lancé Robinet aux trousses de Kermaho, l’effronté garnement imagina de conter à sa dupe je ne sais quelle histoire de raccommodage dont le carrik de Prosper, entamé à deux endroits, avait effectivement un assez pressant besoin. Le bonhomme rentra aussitôt dans la classe, et, après un coup d’œil à la houppelande, qui lui suffit pour mesurer l’étendue des deux brèches :

— En conscience, Monsieur, je ne puis vous faire cela pour moins de quarante sous.

— Ah ! par exemple, s’écria Prosper, à cent lieues de songer qu’il s’agissait de son carrik… C’est trop fort ! Il faut que je te donne quarante sous pour que tu t’acquittes de la plus élémentaire des politesses !…

— Mettons trente-cinq sous. Monsieur Prosper… Mais je vous assure que je ne puis le faire à moins et j’y perdrai autrement.

— Je ne te donnerai pas un sesterce, pas un as, bandit, scélérat, simoniaque, carnifex, leno, sporcissime omnium hominum ! Et cette fois, si tu me forces encore à faire courir après toi, je te casse mes béquilles sur les épaules… A-t-on jamais vu une effronterie pareille : vouloir que je le paye pour fermer sa porte !…

— Eh bien. Monsieur, je descendrai jusqu’à trente sous pour ne pas vous désobliger… J’y serai de ma poche assurément… Car il faudra aussi remplacer les boutons qui sont en mauvais état.

— Remplace les boutons ou ne les remplace pas, hurla Prosper, qui crut qu’il s’agissait des boutons de la porte. C’est l’affaire de l’administration et non la mienne. Tu n’auras pas un rouge liard de moi !…

Mon Dieu ! Que la figure de Bobinet, l’expression extasiée, séraphique, paradisiaque, de ses traits était à voir au cours de cette scène ! Comme le bandit jouissait de son ouvrage ! Et il est vrai que l’indignation de Prosper à la pensée que Kermaho put réclamer quarante sous pour fermer la porte de la classe nous semblait à tous de la plus intense bouffonnerie.

Je ne sais plus très bien comme les choses s’arrangèrent et si Prosper et Kermaho finirent par s’expliquer. J’ai recueilli sur cet incident, de la bouche de mes anciens condisciples, des versions très différentes. Pour moi qui, n’étant que simple historien, ne suis garant que de la vérité des faits que je raconte, je laisse au lecteur à leur donner le dénouement qu’il préférera. Mais je l’avertis que ce dénouement ne saurait être cherché dans la confusion de Bobinet qui sut toujours tirer son épingle du jeu et montra par là, même dans ses inventions le plus téméraires, toute la souplesse et l’extrême fertilité de son heureux génie.

L’aventure, en tout cas, ne le brouilla pas avec Prosper. Le professeur et l’élève étaient dignes de s’entendre. Bobinet rachetait sa faiblesse en latin par l’étendue de ses connaissances en histoire naturelle, dont s’étonnait le plus candidement du monde l’excellent Prosper, qui, au contraire du chenapan, s’il était un impeccable humaniste, se montrait couramment un zoologiste déplorable. Bobinet, certain jour, ne lui avait-il pas fait hommage d’une vaudoise en la lui présentant comme un saumulard, bien qu’entre les deux espèces il y ait à peu près les mêmes rapports qu’entre une pantoufle et un cornichon ? Prosper trouva que les saumulards du Guer avaient un déplorable goût de limon ; il ne lui vint pas à l’idée de soupçonner la bonne foi de Bobinet, et ce premier succès du coquin lui dut être un encouragement à persévérer dans la voie diabolique où il avait déjà fait tant de victimes.

Certain philosophe affirme que l’occasion n’est chauve que pour les myopes et qu’il y a toujours quelque cheveu par lequel les habiles gens parviennent à la saisir. C’est une pensée qu’aurait aussi bien pu signer Bobinet. Notre chenapan avait-il eu vent du désarroi économique où se débattait le ménage Lespérut ? Savait-il que, à cinq semaines de Noël, ledit ménage n’avait pas encore « rendu « aux Lefur le dîner qu’il leur « devait » ? Quoi qu’il en soit, il faisait, cet après-midi-là, un vrai temps de « mois noir », comme on appelle en Bretagne le mois de novembre. À peine si l’on voyait clair dans la classe. Le soleil avait peut-être quitté ses courtines de safran — croceum cubile, comme disait Prosper —, mais il avait négligé d’entr’ouvrir son rideau, et le ciel, dont on apercevait un pan par les vitres supérieures des croisées, restait uniformément gris et triste. De lourdes nuées y traînaient, chargées de neige, cependant qu’une bise aiguë soufflait à ras de terre et, comme prisonnière des hauts murs circonvoisins, tourbillonnait autour de la cour de récréation en entraînant dans sa ronde les feuilles mortes et le gravier.

Un temps pareil, aujourd’hui, me submergerait de spleen ; mais les âmes de quinze ans n’ont point de ces susceptibilités ; elles sont insensibles aux réactions de l’atmosphère ; leur allégresse victorieuse chanterait sur l’agonie de l’univers. Et, parce que nous étions jeunes et que Bobinet nous avait dit : « Veine ! Si ce temps-là continue, il y aura du bon, » nous nous sentions tout dilatés ; nous oubliions la classe, Prosper, le « rond » et nos oreilles violacées par le froid glacial de cette grande salle nue, d’un blanc polaire, où l’avarice de Madame Lefur ne tolérait l’installation d’un poêle qu’à partir du 1er décembre. Mais, parce qu’il était vieux, bougon, mal en train, Prosper, engoncé dans le cache-nez de flanelle grise que la prudence de sa digne moitié lui enroulait autour du cou, n’émettait que le minimum de vocables nécessaires à la conduite des exercices scolaires. C’était un samedi, jour de thème. Phulup était au tableau ; Bobinet, les yeux sur la croisée, regardait au dehors. Mal lui en prit, car Prosper lui intima brusquement : « Continue ! » et Bobinet eût été fort gêné pour obéir, si son ingéniosité naturelle ou les circonstances ne lui eussent suggéré une réponse inattendue :

— Oh ! M’sieur, regardez ! Il en passe ! Il en passe !

Et, du doigt, il montrait le pan de ciel gris qui se découpait aux carreaux supérieurs de la croisée.

— Quoi ! qu’est-ce qui passe ? demanda Prosper, suivant malgré lui la direction du doigt de Bobinet.

— Des col-verts, M’sieur, des cols-verts et des bernaches ! Plus d’un cent…

Prosper écarquillait les yeux, nous de même. Inutilement, d’ailleurs.

— Ils sont passés, expliqua posément Bobinet. Mais il va en venir d’autres. Avec ces vents et ce froid, c’est aussi sûr que deux et deux font quatre. Vous n’avez qu’à vous tenir à la fenêtre pour voir.

Il disait vrai peut-être. Est-ce qu’on savait jamais avec ce pince-sans-rire de Bobinet ? Mais Prosper, ce jour-là, n’était pas d’humeur à plaisanter. Il crut que Bobinet s’était moqué de lui et, d’une voix irritée, il ordonna :

— Dans le « rond » !

— Très bien, M’sieur ! dit Bobinet qui se leva de sa place et, avec une dignité méprisante, passa devant Prosper,

Mais, au seuil du cercle fatal, il s’arrêta : une brusque tranchée venait de lui faucher les jambes ; il se tenait le ventre à deux mains, pâlissait, verdissait, se tordait.

— Qu’est-ce qui te prend ? interrogea Prosper vaguement inquiet.

— Oh ! là, là !… là, là, là ! ce que je souffre !

— Voilà un malaise bien subit !…

— Là ! là ! là !… laissez-moi sortir, M’sieur !…

— Eh ! sors donc, bassin ! concéda Prosper, vaincu. Mais tu sais, si tu restes absent de la classe plus de cinq minutes, je te flanque une consigne pour dimanche prochain. Dictum sapienti sat est, ce qui veut dire : à bon entendeur, salut !

La colique de Bobinet éclatait avec trop d’à-propos pour qu’aucun de nous la prît au sérieux. Et Prosper lui-même n’était pas autrement persuadé de la sincérité du gamin, mais il redoutait, au cas où il eût refusé de le laisser sortir, quelque algarade de sa façon, et, entre deux maux, se décidait pour le moindre. Quant à Bobinet, il était parvenu à ses fins, savoir : d’éviter les affres du « rond ». Le moyen qu’il avait choisi pour éluder cette punition infamante n’était sans doute ni très relevé ni très original, mais la suite le fut beaucoup plus, comme on s’en apercevra.

Les cinq minutes de grâce accordées à Bobinet pour la pacification de ses entrailles étaient depuis longtemps écoulées et Bobinet ne reparaissait pas. Prosper commençait à s’impatienter : visiblement un orage s’amoncelait sous la broussaille de ses sourcils ; il reniflait fortement, tracassait ses béquilles posées aux deux côtés de sa chaire, et c’étaient des signes auxquels il n’était pas permis de se méprendre. Mais un de nous suggéra que Bobinet était réellement malade peut-être, que les coliques de miséréré procédaient souvent avec cette impétuosité foudroyante et qu’il serait inhumain et à tout le moins imprudent d’abandonner à son sort notre infortuné camarade. Prosper acquiesça au conseil et il allait dépêcher vers le prétendu moribond un des élèves de la classe, quand la porte s’ouvrit tout à trac et l’on vit entrer en coup de vent un Bobinet essoufflé, rouge, couvert de poussière, les vêtements en désordre et dont toute l’attitude témoignait d’une lutte acharnée et récente contre un mystérieux adversaire.

Lequel ?

Nous ne tardâmes pas à l’apprendre.

Derrière le dos de Bobinet, serré à la gorge par l’étau de son poing gauche, palpitait un énorme volatile gris cendré qu’il nous était malaisé d’identifier du premier coup, mais que nous reconnûmes enfin pour une oie.

Je renonce à décrire la stupeur dont nous emplit une telle vue cependant que Prosper, à qui Bobinet faisait face et qui ne savait pas ce qu’il cachait derrière lui, donnait libre cours à sa colère et déversait, en une apostrophe indignée, toutes les synecdoques, les catachrèses et les métonymies accumulées dans sa mémoire d’humaniste.

— D’où sors-tu, traître, scélérat, tison d’enfer ? Quousque tandem, Catilina, abutere patienta nostra ? Je t’avais accordé cinq minutes : il y en a treize d’écoulées. Voilà le cas que tu fais de mes recommandations ! Tu me plonges dans des transes mortelles ! Tu installes à mon chevet la pâle Angoisse et la livide Inquiétude ! Tout à l’heure encore,

 
Ignorant le destin d’une tête si chère,


je voulais dépêcher un de tes camarades à ta recherche… Bobinet, tu finiras au bagne, mon garçon ! C’est moi qui te le dis qui suis ton professeur. Et, pour commencer, je te reflanque dans le « rond » et te colle une consigne n°1… Ça t’apprendra à te payer ma tête avec des histoires d’oiseaux migrateurs…

Bobinet, toujours planté devant Prosper, avait essuyé sans broncher cette terrible mercuriale. Celle de ses mains qui serrait le volatile n’avait pas quitté son dos. Un spasme plus violent convulsa la bête ; ses pattes ramèrent dans le vide et son bec safrané, après une dernière tentative d’aspiration, aussi vaine que les précédentes, retomba mélancoliquement sur le poing fermé de Bobinet.

— M’as-tu entendu, gredin, hurla Prosper, ou s’il faut que mes béquilles te montrent le chemin du « rond » ?

Pour toute réponse, Bobinet découvrit son trophée et le déposa sur le bureau de Prosper.

— Hé ! là ! Quoi ! Qu’est-ce ?

— Une oie.

— Tu as attrapé une oie ? bredouilla Prosper au comble de l’ahurissement.

— Oui, M’sieur. Et vous voyez que je ne me moquais pas de vous naguère avec mes bernaches, puisque en voici une et qui est encore toute chaude.

— Toute chaude, positivement, répéta Prosper qui ne put résister au plaisir de tâter la bête et de lui souffler sur les plumes pour admirer sa blancheur onctueuse. Mais, dis-moi, Bobinet, es-tu sûr que ce soit une oie sauvage ?

— Si j’en suis sûr ! Depuis quand, M’sieur, les oies domestiques volent-elles par bandes au-dessus des maisons ? Je vous disais bien que la passée continuerait. Le ciel était tout noir, tellement il y en avait !

— C’est prodigieux… Mais tu te connais mieux qu’homme du monde en zoologie. Bobinet, Pline l’Ancien et M. de Buffon n’étaient que de petits compagnons au regard du fils de ton père et je ne te ferai pas l’injure de douter de ta parole : cette oie est bien une oie sauvage, anser cinereus… Quel duvet ! Quelle graisse ! Et ce qu’elle pèse lourd, la gredine !…

— Dans les neuf livres, dit avec détachement Bobinet.

