L’Âme bretonne série 3/Jennie Le Huédé


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 269-284).


JENNIE LE HUÉDÉ




À Henri Clouard.


I


Sauf le cimetière de Lanrivoaré, dont les sept mille sept cent septante et sept paroissiens sont tous saints du premier au dernier, je ne connais pas de cimetière plus étrange que celui de Guérande, dans la Loire-Inférieure. On dirait que tout l’armorial breton s’est donné rendez-vous céans. Le long du mur d’enceinte particulièrement, bordé cependant de dalles de schiste très simples et quelques-unes même sans clôture, ce n’est qu’un défilé de vieux noms historiques, les de Rieux, de Carné, de Chavagnes, de Pellan, de Sourzac, de Courson, de Kercado, etc., mêlés à d’autres noms moins illustres, comme les Robin du Parc, les Le Chauff de Kergu, les Martin de la Moulte, les Tourgouilhet du Martray, les Rado du Matz, qui évoquent les fastes judiciaires de l’antique « capitale du sel » et le temps où deux villes et soixante-treize juridictions hautes, moyennes et basses, ressortissaient à sa sénéchaussée royale.

Comme je me penchais pour déchiffrer la devise gravée sur l’écusson d’un de ces émouvants reliquaires : « Après Guérande, le ciel ! » — variante locale et toute chrétienne du célèbre vedere Napoli e piu morire où se traduit l’attachement bien connu des Guérandais pour leur petite patrie, — mon ami Malézieux me montra deux hommes qui venaient d’entrer dans le cimetière et dont l’un, qui avait l’apparence d’un domestique de bonne maison, tenait l’autre par le bras et dirigeait sa marche à travers les allées.

— M. de Sonil et son valet de chambre, me souffla Malézieux. Ils se rendent sur la tombe de la jeune marquise de Sonil. Chaque matin et chaque après-midi, quelque temps qu’il fasse, ils accomplissent le même pèlerinage.

— M. de Sonil est donc aveugle ?

— Sans doute et l’aventure n’est pas si vieille que tu aies déjà pu l’oublier. Xavier de Sonil est ce lieutenant de vaisseau qui défendait la Légation française pendant le siège de Pékin. En voulant dégager un de ses matelots, il tomba aux mains des Boxers…

— Et les misérables, qui l’avaient attaché au poteau de torture, lui flambèrent les yeux avec des étoupes imbibées d’alcool…

— Précisément.

— En effet, je me souviens de cet atroce épisode qui, d’ailleurs, si je ne me trompe, fut l’épilogue de la campagne, les troupes européennes étant entrées le jour même dans Pékin, juste à temps pour sauver la vie de M. de Sonil, trop tard pour lui sauver la vue… Le malheureux ! Mais j’avais lu dans le Petit Phare que quelque espoir de guérison demeurait, que la sclérotique seule était atteinte. M. de Sonil n’a donc pas consulté ?

— Non… Du moins, depuis son retour à Guérande.

— C’est singulier. Pourquoi ?

— Probablement parce que cela n’eût servi de rien. Et pour une autre raison, plus mystérieuse, mais que je soupçonne…

— Laquelle ?

— Sortons d’abord. Quand nous serons sur le Mail, je te raconterai ce que je sais, ce qui est de tradition courante dans toute la région au sujet de la jeune marquise et de sa belle-mère et qui t’expliquera peut-être, comme à moi, l’étrange détermination de M. de Sonil.


II


Le Mail guérandais !

