Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 19

XIX

LES COULISSES, LE THÉÂTRE

Comme mon guide l’avait prévu, il entrait dans le plan de la danseuse de me conduire dans les coulisses de son théâtre ; je devais être le soupirant et la réclame de cette belle princesse ; — j’y consentis, me promettant bien, au reste, de surveiller de près la stratégie de la friponne.

En attendant, — néanmoins, — il me fallut abandonner quelques pièces d’or. Fort ingénieux fut le premier moyen mis en œuvre pour les extirper de ma bourse. Je vous en fais juge. Voici l’anecdote :

Nous allions sortir lorsque je m’aperçus que mon tabac touchait à sa fin ; je priai la domestique de descendre chez un marchand du voisinage afin de compléter ma provision ; — ne voulant pas avoir de compte avec une inconnue, je lui remis un franc, qu’elle fit tomber, en ma présence, dans son porte-monnaie, à côté de plusieurs brillants napoléons. — Elle partit au plus vite ; cinq minutes après, elle revenait : son visage paraissait bouleversé, ses yeux étaient en pleurs : elle m’annonça entre deux sanglots qu’un adroit filou lui avait dérobé sa bourse ; — je fus la dupe de cette grande douleur ; je poussai même la bonté jusqu’à glisser dans la main de la pauvre fille une pièce d’or ; j’aurais peut-être doublé l’offrande, si Francœur ne m’eût averti d’un geste expressif que ma sensibilité se fourvoyait étrangement. À n’en pas douter, maîtresse et servante s’entendaient pour m’exploiter.

Autre tentative d’abus, — hélas ! couronnée de succès. Nous montons en voiture : le cocher reçoit de ma charmante compagne l’adresse d’un marchand où il était de première urgence de faire des emplettes. — Nous nous arrêtons bientôt à la porte d’un splendide magasin ; la danseuse descend lestement : un jeune homme de fort belles manières la reçoit ; elle franchit, en vraie grande dame, des défilés étroits entre deux remparts d’étoffes de toutes couleurs. De la voiture où j’étais resté, je pus la suivre des yeux dans ce labyrinthe du luxe. Peu après je la vis revenir.

— En vérité ! s’écria-t-elle avec un air de dépit admirablement joué, il est triste de recevoir de pareils affronts ! — J’ai oublié ma bourse et l’on me refuse de me livrer un vêtement dont j’ai absolument besoin pour la représentation de ce soir ; il faut avouer que ces marchands ont bien peu de délicatesse !… Mais, continua-t-elle en se tournant de mon côté, — peut-être pourriez-vous me rendre le service de me prêter la somme qu’il me faut ?

— Très-volontiers ! répondis-je dans un premier mouvement de générosité !

Francœur me pinça à me faire crier ; je compris, mais il était trop tard ; la parole sortie de nos lèvres ressemble à l’oiseau parti de sa cage, vous avez beau le rappeler, il ne revient plus.

Il fallut donc m’exécuter ; je prêtai, ou, si vous voulez, j’abandonnai une dizaine de pièces d’or, qui s’engloutissaient ainsi dans un torrent.

Tout en réfléchissant que les insensés qui se laissent séduire par des femmes de la trempe de ma danseuse sont plus à plaindre que les pauvres diables dévalisés sur le grand chemin, — j’arrivai à la porte du théâtre, où ma brillante compagne se montra plus que jamais orgueilleuse de ses charmes et de ses parures.

Je la suivis dans une infinité de couloirs peu lumineux, et j’arrivai dans une petite salle nommée Foyer des artistes.

— Excellence, en demeurant deux heures ici, me dit mon guide, vous apprécierez mieux le monde théâtral que si vous assistiez pendant vingt ans aux représentations du répertoire ancien et moderne. En outre vous pourrez vous initier aux mystères de la littérature contemporaine. Chaque soir, les artistes un peu célèbres se donnent rendez-vous dans cette enceinte : ils s’y serrent la main et s’y déchirent ; si l’envie venait à mourir, — ce qu’elle ne fera certes pas, — on prendrait le grand deuil ici ; l’actrice est jalouse de la danseuse, le figurant du comparse, le comparse du jeune premier, le jeune premier du traître, le traître du bouffon, le musicien de l’auteur et l’auteur du directeur.

