Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-05

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 85-107).

V.

LA MAISONNETTE.

Georges frappa d’une certaine façon à la porte de la chaumière, qui s’ouvrit presque aussitôt ; une femme âgée parut, et se jeta dans les bras du jeune homme en s’écriant :

— Oh ! mon ami, que j’ai souffert !

— Autant que moi, j’en suis bien sûr, ma bonne mère ; mais vous me recommandez la prudence, et c’est pour vous obéir que j’ai tant tardé.

— Tu as bien fait, mon Georges ; tiens, maintenant je ne souffre plus… Mais tu n’es pas seul, mon enfant…

— Ma mère, c’est une compagne que le ciel nous envoie. Hâtez-vous, je vous prie, de lui préparer un lit dans votre chambre, car elle est exténuée de fatigue.

Ils entrèrent alors tous trois dans la chaumière où semblait régner une sorte d’aisance ; cet intérieur ne ressemblait en rien à l’extérieur, sous ce rapport. La mère de Georges traita Justine avec beaucoup de politesse, et ne se permit pas de lui faire la moindre question ; mais la jeune fille, tout en appréciant le mérite de cette réserve, comprit qu’elle ne pouvait garder l’incognito, et le soir même elle fit, au fils et à la mère le récit de ses malheurs.

— Quant à moi, dit Georges, dès qu’elle eut fini, vous savez déjà ce que je suis ; or, ce que je suis voici comment je le devins. Mon père épousa ma mère en Italie où il voyageait alors ; de retour en France, il négligea de faire régulariser ce mariage, et mourut sans avoir songé un seul instant qu’il fût possible que l’on contestât à la femme selon son cœur le titre d’épouse qu’il lui avait donné à la face du ciel. Nous étions pauvres alors ; mais je possédais quelques talens qui pouvaient nous mettre à l’abri du besoin. Je peignais le portrait et le paysage. Le bonheur avec lequel je saisissais la ressemblance m’avait fait une clientelle nombreuse, nous vivions heureux, et j’atteignis ainsi ma vingtième année. Vint l’époque de la conscription, cela me tomba sur la tête comme une bombe ; ma mère et moi n’y avions jamais songé. Je voulus faire valoir ma qualité de fils unique de veuve ; on me demanda de prouver d’abord ma qualité de fils légitime. J’écrivis en Italie… un incendie avait détruit les archives de l’église dans laquelle le mariage de mon père et ma mère avait été célébré ; ma mère, aux yeux de la loi, n’était plus digne d’être secourue ; il fallut partir… Oh ! je ne dirai pas tous les maux que je souffris, les dégoûts dont je fus abreuvé ; il faut avoir subi ces horribles épreuves pour s’en faire une juste idée. En avant, marche ! à droite, à gauche ; obéis au tambour, obéis au caporal, obéis au sergent… : leurs ordres sont contradictoires ? obéis toujours ; ils révoltent ma raison ? obéis et ne raisonne pas. Tu as de l’intelligence ? mauvais soldat ! c’est un défaut dont on te corrigera, car les baïonnettes ne doivent pas être intelligentes ; et tu n’es, toi, que le manche d’une baïonnette. J’aurais cent fois risqué ma vie pour échapper à cette mort morale ; nous étions en route pour nous rendre au dépôt, lorsque je partis sans autre permission que ma volonté : je revins auprès de ma bonne mère qui me pleurait, et dont je séchai les larmes. Mais il ne suffisait pas d’avoir recouvré ma liberté, il fallait songer aux moyens de la conserver. Ma mère vendit tout ce que nous possédions ; nous quittâmes la province où nous avions été heureux, et nous vînmes ici où nous vécûmes pendant quelque temps fort tranquilles. Je m’étais promptement fait connaître comme peintre dans les environs ; le prix de mon travail, quoique bien mince, était suffisant pour satisfaire à tous nos besoins ; enfin nous étions contens, lorsqu’il prit, à je ne sais quelle autorité, la fantaisie de faire le recensement des habitans du canton. Je m’enfuis pour échapper au contrôle, et nous changeâmes mystérieusement de demeure ; mais on avait soupçonné la vérité, je fus signalé comme réfractaire, et depuis ce temps les misérables me traquent comme une bête fauve. Jusqu’à présent j’ai eu le bonheur de leur échapper, ils ignorent ma retraite ; fasse le ciel qu’elle leur soit toujours inconnue.