Il y a des mails ailleurs qu’à Guérande ; mais ce mail-ci n’a point son égal au monde et c’est bien le chef-d’œuvre du genre que cette haute « levée » circulaire, plantée d’ormes magnifiques, qui commande sur l’un de ses côtés la grise étendue des salines, le morne et solitaire infini paludier. Sahara marin hérissé de centaines de cônes neigeux pareils à des tentes de nomades, et qui, de l’autre côté, s’appuie aux admirables remparts bâtis en 1431 par Jean V avec les revenus des fouages de la presqu’île. Le bon duc rêvait de donner à sa ville préférée un corset de bataille qui défiât les siècles. Il y a réussi, pardieu ! Et l’armure a survécu au corps qui l’habitait. Après cinq siècles, les remparts en pierres de grand appareil sont intacts comme au premier jour. De la porte Saint-Michel à la porte Bizienne ils trempent dans une eau verdie qui n’a peut-être pas été renouvelée depuis Jean V et, à soixante pieds au-dessus des douves, la rude dentelure de leurs créneaux continue de mâcher le ciel breton. Mais les créneaux sont vides : l’œil des hulottes brille seul aux meurtrières ; nul hallebardier ne veille sur les tours : ces gardiennes de la cité ne gardent plus qu’une morte, le cadavre embaumé de ce qui fut Guérande, place forte de 12.000 âmes, capitainerie générale, évêché, aujourd’hui petit chef-lieu de canton de 3.500 habitants.

En toute autre circonstance, une enceinte si parfaitement conservée et le beau panorama qu’on découvre du Mail eussent suffi à captiver mon attention. Mais mon esprit voguait ailleurs et j’étais beaucoup plus avide de connaître le secret de M. de Sonil que d’obéir à la sollicitation du paysage guérandais. Cependant nous avions dépassé la porte Saint-Michel, et Malézieux, qui semblait prendre plaisir à prolonger mon supplice, n’avait pas encore desserré les lèvres. Je n’osais trop le presser détenir sa promesse. Peut-être avait-il ses raisons, après tout, pour en différer l’exécution. De fait, comme nous arrivions devant une grosse tour ronde qui flanquait l’angle du rempart :

— Arrête-toi, me dit Malézieux, et observe cette tour. On l’appelle la Théologale… N’aie pas peur : je ne vais pas te faire un cours d’archéologie… Remarque la petite fenêtre Renaissance percée à gauche, près du rempart. C’est la fenêtre où Madame de Sonil se montra pour la dernière fois à son mari, il y a huit ans, quand il partit pour Takou… Mon histoire débute à la manière des romans de chevalerie et M. de Sonil serait parti pour les Croisades qu’il n’eùt pas pris congé autrement de sa femme… Que veux-tu ? Guérande n’est pas une ville ordinaire. La vie y est arrêtée depuis Jean V et le quarteron de hobereaux qui tiennent garnison dans ses murs ne sont nos contemporains qu’en apparence. Au temps qu’on ne connaissait ni les autos, ni les chemins de fer, ni même les diligences et qu’une seule route carrossable, desservie par la patache du bonhomme Bernus, de balzacienne mémoire, rattachait Guérande à Savenay et au monde civilisé, c’est à cette fenêtre que les châtelaines de Sonil se penchaient pour donner l’adieu à leurs époux et sires. J’imagine qu’elles agitaient un fin mouchoir de batiste aussi longtemps qu’elles les pouvaient distinguer sur la route et se retiraient ensuite dans leur oratoire d’où elles ne sortaient plus que pour les repas, les offices et les enterrements.