Un bouquet qui tombe d’une loge à l’adresse d’une cantatrice met en fureur tout le bataillon des choristes ; en revanche, le moindre coup de sifflet lancé à un acteur en renom met tous ses camarades en joie !

Ah ! nous sommes bien sur la scène du monde ! dans le monde en miniature ! Envie, trahison, lâchetés, coups d’épingle, coups de poignard ! Des acteurs ! toujours des acteurs ! Pas d’amis. Au reste, vous allez juger.

Pendant tout ce discours, ma danseuse s’entretenait avec ses compagnes et commençait évidemment à parler de mes générosités, de l’immense fortune qui l’attendait avec un prince de mon extraction. Elle jouait un rôle, rôle plus profitable pour beaucoup d’actrices que tous ceux qui sont joués sur la scène.

— Remarquez en passant, me dit Francœur, avec quelle discrétion ou quelle indifférence on vous regarde. Les acteurs, les écrivains sont sans doute tellement blasés sur toutes les distractions, qu’ils ne songent, en réalité, qu’à eux-mêmes ; leur personnalité les absorbe. Ils ont, en vérité, plus de coquetterie pour leur esprit que les petites maîtresses pour leur visage ! Paraître spirituels, décocher une saillie, acquérir de la notoriété, voilà leur but. — Quant aux moyens, — peu leur importe ! A-t-on jamais songé à discuter une victoire ? — C’est toujours le fameux mot de l’antiquité : « Malheur aux vaincus ! Gloire aux vainqueurs ! »

Hélas ! cher docteur ! jadis on obéissait au saint enthousiasme ! maintenant on s’efforce de l’annihiler, car, il faut que vous le sachiez, le talent est une des maladies de notre temps, il tue le génie ; — l’art, qui était une inspiration, tend insensiblement à devenir un métier. En littérature, en peinture, en musique, je ne vois plus que des gens habiles, que des ouvriers adroits, que d’ingénieux manœuvres.

Notez bien l’avantage immense qu’ont les hommes de talent sur les hommes de génie : — les premiers sont toujours compris de leur époque ; — les seconds le sont rarement ; — ceux-là savent exploiter les penchants du moment ; — ceux-ci devancent leur siècle et sont plus admirés par la postérité que par le présent. — Le talent est, partout, choyé et adulé, tandis que le génie effraye et fascine ; — l’un est le chat, l’autre le lion. — L’homme de génie est forcément inégal : — il est aujourd’hui au sommet de l’art, demain il en sera peut-être au plus bas degré ; on redoutait sa puissance ; dès qu’il semble affaibli, on l’écrase.

L’homme de talent n’a pas à craindre les haines implacables ; on le taquine, on l’égratigne, mais ses lauriers ne tiennent jamais personne en éveil, on peut l’égaler ; — il vit au milieu des honneurs, de la fortune, de l’opulence, et méprise trop souvent l’homme de génie, victime du feu qui le dévore.

Que font nos écrivains, nos artistes ? En gens sages, ils préfèrent les caresses du présent à la grande admiration de l’avenir, ils maîtrisent les nobles élans prêts à surgir en eux, se gardent bien de donner libre carrière à leur imagination qui pourrait les tuer, et ne font plus que du métier ; — ils se concentrent dans un cercle étroit, y déploient une adresse extrême, y font des tours de force comme des clowns dans un cirque et arrivent d’un seul bond à la notoriété, qui est maintenant synonyme de réputation.

— Mon ami, repris-je, tu dissertes en véritable rhéteur. — Tu pars d’un point que tu es peut-être seul à admettre, et, te laissant aller au courant de ta faconde, tu arrives aux conclusions que tu désires. Je crois que les hommes font tout autant leur époque que les époques les hommes. Si vous n’avez plus de grandes inspirations, ce n’est pas le temps présent qu’il faut accuser, c’est votre âme ; la nature est toujours belle, le ciel toujours pur, les sentiments généreux émeuvent toujours les masses. Votre cœur seul a changé. L’intérêt vous consume ; aimez moins l’argent, vous aurez plus de génie.