Et maintenant, ma bonne mère, reprit-il après un court silence, j’espère que vous aimerez notre compagne comme vous m’aimez ; car elle est votre fille.

Justine rougit et baissa les yeux ; la mère de Georges l’embrassa et le jeune homme ajouta :

— Notre union est l’œuvre du ciel, les hommes ne pourront rien contre elle… Ma bonne mère, vous avez maintenant deux enfans pour vous aimer.

Justine se jeta dans les bras de madame Valmer (c’était le nom propre de Georges), et il fut convenu qu’elle ne quitterait plus la maisonnette.

— Nous ne serons peut-être pas toujours malheureux, dit cette bonne mère, les épreuves auxquelles il plaît à Dieu de nous soumettre passeront. Allons, mon fils, il est tard, et tu dois être bien fatigué. Vous avez aussi grand besoin de repos, ma jeune amie ; je vais tout préparer pour que vous soyez le moins mal possible.

Elle passa dans une pièce voisine qui lui servait de chambre à coucher, puis reparut bientôt, et invita Justine à la suivre. Georges baisa timidement la main de sa jolie protégée : un sommeil bienfaisant ne tarda pas à réparer les forces des deux jeunes gens.

Le lendemain Justine fut bien surprise de trouver des vêtemens modestes, mais en bon état, à la place où elle avait déposé les siens que la vie qu’elle avait menée depuis quelques jours avait mis dans un état déplorable. Elle s’habilla, courut embrasser sa bienfaitrice, qui, dans la pièce voisine, l’attendait pour déjeûner ; elle baissa les yeux et rougit en disant bonjour à Georges, qui, un peu plus hardi que la veille, effleura de ses lèvres le front de la jeune fille.

Plusieurs jours se passèrent ainsi ; Justine et Georges ne se quittaient presque pas ; ils travaillaient tout près l’un de l’autre, Justine à quelques ouvrages de broderie, que Georges se chargeait de vendre à l’une des villes voisines, et lui-même achevait les miniatures qui lui étaient commandées ; l’intimité devenait chaque jour plus grande ; déjà le tu affectueux avait succédé au vous ; aux baisers déposés sur le front ou sur la main avaient succédé de longs et délicieux baisers pris et rendus sur les lèvres ; les pauvres enfans croyaient s’aimer comme frère et sœur, et déjà l’amour le plus violent les embrasait. Georges s’aperçut le premier de la situation de son cœur ; mais, comme son âme était trop noble et ses intentions trop pures pour que la pensée lui vînt d’abuser de sa position, il résolut de s’expliquer sans détour :

— Justine, lui dit-il un jour, je t’aime de toute la puissance de mon âme ; toi seule peux faire le bonheur de ma vie… Te sens-tu assez d’amour pour faire le serment de ne me quitter jamais ?

— N’es-tu pas mon sauveur, Georges, mon fière bien-aimé ? Mon cœur peut-il être à un autre que toi ? Puis-je avoir une autre volonté que la tienne, d’autres désirs que ceux que tu formes !… Mes vœux sont les tiens : je veux vivre et mourir pour toi.

— Eh bien, ange du ciel, puisque tu ne peux être à moi selon la loi des hommes, donne-toi selon la loi de Dieu.

Justine rougit ; son cœur commençait à battre avec violence, et ses beaux yeux humides cherchèrent à lire sur la figure de Georges l’explication de ces paroles. Le jeune homme s’aperçut de ce qui se passait en elle, et il n’osait respirer. Après quelques instans de silence, Justine s’écria :

— Est-ce bien vous, Georges, qui me parlez ainsi ?… Sont-ce les paroles de mon frère que je viens d’entendre ? Ô mon ami ! le ciel m’est témoin que je suis prête à vous faire le sacrifice de ma vie ; pourquoi me demander au delà ?… Si je ne puis être votre femme selon la loi, que seraient nos enfans ? aux yeux des hommes je ne serais qu’une méprisable concubine… Pourquoi m’avez-vous arrachée des mains de mes persécuteurs ?… ne suis-je venue ici que pour troubler la paix de cette solitude, et vous enlever le peu de bonheur qui vous restât ?… Oh ! je le reconnais, la fatalité m’a marquée de son doigt de fer. Laissez-moi fuir, Georges, afin que ma destinée s’accomplisse.