« M. de Sonil, dont les préjugés s’étaient bien émoussés en courant le monde, eût peut-être souhaité un genre de séparation plus moderne et que sa femme l’accompagnât jusqu’à Toulon ou, pour le moins, sur le quai de la gare voisine. Mais il eût craint, en rompant avec l’usage, d’indisposer sa mère, la douairière de Sonil, férue d’antiquailles et dont il avait éprouvé, lors de son mariage, tout l’étroit rigorisme. On ne transige pas encore, à Guérande, sur le chapitre des alliances. Et le fait est qu’officier et gentilhomme, Xavier de Sonil dérogeait doublement en épousant cette petite bourgeoise de Jennie Le Huédé, qui n’avait même pas l’excuse d’être riche. Les parents de Jennie habitaient Batz où ils faisaient le commerce du sel en gros. Déjà bien touchés par la crise de l’industrie salicole et la dépréciation des marais, dont la valeur est tombée en quelques années de 4.000 à 600 francs l’hectare, ces pauvres gens perdirent le reste de leur avoir dans la déconfiture des Raffineries de l’Ouest. M. Le Huédé ne put supporter sa ruine et se pendit ; Madame Le Huédé le suivit de près dans la tombe, et M. de Sonil se trouva fort à point pour offrir à l’orpheline un foyer et un nom. Batz n’est qu’à deux petites lieues de Guérande par terre et la distance est encore abrégée si l’on prend par les bossis ou digues qui coupent en perpendiculaire les étangs marins et sur lesquels il ne serait pas prudent de s’aventurer sans être du pays. Je crois que Xavier et Jennie s’étaient rencontrés plus d’une fois sur ces bossis et qu’ils s’aimaient depuis longtemps, mais que M. de Sonil hésitait à passer outre aux volontés maternelles : ce qui précipita leur mariage, ce fut cette ruine des Le Huédé qui allait obliger la jeune fille à chercher au dehors un emploi d’institutrice ou de demoiselle de compagnie.

« Jennie était admirablement belle, et certain portrait qu’on m’a montré d’elle, dans cet original costume du bourg de Batz que les femmes revêtent encore à l’occasion d’une cavalcade ou d’un bal de charité, s’égale, pour la perfection du modèle, aux plus magnifiques Vélasquez… Je ne prononce pas ce nom au hasard, sois-en sûr. Les Espagnols ont fait mainte descente dans la presqu’île sous Charles de Blois et pendant la Ligue, et un corps de ces auxiliaires, avec Juan d’Aquila, tint plusieurs mois garnison à Guérande et à Batz. Si quelques gouttes de sang ibère coulent chez les paludiers, il n’est rien là d’extraordinaire. Les croisements de races sont féconds en surprises et ce n’est pas une de leurs moindres singularités qu’au bout de cinq ou de six générations ils restituent quelquefois un type dans toute sa pureté originelle.

« À la différence des autres femmes de son clan, blondes à l’œil bleu, généralement grandes, lourdes et de carnation vive, Jennie était brune, de taille moyenne et de teint légèrement bistré. Ses yeux noirs et chauds, allongés en amande, la fine courbe de son profil, une lèvre rouge, charnue et voluptueusement dessinée, le buste le plus harmonieux, la hanche la mieux cambrée, des extrémités de duchesse ou d’Andalouse achevaient de la distinguer du commun de ses compagnes et semblaient aussi paradoxaux chez une Bretonne qu’ils eussent paru naturels à Séville ou à Grenade. Ajoute que l’enveloppe, chez Jennie, n’était pas menteuse et que toute la sensualité méridionale, la fougue miraculeusement retrouvée d’un sang riche, ardent, passionné, exclusif, bouillonnait aux veines de cette déconcertante fille des grèves armoricaines pour qui le monde tenait tout dans l’homme qu’elle aimait et qui, moins scrupuleux ou moins amoureux lui-même, eût pu faire d’elle à volonté sa maîtresse ou son esclave.

« De telles femmes, dont l’unique fonction est d’aimer, ne peuvent survivre à la perte de ce qui fait pour elles la raison de la vie. Madame de Sonil chercha par tous les moyens à détourner son fils d’un parti qui la blessait au plus vif de ses sentiments de caste et, si elle se résigna enfin, sur les instances de son confesseur et pour éviter un scandale, à donner son consentement au mariage, elle refusa d’y paraître et feignit même tout un temps d’ignorer l’existence de sa bru. Dans les rares lettres qu’elle échangeait avec Xavier, elle ne faisait jamais allusion à Jennie. M. de Sonil, qui était en subsistance à Brest, ne vint pas une seule fois à Guérande pendant deux ans : il comptait sur le temps pour vaincre l’obstination de sa mère. Et, d’autre part, ces deux années qu’il passa en tête-à-tête avec Jennie furent deux années si chargées de tendresse, si remplies de bonheur, que son égoïsme d’amoureux supporta sans trop de peine l’éloignement d’une mère qui avait pourtant été jusque-là l’objet de sa fervente vénération. De plus en plus épris de sa femme, il ne pouvait se résoudre à la sacrifier aux préjugés maternels et, s’il remettait les pieds à la Théologale, comme on appelait, du nom même de sa dépendance, la demeure patrimoniale des Sonil, il entendait n’y pas rentrer seul, mais Jennie à son bras.


