Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 20

XX

PENSÉES DIVERSES SUR LA FRANCE

De retour chez moi, je pris connaissance d’une nouvelle lettre du docteur Tsoutsima. Les savants sont implacables ! Il me faut maintenant me mettre martel en tête pour livrer au grand historien du Japon des pensées ingénieuses sur les mœurs françaises.

C’est toujours matière périlleuse que de s’ériger en moraliste, en censeur !

On ne satisfait personne. Les uns vous jugent trop sévère ; les autres trop indulgent.

Après tout, les voyageurs qui visitent notre Orient n’ont point tant de scrupules : ils discutent carrément sur ce qu’ils ont à peine entrevu. — Moi, j’ai vu.

Ma foi, — je parle en toute liberté de conscience, je livre franchement mes impressions. Si ma manière de voir diffère de la vôtre, — amis lecteurs, — et si vous vous disposez à me condamner, interrogez, je vous prie, cinq à six de vos voisins, et posez-leur la question la plus simple, la plus banale : par exemple, quel est leur temps de prédilection ? Goto vous répondra qu’il aime le froid ; — Sakaï, une chaude atmosphère ; — Firato, la pluie ; — Rionaï, la brume, et ainsi de suite.

Donc, permettez-moi d’exprimer sans contrainte ma façon de penser. Libre à vous de juger autrement. J’aime la chaleur, vous préférez le froid. Serrons-nous la main et quittons-nous bons amis.

Or donc, voici la réponse, du moins le commencement de l’épître, que j’adresse à Tsoutsima.

Vénéré docteur, — je t’ai déjà parlé de l’histoire, — même de la politique des Européens. — Si ma précédente lettre avait pu te parvenir immédiatement par le langage silencieux de ces merveilleux fils qui portent la pensée des Occidentaux, il y a longtemps que tu m’aurais répondu, par la même voie, que mes renseignements à ce sujet étaient plus que suffisants.

« Je résume néanmoins mes réflexions sur les Français : ils forment une grande et belle nation, ni plus barbare, ni plus civilisée que la nôtre.

« Ils ont de nobles principes : relever les faibles, abaisser les tyrans, faire du bien, empêcher le mal, régner sur le monde par la justice et les bienfaits.

« Je ne suis pas bien sûr que cette magnifique doctrine reçoive fidèlement son exécution. Ce que je sais, c’est que le cœur de la France palpite au récit d’un événement douloureux ; que tout le pays tremble de fureur à la nouvelle d’une action honteuse, et qu’un immense cri d’indignation s’élève de toutes parts lorsqu’un autre peuple, au mépris des lois humaines, opprime une nationalité généreuse.

« Le peuple français hait l’abus de la force, et parfois, par une étrange contradiction, il est le premier à en faire usage.

« Ses principaux défauts sont, d’une part, l’orgueil ; — de l’autre, un détestable esprit de dénigrement.

« L’orgueil le pousse à placer au premier rang les vertus soldatesques. Il lui faut des victoires et il les remporte. — Aussi se croit-il si grand, si supérieur, qu’il ne cherche plus à grandir.

« Son esprit de dénigrement, qui tient sans doute aux brillantes qualités de son intelligence, doit singulièrement entraver la marche de son progrès. Une attaque franche peut stimuler le génie ; la raillerie le déconcerte ; le mépris me semble stérile… »

J’allais continuer cette lettre, lorsque l’ami Francœur entra précipitamment chez moi. Sa physionomie était à la fois joyeuse et inquiète.

— Excellence, me dit-il avec volubilité, il faut que je vous quitte. Satrebil vient d’hériter d’une fortune considérable. Il reprend le cours de ses voyages, — cette fois en grand seigneur. Je lui ai plu. Je deviens son premier intendant. Nous partons dans dix minutes ; nos malles sont bouclées, et la voiture est en bas. On n’attend plus que moi. Adieu. Je me souviendrai toujours de votre bienveillance. Nous sommes excessivement pressés ; nous avons à parcourir le monde ! Une nouvelle fois, adieu, adieu de tout cœur. Je compte bien aller vous serrer la main à Yédo.

En parlant ainsi, il tombait dans mes bras, m’embrassait fraternellement sur les deux joues, me serrait la main à la briser et se sauvait sans attendre ma réponse.

Ce départ inattendu me laissa pour ainsi dire anéanti. Il fallut néanmoins se résigner et chercher un nouveau guide.

Mon embarras fut grand. Francœur, bien que satirique, était un esprit clairvoyant. Grâce à lui, je pénétrais jusqu’au cœur des choses. — Un autre interprète aurait-il son expérience, sa sagacité et son habileté ? Je craignais bien de perdre au change… Enfin, après bien des démarches, j’ai mis la main sur un homme d’apparence très-distinguée. Il est né en Hollande, mais il parle le français correctement. Son air n’est pas précisément sympathique ; mais il ne déplaît pas. Ses reparties me paraissent sensées. J’espère pouvoir compléter mes études.

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