— Ah ! me dit mon guide, fidèle à sa doctrine, voilà précisément un des meilleurs types de ces hommes qui ont décapité le génie ! Ce monsieur, fort jeune encore et déjà célèbre, est un artisan dramatique de premier ordre. Il fait une pièce comme un marbrier ferait une cheminée ou un ébéniste une table. Donnez-lui une idée, il fabriquera une délicieuse comédie ; il emploiera les mêmes moyens, les mêmes effets que dans ses pièces précédentes ; il n’inventera rien absolument rien ; — il y aura là une saillie, ici un creux, plus loin un angle ; les mesures sont identiques, mais tout cela est admirablement poli, merveilleusement verni. Vous êtes séduit, vous achetez et vous n’avez le plus souvent que de vieux meubles qui ont déjà servi cinq à six fois.

Et là-bas, continua Francœur, apercevez-vous cet individu dont la tournure rappelle celle d’un chef de bataillon ? Eh bien ! c’est, en effet, le chef de bataillon des dramaturges ; le monopole de la moitié des théâtres de Paris lui appartient. On n’y entre qu’avec son consentement ; il prélève ses droits, comme l’administration des hôpitaux prélève les siens. — Bon an, mal an, il gagne deux cent mille francs !

— Ah ! pour le coup, Francœur, tu ne peux attaquer le mérite de cet homme-là !

— Ma foi, docteur, c’est un fabricant, je ne vous en dirai pas davantage. Il expose les produits de son industrie et ceux de ses ouvriers. Médailles, mentions, croix lui arrivent pour ainsi dire de droit.

— Et ce gros homme, satisfait de lui-même, qui promène son regard malicieux sur l’assemblée ?

— Ah ! celui-là, c’est un écrivain très-fin qui redouble sa rhétorique depuis quarante ans. — Il juge les œuvres d’art avec une impartialité bien connue ! Il taille sa plume tous les lundis sans trop savoir s’il montrera les griffes ou fera patte de velours. — Il sait beaucoup, et plus que la plupart des littérateurs contemporains ; aussi lui refuse-t-on obstinément l’entrée d’une assemblée très-spirituelle, mais qui commence à redouter les gens d’esprit.

— Et cette dame qu’on semble entourer avec plus d’estime que de véritable respect ?

— Cette dame est plus qu’un écrivain distingué, c’est un grand penseur ! Autour d’elle gravite une nuée d’hommes de lettres, d’artistes et de savants, abeilles ou frelons, adulateurs du présent, qui peut-être, hélas ! dénigreront demain.

Tout près se tiennent trois ou quatre jeunes littérateurs, dont l’un est surtout une intelligence très-remarquable : — examinez de près sa physionomie narquoise et sarcastique, son sourire ironique et fin. Cet homme est peut-être un des écrivains les mieux doués de la France contemporaine : journaliste, romancier, philosophe, auteur dramatique et, par-dessus tout, pamphlétaire ! C’est le dix-huitième siècle railleur et sceptique égaré au dix-neuvième siècle.

À peu de distance, remarquez-vous cet homme à l’air insouciant ? Celui-là est né avec un grand nom littéraire ; sa fortune a été prompte. Son talent consiste à dépeindre un monde que les gens qui se respectent ne veulent pas étudier d’après nature. On court à ses pièces, qui sont un étalage de mœurs plus que suspectes ; on suit avec un intérêt de scandale les aventures des femmes éhontées qu’il ose mettre sur la scène, — on applaudit aux triomphes de gens corrompus dont il se fait le fidèle historien.

— Ce que tu me dis là, Francœur, m’étonne et me confond. Mon petit livre concernant les coutumes de votre pays m’assure que le théâtre est chez vous une école de morale.

— Il le fut, mais il ne l’est plus.

— Non ! non ! m’écriai-je, je ne veux pas croire qu’un peuple comme le tien, qui se dit au sommet de la civilisation, ne se mette pas en garde contre l’influence pernicieuse que peuvent avoir sur des esprits ignorants de mauvais principes enseignés par le théâtre. Je ne suis qu’un pauvre philosophe japonais ! Je juge moins d’après mon savoir que d’après ma conscience ! Mais ma conscience condamne hautement ces déplorables exposés de turpitudes. Châtiez les coupables, mais ne les élevez pas sur un piédestal. Les défaillances du cœur sont faciles : le vice a une puissance attractive presque vertigineuse. Non, non, je te le répète, ce que tu me dis ne se peut pas.

— Cher maître, reprit Francœur en souriant, c’est la troisième fois que vous m’accusez d’exagération. Ma réponse, la voici : je vais vous conduire dans un théâtre populaire ; vous verrez les leçons qu’on y donne.

