L’Âme bretonne série 3/La vraie Perrinaïc


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 135-144).


LA VRAIE PERRINAÏC


Voilà de nouveau Perrinaïc sur la sellette. Est-ce donc qu’on va lui refaire son procès ? Deux fois ce procès fut engagé, deux fois Perrinaïc le perdit. Et, la première fois, elle fut condamnée par ses juges à être brûlée vive ; la seconde fois à disparaître de l’histoire où elle s’était subrepticement introduite. Pauvre Perrinaïc ! Infortune semblable à la sienne ne se vit oncques. Si jamais condamnée mérita sa réhabilitation, c’est pourtant bien celle-ci. L’un de nos plus célèbres prédicateurs, le P. Coubé, ne veut même pas attendre la revision du procès. Tenant l’intéressante victime pour dûment lavée des accusations qui pesaient sur sa mémoire, il s’écrie dans un beau mouvement d’éloquence :

« Bretonne têtue, Bretonne héroïque, que sont nos éloges de Jeanne d’Arc à côté du témoignage que tu lui as rendu devant le bourreau et que tu as signé de ton sang ? Doux satellite de l’astre éblouissant qui illumine le monde, pourquoi te caches-tu dans la pénombre de son histoire ? Humble Perrinaïc, nous t’aimons d’avoir tant aimé notre Jeanne ! »

Voilà d’excellentes paroles, et certes le P. Coubé est heureusement inspiré en voulant faire revivre le souvenir de Perrinaïc. M. Nicolas Houel, dans l’Action Française, Madame Lefur, dans le Breton de Paris, se sont associés à sa généreuse campagne. Je n’entends point, assurément, mettre une sourdine à leur enthousiasme ; j’aime comme eux Perrinaïc. Je voudrais seulement qu’avant de l’ériger sur nos autels on lui restituât ses traits véritables et, pour commencer, son nom exact.

Son prénom, faudrait-il dire, car, pour son nom patronymique, il est fort à craindre qu’on ne le connaisse jamais. Celle que Narcisse Quellien — après La Villemarqué, je crois, ce qui lui serait une excuse, — baptisa Perrinaïc est appelée tantôt Pierrone, tantôt Perrone, dans les actes du xve siècle. Lesdits actes ne portent nulle part Perrinaïc ; ils ignorent l’équivalent breton de Pierrone ou Perrone.

Ce premier point étant acquis, passons à la biographie de notre héroïne. Elle tient, hélas ! en quelques lignes. Dans l’armée de Charles VII, Pierrone faisait partie, avec une autre Bretonne dont le prénom même s’est perdu et qui était sa servante, de ce petit troupeau d’inspirées, de « voyantes », placé sous la direction spirituelle de Frère Richard le Cordelier et dont la tradition se conserva en Bretagne jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Une Thomase Rolland, une Catherine Daniélou, catéchistes du P. Maunoir et qui le suivaient dans ses pieux déplacements, aident à comprendre une Pierrone.

D’où sortait-elle cependant, cette Pierrone ? Nous n’avons sur elle, en tout et pour tout, que trois témoignages contemporains. Et d’abord celui du chanoine Jean Chuffart, chancelier de l’église de Paris, dans son Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, dont M. Alexandre Tuetey a donné une édition récente. Mais Jean Chuffart est un ennemi, un anglo-bourguignon. Son témoignage en apparaîtra moins suspect. Le voici, avec l’orthographe moderne :

« Le troisième jour de septembre (1430), à un dimanche, furent prêchées au puits Notre-Dame deux femmes qui, environ demi an au devant, avaient été prises à Corbeil et amenées à Paris et dont la plus aînée, Pierrone, était de Bretaigne Bretonnant. Elle disait et vrai propos avait que dame Jeanne, qui s’armait avec les Armagnacs, « était bonne et ce qu’elle faisait était bien et selon Dieu ». Item elle reconnaissait avoir deux fois reçu le précieux corps de Notre-Seigneur en un jour. Item elle affirmait et jurait que Dieu s’approchait souvent à elle en humanité et parlait à elle comme un ami fait à l’autre et que, la dernière fois qu’elle l’avait vu, il était vêtu de robe blanche et avait une huque vermeille par dessous, qui est aussi comme blasphème. Elle ne voulut jamais révoquer son propos. Par quoi, ce dit jour, fut jugée à être arse (brûlée) et mourut en ce propos ce dit jour de dimanche ; et l’autre fut délivrée pour cette heure ».