III


« C’est à ce moment, continua Malézieux, qu’un télégramme ministériel ordonna l’envoi en Extrême-Orient du Descartes, à l’état-major duquel appartenait M. de Sonil.

« Dans la surprise que lui causa cette nouvelle, qu’il eût accueillie jadis avec des transports de joie, Xavier demeura tout étourdi. Il lui eût été aisé bien certainement de permuter avec quelque camarade, jaloux des lauriers que lui-même dédaignait, et peut-être s’y fût-il décidé, en dépit du tort que lui eût causé cette décision, s’il n’avait réfléchi que, quoi qu’il fît pour retarder le sacrifice, il viendrait toujours un moment où il lui faudrait partir en escadre et quitter Jennie. D’autre part à qui confier celle-ci pendant son absence ? Elle n’avait plus de famille et, à l’idée de la laisser seule dans Brest, sans conseil, sans appui, M. de Sonil frissonnait. De tout ce long débat de conscience, ce qui sortit fut une reprise des relations entre l’officier et sa mère, à qui Xavier exposa la cruauté de sa situation et qui, plus soucieuse sans doute de l’honneur de son fils que de son propre ressentiment, consentit sous certaines conditions à recevoir Jennie et à veiller sur elle pendant la durée de la campagne.

« Xavier, qui n’avait point averti Jennie de sa démarche, par crainte d’un échec, s’empressa de la lui annoncer dès qu’il en connut l’heureux résultat. Il lui fit part des conditions que mettait la douairière à son séjour dans la Théologale et qui étaient qu’elle ne changerait rien à la vie qu’on y menait et à laquelle il lui faudrait elle-même se plier strictement. La pauvre enfant était si abattue qu’elle accepta tout sans discuter. Quand Xavier l’eut remise à sa mère et qu’arriva l’heure de la séparation, Jennie voulut accompagner son mari à la gare, qui est située hors des murs. Cette consolation lui fut refusée.

« — Cela ne serait pas convenable, dit la douairière. Nous ne devons pas nous donner en spectacle aux gens, ma bru, et, de la tour, vous pourrez faire vos adieux à mon fils.

« Jennie n’avait qu’à se soumettre, comme M. de Sonil. Tandis que celui-ci gagnait à pied la gare, elle se tint à la fenêtre que tu vois. Arrivé à l’endroit où le chemin fait un coude, Xavier se retourna une dernière fois et fit signe à Jennie d’ôter le mouchoir dont elle couvrait son visage. Puis, comme s’il avait voulu fixer à jamais cette adorable image dans ses yeux, il demeura plusieurs minutes en contemplation devant la jeune femme et soudain reprit sa marche vers la gare…