Ayant été assez heureux pour éviter les poursuites de la danseuse, nous sortîmes et ne tardâmes pas à nous installer dans des fauteuils disposés devant une scène assez large. Nous occupions la partie la plus basse de la salle. Je réclamais à ce sujet des explications, lorsque trois coups se firent entendre ; l’orchestre se mit à jouer une symphonie des plus bruyantes : le chef des musiciens n’avait pour tout instrument qu’un archet ! Le pauvre homme se démenait comme un singe enchaîné sur un tabouret rembourré d’épines. Tout à coup, la toile disparaît par la partie haute de la salle : on voit une scène spacieuse qui représente-une clairière dans une forêt.

Un homme très-brun, muni d’une barbe noire, et portant à sa ceinture tout un arsenal de mort, s’approche de la rampe, et, d’une voix rauque, se parle à lui-même, en montrant au public une bourse remplie d’or :

— Ah ! fortune, fortune ! dit-il, enfin tu me souris ! Je te tiens, ô mon amante, tu ne me quitteras plus. J’étais né pour être riche. J’aime les plaisirs, les femmes et le repos. — Si j’avais eu de la fortune, aurais-je jamais songé au mal ? Aurais-je attendu sur la route, le pistolet au poing, les diligences pour les dévaliser ? Non, non, mille fois non ! J’ai même de la conscience. Je suis extrêmement bon. Si mes mains sont teintes de sang, si j’ai fait mourir une quinzaine de personnes, n’allez pas croire que je sois un scélérat ; maintenant que j’ai de l’or, je ne tuerais pas une mouche !

Ce disant, cet excellent homme prit les vêtements d’un seigneur qu’il venait d’expédier dans l’autre monde, jeta toute sa garde-robe dans un fossé, apparut bientôt avec un habit chamarré de décorations, galonné depuis le col jusqu’à l’extrémité des pans, et se promena sur la scène avec une désinvolture de petit maître accompli.

Un murmure de satisfaction parcourut l’assemblée ; le parterre applaudissait avec rage.

— En vérité, s’écrie le brigand devenu grand seigneur, j’étais fait pour être prince ! Cet habit me va à ravir. Il s’agit maintenant de me marier richement et d’arriver aux premiers emplois. J’y parviendrai ! Je n’ai reçu aucune éducation, c’est vrai ! — Mais, palsembleu ! j’ai de la fortune, et c’est assez.

L’acte ou la scène finit sur ces mots. Immédiatement, nous fûmes transportés dans un salon somptueux où des dames du meilleur ton s’entretenaient de l’esprit et de la galanterie exquise d’un gentilhomme arrivé depuis peu dans le pays. Il n’était bruit que de ses qualités et de ses vertus. Les portes s’ouvrirent et l’on annonça le duc d’Almanzor ; j’avoue que je fus assez surpris de reconnaître mon brigand, qui, ce me semble, avait assez vite fait son chemin. Un dialogue animé s’établit entre plusieurs princesses et lui. Je vous épargne ces longueurs, probablement très-spirituelles ; j’ai hâte de vous raconter la fin de cette curieuse histoire.

Or donc, l’ex-bandit jeta son dévolu sur une jeune vierge qui lui fut accordée sur l’heure ; — à la fin de l’acte, elle était devenue sa femme.

Nous demeurâmes dans l’attente pendant environ dix minutes, et le spectacle recommença.

Au lever du rideau, l’honnête duc était installé dans une brillante villa, entre sa compagne et quatre à six petites têtes blondes. Des domestiques le saluaient avec autant de considération qu’un monarque, et les plus puissants dignitaires causaient avec lui d’égal à égal.

Le duc d’Almanzor était au comble du bonheur ; car on parlait de sa prochaine nomination aux fonctions sérénissimes de premier ministre.

On entend le bruit d’un cavalier ; c’est un messager royal ; il marche d’un pas assuré vers le duc et lui remet une lettre du roi, lettre qui le complimente d’abord sur ses rares vertus, sur son intelligence hors ligne, et le nomme ensuite ministre aux acclamations des invités et du public.

La lecture de cette missive, toute confidentielle, se fit à haute voix. L’allégresse fut donc générale. Le messager, qui, durant une partie de la scène, avait tenu un genou plié en terre, se relève et regarde avec surprise le duc.