— Mets-en hardiment douze, va !

— Si vous voulez !

— Mais comment as-tu fait pour l’attraper ? Voilà ce que je serais curieux d’apprendre.

— J’étais dans la cour, dit Bobinet. Quand la bande a passé, j’ai pris ma fronde et j’ai tapé dans le tas…

— Et c’est ce superbe animal qui a été touché… Mâtin !… Tu as la main heureuse quand tu t’en donnes la peine. Ça ne devait pas être le plus anémique de la famille, hein ?

— Dame, un jars ! dit Bobinet. N’empêche qu’il n’était qu’étourdi et que, s’il n’avait pas eu l’aile cassée… Il tournait autour de la cour comme un dératé ! Je suis tombé trois fois en croyant mettre la main dessus. Ah ! il m’en a donné du tintouin ! Mais si j’avais su qu’il me ferait renvoyer dans le « rond », par dessus le marché !…

— Eh ! qui parle de te renvoyer dans le « rond » ? Il est bien question du rond » ! Oublie ce que je t’ai dit dans un mouvement d’humeur, d’impatience… Errare humanum, Bobinet… Je te fais mes excuses. Là, es-tu content ?

— Oui, M’sieur.

— Bobinet, je ne sais pas quelles sont les destinées qui t’attendent, mais, pour l’instant, je doute qu’aux exercices d’adresse, dont les Grecs faisaient plus cas que des exercices de l’esprit, aucun de tes camarades te vienne à la cheville.

— Vous êtes bien bon, M’sieur.

— Je suis équitable, Bobinet… Et, dis-moi encore, mon ami, mon cher enfant, ce jars, cette bernache, comme tu l’appelles, dans quelle intention l’as-tu déposée sur mon bureau ?

— Mais dans l’intention de vous l’offrir, M’sieur.

— Ah ! voilà une excellente parole… Verbum prœstantissimum ! Ton professeur n’attendait pas moins de toi, Bobinet… Tu peux aller à ta place, mon garçon. Repose-toi. Détends tes membres fatigués, membra luctamine defessa… Phulup va continuer au tableau la transcription du thème latin…

Délicatement, dans la poche de sa serviette, vidée au préalable de ses bouquins, Prosper, tout en parlant, enfouissait le précieux volatile. Mais la poche était trop petite et, tendue à crever, la serviette prenait l’aspect d’un énorme boudin noir : finalement Prosper se résigna à laisser pendre au dehors le cou et les pattes qu’il se promettait, en sortant, de dissimuler de son mieux sous son aisselle.

Sa trogne vénérable s’était épanouie. Toute trace d’irritation en avait disparu à la pensée du succulent rôti que lui promettait le coup d’adresse de Bobinet ; le fumet du plat lui montait par avance aux narines et en chatouillait voluptueusement les gourmandes papilles. La classe terminée, Prosper ne s’attarda pas en vains palabres avec ses collègues et nous le vîmes qui dégringolait précipitamment les marches du perron, sa serviette sous le bras, dont il s’efforçait de contenir le bâillement. Ses béquilles l’emportèrent comme des ailes vers le domicile conjugal, où Madame Prosper, penchée sur sa couture, était loin de s’attendre au retour de son mari à une heure si inaccoutumée. Elle a conté depuis aux demoiselles Gallet, de qui je le tiens, qu’elle craignit d’abord quelque accident et ne se rassura que devant la figure illuminée de son époux.

Celui-ci avait retiré le jars de sa serviette et, le prenant par les pattes, il le balançait devant Hortense ébahie.

— Dites encore, Madame Prosper, que tout mon argent passe en folies et que vous n’en apercevez jamais la couleur ! À quelle somme, je vous prie, estimez-vous une pareille pièce ?

— Mon Dieu ! dit Hortense, de plus en plus troublée, je ne sais pas, mon ami. Je n’ai jamais acheté un si beau jars. Mais certainement on n’en aurait pas un semblable au marché pour moins de huit francs cinquante.

— Huit francs cinquante !… Vous voyez !… Ce jars appartient à l’espèce des bernaches, anser cinereus, Madame Prosper. Plumez, videz, et mettez à la broche séance tenante. J’ai confiance en vos talents culinaires. Pour qu’ils puissent se donner pleine carrière en l’occurrence, j’ajoute de ma main ce petit écu… Mais n’oubliez pas les marrons, je vous prie, ni davantage la saucisse pour la farce. Je me charge personnellement du liquide, qui n’est point l’affaire des femmes… Eh bien ! Madame Prosper, qu’avez-vous et pourquoi me regardez-vous de cet air éberlué ?

— Tu veux manger cette bête-là à toi tout seul ? murmura Hortense en joignant les mains.

— Eh ! oui, à moi tout seul… c’est-à-dire… enfin, tu en auras ta part, bien entendu, et je ne suis pas homme à te marchander un petit bout de carcasse ou une moitié de pilon.

— Prosper, tu ne feras pas cela ! cria Hortense sur un ton de détresse… Prosper, nous devons un dîner à ton principal… Jamais une occasion pareille ne se représentera de nous acquitter… Je t’en conjure, Prosper, réserve ce jars pour demain soir et vas inviter M. et Madame Lefur.

Les béquilles de Prosper tremblèrent à ses côtés, prélude ordinaire de leur entrée en danse. Évidemment la proposition d’Hortense n’était pas de leur goût. La petite femme s’en rendit compte et, machinalement, rentra les épaules pour recevoir l’averse, mais son courage ne faiblit mie et, désespérant de vaincre à l’aide des arguments ordinaires, elle ne craignit pas de faire appel aux plus basses passions du gouliafre, à son égoïsme et à sa sensualité.

— Songe, mon ami, que nous sommes à six semaines de Noël et que Madame Lefur ne nous invitera pas à sa table si nous ne lui avons pas rendu d’abord son dîner de l’année dernière !… S’il n’y avait encore que l’affront ! Mais tu sais comme la dinde rôtie est à point… tu en redemandes toujours… Et les andouilles, Prosper, le homard du Yaudet, le cidre de Keralzi, le juféré de Roudaroc’h… songe au juféré, au cidre, au homard et aux andouilles !…

Prosper hésita, ses yeux se mouillèrent d’attendrissement à l’évocation des mets et des crus que venait de nommer sa femme. Et celle-ci connut qu’elle avait frappé au bon endroit. Mais elle savait aussi combien Prosper était une âme faible, docile aux impulsions de ses sens, et elle voulut pousser sa victoire jusqu’au bout, s’assurer contre un retour possible de la tentation…

— Vite, ta redingote, ta cravate, tes gants !… Justement, c’est le jour de Madame Lefur… Tu feras ton invitation tout de suite… Moi, pendant ce temps, je plumerai l’oie…

— La bernache ! rectifia Prosper.

— Va pour bernache ! dit avec condescendance la petite femme qui s’empressait déjà pour habiller l’invalide… Je ne suis pas savante, tu sais, et je donne aux êtres leur nom chrétien. Si tu veux appeler cette oie une bernache, c’est que les bernaches sont des oies et je n’en demande pas davantage. Mais la basse-cour où celle-ci a été engraissée…

— Comment ! La basse-cour !… Alors tu te figures que les bernaches sont des oies domestiques ?


— Ah ! mon Dieu, Prosper, qu’est-ce que tu veux qu’elles soient ?

D’un œil stupide, elle contemplait la bête que Prosper avait déposée sur la table et qui présentait toutes les caractéristiques des palmipèdes de même espèce qu’on rencontre dans les basses-cours ou à l’étalage des charcutiers. Mais une longue expérience de la vie conjugale lui avait appris l’inutilité des discussions et, comme elle gardait, d’autre part, une confiance aveugle dans la science de son mari, elle n’osa point lui donner un démenti, même intérieur, et s’en tint à remarquer in petto qu’il n’y avait donc rien qui ressemblât plus aux oies domestiques que les oies sauvages et réciproquement.

Prosper, d’ailleurs, était à peu près équipé. Il ne lui manquait plus que son chapeau, un vieux haut-de-forme crasseux et « cabossé » qui datait de son mariage et qu’en souvenir du couvre-chef de Mercure il appelait son pétase, parce que les bords en affectaient vaguement la forme d’ailerons… Objet des attentions constantes de Madame Prosper, ce pétase avait essuyé des fortunes singulières et cruelles et, pour si rarement qu’il vit le jour, aux trois ou quatre occasions solennelles de l’année où Prosper l’arborait sur sa tête, il était rare qu’il rentrât intact au logis : quand il n’avait pas roulé dans la boue, quelqu’un s’était assis dessus. Hortense réparait de son mieux l’accident, et le pétase survivait à ses avanies.

— Tâche au moins, glissa la pauvre femme, de ménager ton gibus. Tu n’as que lui, Prosper.

— Bon ! Bon ! dit Prosper qui referma la porte d’un coup de béquille et disparut dans l’escalier…

Quelques minutes plus tard, il franchissait la grille du collège où son arrivée, dans ce costume de cérémonie, jeta un moment le trouble dans nos rangs.

Volontiers, à la sortie de la classe du soir, nous nous attardions, pour nos assauts de toupies et nos matches de cannettes (nom donné là-bas aux billes) dans la petite cour de la conciergerie, dépendance du portier Kermaho. Cet estimable fonctionnaire y tenait boutique volante de sucreries et, moyennant l’acquisition d’une tablette de chocolat ou d’un bâton de sucre d’orge, il tolérait notre présence sur ses domaines. Justement nous étions engagés, Bobinet, Phulup, Tossel, Peusaint, Le Dentu et moi, dans une absorbante partie de cannettes qui nous avait à peu près fait oublier l’aventure de la bernache. Et il est vrai que tous nos efforts individuels ou collectifs pour obtenir de Bobinet quelques éclaircissements sur cette mystérieuse aventure avaient complètement échoué jusque-là : Bobinet demeurait fermé à toutes les sollicitations. De guerre lasse, nous avions repris nos jeux habituels ; mais, après que Prosper eut traversé nos rangs, il se fit un nouvel assaut de toute la bande pour arracher son secret au cachottier.

— Voyons, dit Phulup, qui, étant fils d’armateur, avait quelques notions de la chasse aux oiseaux de mer, ce n’est pas possible… Les bernaches ne passent pas assez près du sol pour que tu aies pu en abattre une d’un coup de fronde !

— Est-ce que c’est seulement une bernache ? ajouta Peusaint.

— Imbécile ! En as-tu jamais vu, toi, dans le prétoire de ton père, des bernaches ? riposta du tac au tac Bobinet… Des oies, je ne dis pas…

— Mais celle-ci avait encore du son au bout du bec…

— Eh bien ! trancha Bobinet, mettons que c’était une pintade et n’en parlons plus…

La partie se rengagea devant l’inutilité de nos insistances pour forcer le mutisme de Bobinet et elle n’était pas encore terminée au moment où Prosper traversa derechef nos rangs, reconduit jusqu’à la grille par M. Lefur en personne, s’il vous plaît, qui n’était pourtant pas prodigue de ces sortes d’attentions à l’égard de ses subordonnés.

Les deux hommes poursuivaient une conversation qui semblait des plus cordiales. Nous n’en saisissions que des bribes : « Sept heures tapantes demain soir, dimanche… Entendu !… Très honoré de votre acceptation et de celle de Madame Lefur, Monsieur le Principal… Mais non ! Mais non ! Et ne mettez pas les petits plats dans les grands surtout… » Le couple se sépara sur une chaleureuse poignée de main ; Prosper embouqua la rue des Capucins ; M. Lefur remonta son perron en marmonnant dans sa barbiche : « Pas trop tôt vraiment ! »

— Pan ! dit Bobinet. Ça y est ! Prosper l’a invité à manger son oie, — l’oie de Madame Lefur…

L’oie de Madame Lefur ! Ces mots furent un trait de lumière pour nous. Nous savions que Madame Lefur, chaque année, à Noël, servait à ses invités, comme plat de résistance, une dinde rôtie aux marrons. Elle n’avait point la peine le plus souvent de l’acheter au marché et il se trouvait presque toujours, aux approches de la Toussaint, parmi les parents des « pétras », quelque généreuse ménagère pour lui épargner ce souci. Mais, cette année-là justement, une épidémie s’était abattue sur les phasianidés, et Madame Lefur, un moment désemparée, dut s’estimer heureuse de pouvoir remplacer par une oie sa dinde noëlesque. L’oie lui avait été offerte par une fermière de Kerguignou, la veuve Manégol, dont le petit-fils, Déodat-Victorin, était pensionnaire de cinquième au collège, et ledit petit-fils, tout fier de son importance et de la tape amicale dont l’avait honoré sur la joue Madame la Principale, n’avait pas manqué de nous rapporter la scène dans tous ses détails.