Le second témoignage que nous possédons sur Pierrone est du dominicain Jean Gravèrent, prieur des Jacobins de Paris et grand inquisiteur de France, lequel prononça en 1431, à Saint-Martin-des-Champs, lors de la procession générale, un sermon scandaleux où il faisait l’apologie du procès et de la condamnation de la Pucelle. Détachons du Journal d’un bourgeois, qui donne la substance de ce sermon, le passage relatif à Pierrone :

« Encore dit-il qu’elles étaient quatre femmes, dont trois avaient été prises, c’est à savoir cette Pucelle, Pierrone et sa compagne, et une qui est avec les Armagnacs, nommée Catherine de la Rochelle, laquelle dit que, quand on consacre le précieux corps de Notre-Seigneur, elle voit les merveilles du haut secret de Notre-Seigneur Dieu. Et disait que, toutes ces quatre pauvres femmes, frère Richard le Cordelier les avait toutes ainsi gouvernées, car il était leur beau père (directeur), et que, le jour de Noël (25 décembre 1429), en la ville de Jargeau, il bailla à cette dame Jeanne la Pucelle trois fois le corps de Notre-Seigneur, ce dont il était beaucoup à blâmer, et l’avait baillé à Pierrone celui jour deux fois. »

Troisième témoignage, emprunté cette fois à Jean Nider, docteur en théologie et auteur d’un précieux traité sur les mœurs des fourmis. Dans ce livre, intitulé le Formicarium, Jean Nider rapporte une conversation qu’il eut au concile de Bâle, vers 1439, avec maître Nicole Lami, qui représentait à cette assemblée l’Université de Paris. Maître Nicole lui parla de la Pucelle et de son supplice et, incidemment, de Pierrone et de sa compagne, qu’il ne nomma pas, mais qu’il est facile de reconnaître dans les lignes suivantes (nous donnons la traduction de La Borderie) :

« Dans le même temps parurent aux environs de Paris deux femmes se disant publiquement envoyées par Dieu pour secourir Jeanne la Pucelle. Je tiens de maître Nicole Lami que l’inquisiteur de France les fit arrêter comme coupables de magie ou de sorcellerie. Plusieurs docteurs en théologie, les ayant examinées, constatèrent qu’elles étaient abusées par les hallucinations du malin esprit. L’une de ces femmes, ayant reconnu les fraudes de l’ange de Satan, se repentit sur la remonstrance des docteurs et, comme elle le devait, abjura ses erreurs. Mais l’autre, s’obstinant à y persévérer, fut livrée au feu. »

Résumons les faits, comme on dit. Des textes précédents et du Procès-verbal de condamnation publié par Quicherat, il appert que Pierrone ou Perrone était de la Bretagne bretonnante, qu’elle vivait dans l’entourage immédiat de Jeanne d’Arc, dont elle prisait l’œuvre « bonne » et à qui elle demeura jusqu’au bout fidèle (tout au contraire de Catherine de la Rochelle, qui jalousait Jeanne et ne cessait d’en dire pis que pendre) et que, faite prisonnière peu après Jeanne, elle partagea en fin de compte le sort de celle-ci. Le 3 septembre 1430, elle fut brûlée vive comme sorcière près du puits (ou sur le parvis) Notre-Dame. Sa compagne, qui n’avait pas eu le même courage et s’était rétractée, fut mise en liberté.

Car on pense bien que là fut le vrai crime de Pierrone. Ce n’est ni la sorcière ni la blasphématrice qu’on poursuivait en elle, et M. Trévédy a démontré que l’Église fut innocente de sa mort : c’était l’ennemie des Anglais, la loyale et magnanime Bretonne qui « confessait » Jeanne d’Arc jusque sur le bûcher et qui, quand tous abandonnaient la Pucelle, fut le premier « témoin », au sens canonique, de la sainteté de sa mission.

Il n’y a pas à dire plus sur son compte, et tout ce qu’on tentera d’ajouter, comme Quellien naguère, sera vaine fioriture. Vous savez que l’excellent barde s’était fait le chevalier de « Perrinaïc ». D’estoc et de taille, jusqu’à sa mort, il combattit pour elle. Il en parlait comme un amoureux de sa « douce » et je crois en effet qu’il avait fini par aimer Perrinaïc de cette même amour rétrospective dont brûla, dit-on, Victor Cousin pour Mme de Longueville. Les passions cérébrales ne sont pas moins exclusives que les autres et ne laissent pas plus qu’elles de place à la réflexion et à la mesure ; peu satisfait d’avoir réhabilité Perrinaïc, Quellien voulut bientôt qu’on lui élevât un monument expiatoire, et quel monument ! Il rêvait pour la statue de son héroïne un piédestal grandiose, un massif « colossal » dans le genre de celui d’Alise-Sainte-Reine qui porte la statue de Vercingétorix. Le Méné-Bré faisait, dans sa pensée, un pendant tout trouvé au mont Auxois. Ce n’est pas le plus haut sommet des Arrhées de Cornouaille, mais c’en est le plus central, et la Nature, qui prévoyait Quellien, lui a donné la forme vague d’un socle. Sur ce socle, jusque-là, ne s’élevait qu’une petite chapelle, dédiée au bon saint Hervé, patron des bardes de Bretagne. Quellien, qui était barde lui-même, n’avait aucune malice contre saint Hervé ; mais il lui préférait Perrinaïc, qui était un peu la fille de son cerveau et dans laquelle il avait mis toutes ses complaisances. C’est pourquoi, par ses soins, un comité fut formé, des appels lancés, la presse mobilisée, un sculpteur et un architecte désignés et, pour réunir les fonds nécessaires à l’entreprise, Quellien lui-même partit en province dans une tournée de conférences.