— Misérable ! s’écria-t-il tout d’un coup en lui sautant à la gorge, tu as tué ma mère !

Vous jugez de l’effet produit.

Le duc était alors très-pâle ; il ne perdit pas son sang-froid et répondit avec un suprême dédain : — Cet homme est fou.

— Vengeance ! s’écria de nouveau le messager ; assassin de ma mère, souviens-toi de la nuit du 25 avril ! Assassin ! meurtrier ! vengeance !

Cet homme me parut très-ému ; il gesticulait sur la scène avec une irritation, en vérité, très-bien simulée.

Le duc fut contrarié ; il sut pourtant se maîtriser.

— Eh quoi ! messieurs ! s’écria-t-il enfin, on insulte devant vous votre ministre, et vous ne le défendez pas !

Aussitôt les seigneurs jurèrent que jamais vertu ne fut plus éclatante que la sienne, et, tirant chacun leur dague, commencèrent à donner la chasse au pauvre messager.

Tout ceci me parut extrêmement habile ; car, si dans la journée même, un quart d’heure avant la signature du décret royal, ce messager eût dit à Almanzor ce qu’il pensait sur son compte, je ne sais si les seigneurs eussent montré autant de dévouement à le servir. Remarquez l’adresse dramatique de l’auteur, qui met précisément au pouvoir d’un ennemi le message adressé à monseigneur le duc.

Cette pièce me faisait marcher de surprise en surprise. Le délégué royal en fuite, — je pensais que le duc allait tout simplement occuper le poste qu’on lui accordait. Il n’en fut rien ; le canon gronde ; la nouvelle se répand que les ennemis ont franchi la frontière. Le duc, dans un beau mouvement, stimule l’ardeur des siens et vole au combat. La guerre sème partout ses désastres. La scène même est témoin de luttes terribles ! On amène jusqu’à des batteries, et de véritables artilleurs de l’armée se mêlent alors au spectacle. C’est un tumulte infernal ! Je me bouche les oreilles. Le peuple augmente le bruit en trépignant de joie.

Après un quart d’heure de repos, que nous avions bien gagné, le duc d’Almanzor apparaît. Il portait le bras en écharpe, mais des décorations de plus sur la poitrine. Il s’était conduit en héros ; il avait, dit-on, fait mourir de sa main quarante ennemis. En présence d’actions aussi recommandables, le roi n’avait pas hésité à le nommer généralissime de l’armée. Le petit messager arrive sur ces entrefaites et s’écrie de nouveau sur un ton tragique :

— Assassin de ma mère ! Ton crime demande vengeance ! Vengeance !

Il recommençait à gesticuler, lorsque le duc s’avance, prend un air assez piteux et dit à ses amis :

— Eh bien ! oui, j’ai à vous faire un grand aveu : je ne suis pas le duc d’Almanzor, mais tout simplement un enfant du peuple, nommé Pédro ; mon frère était un misérable. Il me ressemblait à s’y méprendre. C’est lui, lui seul qui a dû assassiner la mère de cet homme. Je suis innocent, car mon âme est innocente ! Maintenant condamnez-moi, faites retomber sur moi votre fureur !

Le messager s’inclina et implora du généralissime son propre pardon. Le duc le relève et le nomme immédiatement son premier aide de camp. Deux mains se pressèrent affectueusement, et tout fut terminé. Je me trompe : la fille d’Almanzor, qui avait une petite intrigue avec le messager devenu aide de camp, l’épouse à la fin de l’acte. Sur ce, on se retira, enchanté de ce beau drame.

— Eh bien ! Excellence, que dites-vous de la moralité ?

— Je n’ai rien à en dire parce que tout est immoral. Ce bandit devenu grand seigneur, immoralité ! Ce grand seigneur, enfant gâté de la fortune, immoralité ! Ce messager chassé honteusement, immoralité ! Ce ministre couvert d’honneurs, immoralité ! Ce demi-aveu, immoralité ! Cette nomination d’aide de camp provoquant le silence, immoralité ! Ce mariage couronnant l’œuvre, immoralité !

— Et que diriez-vous s’il m’avait été permis de vous montrer Cartouche, les Chevaliers du Brouillard et le Fils de la Nuit, trois immenses succès ? On y apprenait à voler et à assassiner les gens !

— Je dirais tout simplement que le théâtre est l’école du diable à Paris.