— C’est un jars, Madame Lefur, expliquait la bonne femme Manégol en retirant la bête de son panier… Ça ne vaut point un dinde, sans doute, mais j’espère qu’il vous fournira tout de même un plat fonable, vu qu’on lui a pratiqué de bonne heure la petite opération et que les mâles deviennent alors plus tendres que les femelles.

— Vous êtes bien aimable, Madame Manégol, répondait gracieusement la principale. Je suis de votre avis : les jars hongres, ça vous a une chair qui fond dans la bouche.

— J’aime à vous l’entendre dire. Madame Lefur… Vous me donnerez des nouvelles de celui-ci que j’ai élevé à votre intention… Aucun pâturage n’était assez bon pour lui. C’est moi-même qui préparais sa bouillie. Quand il était en nourrice, je lui avais fait une marque sur le croupion, une petite croix pour le reconnaître des autres mâles de la couvée. Elle y est encore sous les plumes, là, tenez !…

— Madame Manégol, je n’aurai pas besoin, Dieu merci, d’employer un moyen semblable pour distinguer votre petit Déodat de ses camarades : j’ai toujours chéri cet enfant d’une affection singulière et, cependant, je sens qu’il va me devenir encore plus cher. Vous permettez que je l’embrasse, Madame Manégol ?

— Déodat, mon boudet, dit la bonne femme Manégol, tire tes doigts de ton nez et va donner un poc à Madame la Principale…

Un poc, c’est là-bas une accolade… Touchantes effusions ! Elles nous remontaient à la mémoire en ce moment, avec le souvenir de Rosalie, la bonne à tout faire de Madame Lefur, une grosse fille de Moncontour, vraie bourrelle de travail, levée à cinq heures et couchée à onze, cuisinière, sommelière, couturière, laveuse, repasseuse, etc., aux mains attentives de qui sa maîtresse avait remis le précieux jars.

Rosalie avait l’œil à tout, au réfectoire et à la basse-cour, à la cave et au grenier. Matin et soir elle servait aux volailles leur provende de son et de pommes de terre, pétrie de ses robustes mains couleur de brique dans ces eaux grasses de vaisselle qu’on appelle goayen en Bretagne. Avait-elle par mégarde laissé la porte du poulailler entr’ouverte ou si le prisonnier, pris d’une fringale de liberté, avait de lui-même rompu sa clôture, ou si encore Bobinet avait favorisé son évasion ? Le chenapan, enfin rendu à sa loquacité naturelle, nous assura qu’il avait trouvé l’oie dans la cour et qu’il n’avait pu résister à la tentation d’essayer son adresse sur ce gibier royal : atteinte à la tête et à l’aile, la bête s’était défendue avec une énergie digne d’un meilleur sort. Un moment même Bobinet avait pu craindre que le bruit de la lutte, les appels désespérés du jars n’attirassent l’attention de Rosalie. La cuisine occupait un bâtiment voisin. Mais un Dieu propice veillait sur Bobinet : de l’assassinat qui se perpétrait à quelques pas d’elle, Rosalie n’avait rien perçu ; aucun secret pressentiment ne l’en avait avertie. Et Madame Lefur, de son côté, prise par ses réceptions et pleinement confiante, d’ailleurs, dans la vigilance de Rosalie, était à cent lieues de penser qu’on pût attenter à son bien.

La disparition de l’oie noëlesque — nous le sûmes par la suite — ne fut connue que dans la soirée, un peu après la visite de Prosper aux Lefur. Rosalie, en pénétrant dans la basse-cour pour donner leur provende à ses pensionnaires, fut tout étonnée de ne pas voir accourir le jars qui n’était jamais le dernier à répondre aux « Petit ! petit ! petit ! » de son excellente nourricière. Elle regarda de tous les côtés, perquisitionna en haut et en bas dans les logettes réservées à la volaille et dut se convaincre enfin de l’affreuse réalité. Une brèche dans le treillage du poulailler expliquait peut-être le mystère. Rosalie ne remarqua pas la brèche. Plantant là son baquet, elle s’encourut comme une folle aux appartements de Madame Lefur et, sans frapper, la figure défaite, les yeux exorbités, elle jeta dans un râle d’agonie :

— Madame ! Madame ! Le jars qu’a fichu le camp !

Jamais coup de tonnerre éclatant dans un ciel serein ne produisit pareil saisissement : le jars parti, le jars en fuite, le jars volé peut-être, le jars noëlesque ! Madame Lefur en faillit avoir une syncope. Dès qu’elle le put, elle descendit avec sa bonne au poulailler. M. Lefur, attiré par les cris stridents de Rosalie, s’était joint aux deux femmes. On mit tout le personnel en campagne : les cours, les communs, les réserves, les caves, les greniers et les cabinets eux-mêmes furent scrutés ; on poussa les investigations jusque dans les deux corps de bâtiments voisins, occupés par la prison et la gendarmerie. Nulle part on ne trouva trace du jars ; personne, qui plus est, ne put dire ce qu’il était devenu.

— L’est sorcier ! L’est sorcier ! répétait Rosalie dans son patois de Moncontour, Y a pas ! L’est sorcier !…

Telle fut la perturbation dans laquelle cet événement jeta Madame la Principale qu’elle fut sur le point d’écrire aux époux Lespérut pour s’excuser, en raison de la catastrophe qui venait de frapper sa basse-cour, de ne pouvoir accepter le dîner auquel ils l’avaient priée. Très sagement, M. Lefur, qui avait gardé quelque sang-froid, représenta à sa femme combien cette décision serait fâcheuse, qu’elle ne remédierait point à la disparition du jars et qu’en définitive elle ne ferait qu’ajouter une perte à une autre. Les Lespérut s’étaient fait assez tirer l’oreille pour leur rendre ce dîner ; on le tenait, il ne fallait pas le lâcher.

Madame Lefur se rendit à ces raisons, non pourtant sans avoir épuisé tous les moyens que lui suggéra son expérience pour retrouver la piste du fugitif. Elle poussa le scrupule jusqu’à envoyer un exprès à Kerguignou avec mission de s’informer si le jars, d’aventure, n’avait pas rallié dans la nuit la ferme de la veuve Manégol ; on avait cité à Madame Lefur maints exemples de palmipèdes atteints de nostalgie et retrouvés après plusieurs jours dans leur poulailler natal. Mais, à Kerguignou, non plus que dans aucune des maisons voisines du collège, le jars n’avait été signalé.

À cinq heures de l’après-midi, le dimanche, Madame la Principale perdit tout espoir et, laissant Rosalie à ses larmes et à la préparation de la soupe des internes, qui ne fut jamais si amère, elle monta s’habiller pour se rendre au dîner des Lespérut…

— M. Lefur, dit-elle à son mari, quand celui-ci la vint prendre, vous auriez mieux fait de ne point insister. J’ai l’estomac retourné ; je sens que je ne pourrai faire honneur au dîner des Lespérut.

Madame Prosper, en dépit des recommandations du principal, avait cependant mis pour ses invités les petits plats dans les grands. Toutes ses pauvres économies de l’année y avaient passé : elle avait été jusqu’à louer les services d’une vieille bonne à la retraite, Jacqueline Le Vot, qui s’employait encore comme extra dans les ménages de la localité. Et elle avait sorti de l’armoire sa plus belle robe et son châle à ramages, du vaisselier ses assiettes et ses plats les moins écornés.

La pièce, lavée à grande eau, les meubles luisants de propreté, les cuivres astiqués au tripoli, ne donnaient peut-être pas une impression d’opulence ; rien n’y rappelait à Prosper le luxe persique — persicos apparatus, — mais plutôt cette honnête médiocrité chère au poète de Venouse. Il n’était pas jusqu’au bouquet de mariée d’Hortense qui, convenablement épousseté, n’eût pris sous son globe un air de renouveau ; avec ses boutons blancs et son nœud satiné de même couleur, il faisait, sur la cheminée, comme un petit massif virginal. Deux assiettes de friandises et un saladier de caillibotes l’encadraient, qui n’avaient pu trouver place sur la table. Celle-ci était tendue d’une nappe usagée, reprisée çà et là, mais qui n’avait point de tache et qui sentait la lavande. À la dernière heure seulement, crainte d’éveiller chez son mari de dangereuses tentations, Madame Prosper avait ajouté au couvert deux flacons de vin vieux et une fiole de tafia qu’elle célait depuis la Saint-Michel dans un placard.

Les noirs soucis qui rongeaient Madame Lefur ne purent résister à la vue de ces apprêts. Son odorat, dès l’entrée, avait été délicatement flatté par les émanations de la cuisine. Hortense, au premier coup de sonnette, s’était hâtée de quitter le tablier noué autour de ses hanches et avait couru recevoir ses hôtes.

— C’est sans façon, vous savez ! dit-elle à Madame Lefur.

Et Prosper cita du latin au principal. Madame Lefur était assise à la droite du professeur. Elle avait déclaré en entrant qu’elle n’avait pas faim. Mais le potage commença de la mieux disposer, les hors-d’œuvre ne la trouvèrent point indifférente et, quand parut sur la table certaine truite saumonée au vin blanc, — don de Bobinet, décidément en veine de générosité ; le chenapan l’avait cueillie le matin même dans le Guer, sous un têtard où l’imprudente faisait la sieste, — Madame la Principale sentit renaître complètement son appétit.

Il fallut la surprise du jars rôti, en qui Madame Prosper avait mis toutes ses complaisances, pour rompre l’enchantement et la rendre à ses idées noires. Portée à deux bras par Jacqueline, l’énorme bête bombait, sur un grand plat ovale de faïence en terre de Quimper, son dôme de chair parfumée. Les douces flammes d’un feu de bois, savamment réglé par Madame Prosper, l’avaient revêtue de ces riches colorations qui semblent dérobées à la palette des soleils couchants ; sa peau était un brocard d’or et de pourpre. Ingénument elle s’étalait, le ventre en l’air, comme s’offrant encore aux caresses du divin Héphaïstos. Et, de toutes parts, sa graisse éclatait, ruisselait en flots d’ambre autour d’elle, cependant qu’aux béantes cavités de son abdomen les marrons scintillaient sourdement, telles des pépites dans leurs gangues…

Prosper, les yeux sur le plat, ne put retenir un clappement de langue connaisseur. Mais Hortense, qui avait les siens sur Madame Lefur et qui guettait une approbation, fut douloureusement frappée par la contraction des traits de son invitée. M. Lefur lui-même avait poussé un soupir. Innocents bourreaux de leurs hôtes, les Prosper ignoraient combien ce malencontreux jars ravivait en leur âme de souvenirs lancinants…

— Voilà, songeait Madame Lefur, comme eût été mon oie !… Elle avait ces cuisses, semblables à des tours, et son abdomen s’enflait pareillement en forme de dôme.

— Mon Dieu ! Madame la Principale, qu’est-ce que vous avez ? demanda Hortense avec inquiétude. Est-ce que vous n’aimez point la bernache ?

— Tiens ! dit M. Lefur, Ce n’est pas une oie ?

— Si fait, Monsieur le Principal ; expliqua doctoralement Prosper, mais une oie sauvage… ancer cinereus

— Je n’aurais pas cru que les oies sauvages atteignissent cette dimension, dit M. Lefur. Madame Lefur fit un effort.

— Il est vrai, dit elle, qu’on ne peut rêver une plus belle bête. Elle pèse au moins dix livres, n’est-ce pas. Madame Prosper ?

— Onze, Madame la Principale, dit avec orgueil Hortense.

— Juste le poids de mon jars ! murmura Madame Lefur.

Et elle soupira en regardant de nouveau la bête déjà aux mains de Prosper, lequel, d’une lame experte, en détachait les aiguillettes, les cuisses et les ailes qu’il portait et rangeait symétriquement à côté de lui sur un second plat… Et, à chaque membre qui prenait le chemin du plat. Madame Lefur éprouvait comme un petit pincement au cœur. De l’énorme volatile, il ne resta bientôt plus que la carcasse, morceau inférieur, généralement abandonné à la domesticité. Mais Madame Lefur n’avait point les préjugés du commun sur la partie de cette carcasse que certains gastronomes, qui étaient aussi des raffinés de langage, ont baptisée du nom de sot-l’y-laisse. Prosper avait reposé son couteau et sa fourchette. Ce que voyant, la gourmandise naturelle de Madame Lefur reprit le dessus et elle protesta contre ce qu’elle appelait un peu pédantesquement un crime de lèse-gastronomie.

