Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-04

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 63-82).

IV.

LE RÉFRACTAIRE.

Justine passa cette nuit comme elle avait passé la précédente ; au point du jour, elle s’éveilla, remerciant Dieu de l’avoir sauvée de nouveaux périls, et se remit en marche, espérant qu’enfin elle arriverait dans quelque ville où, à l’aide des talens qu’elle possédait, il lui serait possible de subvenir à ses besoins. Quant à sa famille, elle n’y pensait plus ; il lui semblait prouvé que la ruine du marquis ne lui permettait pas de compter sur leur appui ; et d’ailleurs ce n’était en général que des cousins au quatrième ou cinquième degré qu’elle n’avait jamais vus. Juliette seule était sans cesse présente à son souvenir, et elle versait des larmes bien amères en songeant que sa sœur, la seule amie qu’elle eût dû conserver, était perdue sans retour. Cette pensée l’empêchait de sentir toute l’étendue des souffrances qui l’accablaient.

Déjà elle avait perdu de vue le clocher de ce village où elle avait subi une nouvelle et cruelle épreuve de ce que la vertu malheureuse peut attendre des hommes, lorsque deux gendarmes, qui allaient à la correspondance, l’aperçurent.

— Voilà une cocotte qui prend sa volée de bonne heure, dit l’un d’eux.

— Elle est singulièrement affublée, dit l’autre : c’est sûrement un oiseau de passage ; car on n’en voit pas ordinairement de semblables dans le pays.

— Faut voir ça, Campois ; ça pourra nous faire une société guillerette en manière de passe-temps, sans sortir de l’exercice de nos fonctions.

— Le diable m’emporte, elle est gentille comme un cufidon… Y a anguille sous roche ; je parie que nous allons la pincer sur l’article. Laisse-moi faire, Patouillet, et je vas te donner des nouvelles de la princesse en deux temps et trois mouvemens.

Sur ce, le second gendarme lance son cheval, et arrive en un clin-d’œil près de Justine, qui, croyant qu’elle n’avait rien à craindre de l’autorité, était plus disposée à se réjouir qu’à s’effrayer de cette rencontre.

— Halte là, la belle enfant ; tournez-vous, qu’on vous voie, et dites-nous un peu, ma tourterelle, de quel colombier vous sortez ?

Ce langage diminua un peu la sécurité de la jeune fille ; elle obéit en tremblant.

— Monsieur, dit-elle, orpheline depuis peu, j’ai été forcée de fuir, il y a deux jours, la maison où un prétendu protecteur ne m’avait recueillie que pour me ravir l’honneur, seul bien que m’ait laissé ma famille, naguère fort riche.

— Voilà une belle histoire que vous nous chantez en manière de complainte ! Nom de Dieu ! je ne me suis pas trompé au premier coup d’œil, car j’aurais juré que vous aviez de la vertu jusqu’aux dents ; mais il n’est pas aussi certain que vous ayez un passeport, et la vertu malheureuse sans passeport est naturellement dans les attributions de la gendarmerie royale… Sur ce, voyons le susdit.

— Je n’ai point de passeport, monsieur, et comment en aurais-je ?

Alors vous nous direz où est situé votre domicile ?

— Hélas ! depuis trois jours, je n’en ai plus d’autre que la voie publique.

— Eh bien ! elle est encore d’une fameuse trempe la particulière !… Comment, ma poulette, vous êtes en état complet de vagabondage, et vous avez le toupet de conter ça comme une antienne à l’autorité compétente !… Arrive donc, Patouillet, voilà du nouveau. On dirait que ça sort de la coquille ; ça a l’air de n’y pas toucher, et ça cumule les délits.

— C’est-il les menottes ou les poucettes ? demanda l’autre.

— Messieurs, ayez pitié de moi ! s’écria Justine effrayée : je n’ai fait de mal à personne ; mon seul crime est d’être malheureuse…

— Tiens ! elle compte celui-là pour rien, interrompit Campois ; eh bien ! qui donc qu’on empoignerait alors ? Règle générale : tous ceux qu’on empoigne sont malheureux. Allons, marchez devant nous : vous n’avez pas de gîte, nous allons vous en donner un ; vous voyez bien que les gendarmes n’ont pas des cœurs de pierre, comme on se plaît généralement à le dire.

— Messieurs, de grâce, écoutez moi ! vous ne savez pas…

— Vous nous conterez ça en route, ça fera passer le temps.

— Mais, au nom du ciel, qu’ai-je fait pour mériter ?…

— Sacré tonnerre ! s’écria Patouillet, ça commence à devenir diablement fastidieux et inconséquent ! Allons donc ! Respect aux aiguillettes, obéissance à la loi, et tâchons de jouer des jambes un peu plus vite que ça.

Et comme en parlant ainsi il tirait de sa poche des menottes et une corde, la pauvre fille, plus effrayée que jamais, se plaça bien vite entre ces braves dépositaires de la force publique, et fit des efforts incroyables pour marcher aussi vite que leurs chevaux, ce qui lui arrachait des plaintes et lui faisait faire des contorsions qui égayaient singulièrement messieurs les gendarmes. Cela ne pouvait durer long-temps.

