Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-03

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 43-59).

III.

LE MAIRE ET LE CURÉ.

Déjà depuis long-temps le soleil éclairait l’horizon lorsque Justine s’éveilla elle regagna le grand chemin, et se remit à marcher rapidement, quoique ses pieds fussent meurtris et déjà presque nus, les minces souliers dont elle était chaussée ayant été bien vite mis en lambeaux. À ces douleurs vinrent se mêler les tortures de la faim ; la pauvre enfant levait, de temps en temps, ses yeux baignés de larmes vers le ciel, et priait Dieu de ne pas l’abandonner ; mais, lorsqu’elle laissait retomber ses regards vers la terre, il y avait toujours devant elle une longue route dont elle n’apercevait pas le terme ; ses pieds étaient à chaque instant plus ensanglantés, et la faim qu’elle ressentait devenait plus intolérable. Enfin elle arriva exténuée, et dans un état déplorable, à un village, où elle résolut de demander l’hospitalité. Justine s’arrêta donc à la porte d’une ferme de très-belle apparence, recueillit ses forces, tâcha par tous les moyens possibles de s’affermir dans sa résolution, puis, d’un pas timide et chancelant, elle traversa la cour qui la séparait du corps de logis, et, trouvant la porte ouverte, elle pénétra dans une vaste salle où plusieurs personnes réunies autour d’une grande table, faisaient le repas du soir. S’adressant alors au personnage qu’à ses vêtemens plus propres que ceux des autres, et à son air d’autorité, elle reconnut aisément pour le maître de la maison :

— Monsieur, je suis une pauvre orpheline que des malheurs non mérités ont réduite à l’état déplorable dans lequel vous me voyez…

— Eh ben ! quoi qu’vous voulez que j’y fasse ?

Justine sentit son sang se glacer dans ses veines.

— Monsieur, répondit-elle en tremblant, j’ai pensé que vous seriez assez bon pour me donner un morceau de pain et l’hospitalité pour cette nuit.

— Laissez donc tranquille, ma chère ! est-ce qu’on apprend aux vieux singes à faire des grimaces ?… Dieu merci, y a longtemps que l’père Thibault ne donne plus là-dedans… Eh ! jour de Dieu ! ma reine, vendez tant seulement la moitié de ces beaux afutiaux qui vous garnissent depuis l’épaule jusqu’au talon, et vous en aurez assez pour vous faire donner un lit à l’Écu de France, sans chercher à rogner la portion des malheureux.

— Au nom de Dieu, monsieur, ne rejetez pas ma prière ! je ne suis pas ce que vous imaginez… Vous ne savez pas…

— Vraiment non, et je n’ai pas besoin de l’savoir ; c’est l’affaire de M. l’maire : mais j’vous préviens que c’est un malin. Contez-lui votre chapelet, montrez-lui votre passeport, et y verra tout d’suite d’quoi y r’tourne… Assez causé ; M. l’maire demeure à la troisième grand’porte en amont.

Justine était anéantie ; elle sortit de la ferme sans savoir ce qu’elle faisait ; mais, le grand air lui ayant un peu rafraîchi le sang, elle se rappela ces paroles du fermier : « Ça regarde M. le maire. »

— En effet, se dit-elle, qui me protégera si ce n’est l’autorité ; instituée pour cela ? Après tout, il est impossible que, dans un pays civilisé, on laisse une jeune fille mourir de fatigue et de faim sur la voie publique.

Ces réflexions l’encouragèrent un peu, et elle se présenta chez le maire avec assez de résolution. M. le maire était un gros bon homme en sabots et en bonnet de laine, qui, en ce moment, achevait une partie de quilles sur le seuil de sa porte avec monsieur son adjoint.

— Monsieur le maire…

— Ah ! ah ! v’là du gibier !… Regarde donc, Durand…

— Monsieur, je viens vous demander aide et protection…

— Voyons vos papiers.

— J’ai le malheur d’être orpheline, et…

— Voyons vos papiers.