— Ma foi, Madame la Principale, répondit bonnement Prosper, chacun son goût, et si le cœur vous en dit…

— Je vous en prie, Monsieur Prosper !… Un éclair du couteau, une rapide torsion du poignet qui tenait la fourchette, et Madame la Principale fut servie.

— Oh ! Madame la Principale, dit Hortense qui ne pouvait se résigner à voir un morceau si vulgaire dans l’assiette de son invitée, vous prendrez tout de même bien un blanc d’aile !…

Hortense n’avait certainement mis aucune malice dans ses paroles. Quelle ne fut donc pas sa consternation quand, au lieu du sourire d’assentiment qu’elle espérait, elle vit Madame la Principale, au moment de porter la fourchette dans la carcasse de la bête, qui pâlissait, tressautait, puis se penchait pour examiner de plus près on ne savait quoi et qui, enfin, jetant sa serviette et se levant de table, — avec quelle expression de colère, de mépris, de dignité offensée, Seigneur ! — déclarait dans le silence angoissé de l’assistance :

— Jamais je ne toucherai à cette bête-là, jamais !… Allons-nous-en, Monsieur le Principal !

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Prosper, ahuri.

— Oui, qu’est-ce qui te prend ? dit M. Lefur, non moins interloqué.

— Ce qu’il y a ? Ce qui me prend ?… Il y a, Monsieur Lefur, que cette prétendue bernache est mon oie, notre oie, le jars que nous cherchons partout depuis hier !…

— Tu es folle ! dit M. Lefur.

— Ah ! je suis folle ?… Eh bien ! voyez ce signe. Monsieur Lefur… Il n’est plus très apparent, sans doute. Tel qu’il est, il me suffit. Mais, si vous gardez personnellement le moindre doute, interrogez Madame Manégol : c’est elle qui l’a tracé sur le dos du jars, pour le distinguer des autres mâles de la couvée… Libre à vous, Monsieur Lefur, de prendre votre part d’une oie volée… Quant à moi, je ne resterai pas une seconde de plus dans cette maison.

— Vous avez entendu, Monsieur ? dit le principal à Prosper. Qu’avez-vous à répondre pour votre défense ?

— Réponds, je t’en supplie, gémit Hortense… Explique-toi, de grâce !

— C’est Bobinet, bredouilla Prosper… C’est ce coquin de Bobinet…

— L’élève Bobinet, de la classe de 4e classique ?

— Et quel autre voulez-vous que ce soit ?

— Je l’ignore. Monsieur, dit sévèrement le principal en se levant de table à son tour… En tout cas, Madame Lefur a raison : le souci de notre dignité ne nous permet pas de rester une seconde de plus dans cette maison. Adieu, Monsieur… Je rentre au Collège adresser mon rapport sur cette scandaleuse affaire à M. l’Inspecteur d’Académie… C’est lui qui prononcera en dernier ressort.

La malheureuse Hortense, pour cacher sa honte, s’était réfugiée dans la cuisine. Effondrée sur une chaise entre les mains de Jacqueline, elle n’eut pas la force de se traîner aux genoux des Lefur et de les conjurer de reprendre leur place à table.

Peut-être aussi pressentait-elle l’inutilité de toute tentative de ce genre. Les membres dispersés de l’oie gisaient encore dans les assiettes et dans le plat ; Prosper lui-même n’avait pas eu le temps d’attaquer la cuisse déposée devant lui. Il vint à l’idée d’Hortense de rassembler tous ces morceaux et de les faire porter aux Lefur par Jacqueline : cette restitution atténuerait peut-être leur juste indignation… Elle rentra dans la salle dévastée par le départ de ses hôtes. Hélas ! Prosper, à peine remis de son alerte, n’avait pu résister aux sollicitations de sa gloutonnerie ; sur les ruines de son honneur universitaire, comme Marius sur les ruines de Carthage, il ne pleurait pas : il bâfrait. Et la moitié d’une bouteille de chambertin lui avait déjà rendu son habituelle sérénité philosophique. La fourchette au poing, sur l’air de la Mère Godichon, il chantait :

Nunc vino pellite curas ;
Cras ingens iterabimur œquor

Œquor n’était pas ici une simple image, et c’était bien sur une mer agitée et féconde en tempêtes qu’était embarqué Prosper. À l’issue de sa classe du lundi soir, Kermaho vint lui dire que M. l’Inspecteur d’Académie l’attendait dans le cabinet de M. le Principal. Nous fûmes invités par la même occasion à nous tenir aux ordres de M. l’Inspecteur.

L’horizon décidément se gâtait. Dans le cabinet où fut introduit Prosper, M. l’Inspecteur prenait des notes, posait de brèves questions et, de temps à autre, consultait M. Lefur qui assistait à l’enquête. Cet inspecteur était homme d’esprit, mais il était aussi fonctionnaire et savait ce qu’un fonctionnaire doit à la gravité de ses fonctions. C’est pourquoi, bien que l’affaire lui semblât beaucoup plus bouffonne que tragique, il ne laissait rien paraître de ses sentiments et tâchait de se composer un masque de solennité qui trompât l’assistance.

Il y réussit assez bien pour commencer. Prosper, mis en demeure de s’expliquer, rejeta tous les torts sur Bobinet. Rosalie comparut ensuite, fit trois signes de croix et fondit en larmes dans son tablier. On n’en put tirer davantage et il fallut la renvoyer à ses fourneaux. Introduits à notre tour devant M. l’Inspecteur, nous déposâmes de manière à ne pas charger notre camarade, tout en dégageant de notre mieux l’excellent Prosper.

Il ne restait plus à entendre que Bobinet. Le coquin n’avait pas remis les pieds au collège depuis la classe du samedi soir. Cette absence même était un aveu, pour le moins une présomption de culpabilité. Et cependant, prévenu sans doute par le rapport du principal et l’attitude légèrement ambiguë de Prosper, on eût dit que M. l’Inspecteur opinait intérieurement dans le sens de l’administration et n’était pas loin de considérer notre malheureux maître pour le complice de Bobinet, sinon pour l’instigateur même de son larcin.

Ce fut donc une minute émouvante que celle où le chenapan, sur le coup de cinq heures du soir, fit son entrée aux chandelles dans le cabinet de M. le Principal transformé pour la circonstance en cabinet de juge d’instruction. D’où sortait-il ? Kermaho, qui avait été le relancer chez ses parents, ne l’y avait pas trouvé. Il était sale, couvert de boue, comme s’il s’était vautré sur le sol pour faire le guet dans quelque prairie. Les béquilles de Prosper frémirent à ses côtés quand il entra et la présence de M. l’Inspecteur les empêcha seule, j’imagine, de courir sus au bandit qui leur valait le déshonneur public de cette comparution.

— Approchez, jeune Bobinet, dit M. l’Inspecteur, et tirez votre casquette.

— Hi ! hi ! hi ! gémit Bobinet.

— Bobinet, vous êtes accusé d’avoir lapidé un jars samedi soir dans la cour de récréation du collège. Est-ce vrai ?

— Hi ! hi ! hi ! Oui, M’sieur l’Inspecteur.

— Ce jars, vous l’avez porté ensuite à M. Lespérut, ici présent, lequel, sans s’informer de la provenance de l’animal, le mit dans sa serviette.

— Pardon ! voulut expliquer Prosper, Bobinet m’avait affirmé que c’était une bernache.

— Vous aurez la parole tout à l’heure, Monsieur Lespérut… Reconnaissez-vous les faits qui précèdent, jeune Bobinet ?

— Oui, M’sieur l’Inspecteur. Hi ! hi ! hi !

— Parfait ! Eh bien, voyons, mon jeune ami, puisque vous êtes entré si aisément dans la voie des aveux, dont nous vous tiendrons certainement compte, ne voulez-vous point aller jusqu’au bout et convenir que ce jars, qui se promenait dans la cour de récréation, c’était vous qui lui aviez ouvert la porte… oh ! pour faire une farce, bien entendu… Oui, n’est-ce pas ? Vous l’aviez aidé à sortir du poulailler… Vous aviez peut-être même forcé les clôtures… Cela s’appelle, je crois, une effraction… Mais que le mot ne vous épouvante pas : nous sommes ici tout disposés à l’indulgence… au moins en ce qui vous concerne et attendu votre jeune âge… Qui sait ? Peut-être n’avez-vous fait, comme dit le rapport de M. le Principal, qu’obéir à une suggestion étrangère… une suggestion d’autant plus impérieuse qu’elle émanait d’une personne à qui vous deviez, par définition, le respect et l’obéissance…

— Comment ! Monsieur l’Inspecteur, s’écria Prosper, M. le Principal ose prétendre que c’est moi qui ai poussé Bobinet à voler son oie ?

— Je vous ai déjà prié de ne pas m’interrompre, Monsieur Lespérut, dit M. l’Inspecteur… Et, se tournant vers Bobinet : Allez, mon jeune ami, racontez-moi tout, comme à votre confesseur et à votre père.

— C’est cela, Bobinet, dit Prosper effondré, tape sur ton professeur ! Vas-y, brigand ! Venge-toi de ses retenues et de son « rond ».

Ce cri de désespoir avait-il ému le drôle ? Sa casquette entre les mains, qu’il roulait par manière de contenance, il hésitait, semblait se tâter.

— Eh bien ? dit M. l’Inspecteur.

— Hi ! hi ! hi ! geignit Bobinet.

— Oui, je comprends qu’il vous en coûte d’accuser un de vos maîtres. Mais le rapport de M. le Principal est formel : il met personnellement en cause M. Lespérut. La vérité avant tout, et vous savez le proverbe : Amicus Plato

— Hi ! hi ! hi ! reprit de plus belle Bobinet en s’enfouissant la figure dans sa peau de lapin,

— Nous n’en sortirons pas, dit M. l’Inspecteur… Voyons, mon jeune ami, je vous en conjure, un petit effort ! Tenez ! Je vais vous aider, vous remettre sur la voie… Le poulailler, vous le savez, est au fond de la cour d’honneur, près de la cuisine, à gauche. — Hi ! hi ! hi ! Oui, M’sieur l’Inspecteur !

— Vous le connaissez parfaitement. Vous avez passé encore devant tout à l’heure.

— Oui, M’sieur l’Inspecteur. Hi ! hi ! hi !

— Eh bien, c’est dans ce poulailler qu’était l’oie de M. le Principal.

— Hi ! hi ! hi ! Elle y est toujours, dit Bobinet,

— Hein ? s’écria M. Lefur.

— Que voulez-vous dire ? interrogea M. l’Inspecteur. Vous n’avez probablement pas compris mes paroles : c’est dans ce poulailler, je le répète, qu’était l’oie de M. le Principal.

— Oui, M’sieur l’Inspecteur. Hi ! hi ! hi !

— Bon ! Elle n’en est pas sortie toute seule, je pense ?

— P’t-être bien qu’si, M’sieur l’Inspecteur. Hi ! hi ! hi !

— Comment ! Peut-être bien que si ?

— Je veux dire qu’elle est p’t-être sortie, hi ! hi ! hi ! comme elle est rentrée…

— Où ça, rentrée ?

— Hi ! hi ! hi !… Dans le poulailler… Par le trou du treillage, comme tout à l’heure. Hi ! hi ! hi !

Cette fois, M. l’Inspecteur eut toutes les peines du monde à conserver sa gravité.

— L’oie est rentrée tout à l’heure dans le poulailler ?… Mais puisque vous venez de reconnaître que vous l’avez tuée samedi d’un coup de fronde !

— Hi ! hi ! hi ! La bernache, M’sieur l’Inspecteur, pas l’oie.

— Eh ! vous voyez bien qu’il y tient, à sa bernache ! s’écria triomphalement Prosper.

— Le mâle de la bernache et le mâle de l’oie domestique s’appellent également des jars… C’est sur cette homonymie que joue le drôle, glissa M. Lefur à l’Inspecteur.

— Ma foi, Monsieur le Principal, repartit M. l’Inspecteur, qui ne se sentait plus la force de continuer un pareil interrogatoire, je donne ma langue aux chats et je commence à soupçonner quelque imbroglio dans tout ceci. Peut-être serait-il bon de retourner au poulailler.

— Croyez-vous ? Hum ! Je connais mon Bobinet et j’ai plutôt idée qu’il cherche à nous faire prendre le change… ou que les intimidations de M. Lespérut ont produit leur effet.

— Il en coûte peu de se renseigner, dit M. l’Inspecteur.

— Soit, dit obséquieusement M. Lefur, qui se leva pour appeler Rosalie.

Mais il n’était pas à la porte qu’un grand tumulte emplit le corridor. Madame Lefur et Rosalie accouraient à grand fracas et, parmi les « Mon Dieu ! et les « Jésus ! si c’est possible ! » de Madame la Principale, on distinguait le fausset aigu de la servante déchirant l’air de son éternel refrain :

— L’est sorcier ! L’est sorcier ! Y a pas !…

M. le Principal recula, troublé par cette invasion subite des deux femmes et n’en démêlant pas la raison. Pourtant, au poing de Rosalie, un grand corps blanc et gris se débattait, sifflait, jappait, faisait le diable à quatre.