— Messieurs, dit-elle, je me sens mourir.

— Ma foi ! dit Campois, je ne suis pas médecin.

— Vous me traiterez comme il plaira à Dieu, mais je ne puis plus faire un pas.

— Patouillet, je te joue à pair ou non à qui la prendra en croupe.

— Ça va… Tiens, dis : le gagnant la prendra.

Campois ouvrait la bouche pour décider la question, lorsqu’il aperçut tout-à-coup, à cinquante pas devant lui, un jeune homme vêtu en paysan, ayant une carnassière sur les reins et un fusil double sur l’épaule.

— Regarde donc, s’écria-t-il, c’est Georges le réfractaire.

— Le fait est, dit Patouillet, que le particulier ressemble plus à cela qu’un gendarme à un cerf-volant.

— C’est lui, j’en suis sûr ; je le reconnais bien maintenant à ses guêtres de cuir et à son chapeau rabattu ; Patouillet, voilà une capture qui en vaut la peine, et nous n’aurons pas besoin de la jouer, car il y aura bonne part pour chacun.

Aussitôt, sans s’inquiéter de Justine qu’ils sont bien sûrs de retrouver, les deux gendarmes s’élancent au galop vers le réfractaire, qui, se retournant tout-à-coup, s’aperçoit du danger qu’il court. Prompt comme l’éclair, il franchit le fossé qui borde la route, et, couchant en joue ses deux adversaires, il s’écrie :

— Le premier qui m’approche est mort.

Pour toute réponse, l’un des gendarmes lui lâche un coup de carabine ; le jeune homme riposte par un coup de fusil, et l’un de ses ennemis tombe mort. Le second ne s’en montre pas moins déterminé à poursuivre la proie qu’il croyait assurée : déjà il est sur le bord du fossé ; il pique son cheval pour le lui faire franchir : d’un second coup de feu Georges le renverse, puis, s’élançant sur la route, il se hâte de secourir Justine, qui s’était évanouie.

— Ne craignez rien, mademoiselle, lui dit-il lorsqu’elle eut repris ses sens, je ne suis pas un malfaiteur ; vous l’avez vu, je ne me suis défendu qu’à la dernière extrémité.

Ces paroles, l’organe doux, Je visage distingué du jeune homme, tout cela produisit sur Justine un effet difficile à décrire ; son trouble était grand, mais il n’était plus causé par la frayeur.

— Vous savez, reprit Georges, qu’il n’est pas besoin d’être criminel pour avoir à redouter la justice des hommes : vous-même, n’étiez-vous pas devenue la proie de ces vautours qui m’ont poussé au meurtre ?

— Hélas ! monsieur, ils n’avaient à me reprocher que d’être sans asile et sans pain.

— Quoi ! si jeune et si belle !…

— Je suis orpheline et n’ai point de protecteur.

— Le ciel vous en envoie un, et j’accepte avec joie la mission qu’il me donne… Mais hâtons-nous de fuir ; lorsque vous serez en sûreté, nous nous entendrons mieux.

Il y avait, dans ces paroles du jeune homme, un certain charme tout nouveau pour Justine ; et, bien que l’expérience que sa cruelle position lui avait fait acquérir en peu de jours la portât à se défier des hommes, elle n’hésita pas à se mettre sous la protection de Georges. Elle s’appuya donc sur le bras du réfractaire, et ils marchèrent à travers champ aussi bien que le permettait à la jeune fille sa faiblesse et les douleurs intolérables que lui causait le contact de ses pieds avec les aspérités d’une route non frayée. Après avoir marché quelque temps, Georges s’aperçut que les forces de sa compagne étaient presque entièrement épuisées ; elle ne marchait plus qu’avec une lenteur désespérante dans la situation où ils se trouvaient ; car la mort des gendarmes ne pouvait manquer d’être promptement connue des autorités environnantes, qui s’empresseraient de faire rechercher activement le meurtrier.

— Ma vieille mère m’attend, dit le jeune homme ; déjà depuis plusieurs heures je devrais être de retour près d’elle… Oh ! comme elle doit souffrir !… Et si je ne devais plus la revoir ! si je devais être aujourd’hui la proie de ces bêtes fauves contre lesquelles je suis réduit à défendre ma vie !…

— Partez donc seul, dit Justine ; car je sens qu’autrement vous vous perdriez sans me sauver… Oh ! vous n’êtes pas le maître de disposer de votre vie, puisque vous avez une mère, une mère qui vous aime et que vous chérissez… Partez, monsieur ; partez, je prierai Dieu pour vous, et cela m’aidera à souffrir.