— Me fuir ! Eh ! que t’ai-je fait, Justine, pour me réduire au désespoir ? Ai-je cessé d’admirer ta vertu ? ne t’ai-je pas toujours respectée… Malheureux ! je croyais être aimé…

— Oui, oui, je t’aime, Georges, et c’est pour cela que je veux rester digne de toi… J’avais tort tout à l’heure de douter de la Providence ; espérons, mon ami, et reste mon frère jusqu’à ce que le ciel me permette de te donner un nom plus doux sans violer la loi des hommes.

Georges ne répliqua point ; sa tête était penchée sur sa poitrine, il était immobile et semblait anéanti. Justine effrayée lui prit la main.

— Mon frère, dit-elle, prions ! c’est la consolation des malheureux, je souffre autant que toi.

Le jeune homme leva les yeux ; il essuya de grosses larmes qui ruisselaient sur son visage, et, s’efforçant de maîtriser les sentimens qui brisaient son cœur, il tomba à genoux en disant.

— Prions, Justine !

Au bout de quelques instans les deux amans recouvrèrent un peu de calme ; ils se levèrent, et madame Valmer, qui était absente, étant rentrée en ce moment, chacun reprit ses occupations accoutumées. Mais dès cet instant Georges devint sombre ; il évitait de se trouver seul avec Justine ; sa santé s’altéra bientôt, de manière à donner les plus vives inquiétudes. Justine et madame Valmer lui prodiguaient inutilement les plus tendres soins. La bonne mère se désolait ; elle jurait de ne pas survivre à ce fils bien aimé. Cependant le médecin qu’elle avait fait appeler ayant déclaré que la maladie semblait être causée par quelque violent chagrin, madame Valmer se rappela tout-à-coup que, depuis quelque temps, ses enfans semblaient beaucoup plus réservés entre eux, et, comme l’instinct maternel ne trompe guère, elle devina la vérité.

— Tu ne m’aimes donc plus, Georges ? dit-elle à son fils en l’embrassant tendrement… Non, tu ne m’aimes plus, puisque tu me caches tes chagrins…

— Pourquoi vous affligerais-je, ma bonne mère ? vous ne pouvez rien à mes maux.

— Je puis du moins les partager, Georges ; n’est-ce donc rien ?… Veux-tu me mettre au désespoir ?…

Et Georges sentit que les larmes de sa mère brûlaient son visage. Alors, rassemblant ses forces, il lui fit la confidence de ce qui s’était passé entre Justine et lui.

— Le ciel soit loué ! s’écria madame Valmer ; car il est impossible que cet ange, que la Providence nous a envoyé, veuille notre mort.

Alors elle courut aussitôt vers Justine et lui fit part de ce qu’elle venait d’apprendre.

— Hélas ! dit la jeune fille, j’avais soupçonné la vérité.

— Tu la soupçonnais, Justine, et tu le laissais mourir !

— Ô ma bonne mère ! j’ai tant souffert pour rester pure !…

— Tu resteras pure, ange du ciel, et mon fils sera sauvé !… Si votre union ne peut être sanctionnée par la loi civile, elle peut l’être par la loi divine ; je connais, près d’ici, un bon prêtre qui m’aime assez pour ne pas nous refuser son saint ministère, bien que cela ne soit pas sans danger pour lui… Le veux-tu, Justine ?

La jeune fille se jeta dans les bras de sa mère adoptive en disant :

— Que votre volonté soit faite : je ne saurais faillir en me laissant conduire par la vertu même !

Toutes deux se rendirent près du malade. Il serait difficile de peindre la joie de cette bonne mère et de ses enfans. Dès ce moment Georges revint à la vie comme par enchantement, et madame Valmer songea à prendre des mesures convenables pour que le mariage se fît le plus promptement possible.

Cependant le meurtre des gendarmes avait fait une grande sensation dans la contrée ; les autorités étaient en émoi, et de nombreuses brigades de gendarmerie parcouraient le pays dans tous les sens. Le signalement de Georges avait été donné par des laboureurs qui travaillaient près du lieu où le meurtre avait été commis, et qui avaient entendu plusieurs coups de feu quelques instans après avoir vu passer le jeune homme. Le signalement de Justine avait été donné aussi par plusieurs personnes qui l’avaient vue, sur la route, marcher entre les deux gendarmes. Néanmoins les recherches les plus actives furent pendant quelque temps sans résultat, la retraite de Georges étant ignorée de tout le monde, et le jeune homme ne sortant pas.