— Le jars ! émirent en même temps les trois voix stupéfaites de M. l’Inspecteur, de M. le Principal et de Prosper.

— Il n’y a pas de doute possible, confirma Madame Lefur qui entrait derrière Rosalie… C’est bien lui, mon ami… Nous l’avons pesé : il a encore gagné pendant son absence : treize livres un quart ! C’est même ce qui explique que l’on ne lui voit plus très bien la petite marque sur ce que vous savez…

— Saperlipopette ! murmura le principal. Qu’est-ce que va penser M. l’Inspecteur ?

— Hum ! fit M, l’Inspecteur, qui avait entendu. En effet, mon cher Principal, vous avez agi avec quelque… précipitation en l’occurrence… Il eût été prudent d’attendre vingt-quatre heures avant de rédiger votre rapport… Que diable ! Une oie peut bien s’offrir de temps à autre un petit tour de promenade sans qu’on accuse un membre de l’Université de l’avoir détournée de ses devoirs… Mais j’ai aussi ma part de responsabilité dans l’affaire… J’aurais dû montrer plus de circonspection, songer que dans le corps professoral les défaillances sont rares… En somme, nous avons affreusement calomnié le jeune Bobinet… et ce cher, ce digne, cet excellent M. Lespérut… Nous vous devons, Monsieur Lespérut, une réparation éclatante…

— Monsieur l’Inspecteur ! dit Prosper en s’inclinant.

— Vous la recevrez au 1er janvier prochain, Monsieur Lespérut. Ce sera ma façon à moi de vous présenter mes excuses… Quant à vous, Monsieur le Principal, je ne vois qu’un moyen de vous tirer correctement de ce pas de clerc : c’est d’inviter, séance tenante, M. et Madame Lespérut — et parbleu ! l’élève Bobinet aussi : il a bien mérité ce petit dédommagement — à venir tâter en votre compagnie de cette oie, de ce jars ou de cette bernache, comme il vous plaira de l’appeler, qui me paraît fort à point pour recevoir les honneurs de la broche… Je m’invite moi-même sans façon, Monsieur le Principal… J’allais justement partir en tournée quand j’ai reçu votre rapport… Je profiterai de ma présence ici pour visiter les classes de MM. les Professeurs… Donc, à midi demain, si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

— Comment donc, Monsieur l’Inspecteur, trop heureux !


 


Et c’est ainsi que Bobinet eut l’honneur insigne et qu’aucun élève n’avait connu jusque-là de s’asseoir à la table de M. le Principal, entre Madame Lefur et M. l’Inspecteur. Prosper reçut les palmes académiques au 1er janvier suivant : cette distinction n’était pas encore prodiguée à tout venant et les boutonnières professorales qu’elle fleurissait comptaient de longs états de service.

Cependant, le soir même où se passait la scène que nous venons de raconter, Madame Manégol, en dénombrant ses ouailles qui revenaient des champs, constata qu’il lui manquait un jars. L’événement, je m’empresse de le dire, ne l’étonna pas outre mesure : il rôdait force renards à cette époque autour des poulaillers de Kerguignou — sans parler, quand l’occasion s’en présentait, du renard à deux pattes qui avait nom Bobinet.



APPENDICE



I. — Le factum de Joseph-Sébastien Barbier, marquis de Kerjean, expose d’abord les dissentiments existant entre son père, René Barbier, et sa mère, Françoise de Parcevaux, et nous mène jusqu’à l’action intentée par le premier pour obtenir l’annulation du mariage de son fils.

Celui-ci a expédié sa femme à Rennes, où, une fois rendue, au lieu de s’occuper du procès et « de travailler à assurer son estat », elle ne fait que passer et s’en vient « droit à Paris », accompagnée de ses trois valets, Laguillette, Vendosme et Laburthe, dit père Michelet, lesquels lui avaient mis « ce beau dessein en teste pour éviter l’exécution d’un décret qui avoit esté décerné contre eux à cause d’un vol qu’ils avoient fait au Suppliant ». Indigné de cette façon d’agir, Joseph Barbier saisit la justice ; mais bientôt sa femme, « soit par grimace ou autrement, faisant la réflexion de son peu de conduite, écrivit au Suppliant, luy demanda pardon, le conjura de ne la point perdre et d’avoir encore quelques bontés pour elle ». Toujours épris et partant indulgent, le jeune marquis lui répondit « qu’il avoit tout oublié et que toujours il vouloit vivre en bonne intelligence avec elle ». Il fit le voyage de Paris, retrouva sa femme au Palais-Royal et y vécut avec elle « en paix et en union » jusqu’à son départ pour l’armée.

Après une campagne sur laquelle il ne donne aucun détail, M. de Kerjean revint à Paris. Il ne retrouva plus sa femme au Palais-Royal ; elle s’était logée à l’hôtel de Soissons, « où, le Suppliant y estant allé pour la voir, elle voulut le faire maltraiter : ce fut la douce manière dont elle le receut et les marques de tendresse qu’elle luy donna ». En suite de quoi Joseph Barbier fit assigner sa femme, le 26 juin 1659, devant l’Officialité de Paris, pour l’obliger de revenir vivre avec lui. La sentence, rendue le 12 juillet, condamna Mme de Kerjean à retourner avec son mari et permit d’implorer le bras séculier.

Comme M. de Kerjean se disposait à faire exécuter l’arrêt, sa femme présenta de son côté requête pour être séparée de corps et de biens, alléguant contre son mari « plusieurs faits faux et supposez ». Le factum glisse prudemment sur ces « faits » qu’il eût été intéressant de connaître et se borne à ajouter que, « reconnoissant sa faute, quoique trop tard », le marquis se pourvut à l’Officialité et demanda la cassation de son mariage, qu’il obtint par sentence du 22 mai 1660.

Sur ces entrefaites, « voici la discorde qui se met entre les sieur et dame de Querjan père et mère » ; les créanciers viennent en foule ; toutes les affaires de la maison tombent en désordre ; M. de Kerjean père se démet de ses biens en faveur de son fils. Pendant que ce dernier se débattait parmi toutes ces difficultés, sa femme lui demanda une entrevue chez M. Paget, maître des Requêtes, où elle le pria de consentir à une séparation à l’amiable, lui jurant qu’à l’avenir il n’aurait plus à se plaindre d’elle et disant qu’elle ne désirait qu’une chose, garder les apparences, afin qu’on ne pût dire que c’était l’autorité qui les avait remis ensemble, « mais l’inclination et la bonne volonté que toujours elle vouloit avoir pour luy ».

Le marquis eut la faiblesse d’y consentir et « donna dans le piège ». L’arrêt de séparation fut rendu le 12 juin 1661. Aussitôt libre, la marquise de Kerjean, redevenue « la Laubardemont », refusa de retourner avec son mari et « se mit dans le grand monde, où elle ne fut pas longtemps sans faire plaisir à qui voulut la recevoir. Ses galanteries la rendirent bien-tost célèbre ». Le marquis était retourné en Bretagne pour tâcher de relever les affaires de sa maison. Il y dut demeurer fort longtemps. Ici se place l’attentat contre Jérôme Le Dall (1679 ?). Condamné à 10.000 livres d’amende (ailleurs il est dit 15.000) en raison de cette tentative de meurtre, Joseph fut arrêté et enfermé dans les prisons de Quimper-Corentin, d’où il s’évada avec effraction. Repris, on l’enferma au Petit-Châtelet de Paris, puis à la Conciergerie du Palais.

C’est seulement en 1681, pendant son séjour au Châtelet, où, à l’en croire, sa mère le « retenait prisonnier depuis environ deux années », qu’il connut les débordements de la Laubardemont, jusque-là ignorés de lui. « Tout le monde sçavoit ses infamies ; le Suppliant seul les ignoroit, et peut-être qu’il la croyroit encor fidelle, sans l’interrogatoire que la dame marquise de Querjan mère fit prester au Suppliant au sujet de son mariage, que toujours elle vouloit faire déclarer abusif. Car, après luy avoir demandé s’il n’estoit pas vray que ce mariage a esté fait par cabale et par mauvaise voye, elle luy demanda s’il n’est pas vray que la Dame de Laubardemont, après sa belle esquipée de Bretagne à Paris, a mené une vie honteuse et pleine d’ordure ; s’il n’est pas vray qu’après avoir esté entretenue par un mousquetaire et par le nommé Duval, elle avoit passé entre les bras du sieur de Grandmont, avec qui elle demeuroit actuellement… Jamais surprise, continue le factum, ne fut pareille à celle du Suppliant : à la vérité, il connaissoit la Dame de Laubardemont pour une femme d’une humeur altière, d’un esprit léger et inconstant, mais il ne l’avoit jamais soupçonnée d’infidélité : puis, croyant les faits trop forts pour estre véritables, il les prit pour un conte, pour une pièce que la Dame sa mère luy faisoit, dont il se plaignit au concierge du petit Chastelet. Mais Parisy, c’est le nom du concierge, dit que ce n’estoit point un conte, que c’estoit une vérité, que le Maistre de l’Epée Royalle de Saint-Denis, qui est son amy, lui avoit dit qu’elle estoit la Dame des plaisirs de Monsieur le Grand-Maistre, que son compère Moreau et sa femme lui avoient confirmé cette vérité, qu’ils luy avoient dit que ce n’estoit pas la première galanterie, qu’avant de se divertir avec Monsieur le Grand-Maistre elle avoit esté à l’abbé de Parabelle et au sieur de Grandmont, que sa maison estoit un lieu de débauche, où tout le monde estoit bienvenu ; que sa plus sérieuse occupation estoit de débaucher des jeunes filles et de mettre leur pudeur à l’encan, et bien d’autres jolies choses, dont il seroit instruit à loisir… »

Quelque temps plus tard, une nommée la Plessy, qui connaissait le marquis « pour lui avoir vendu quelques petites curiositez », le vint voir et lui raconta un autre trait de sa femme : les nommés Horné, maître tourneur, et Le Maire, maître teinturier, étant entrés un matin dans la chambre de cette dame pour y rapporter des meubles, l’avaient trouvée couchée avec un homme et, « sur les chaises, un justaucorps, une culotte et un chapeau… »

Pour « arrêter le cours de tant d’emportement », le marquis présenta requête, le 20 juillet 1681, au lieutenant-criminel du Châtelet Dessita et demanda permission d’informer des excès de sa femme. Divers témoins déposèrent des « effronteries et dissolutions de la dame de Laubardemont », mais on n’en put entendre que six en tout ; « les menaces le crédit, l’autorité, empêchèrent les autres de satisfaire à l’assignation qui leur avoit été donnée pour venir déposer ». Telle quelle, cette information était suffisante pour faire déclarer la Laubardemont convaincue du crime d’adultère. Aussi elle et ses amis mirent-ils tout en œuvre pour la détruire. Les deux valets, La Chapelle et La Burthe, se chargèrent d’endoctriner les témoins. « Pour cela, on caresse les uns, on leur promet une meilleure fortune, si au recollement ils veulent se rétracter ; aux autres, on ne parle que de coups de bâton, de les tuer… « Prévenu de ces tentatives, Joseph adressa une seconde requête, le 2 mars 1682, au lieutenant-criminel et demanda permission d’informer de la subornation des témoins par la Laubardemont et ses valets. L’information complémentaire eut lieu le lendemain ; quatre témoins y déposèrent. Sachant que les officiers du grand-maître de l’Arsenal avaient reçu l’ordre de ne point déposer, le marquis pria la duchesse du Lude de lui faire obtenir la permission de les assigner. Refus de la duchesse. En outre, grâce à ses intrigues, la Laubardemont réussit à circonvenir le lieutenant-criminel. Le jour où elle devait être interrogée par ce magistrat, elle se rendit chez lui « avec une compagnie de syrènes auxquelles Ulysse lui-même n’auroit pas résisté ». Que pouvait faire un simple lieutenant-criminel qui s’appelait de surcroît Dessita ? Il dépêcha au suppliant le sieur curé de Saint-Cosme pour l’engager à se désister, le menaçant au cas contraire de se déclarer contre lui et de ne négliger rien pour le perdre. Et il tint parole. Comme Joseph ne voulait rien entendre, il se tourna vers les deux principaux témoins à charge, Horné et Le Maire, les fit enlever « par force et violence » et les obligea à se dédire ; puis leur fit faire leur procès pour faux témoignage et y enveloppa le malheureux marquis. « Par un renversement des choses humaines, d’accusateur il devient accusé », et le Châtelet rend contre lui, le 13e jour de may 1682, une rigoureuse sentence le déclarant « convaincu d’avoir suborné et fait suborner les nommez Horné et Le Maire et les avoir obligez à le soutenir lors du recollement et confrontation, pour réparation de quoy il assistera devant Nostre Dame à l’amende honorable, puis [sera] banny à perpétuité hors du Royaume, ses biens confisquez, etc. »