— Eh ! n’est-ce pas Dieu lui-même qui vous a mise sous ma protection ?… Vous abandonner ! ah ! c’est alors que je mériterais le titre de lâche qu’ils ont osé me donner, les infâmes ! Oui, ils disent que je suis lâche, parce que la vie de ce qu’ils appellent un soldat me fait horreur ; ils disent que je suis lâche, parce que je n’ai pas le courage d’abandonner ma vieille mère, de la laisser mourir de faim pour aller pourrir dans quelque caserne… Je suis un lâche, moi, parce que j’aime mieux avoir à défendre ma vie chaque jour, que d’en passer la plus belle partie à tourner à droite et à gauche, à faire semblant de charger un fusil, et, pour toute occupation d’esprit, à frotter les gourmettes d’un schako et le cuir d’une giberne, le tout sous la direction d’une espèce d’automate, moyennant une nourriture exécrable et une somme de cinq centimes par jour ?… Mon Dieu ! la mort la plus horrible n’est-elle pas préférable à une pareille vie ?… Eh bien ! c’est là le procédé qu’ils ont trouvé pour faire des héros !… L’héroïsme, cette grande et sublime exaltation de l’âme, ils veulent la clouer dans des corps sans âme ! ils défendent au soldat de raisonner, de sentir et de penser ; et, quand il est arrivé à ce beau résultat, qui en fait quelque chose de moins qu’une bête de somme, ils lui disent : Tu es un héros !… Et c’est parce que je ne veux pas être un héros de cette trempe, c’est parce que je suis un lâche selon eux, que je ne vous abandonnerai pas !

Justine, malgré les tortures physiques qu’elle endurait, éprouvait un plaisir indicible à écouter le jeune homme ; le son de cette voix faisait délicieusement battre son cœur et soutenait son courage ; mais elle n’en ressentait que plus vivement la crainte de compromettre la liberté et peut-être la vie de Georges : elle le supplia de nouveau de l’abandonner, puis de se sauver seul.

— Songez que votre mère vous attend, lui dit Justine.

— Ma mère ! mais elle me repousserait, mais elle me maudirait, si elle savait que j’aye refusé de secourir une infortunée que la providence même semble avoir mise sous ma protection.

Justine pleurait ; et, pour la première fois depuis la mort de son père, ses larmes étaient douces.

— Georges, dit-elle, que la volonté de Dieu soit faite ; je ne me sens plus de forces que pour vous obéir et vous aimer…

Cependant ils continuaient à marcher ; mais si lentement, que Georges en était au désespoir. Pour comble de malheur, le jeune homme, en se retournant, aperçut à quelques centaines de pas plusieurs gardes champêtres qui, contre l’ordinaire, semblaient marcher de compagnie, et il en conclut qu’il était poursuivi, ce qui n’était que trop vrai.

— Je suis fort, dit-il à Justine, je puis vous porter quelque temps.

Sans attendre de réponse, il met son fusil en bandoulière, prend la jeune fille dans ses bras, et, s’élançant vers un bois qu’on apercevait à quelque distance de là, il y arriva en quelques instans. La sueur ruisselait sur son front, ses joues commençaient à pâlir, lorsqu’il déposa son précieux fardeau sur le gazon, au plus épais de la forêt.

— Ciel ! mon ami, vous vous trouvez mal ! s’écria Justine.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ; mais, de grâce, taisez-vous !

Se jetant alors la face contre terre, il en aspira avec force la fraîcheur, mâcha quelques brins d’herbe, et parut tout-à-fait remis en se relevant. Son premier soin alors fut de charger son fusil.

— Oh ! plus de sang ! plus de sang ! mon frère, dit Justine en joignant les mains.

— J’en ai horreur comme vous, et il y a long-temps que je leur aurais laissé prendre la dernière goutte du mien, si cela eût pu se faire sans que ma bonne mère en mourût de désespoir… C’est sa vie qu’il s’agit de défendre.

Un léger bruit se fit entendre ; Georges se tut, s’assura que les batteries de son fusil étaient en bon état, et passa à plusieurs reprises l’ongle sur les pierres. En ce moment les gardes champêtres passaient à quelques pas seulement du lieu où il s’était réfugié.

— Vrai Dieu ! Canelaux, disait l’un d’eux, sais-tu bien qu’un criminel, qui tue des gendarmes comme des bécasses, est bien capable de tuer des gardes champêtres comme des alouettes ?

— Je n’dis pas l’contraire.

— Eh bien ! quoi que t’en penses ?

— Moi ? j’pense aux dix écus que monsieur l’maire a promis.

— T’as ma foi raison, dix écus c’est un joli denier ; mais quand on est mort, ça n’est pas grand’chose.

— Bah ! tous les coups n’portent pas.

Georges armait son fusil ; Justine retenait son haleine, et tâchait de comprimer les battemens de son cœur. Les gardes passèrent ; l’espérance revint à Justine et à Georges ; toutefois ce dernier ne voulut pas quitter sa retraite, et ce ne fut qu’après le soleil couché qu’il jugea convenable de se remettre en marche. Justine, qui avait eu le temps de se reposer pour reprendre des forces à l’aide des provisions que contenait la carnassière du jeune homme, se trouva en état de marcher assez vite, de sorte qu’ils arrivèrent bientôt en vue d’une petite chaumière délabrée que, de loin, Georges indiqua à sa compagne comme le terme de leur voyage.


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