Là fut l’erreur. Sur le boulevard, l’auteur de Perrinaïc était en terrain sûr, et les Parisiens, auxquels il présentait son héroïne, avaient trop de galanterie pour demander à vérifier son état civil : Quellien n’assurait-il pas qu’elle était « jeune », jolie et qu’« en elle s’épanouissait toute la vertu bretonne, alliance de grâce et de force » ? Il suffisait. On est plus formaliste en province. Des esprits tatillons se trouvèrent qui voulurent regarder d’un peu près dans la biographie de cette « Jeanne d’Arc de banlieue », comme l’appelait impertinemment Francis Magnard. Et, d’abord, ils s’étonnèrent de la forme de son nom : Perrinaïc. Au XVe siècle, une jeune personne portant le nom français de Pierrone ou Péronne eût porté, en breton, celui de Pezrona. M. Loth l’affirma, qui s’y connaissait. Et M. Trévedy, M. Jordan, Luzel, La Borderie firent bientôt des découvertes plus étranges encore : Perrinaïc ou plutôt Pierrone n’était pas née, comme l’affirmait Quellien, ou du moins rien ne permettait de supposer qu’elle fût née « dans une région circonvoisine du Goëlo » ; et c’était par pure hypothèse que son biographe la faisait jeune, jolie, rêveuse, passionnée, fille d’un homme d’armes, orpheline de mère, besognant contre les Anglais aux côtés de la Pucelle et chargée, par elle, d’une mission à Paris près du carme Jean Dallée. Toute sa vie, telle que la contait Quellien, était un roman. Et c’eût été le plus pathétique des romans, sans doute, si Quellien n’avait voulu donner ce roman pour une histoire authentique. Lamentable effondrement ! Le boulevard, édifié, lâcha Perrinaïc. Quellien mourut quelque temps plus tard et il ne fut plus question de la « Jeanne d’Arc bretonne », que comme d’un bluff et d’une mystification.

Pourtant Pierrone a existé. Non pas Perrinaïc, mais Pierrone et, avant Quellien, elle avait touché Michelet et Anatole France. Et j’ai même quelques bonnes raisons pour croire que c’est chez M. France, dont la Jeanne d’Arc commençait à paraître dans la Revue de Famille, dirigée par Jules Simon, que Quellien apprit l’existence de Pierrone. Elle n’avait encore que de vagues linéaments ; elle gardait ce trouble dont il faut désespérer de la dégager jamais. Quellien s’empara d’elle aussitôt, la débaptisa et lui constitua de toutes pièces la biographie qui lui manquait. Ainsi M. France ne pouvait plus, raisonnablement, revendiquer Perrinaïc pour sienne et le fait est qu’il ne protesta que pour la forme contre le sans-gène du barde. Mais d’autres protestèrent pour lui et n’y mirent pas la même discrétion. Quellien riposta : la dispute s’aigrit. Qu’arriva-t-il ? C’est que, dans la mêlée, plus d’un coup s’égara et tomba sur Pierrone qui n’en pouvait mais. M. Jordan la traita tout net d’« obscure visionnaire » ; La Borderie alla jusqu’à contester qu’elle eût été brûlée à cause de « sa sympathie pour Jeanne d’Arc » et voulut qu’on l’eût châtiée seulement de ses blasphèmes et de ses sorcelleries, — comme si Jeanne d’Arc elle-même n’avait pas été condamnée sous un chef semblable et que l’écriteau de son bûcher ne portât pas : hérétique et relapse !

Aujourd’hui que le conflit s’est apaisé et que la tombe a réconcilié Quellien et La Borderie, il est permis de se montrer plus équitable à l’égard de Pierrone.

Aussi bien le peu que nous savons d’elle est-il très suffisant. C’est sa mort et non sa vie qui nous importe. Et, en vérité, si cette mort de Pierrone, brûlée pour avoir rendu témoignage à Jeanne, n’autorise pas tout à fait l’érection d’un monument « colossal » sur les hauteurs du Méné-Bré, elle est assez belle, assez émouvante cependant, pour que nous l’inscrivions pieusement dans notre souvenir. Le P. Coubé a donc pleinement raison de s’intéresser à Pierrone et d’essayer de relever sa mémoire de l’injuste discrédit où elle avait glissé par suite des exagérations de son premier avocat. Je lui demande seulement, par respect pour la vérité dont il est l’infatigable servant, de restituer à l’humble martyre du Parvis Notre-Dame le prénom français : Pierrone (ou son équivalent breton Pezrona) sous lequel ses contemporains et Jeanne d’Arc elle-même la connurent.

Pierrone ne doit pas souffrir plus longtemps de l’espèce de déconsidération qui s’était attachée à Perrinaïc.