Tout étourdi encore de cette « catastrophe », qui le surprenait d’autant plus « qu’il attendoit avec toute confiance la protection de la justice » et que « les prostitutions honteuses de la dame de Laubardemont l’avoient rendu la fable et la risée du monde », Joseph en appela des juges du Châtelet à ceux de la Chambre des Tournelles du Parlement de Paris. Le factum, qui est un réquisitoire en règle contre les machinations du lieutenant-criminel, reprend une par une les dépositions des témoins et en cite deux particulièrement graves et qui n’ont point été controuvées : celles de demoiselle Catherine Guesdon et de son mari Michel Sauvage, qui déclarent que la dame de Laubardemont était en très mauvaise réputation dans le quartier de l’Arsenal, que sa maison était le rendez-vous des libertins, qu’elle servait d’entremetteuse au grand-maître, qu’elle avait auprès d’elle la nommée Faverolle, fille de débauche, etc…

Deux autres témoins, J.-B. Moreau et femme, après avoir déposé de faits identiques, se sont rétractés ensuite à l’instigation des dames de Montlévrier et de Vaubrun, dont ils avaient été domestiques et que la Laubardemont, accompagnée de M. le duc de Foye et de la dame de Roussereau, était parvenue à mettre dans son jeu. Ces témoins disent que, dans leur première déposition, ils n’ont pas entendu parler de la Laubardemont, mais d’une autre dame « à peine âgée de 20 ans… qui vient au Chastelet voir le Suppliant et qui se fait appeler la marquise de Querjan ». Le marquis n’en nie pas l’existence, ce qui prouve que, de son côté, il ne dédaignait pas les consolations, mais il trouve dans le fait d’entendre ces témoins parler « des douces nuits » qu’un nommé La Chapelle se vantait de passer avec la dame de Kerjean la preuve qu’il s’agit bien réellement de la Laubardemont, puisque ce La Chapelle était son valet de chambre.

Dans la discussion que le marquis institue des dépositions de trois autres témoins, il cite les dires de l’un d’eux qui a été chez la Laubardemont, y a déjeuné avec ce même La Chapelle et y a vu des filles danser « toutes nues » ; d’un autre qui rapporte que la Laubardemont a été chassée de l’Arsenal, où elle avait vécu douze ans, par la duchesse du Lude ; d’un autre qui dépose avoir été domestique chez la Laubardemont et avoir remarqué qu’elle se conduisait mal, que La Chapelle était son confident, qu’elle était entretenue par le duc du Lude, dont « elle recevait de bons présens », qu’une petite fille vivant avec elle « étoit libre et hardie en paroles sales et deshonnêtes « et qu’elle se targuait publiquement de pouvoir se défaire quand elle voudrait du marquis de Kerjean, son mari, etc…

Quant aux témoins Horné et Le Maire, qui n’avaient pas voulu se rétracter, on leur offrit de l’argent ainsi qu’à leurs femmes, on les menaça, on tenta même de faire « enrôler » Le Maire pour se débarrasser de lui. La Laubardemont leur avait dépêché trois de ses valets, La Burthe, La Chapelle et Chocquet. Horné ayant persisté à la confrontation, le lieutenant-criminel le décréta de prise de corps ; cela effraya Le Maire, qui crut prudent de se rétracter complètement pour éviter le même sort : il n’en fut pas moins arrêté comme l’autre et on leur commença leur procès à tous deux pour faux témoignage, mais en leur donnant à croire qu’on ne le faisait que « pour garder les dehors » et pour arriver à bout de se défaire, par ce moyen, du marquis de Kerjean. Ils tombèrent dans le panneau et reconnurent dès lors tout ce qu’on voulait, notamment qu’ils avaient été voir le suppliant au Châtelet et qu’ils s’étaient entendus avec lui pour faire une fausse déposition…

En terminant, le marquis de Kerjean exprime l’espoir que la Cour des Tournelles « le vengera de toutes ces persécutions », qu’elle sera sensible à ses malheurs, « qu’elle ne permettra pas que la Dame de Laubardemont triomphe davantage de ses impudences si énormes et si monstrueuses » ; il produit un grand nombre de pièces justificatives de l’exposé fait ci-dessus et supplie ses juges de le « renvoyer quitte et absous » en déclarant l’accusation « fausse et calomnieuse » et de condamner la Laubardemont et ses complices aux dépens, dommages et intérêts, sauf au procureur général à prendre telles conclusions qu’il avisera contre ladite de Laubardemont, etc., etc.

Nous n’avons pas, malheureusement, le factum de cette dame, si tant est qu’elle ait pris la peine de répondre aux accusations de son mari. La Cour, d’ailleurs, on le sait, confirma purement et simplement la sentence du Châtelet.


II. — Après la condamnation au bannissement perpétuel qui le frappa en 1682, Joseph-Sébastien Barbier, marquis de Kerjean, s’efforça de conserver ses droits sur la succession de son père et intervint dans le procès pendant entre la dame de Coatanscour[55] et divers créanciers, mais un arrêt contradictoire en date du 2 décembre 1686 le déclara incapable d’ester en justice.

En 1688, après la mort de sa mère, il revint à la charge pour réclamer la succession ; mais un nouvel arrêt du Parlement de Bretagne du 1er juin 1688, confirmé par autre arrêt du 1er juillet 1689, fit défense au marquis de troubler sa nièce dans la possession des successions de René Barbier et de sa femme.

En 1689, M. de Kerjean, ayant reparu à Paris, y fut arrêté. Sa nièce dit que cette arrestation eut lieu d’ordre du procureur général et à la requête d’un créancier, mais, dans un factum, le marquis accuse cette « niepce cruelle » de l’avoir attiré à Paris sous prétexte d’un accommodement et de l’avoir fait emprisonner afin qu’il fût condamné à mort pour rupture de ban. Elle fut désavouée, au reste, par le procureur général, et le Parlement mit le marquis en liberté, « d’autant plus indigné de la perfidie barbare de la dame de Coatanscourt que, n’ayant aucune part dans le procès criminel, elle n’avoit recherché la mort de son oncle qu’afin de devenir son héritière ».

Dès la condamnation de Joseph Barbier, la dame de Coatanscour et le marquis de Pontcallec, cousin germain des parties, avaient présenté requête pour que sa succession fût déclarée vacante, en raison de sa mort civile. Le marquis soutenait au contraire qu’en vertu des articles 658, 659, 660 de la coutume de Bretagne, le condamné au bannissement perpétuel ne perd pas ses droits, et il demandait une provision de 2.000 livres en attendant le partage. Par cinq arrêts des 11 juillet, 11 août et 4 novembre 1683, 12 mai 1684 et 14 juin 1685, le Parlement de Bretagne débouta la dame de Coatanscour de sa requête et accorda la provision demandée.

Survient la mort de Françoise de Parcevaux, marquise douairière de Kerjean : la dame de Coatanscour est actionnée par les créanciers de la succession qui saisissent les biens. Joseph intervient dans l’instance et, de Paris, où il se trouvait encore en 1690, fait appel contre cette saisie, laquelle, dit-il, devait s’exercer sur lui et non sur la dame de Coatanscour, attendu que, d’après la coutume de Bretagne, le bannissement ne prive pas le banni de la faculté d’hériter. Suit une longue discussion juridique, sans grand intérêt pour nous. De son côté, la dame de Coatanscour argue d’une consultation donnée par les avocats généraux du Parlement de Bretagne, d’après laquelle le bannissement entraîne la mort civile ; mais le marquis réplique que deux de ces magistrats, MM. de Francheville et le Lièvre de la Villeguerin, sont les créanciers de la dame de Coatanscour et du marquis de Pontcallec et que, conséquemment, ils attestent en leur propre cause.

Joseph se plaint en finissant des « prétentions odieuses de la Dame de Coetanscour, sa nièce et sa plus cruelle ennemie. » Il espère qu’elle « n’incitera plus à le persécuter et qu’elle abandonnera son injuste et dénaturée prétention, pour laisser mourir paisiblement cet oncle infortuné, plutost par son propre malheur que par aucun crime qu’il ayt commis, ni envers le Roy, ni envers le public, ni envers les particuliers, espérant se justifier dans peu de celuy imaginaire qu’on luy a imputé faussement à l’égard de sa vicieuse femme, qui l’a sacrifié à son ressentiment de ce qu’il s’estoit mis en devoir de corriger sa mauvaise conduite à la vive instance et aux fortes sollicitations de toute la famille. »

Les deux dernières pages du factum sont intéressantes et à citer. Le marquis s’élève encore contre son « inhumaine nièce » et dit que, « nonobstant son fatal malheur, il n’en est pas moins l’oncle de la dame de Coetanscour, c’est le même sang qui coulle toujours dans les veines, c’est en cette qualité qu’elle prétend ravir la totalité des biens de son oncle, mais l’humanité et les voyes indirectes et odieuses par lesquelles elle les a envahis, profitant de la fâcheuse nécessité de son absence, le refus de lui donner des alimens, les empeschements malicieux et affectez qu’elle a fournis à ce qu’il n’obtînt des provisions, toutes les traverses qu’elle lui a suscitées… la rendoient dans toutes les autres coutumes indigne de profiter des biens de son oncle, qui espère que les conclusions qu’il a prises en ce procès luy seront par la bonne justice et équité du Conseil faites et adjugées, avec dépens. »

Cette requête n’eut sans doute pas de succès, puisque le marquis ne put hériter et que le château de Kerjean et dépendances passèrent à la dame de Coatanscour. Joseph n’obtint qu’une pension de 2.500 livres. On ignore si, après sa réhabilitation en 1715, il essaya de rentrer en possession des biens que sa nièce lui avait soustraits. Il est plus probable qu’un arrangement secret intervint et que la renonciation du marquis fut le prix dont il paya sa grâce.


III. — Voici les principaux passages de la lettre de M. Camille Vallaux (2 septembre 1909), à laquelle il est fait allusion plus haut :

« Depuis Brizeux s’est peu à peu cristallisée dans la littérature française une idée du type moral et social armoricain, qui est tout de convention. Personne n’a réagi, pas même Renan. Chacun, de Souvestre à Le Braz, a ajouté quelque chose au type dessiné par Brizeux, mais ce quelque chose était toujours en rapport avec un certain idéal fixé une fois pour toutes.

« Je ne crois pas me tromper en résumant les traits essentiels du type littéraire breton de la manière suivante : inaptitude pratique, — tendance au rêve imprécis et, dans certains cas, à une sorte de mysticisme exalté, — conscience très vive du passé, — délicatesse morale, « quant à soi » un peu ombrageux, en rapport avec l’isolement linguistique de la race, — amour extrêmement vif du sol natal, grande difficulté de déracinement et en même temps (je ne sais pas comment concilier le tout, mais ce n’est pas mon affaire), aspiration vers les horizons lointains, goût des longs voyages et des randonnées aventureuses…

« De l’inaptitude pratique chez les Bretons » ? Oui, tant qu’ils sont ignorants, ils sont routiniers. Et, comme la terre leur est dure, comme ils sont loin de tout, comme ils parlent une langue sans expansion et sans avenir, l’ignorance et la routine persistent chez eux plus qu’ailleurs… Mais dès qu’ils savent, il n’y a pas de plus madrés qu’eux, pas de plus retors en affaires… Il faut aller, pour le voir, chez les éleveurs de chevaux du Léon et chez les maraîchers de Roscofif ou de Plougastel ou chez les éleveurs de bestiaux de Carhaix. Grâce à ceux-là et à beaucoup d’autres, la Bretagne regagne le temps perdu[56].

« Le rêve ? Le mysticisme ?… Voir le curieux travail d’Austin de Croze, la Bretagne païenne, 1900[57].

« Délicatesse morale, timidité en rapport avec l’isolement linguistique de la race ? Oui, cet isolement linguistique rend les Bas-Bretons passablement renfermés et taciturnes vis-à-vis de tout ce qui n’est pas Breton. Mais, d’abord, il diminue vite, cet isolement ! On peut affirmer que la très grande majorité des quinze cent mille habitants de la Basse-Bretagne est aujourd’hui bilingue, française et bretonnante — française pour toutes les relations économiques et administratives, bretonnante pour les relations familiales. Au reste, les mœurs ne sont point délicates[58] : elles sont comme chez tous les paysans et chez tous les marins… Il n’y a pas lieu d’en vouloir aux Bas-Bretons, puisque telle est partout en France la tenue morale des gens qui vivent près de la terre.