— Ma situation est horrible ; j’ai tout sacrifié pour sauver mon honneur…

— Ah ça ! est-ce que vous n’compernez pas l’français ? Y a une heure que je m’fais celui de vous demander vos papiers.

— Eh ! comment en aurais-je, monsieur, puisque, pour sauver mon honneur, il m’a fallu fuir la nuit du château où j’avais été recueillie ?…

— Comment ! vous n’avez pas de papiers, et vous vous permettez de voyager, circuler librement… Eh ben ! elle a du front, la jeunesse !… Dis donc, Durant, comment la trouves-tu, avec son p’tit air d’vouloir subtiliser les autorités ?…

— Ma foi ! père Jérôme, s’il faut vous dire la chose, j’la trouve gentille à croquer…

— C’est ça, va t’y faire mordre ! comme si tu savais de quoi y r’tourne…

— Monsieur le maire ! s’écria Justine à laquelle sa dignité blessée donnait de l’énergie, souffrirez-vous qu’une infortunée meure de faim dans votre commune ?

— Soyez tranquille, on connaît son affaire ; d’abord j’peux rien sans l’conseil micipal, c’est clair. Pour lors les micipaux ont ben d’autres chiens à peigner pour l’quart d’heure, avec ça que c’est l’temps des semailles…

— Ainsi vous croyez faire votre devoir en réduisant au désespoir les malheureux qui s’adressent à vous ?

— Dieu m’pardonne ! ça parle comme un livre… C’est dommage, mais la loi y est : trois sous par lieue, si vous avez un passeport, mais, comme la loi n’défend pas d’donner un conseil aux gens qui n’ont pas d’papiers, j’vous engage, en ami, à aller voir monsieur l’curé, c’est un brave homme qu’a la parole en main sous l’rapport des consolations.

L’indignation de Justine allait croissant ; cependant elle ne dédaigna pas le conseil du maire : elle se repentit même de ne pas avoir eu recours tout d’abord aux ministres du Seigneur, dont le premier devoir est de secourir les malheureux et de consoler les affligés. Cette fois, elle n’eut pas besoin qu’on lui enseignât son chemin ; le clocher du village lui servit de guide.

Il était presque nuit lorsqu’elle frappa à la porte du presbytère ; une vieille femme au front ridé, à l’air revêche, vint ouvrir.

— Que demandez-vous ?

— Je voudrais parler à monsieur le curé.

— Vous prenez joliment votre temps ! ça presse donc bien ?

— Hélas ! madame, c’est une question de vie ou de mort !

— Je l’aurais parié ! ils n’en font jamais d’autres ! C’est toujours avant le dessert qu’ils viennent vous demander l’extrême-onction…

Cependant comme la vieille gouvernante, malgré sa mauvaise humeur, faisait grand cas du casuel, et qu’elle savait que son curé n’était pas homme à laisser mourir sans confession un paroissien qui avait quelque chose à donner, elle se décida à introduire Justine dans la salle à manger où elle trouva le saint homme engloutissant la dernière tranche d’un énorme gigot.

— On vient vous chercher pour administrer les sacremens, dit la gouvernante.

— Mon père, j’ai faim, dit Justine d’une voix mourante.

— Bon, mon enfant ! c’est très-bien ; mais il n’est pas l’heure de se présenter à la sainte table, le pain des anges n’est pas prêt.

— Mon père, c’est pour sauver mon âme que mon corps a souffert. Depuis deux jours je marche et je n’ai pas mangé, je meurs d’inanition.

— C’est singulier ! dit le curé.

Et il avala d’un trait un énorme verre de bordeaux.

— Encore une mendiante, murmura la servante, on ne voit que ça à présent… Fiez-vous donc à la mine !

— Thérèse, reprit le pasteur, n’avez-vous pas quelques débris de pôt-au-feu à donner à cette fille ?… Ma chère enfant, je dois vous dire que vous faites de bien bonne heure un fort vilain métier.