« Les jours qui suivirent furent extrêmement douloureux pour Jennie : toute à la pensée de l’absent, elle exécutait machinalement ce que lui intimait la douairière, dévidait dans son ombre chapelets sur chapelets, litanies sur litanies, ne sortait que pour l’accompagner à la messe et au sermon et, le reste du temps, cousait ou faisait à ses côtés de menus travaux d’ouvroir. Elle ne s’éveillait qu’aux heures du courrier. Mais, comme il fallait que toutes ses lettres passassent sous les yeux de sa mère, Xavier n’osait s’épancher librement, même avec Jennie, qui, après les effusions amoureuses de ces deux années, trouvait presque froides les protestations de son correspondant. Ce fut bien pis quand Pékin tomba aux mains des Boxers et que, toutes les communications étant coupées, M. de Sonil, qui avait été commandé pour marcher au secours des Légations avec trois cents hommes du Descartes, ne donna plus de ses nouvelles. L’inquiétude, le manque d’exercice, les maximes décourageantes de sa belle-mère sur la vanité et la précarité des attachements formés par les sens et, plus que tout peut-être, cette atmosphère de caveau qu’on respire dans la Théologale, le sortilège de ces vieux murs enduits de la tristesse des générations, cette espèce d’envoûtement lent, régulier, continu, commençaient à faire leur œuvre sur Jennie : elle s’étiolait visiblement ; ses joues se creusaient et son teint prenait peu à peu les tons verdâtres de sa prison. Madame de Sonil ne paraissait pas se soucier de ce changement ou ne faisait rien pour y remédier. Comme elle avait macéré cinquante ans dans l’air ranci de ce pénitencier, elle ne se rendait peut-être pas compte du danger qu’il présentait pour sa bru.

« Cette indifférence pouvait se comprendre encore. Mais là où elle devint proprement criminelle, c’est quand, une épidémie de variole noire ayant éclaté dans la presqu’île et les habitants ayant été invités à se faire vacciner. Madame de Sonil dédaigna tous les avertissements et, au risque, il est vrai, de s’exposer personnellement au fléau, refusa pour sa bru et pour elle d’en passer par ce qu’elle appelait d’imprudentes nouveautés. Cela fut cause que Jennie fut des premières atteinte et de la façon la plus cruelle, bien que le médecin eût réussi à conjurer l’hémorragie dont elle était menacée. L’extrême faiblesse de la malade, chez qui la fièvre du début avait fait place à une grande prostration, l’empêchait de voir clair dans son état : les pustules qui couvraient son visage n’avortèrent pas assez tôt pour disparaître sans laisser de traces ; les squames tombés, sa peau se révéla sèche, racornie et pareille à une peau de vieillard… C’en était fini de cette beauté merveilleuse qui avait ravi le cœur de Xavier et que Jennie ne devait plus retrouver. Madame de Sonil, qui n’avait pas quitté de toute la maladie le chevet de sa bru et qui avait du moins un peu racheté par là sa coupable négligence, ne fut pas la dernière à s’apercevoir des ravages que le mal avait faits chez Jennie. Elle les lui cacha tant qu’elle put. Mais il vint un moment où la convalescente se leva et, passant devant un miroir, y découvrit la vérité. Ses traits déformés, sa peau fanée, ses yeux sans sourcils, surtout les horribles petits cratères dont son visage était comme criblé lui causèrent plus d’émoi que n’eût fait la rencontre de son propre squelette.

« — Dois-je rester toujours ainsi ? demanda-t-elle au docteur.

« Galant homme, le médecin tâcha d’atténuer la sévérité de son verdict, mais ne put cependant promettre à Jennie qu’elle recouvrerait la totalité de ses charmes.

« Que se passa-t-il à cette révélation chez la malheureuse ? Sans doute se rappela-t-elle tant d’insidieuses et perfides maximes de la douairière sur la fragilité des attachements charnels et il lui parut qu’ayant perdu sa beauté, elle avait perdu le seul bien qui pût lui assurer l’amour de M. de Sonil. Peut-être aussi l’incertitude où l’on était toujours du sort de l’officier, bloqué dans le quartier des Légations avec M. Pichon et le personnel de l’ambassade française, travaillait-elle son pauvre cerveau et lui faisait craindre les pires éventualités. Quelque obscur atavisme s’y mêlait enfin, qui sait ? Quoi qu’il en soit, depuis sa convalescence et comme si elle avait été brusquement éclairée sur les véritables sentiments de la douairière de Sonil, Jennie refusait la compagnie de sa belle-mère et, qui pis est, ne mettait plus le pied à l’église, même le dimanche. Elle passait tout son temps dans la tour, accoudée à la fenêtre d’où, pour la dernière fois, elle s’était montrée à Xavier et l’avait vu s’éloigner sur la route. Un soir — la fenêtre est pourtant bien étroite, — trompée peut-être par l’obscurité, elle se pencha trop : on retrouva son corps dans la douve, au matin, parmi les nénuphars… »