« Quant à l’amour du sol natal, je ne nie point qu’il ne soit très vif ; mais il ne l’est pas assez pour empêcher cet exode torrentiel des Bretons et des Bretonnes vers les grandes villes… Ces émigrants, pour la plupart, disent adieu pour toujours à leur pays, à leur costume, à leurs mœurs et à leurs croyances. Et ce déplacement d’hommes, amené par la surpopulation, n’est point du tout la manifestation d’un instinct d’aventures et de longues randonnées. Car, à de rares exceptions près, c’est en France que le Breton émigre[59]. Et le marin, l’homme de la côte, est particulièrement casanier…

« Tous les faits qui précèdent, et que je vous présente en raccourci, résultent de patientes enquêtes poursuivies sur place. Ils sont vérifiés. Ils ne laissent presque rien subsister du type littéraire breton.

« Comment donc ce type s’est-il établi au point de s’imposer à de grands esprits et à de brillants talents ? Il faudrait un volume pour le dire. Peut-être la suggestion infiniment prenante de cette terre de brumes, de roches rongées, aux formes bizarres, de landes monotones et mélancoliques, de rivières gonflées par la marée et changées en vasières à mer basse, — peut-être cette suggestion a-t-elle entraîné nombre d’écrivains à concevoir un type humain breton en rapport avec la mélancolie et la grisaille de la terre bretonne[60]. »

FIN


TABLE DES MATIÈRES




Pages.
I. Régions ou départements
II. Le baptême de nos départements.
III. La condamnation du système centraliste
I. Piphanic ou le dernier légitimiste.
II. Prosper ou un collège municipal en 1875
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  1. Le vrai nom semble avoir été Le Barbier. « C’est en effet sous ce nom, m’écrit M. Saulnier, conseiller honoraire à la Cour, à l’obligeance et à l’érudition duquel je ne saurais assez rendre hommage, que, d’après un extrait copié par moi à la bibliothèque publique de Rennes, cette famille a été maintenue noble d’ancienne extraction par la chambre de réformation de la noblesse. » Mais, dans l’usage courant et même sur les actes publics, on l’appelait plus communément Barbier. Preuves : « René, marquis de Kerjean et Françoise de Parcevaux, dame de Mézarnou, ont eu une fille née le 28 août 1637 : ils l’ont fait nommer à l’église paroissiale de Saint-Etienne de Rennes le 10 février 1644 et, dans l’acte dont j’ai un extrait sous les yeux, le nom est écrit Barbier. C’est ainsi encore que se fait appeler leur fils aîné, Joseph-Amador, dans un acte de baptême de la même paroisse où il comparait comme parrain, le 5 mai 1649 » (Saulnier).
  2. Je lis cependant sur une fiche manuscrite de M. Le Guennec : « En 1791, on fouilla Kerjean pour y saisir des armes, mais on n’y trouva qu’un couteau et trois fusils de chasse qu’on dut restituer en présence des réclamations de M. Le Tersec, fondé de pouvoirs des dames de Coatanscour. Les canons que Fréminville dit avoir été conduits de Kerjean à Lesneven provenaient du château de Kerno. »
  3. « Il serait plus juste, dit M. Chaussepied, de le nommer l’Anet breton, car il est contemporain de ce beau château et l’architecte de Kerjean s’en est beaucoup inspiré. » (Notice sur le château de Kerjean. Quimper, 1907.)
  4. Le pavillon nord-est de la façade et une partie des communs à la suite furent détruits par un incendie (vers 1615), et il est assez singulier qu’on ne les rebâtit pas. Plus tard, dit M. Chaussepied, « on a abattu des pans de mur qui menaçaient de s’écrouler, on dispersa (sic) des arcades et l’on construisit un bâtiment moderne qui fait tâche au milieu de cet ensemble d’un autre âge. » — C’est au cours de cet incendie que se passa la scène rapportée par Kerdanet : « Catherine de Goësbriand, la grand’mère, vivait encore. On vint lui annoncer que son petit-fils à la bavette était dans le pavillon menacé : « Allons, allons, dit-elle, qu’on jette bien vite mon petit-fils par la fenêtre pour le sauver des flammes ! » Le petit-fils fut sauvé, mais d’une autre manière. »
  5. C’est par erreur évidemment que la Notice imprime 1453.
  6. La famille Barbier ou Le Barbier, non mentionnée dans les premières réformations du Léon, paraît descendre (Courcy, notes mss.) d’un certain Jean Le Barbier, anobli par grâce spéciale du duc en 1427 (Communication de M. Louis Le Guennec).
  7. Courcy, notes mss. (Communication Le Guennec).
  8. Et ce jusqu’à la veille de la Révolution. Cf. Keratry : le Dernier des Beaumanoir. La terre de Maillé appartenait alors aux Rohan-Chabot. « Louis-Antoine-Auguste de Rohan vendit ce beau domaine à un gentilhomme vannetais, le 13 murs 1789, pour une somme de 400.000 livres. Le nouveau propriétaire, comme de raison, pensa à exercer ses droits. On en parla à la marquise [de Coatanscour, héritière des Barbier], qui en fut très peu alarmée. Elle ne pouvait supposer qu’on osât venir planter, dans sa cour de Kerjean, un poteau chargé d’armes étrangères. D’ailleurs, connaissant le naturel doux et modeste de l’acquéreur de Maillé, elle méprisa le bruit parvenu à ses oreilles. Mais ce à quoi, pour son malheur, elle n’avait pas songé, c’est que le gentilhomme avait aussi une femme jeune, jolie, spirituelle et, malgré cela, friande de droits seigneuriaux comme une vieille marquise. Voilà qu’un beau matin cette jeune dame met le feu au ventre de son mari, qu’elle le jette dans une voiture, avec un procureur fiscal et deux huissiers, affublés de leurs robes ; qu’elle fait attacher derrière la voiture le fatal poteau armorié ; qu’elle lance en avant dix domestiques à cheval, sans oublier de mêler à ce cortège deux gardes-chasses, munis des instruments nécessaires pour ficher un poteau en terre, après l’extraction d’un pavé. Tout cela arrive, dès huit heures du matin, en face du noble château. La marquise de Cuatanscour voit la berline, voit le poteau et n’en peut croire ses yeux. Ses gens étaient épars, aucun ne répond à ses ordres ; de sa fenêtre elle commande qu’on relève le pont-levis ; personne ne l’entend, et le pont-levis reste immobile. Les degrés sont franchis, elle accourt ; aidée de ses nièces, elle essaie de mettre en jeu les leviers destinés à mouvoir la masse protectrice : efforts impuissants ! Rien ne crie, rien ne bouge, et les deux chaînes ne quittent seulement pas la ligne courbe qu’elles décrivent dans les airs. La marquise est prise au dépourvu : les cavaliers passent, la berline entre en triomphe à leur suite, avec le terrible poteau, et l’agonie commence. Le regard fixe, les dents serrées, terrassée plutôt qu’assise dans un coin de sa cour (vierge jusqu’alors d’armes étrangères), la marquise est témoin du sinistre appareil. Attirés par le bruit, son sénéchal et son chapelain arrivent. « Protestez, dit-elle à l’un. Excommuniez, dit-elle à l’autre, car jamais un Rohan ne se fût permis envers moi une pareille infamie. Et c’est un propriétaire de deux jours !… » La parole expire dans sa bouche. Sous la protection des domestiques étrangers, rangés des deux côtés du pont-levis, les gardes-chasses procèdent à l’excavation ; les huissiers verbalisent en présence du procureur fiscal et de leur seigneur ; on appose les signatures : le poteau est planté ! »
  9. La race de ces lévriers de Kerjean semble s’être conservée jusqu’à la Révolution, si j’en crois cette anecdote inédite que me communique M. Le Guennec, qui la tient de M. de Kerdrel-Keruzoret, qui la tenait lui-même de Mlle de Trogoff, sa grand’tante :

    « Mgr de la Marche, dernier évêque de Léon, étant descendu à Kerjean, lors d’une de ses tournées épiscopales, la marquise [de Coatanscour] lui raconta que, depuis quelques jours, elle et ses hôtes étaient effrayés par des bruits étranges de chaînes qui se produisaient la nuit dans l’une des salles basses du château, sans que personne osât aller en reconnaître la cause. Le prélat, qui était un ancien officier de cavalerie et n’avait pas plus peur des morts que des vivants, offrit de passer la nuit dans le sous-sol, d’où les bruits semblaient sortir, et il insista tellement que la marquise dut promettre de lui faire dresser un lit en cet endroit. L’heure du coucher étant arrivée, l’évêque descendit dans le sous-sol, fit sa prière, se mit au lit et s’endormit paisiblement. Mais, au moment où l’horloge du château sonnait minuit, il fut réveillé en sursaut par un bruit de chaînes traînant sur le dallage. Sans s’émouvoir et sans pousser un cri, l’évêque saisit son briquet, le battit et alluma un flambeau, à la lueur duquel il reconnut… le grand lévrier noir de la marquise, qui s’était introduit dans la salle basse par un des soupiraux, en traînant après lui la chaîne de sa niche qu’il avait réussi à arracher. Tout s’expliqua dès lors. Comme on avait coutume de mettre des provisions dans cet endroit, le chien, attiré par l’odeur, y pénétrait quelquefois, après avoir arraché sa chaîne, et y faisait le vacarme qui avait tant effrayé la marquise et ses hôtes. »

  10. La branche cadette des Barbier du Lescoat s’est très dignement continuée jusqu’à nous.
  11. Voir, dans le Foyer breton de Souvestre, une variante de cette légende.
  12. « Le premier des baliniers, c’est à Kerjean qu’il fut élevé. »
  13. Je parle de celles qui furent faites, à ma prière et avec tant d’obligeance, par M. Joseph Baudet, conseiller à la Cour, dans les archives du Parlement de Rennes. Ces archives ne garderaient trace ni de l’arrêt du 21 novembre 1647 portant séparation entre René Barbier et Françoise Parcevaux, ni de l’arrêt du 2 mai 1653 condamnant ledit René à avoir « la tête tranchée », ni de l’arrêt du 21 juillet 1681 condamnant Joseph-Sébastien à 10.000 livres de dommages et intérêts pour tentative d’assassinat sur « Hiérome Le Dall ».

    En revanche les recherches faites, sur les indications de M. Saulnier, dans la collection de factums de la Bibliothèque nationale, ont abouti à la découverte de plusieurs pièces importantes dont je me suis servi pour la rédaction de ce qui va suivre. Mes citations (sauf celles tirées de Missirien) sont empruntées à ces pièces, dont on trouvera un résumé à l’Appendice. Qu’il me soit permis de remercier en outre ici, après MM. Saulnier et Baudet, et pour l’aide précieuse qu’ils m’ont apportée dans le dépouillement et le classement des pièces, M. Louis Le Guennec, l’érudit morlaisien à qui rien n’est étranger du passé de nos châteaux bretons, et M. Pierre Laurent, délicieux poète élégiaque, doublé, à l’occasion, d’un fureteur émérite.