— Ah ! mon père, si vous saviez…

Je sais que vous ferez une vilaine fin, et je suis assez charitable pour vous en prévenir.

— Au nom de Dieu ne me condamnez pas sans m’entendre !

Elle fut interrompue par la vieille, qui vint lui apporter ou plutôt qui lui jeta un morceau de pain et quelques débris de cuisine en grommelant.

— À l’entendre, ne dirait-on pas qu’elle a les plus belles choses du monde à nous raconter… Passez par ici, ajouta-t-elle ; en montrant la cuisine, et laissez monsieur le curé en paix ; car voici l’heure où il lit son bréviaire.

Le pasteur commençait à s’endormir.

— Encore un mot, de grâce, s’écria Justine, je vous conjure au nom de notre sainte religion, de m’accorder l’hospitalité pour cette nuit…

— Il ne manquerait plus que ça ! dit la vieille en faisant une horrible grimace.

Ces dernières paroles de la jeune fille ne produisirent pas à beaucoup près le même effet sur le pasteur ; il se réveilla tout-à-fait, son visage s’épanouit et ses yeux perçans, qu’ombrageaient d’épais sourcils, cherchèrent à lire dans ceux de Justine.

— On en dirait de belles dans le pays, se hâta d’ajouter Thérèse, qui probablement devinait ce qui se passait dans l’esprit de son maître. Je veux être privée de la sainte communion pendant le reste de mes jours, si monseigneur l’évêque n’en était instruit sur-le-champ.

— C’est vrai, dit le curé en baissant les yeux, monseigneur est inexorable sur ce chapitre-là.

— Vous seriez certainement suspendu, peut-être interdit, et je vous demande un peu pour qui ?

— Ainsi, dit Justine, qui arrosait de larmes brûlantes le pain qu’elle dévorait, je ne trouverai d’autre asile que la voûte du ciel !

— En voyage, mon enfant, les patriarches n’en avaient pas d’autres ; et ils étaient très-contens pourvu qu’ils trouvassent une pierre pour reposer leur tête : le saint homme Jacob, qui certes vous valait bien, n’avait pas d’autre chambre à coucher quand il vit les anges monter au ciel à l’aide d’une échelle… Lisez l’Écriture, ma fille, et vous y trouverez des consolations.

— Mon père, songez aux dangers que je vais courir : vous en répondrez devant Dieu !

— Thérèse, apportez donc un verre d’eau à cette pauvre fille : avez-vous oublié qu’il est ordonné de donner à manger à ceux qui ont faim, et à boire à ceux qui ont soif ?

La gouvernante retourna à la cuisine en murmurant, et le curé fit signe à Justine d’approcher.

— Voyons, mon enfant, reprit-il à voix basse, est-il bien vrai que vous ne sachiez où trouver un lit ?

— Mon père, je vous jure…

— Ne jurons point, ma fille… Si j’étais sûr que vous voulussiez, demain, approcher du saint tribunal de la pénitence… Oh ! je devine que nous avons de bien gros péchés à confesser… mais je vous traiterai en enfant gâté… Tenez, prenez ceci, et allez loger au Grand-Cerf : demain, au point du jour, je vous attendrai au confessionnal.

En parlant ainsi, il avait placé l’une de ses mains sur la taille de la jeune fille, tandis que de l’autre il lui présentait un écu. Justine, effrayée de ce brusque changement de langage, de cette générosité subite, et surtout des attouchemens que se permettait le saint homme, se dégagea promptement de ses mains. Le curé remit dans sa poche l’écu qu’il en avait tiré, et, comme en ce moment la gouvernante rentrait, il dit :

— Allons, Thérèse, c’est assez ; mettez-moi cela à la porte ; nous avons nos pauvres, et il ne faut pas pousser la charité chrétienne jusqu’à encourager le vice.

Thérèse n’était, pas d’humeur à se faire prier pour exécuter cet ordre ; mais Justine ne lui en laissa pas le temps, et, après avoir jeté un regard d’indignation sur le prêtre, elle s’élança vers la porte et sortit.


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