Les choses en étaient là lorsqu’un jour le vénérable curé d’un petit village situé à une lieue de la maisonnette reçut la visite de madame Valmer, son amie d’enfance, qu’il avait tendrement aimée autrefois, et pour laquelle, malgré les glaces de l’âge, il conservait un attachement tellement vif qu’il eût pu donner lieu à d’étranges conjectures si la charité chrétienne, dont il donnait lui-même l’exemple en toute occasion, ne l’en eût garanti. L’entretien du pasteur avec son amie fut, cette fois, plus long et plus animé que de coutume ; ils dînèrent ensemble, et ce ne fut que quelques instans avant la fin du jour que madame Valmer quitta le presbytère pour retourner à la maisonnette. À peine était-elle partie, que le pasteur fit appeler son sacristain, qui était en même temps le maître d’école du village.

— Nicolas, lui dit-il, vous allumerez les cierges du maître-autel, un peu avant minuit.

— Minuit !… Est-ce que par hasard ils ont fait la bêtise, cette année, de mettre sur votre calendrier les fêtes de Noël avant la Toussaint ?

— Il ne s’agit ni de la Toussaint ni de Noël, Nicolas, mais seulement de sauver deux enfans qui se perdraient infailliblement si mon ministère ne leur était en aide ; en un mot, c’est un mariage que je veux célébrer.

— Tiens ! qui donc se marie dans la commune ?

— Ils ne sont pas de cette commune.

— Bon ! j’entends : c’est la fille de quelque richard à qui un enjôleur aura fait chanter les vêpres avant les matines… C’est singulier comme ces accidens-là sont communs cette année !…

— Ils ne sont pas riches, Nicolas ; s’ils l’étaient, la chose n’aurait pas besoin d’être tenue secrète.

— Mais les témoins ?…

— Il n’y en aura point.

— Mais M. le maire ?…

— Il n’en saura rien. Il est inutile, Nicolas, de vous dire que je compte sur votre discrétion. D’ailleurs, vous ne courrez point le moindre risque en tout ceci.

Nicolas promit d’obéir, et se retira fort intrigué et un peu mécontent de la discrétion de son curé, qui n’avait pas jugé à propos de lui parler plus longuement d’une affaire si importante, où lui, Nicolas, devait remplir un rôle très-actif. Il n’était pas non plus tout-à-fait tranquille sur les suites que pourrait avoir cette affaire, et, comme, en sa qualité de maître d’école, il était l’homme le plus érudit du village, il s’empressa, dès qu’il fut de retour chez lui, d’ouvrir le Code, qu’il feuilleta et refeuilleta, et dans lequel il finit par trouver ce qu’il cherchait.

— Diable ! dit-il, je vois bien qu’en pareil cas le prêtre s’expose à l’amende et à la prison ; mais on ne dit pas ce qui sera fait au sacristain ; ça n’est pas rassurant du tout. Pour l’amende, passe ; M. le curé est homme à la payer pour deux ; mais la prison ça se paie en nature, et ma foi… Si M. le maire n’était pas une bête, on pourrait, sans en avoir l’air… mais allez donc vous jeter dans la gueule du loup !

Il hésita ainsi pendant quelque temps ; mais à la fin la curiosité l’emporta sur la crainte, et il attendit avec plus d’impatience que d’effroi l’heure à laquelle devait se célébrer cette union mystérieuse.

Pendant ce temps, les plus simples et les plus délicieux préparatifs se faisaient à la maisonnette. Déjà la bonne madame Valmer avait préparé la chambre nuptiale destinée à recevoir les époux selon Dieu ; elle s’occupait maintenant de la toilette de la mariée, toilette simple et modeste, mais rehaussée par la beauté de Justine, qu’augmentait encore le sentiment de bonheur qui animait son visage. Georges aussi était heureux ; il avait entièrement oublié les dangers de sa situation.

— Encore quelques heures, et ce bel ange sera à moi, disait-il avec ravissement… Ô mon Dieu ! je n’ose croire à tant de bonheur ! Pourtant c’est bien toi, Justine, ma bien-aimée, c’est toi que je presse sur mon cœur ; c’est à toi que je vais donner mon nom.

Et, afin de s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’un songe, il enlaçait Justine dans ses bras, il la couvrait de baisers, au grand préjudice de la toilette à laquelle sa bonne mère donnait tous ses soins ; aussi fallut-il à plus d’une reprise rajuster la coiffure, remettre en place un nœud de rubans, et repasser sous le fer une boucle de cheveux.

Enfin à dix heures tout fut terminé ; à onze on se mit en route, quelques minutes avant minuit, les jeunes gens et leur bonne mère entraient au presbytère.


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