IV


Malézieux s’arrêta un moment. Le drame qu’il évoquait nous devenait comme présent dans le décor où il s’était déroulé et dont pas une pierre, pas une herbe, semblait-il, n’avait bougé. La Théologale, la fenêtre à croisillons près du rempart, la douve aux eaux verdies étaient là et il n’y manquait que le corps de cette Ophélie bretonne, flottant parmi les nénuphars…

— Oui, dit Malézieux, en secouant la tête comme pour chasser des réflexions trop pessimistes, c’est affreux, cette mort de la pauvre Jennie, et, s’il est difficile de l’imputer directement à Madame de Sonil…

— Bien difficile, en effet, interrompis-je. Dans la conduite de la douairière, telle que tu me l’as rapportée, je ne vois jusqu’ici qu’imprudence, égoïsme, vague animosité, tout au plus, à l’égard de Jennie, mais tant qu’au reste… Tu n’as que des soupçons et ce sont des preuves qu’il faudrait.

— J’en ai peut-être, dit Malézieux. La veille du jour où Marie fut trouvée morte dans la douve, sa belle-mère avait reçu un télégramme de Xavier : le blocus avait été forcé, les Légations délivrées, M. de Sonil était vivant, mais il avait perdu la vue.

— Eh bien ?

— Eh bien, mais tu ne comprends donc pas ? Xavier aveugle, c’était Xavier incapable de s’apercevoir des changements survenus chez Jennie, Xavier revoyant par les yeux de l’esprit sa femme telle qu’il l’avait quittée, Xavier plus amoureux d’elle que jamais… Tous les plans de la belle-mère étaient renversés ! Si Jennie avait connu ce télégramme vingt-quatre heures plus tôt, elle ne se serait pas noyée… J’entends bien que Madame de Sonil allégua plus tard que, si elle n’en avait pas fait part à sa belle-fille, c’est qu’elle voulait lui épargner une trop vive émotion…

— L’explication est plausible, en somme.

— Oui, et c’est même pourquoi la piété filiale de M. de Sonil s’y est arrêtée… Et, après tout, il a peut-être raison, et toi aussi. Avec les femmes, on ne sait jamais. Madame de Sonil ne serait pas la première qui, en se gardant honnête à ses propres yeux comme aux yeux du monde, se serait arrangée pour faire travailler la Fatalité dans le sens de ses intérêts… Les calculs que je lui prête, il est possible à la rigueur qu’elle ne les ait jamais faits bien précisément ; mais son subconscient, comme disent les philosophes, les faisait sourdement pour elle… Eh ! mon cher, la douairière ne nous est rien ; nous pouvons parler net ! M. de Sonil, lui, pouvait, devait penser autrement. Et le fait est que, de retour en France, il n’accabla pas sa mère, ne lui reprocha rien. S’il soupçonna la vérité, personne ne l’a su… Cependant j’ai retenu ce que m’a dit son médecin. Un jour que celui-ci, sur les prières de Madame de Sonil et sans être bien convaincu de l’efficacité du conseil, le pressait de s’adresser à un des maîtres de l’oculistique, Xavier secoua la tête et répondit très catégoriquement :

« — Non, docteur. Il y a des maux dont il vaut mieux ne pas guérir. Ma cécité m’est chère : grâce à elle, rien ne s’interpose entre le passé et moi…

« — Vous songez trop au passé, mon fils, dit la douairière.

« — C’est pour oublier le présent, ma mère, dit M. de Sonil. »