  14. « Elle brille, sur les monts, comme la princesse de
    Mézarnou ».
  15. Était-elle de si petite conséquence ? Ce ne fut point, en tout cas, l’avis des marchands qui, « de tous nos havres, convient Missirien, ont député vers [le marquis], l’ont envoié remercier et lui ont fait rendre des vivres et des vins en abondance. »
  16. « Le Saxon (l’Anglais) maudit ».
  17. À la vérité, l’arrêt laissait au marquis la jouissance pleine et entière de ses biens, mais portait qu’il ne pourrait les vendre, aliéner ou engager sans le consentement de quatre parents du côté paternel et de quatre parents du côté maternel. L’un de ces curateurs était Jean de Lannion, sieur des Aubrays (le fameux Lézobré des légendes bretonnes), qui avait épousé Mauricette Barbier, fille du premier René et de Françoise de Quélen, et qui était donc le beau-frère de René II. Il est cité dans une des rares pièces concernant la famille Barbier qui se trouvent aux archives du Parlement de Bretagne (Série B. — Extrait des registres d’audience de Grand-Chambre. Arrêt du 21 nov. 1647).
  18. C’est le titre qu’il porta du vivant de son père.
  19. Ce Joseph-Sébastien est-il le même qui signa Joseph-Amador dans l’acte cité plus haut par M. Saulnier ? Je le pense. Et, d’autre part, son frère cadet, père de la marquise de Coatanscour, se prénommait aussi Sébastien.
  20. Il serait intéressant de savoir si un lien de parenté quelconque rattachait cette Laubardemont au trop célèbre magistrat à la dévotion de Richelieu, mort l’année précédente.
  21. Le duc du Lude, grand-maître de l’Arsenal.
  22. Voir à l’Appendice un résumé du factum la concernant. Missirien attribue le gain de son procès aux « influences que lui procurait son inconduite ». Parmi ces « influences », il faut mettre au premier rang celles du duc du Lude, du duc de Foye, de MMmes de Roussereau, de Vaubrun et de Montlévrier.
  23. Communication de M. Le Guennec.
  24. Voir sur ce dernier nos Passions celtes : le Marquis rouge.
  25. La séparation, prononcée à la requête de Marie de Laubardemont, est du 12 juin 1661.
  26. Missirien dit en propres termes qu’elle « aida » la Laubardemont dans ses manœuvres contre le marquis.
  27. Voir à l’Appendice le résumé du factum concernant cette nouvelle affaire.
  28. Ce Kersauzon-Coatanscour fut, avec Kerguézec, l’un des plus acharnés adversaires du pouvoir royal aux États de Bretagne. Il « était, dit M. de La Lande Calan, le chef des intransigeants, l’adversaire intraitable de toute conciliation. » Son intervention fut particulièrement décisive aux États de 1762 où il fit refuser aux commissaires royaux la demande du sol par livre et tint vigoureusement tête au duc d’Aiguillon en se basant sur le contrat de mariage d’Anne de Bretagne, d’après lequel on ne pouvait lever d’impôts en Bretagne sans le consentement des trois ordres. La noblesse l’élut à cette session pour son président.
  29. « On observait en outre, dans le château, l’étiquette et le cérémonial qui rappelaient les premiers âges de la féodalité. Dans les repas, la marquise, placée au haut bout de la table, assignait aux convives les rangs dans la juste mesure du mérite qu’elle leur supposait : les marquis et les comtes ses parents, puis les chevaliers, occupaient les postes d’honneur et, par gradations insensibles, la ligne descendait jusqu’à la roture, qui commençait par le procureur fiscal et finissait par le chapelain. » (Keratry : le Dernier des Beaumanoir.)
  30. L’Histoire de Bretagne par une pauvre chercheuse de pain dit que, dès le 15 juillet 1791, le Directoire de Lesneven, poussé par la société des Amis de la Constitution, donna l’ordre au commandant de la garde nationale de Lesneven de se rendre, à la tête d’un détachement de 40 hommes, au château de Kerjean. Mais il semble qu’on se soit borné, cette première fois, à une simple perquisition. La marquise avait eu le temps, d’ailleurs, avec le concours du concierge Paulin, de cacher ses objets les plus précieux. Ils furent déterrés peu après par Douzé-Verteuil, qui s’empara de l’argenterie.
  31. On exécuta en même temps qu’elle sa sœur Anne-Marie. D’après l’Histoire de Bretagne par une pauvre chercheuse de pain, M. Le Tersec, notaire à Lesneven et sénéchal de Kerjean, qui avait plus d’une fois exposé sa vie pour sauver ces dames, avait réussi à pénétrer jusqu’à elles au château de Brest, pour les faire évader, mais elles refusèrent. Le comité de Sûreté Générale, au mois d’octobre suivant, après la dissolution du tribunal révolutionnaire de Brest, ordonnait leur élargissement. Le malheur est qu’on les avait déjà « raccourcies ».
  32. M. Charles Chaussepied, architecte à Quimper, dont nous avons plusieurs fois cité l’excellente Notice au cours de cette étude, a exposé, en 1907, au Salon des Artistes français, un projet de restauration de Kerjean dont les dessins lui ont valu une première médaille et ont été acquis depuis par l’État. Il serait donc tout désigné pour mener à bien cette restauration.
  33. Cf. Kerviler : Cent ans de représentation bretonne, Paris, 1889. — Ce Maupassant, né, d’ailleurs, à Saumur le 25 avril 1750, mort le 11 mars 1793, est qualifié « agriculteur à Nort » (Loire-Inférieure). Son portrait, appartenant à la collection Degabin, a été publié par Kerviler : « À sa mine altière, on dirait presque qu’il veut justifier son prénom de César. C’est la raideur personnifiée. »
  34. Cf. Gustave Chatel : Maupassant peint par lui-même (Revue Bleue du 11 juillet 1896).
  35. Expression de M. Chatel.
  36. Lettre à M. Gaston Deschamps (Temps du 12 septembre 1909). Nous la donnons à l’Appendice. — Consulter de préférence la Basse-Bretagne, étude de géographie humaine, Paris, 1907.
  37. « Il existe au xviiie siècle, non seulement dans les bourgs et les villages, mais le long des routes, de nombreux cabarets, où l’on débite du mauvais vin et de l’eau-de-vie ; et certains cahiers des sénéchaussées de Quimperlé et de Concarneau demandent que, dans l’intérêt de la santé et de la moralité publiques, on en restreigne le nombre, qu’aux jours de foire ou de marché il soit interdit de débiter des boissons sur les grandes routes. » (H. Sée. Les classes rurales en Bretagne du xvie siècle à la Révolution). Tant d’auberges supposent pourtant une clientèle au gousset assez bien garni.
  38. Cf. Jules Haize : Une commune bretonne pendant la Révolution. Champion, édit.
  39. À moins que bihan ne soit ici adjectif, auquel cas il faudrait entendre : « le petit Hervé ». Le trésor de la troupe était caché dans « un vieux chêne » où la légende veut qu’il ait été retrouvé par Yan Bré qui en aurait employé une partie à la construction du calvaire de Saint-Jean.
  40. Voir, pour ces villes, l’Âme bretonne, 1re série, p. 263-264.
  41. « Sur la plaine immergée qu’il dominait en ces temps lointains vint s’échouer une baleine dont un cultivateur de Cherrueix, en défonçant une pièce de terre, dégagea les restes fossiles en 1880 » (Charles Epry : le Recul des côtes).
  42. « Les voies romaines, enlisées aujourd’hui sous dix pieds de sable près du Mont même et en divers points de la côte, témoignent que les Romains l’ont vu s’étendre au moins à 6 milles de l’abbaye, jusqu’à Jersey et aux abords des plateaux des Minquierset des Ecrehous, déjà soumis au régime lagunaire. D’après Nennius, abbé de Bangor, l’empereur Maxime, en 383, distribue à ses soldats des terres « au nord du Mont ». C’est seulement au sixième siècle, alors que, exposent les chroniques de Coutances, on accède encore à Jersey par une planche jetée sur un ruisseau, que, définitivement, la forêt a fait place aux marais dans le voisinage du Mont. Celui-ci, en 708, n’est encore entouré qu’aux vives eaux. Les derniers bois qui le relient au rivage disparaissent en 811 : le Mont est enfin un îlot in periculo maris » (Charles Epry).
  43. Elle fut plusieurs fois rompue, d’ailleurs, du xiie au xviie siècle et, en 1630 encore, une marée de « gaspas » envahissait le bourg de Paluel et l’enlisait littéralement.
  44. Cf. Pierre de la Gorce : Histoire religieuse de la Révolution française.
  45. Voir, sur ce calvaire et son odieuse mutilation, l’Âme bretonne, 1re série, p. 212, note 2.
  46. Le livre a paru depuis que ces lignes sont écrites et il a tenu — et passé — ses promesses. Un témoignage particulièrement flatteur du cas que les savants étrangers en font est le titre de « docteur honoraire » que l’Université de Glasgow vient de décerner à M. Plessis.
  47. Nous groupons ici, sous ce titre, quelques rapides études sur des poètes bretons de langue française, empruntées pour la plupart à d’anciennes chroniques de la Revue Bleue, de la Revue universelle et de la Revue hebdomadaire : d’où leur allure un peu fragmentaire.
  48. Un vol. Champion, édit.
  49. Elle avait été mieux qu’esquissée déjà par M. Vidal de la Blache (Tableau de la géographie de France), à qui revient l’honneur d’avoir orienté la géographie vers l’étude historique du sol. Suivant M. Camille Jullian, les pagi, divisés probablement en partes et regiones correspondant au territoire des principales bourgades, auraient été au nombre d’un demi-millier et auraient couvert en moyenne « un espace de cent mille hectares » : c’est à peu près le nombre et l’étendue de nos arrondissements.
  50. Cf. Camille Jullian : Histoire de la Gaule, t. II.
  51. Au moment où je corrige ces épreuves, M. Aristide Briand, président du Conseil, donne lecture de la Déclaration ministérielle où, comme autrefois Goblet, il annonce son intention de prendre en main « la transformation de notre organisation administrative ». Puisse-t-il n’en pas rester à l’intention, comme son prédécesseur ! Il serait beau pour nous, Bretons, qu’un Breton attachât son nom à cette œuvre de restauration nationale. À la vérité, M. Briand n’est pas si hardi que de vouloir supprimer d’un coup nos départements : il projette seulement de « superposer » à l’organisation départementale une organisation régionale qui unirait les départements en raison de l’affinité de leurs intérêts, notamment dans le domaine économique. « Ces organisations régionales comporteraient des assemblées qui auraient à connaître des grands intérêts dont l’ampleur dépasse la limite des départements et permettraient de supprimer certaines des organisations existantes au fur et à mesure que ce fonctionnement ferait apparaître leur inutilité et sans heurter trop violemment les habitudes locales que leur ancienneté même rend respectables ; elles faciliteraient les simplifications administratives sans cesse réclamées, mais toujours ajournées, parce qu’elles ne se concilient guère avec la complexité des organisations vieillies : elles donneraient un nouvel essor à la vie locale en lui fournissant des éléments supplémentaires d’activité ; elles ouvriraient la voie à une décentralisation administrative chaque jour plus large et plus efficace ». C’est parler d’or. Néanmoins ne nous réjouissons pas trop vite. M. Briand est sans doute de bonne foi, mais il lui faut compter avec la Chambre et le Sénat. Or, que penseriez vous si les régions nouvelles étaient faites de telle sorte qu’au lieu de ressusciter nos anciennes provinces elles leur portaient le coup de grâce ? Car, en dépit de la Constituante, l’esprit provincial a survécu : l’organisation en départements n’a pu le détruire complètement. Il y a toujours une Bretagne, une Normandie, un Anjou, une Lorraine, une Provence, etc. Eh bien ! comme le dit éloquemment M. le comte de Laigue, mieux vaudrait mille fois conserver nos départements tels qu’ils sont que de subir un système régional quelconque qui couperait, par exemple, la Bretagne en deux, non pour en former une Haute et Basse-Bretagne, mais pour coudre la Loire-Inférieure au Maine-et-Loire ou à la Vendée, comme dans le projet Beauquier, et l’Ille-et-Vilaine à la Manche ou à la Mayenne…

    Voilà le danger de la réforme projetée. C’est au patriotisme des sénateurs et députés « provinciaux » de le déjouer. Breton lui-même, M. Briand est incapable de vouloir attenter aux jours de la Bretagne. Mais ce qu’il peut ne pas vouloir, d’autres peuvent le vouloir pour lui. N’oublions pas que l’esprit régionaliste n’a pas de pire ennemi que l’esprit jacobin.

  52. Les lignes qui précèdent ne seraient plus vraies aujourd’hui : le Perros cosmopolite des villégiatures estivales a submergé l’ancien Perros. Il n’y a pas eu là évolution, mais substitution d’une civilisation à une autre, comme à Dinard, à Morgate, à Pont-Aven et sur tant d’autres points de la côte bretonne.
  53. Voir un récit identique du même fait p. 83-84 de la première Série.
  54. Expression bretonne équivalant à « donner son compte ».
  55. Le nom est écrit de plusieurs manières dans les actes : Coatanscour, Coatanscoure, Coantscourt, Coëtanscoure, Coetanscours, etc.
  56. Mais Cambry, Souvestre, Baudrillart, dix autres avaient noté cela. Le type paysan, le type marin, le type commerçant, etc., ont partout les mêmes traits généraux. Mais ils ont en outre, dans chaque pays, des traits particuliers, dont M. Vallaux ne tient pas compte pour la Bretagne.
  57. En vérité, M. Austin de Croze est-il une référence à laquelle on puisse renvoyer sérieusement ?
  58. Comment M. Vallaux a-t-il pu le savoir, puisqu’il ignore le breton, seul usité, reconnaît-il, « pour les relations familiales » ?
  59. Parce qu’on ne lui fournissait pas jusqu’ici les moyens d’émigrer ailleurs. L’émigration actuelle vers le Canada témoigne que le Breton ne craint pas de s’expatrier.
  60. Où serait le mal, même si c’était là une conception a priori, et la Bretagne serait-elle le premier pays où le sol eût façonné à la longue l’habitant ? Le phénomène du mimétisme ne s’observe pas seulement chez les plantes et les animaux. Mais, en fait, toute l’histoire de ce peuple, sa littérature, ses mœurs, son tour d’esprit témoignent en Bretagne du complet accord entre la terre et l’homme