Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 18

XVIII

UNE BONNE FORTUNE

Ô Confucius ! si ta grande âme m’a suivi dans cette journée, qu’a-t-elle dû penser de mes folies ?

Ce soir, vers les quatre heures, l’ami Francœur et moi, nous marchions dans une rue très-fréquentée ; — j’entends le bruit d’une voiture dont les roues légères rebondissaient sur le pavé ; — je me retourne ; — j’aperçois, ayant pour cadre la fenêtre de la portière, un délicieux visage ; — la voiture s’arrête ; deux regards sont échangés ; — un signe est fait ; — je ne sais, en vérité, comment les choses se passèrent, mais une minute après, je me trouvais à côté de ce ravissant minois. — Ô Confucius, ferme les yeux ! — Le cocher fouette ses chevaux ; le carrosse m’entraîne ; mon cœur bat comme à dix-huit ans ; nous gravissons un escalier ; deux petits pieds qui trottinent devant moi m’indiquent le chemin ; — je monte, et moi, si essoufflé d’ordinaire, j’oublie fatigue, Bouddha, sagesse ! Deux portes s’ouvrent et se referment ; on m’installe sur un canapé moelleux ; je m’y étends comme chez moi, et j’y aspire le narguilé en compagnie de la charmante dame qui a si galamment fait ma connaissance.

Francœur est un homme ingénieux ; — il a su retrouver ma piste. Comment ? je l’ignore ; mais il est venu me rejoindre.

Trois couverts sont immédiatement dressés ; nous dînons joyeusement et je me surprends à chanter un air populaire en France, qui commence par des mots dont on n’a jamais pu m’expliquer le sens ; — je ris, je fume, je me divertis ; les heures s’écoulent et je n’entends ni le battement de l’horloge, ni le cri de ma conscience !

J’allais, sans façon, me livrer aux douceurs de la sieste, lorsque la domestique entra précipitamment et avertit sa maîtresse que l’heure du théâtre sonnait. La dame fit une pirouette, se retira dans une chambre voisine en fredonnant une chanson.

— Qu’est-ce à dire, Francœur ? m’écriai-je.

— Ne l’avez-vous pas deviné ? Vous êtes chez une artiste qui a plus de ressources dans ses œillades et dans ses pieds mignons que bien des gens de lettres dans tout leur esprit.

— Je ne suis donc pas chez une femme du monde ?

— Cela dépend. La danseuse chez laquelle nous sommes reçoit les seigneurs les plus accomplis : — ducs, marquis, comtes, barons, chevaliers, agents de change, grands négociants et bien d’autres gentils hommes du meilleur ton…

— Eh bien ?

— Eh bien ! ces beaux messieurs apprennent à dire ici ce qu’ils répéteront plus tard à leurs femmes. Complément ou supplément d’éducation, qu’importe ! la jeunesse ne saurait manquer aux doctes enseignements des danseuses ! Au reste, les parents commencent à s’y habituer : je connais certains pères bienveillants qui, par esprit de prudence, choisissent eux-mêmes de ces professeurs à leur fils.

— Eh quoi ! vous en êtes arrivés à ce point de dégénérescence ! Par Bouddha, le Japon tout entier, depuis Yéso jusqu’à Liou-khiou, n’est pas témoin d’une pareille infamie !

— Cela arrivera ! soyez-en sûr, nous vous civiliserons.

— Mais, au moins, repris-je, les futures compagnes de ces brillants cavaliers ne doivent pas accepter bénévolement ces turpitudes ? — Que disent-elles ?

— Elles ne disent absolument rien ; — la chose est passée dans les mœurs.

— Non ! non ! Francœur, tu te railles de l’ignorance dans laquelle je suis de vos usages et de vos mœurs.

— Pas le moins du monde ; la placidité des dames est si complète — sur ce chapitre — qu’elles ne songent jamais à interroger l’histoire plus ou moins morale de leurs époux. D’ailleurs, n’allez pas croire que les femmes fassent grand cas de notre vertu. Son prix a sans doute tellement baissé sur la place qu’il en est, et par douzaine, qui n’ont aucune répulsion pour des maris d’une éducation… perfectionnée.

— Mon cher Francœur, m’écriai-je presque révolté, brisons là, tu es de plus en plus décevant ! Tu sembles fouler à plaisir devant moi les principes les plus sacrés ! — De plus, tu m’humilies, — Vieux fou que j’étais ! je croyais être le héros de quelque aventure romanesque, — tu m’avoues brutalement, cruellement, que je suis chez une courtisane vulgaire ! Ce n’est pas assez ! Après m’avoir fait toucher du doigt les plaies de notre sexe, il faut que tu jettes un voile obscur sur le caractère des femmes. Je persiste à croire que ces personnes pieuses que j’ai vues en si grand nombre dans vos temples sont encore soucieuses de la morale ! Je ne veux point admettre que les femmes aient l’âme assez corrompue pour préférer aux jeunes gens de mœurs intègres, des maris dont l’existence a été flétrie dans les orgies et dans les faux plaisirs ! Non, non, — il y a au moins, au fond de toute conscience, les derniers vestiges de ce qui est juste, de ce qui est honorable ! Eh bien ! ce sentiment n’est pas mort dans le cœur de ces jeunes femmes qui ont vécu loin du bruit, sous le toit paisible de leur famille ; — non, il n’est pas mort, — il ne doit pas l’être.

— Ah ! bon docteur, ne discutons pas davantage sur ce sujet. Il vous reste à voir bien des choses encore. L’occasion se présente à vous de pénétrer dans les coulisses d’un grand théâtre ; profitez-en. Cette bayadère se fera plus qu’un plaisir de vous y conduire. Ce sera pour elle un petit triomphe ! Que dis-je ? la cause de bénéfices peut-être considérables ! Vous allez la rendre célèbre, presque historique : elle aura son biographe, homme de lettres important. Grâce à vous, sa photographie se vendra à côté de celle d’un maréchal, d’un évêque ou d’un ministre ; — au lieu d’un carrosse de louage, elle aura voiture à elle ; à la place de ces meubles qui appartiennent à un tapissier, elle possédera un mobilier à elle, en son nom ! Vous ne me comprenez pas ?

— En aucune façon.

— Vous allez bientôt m’entendre ; — je poursuis. Je dis donc qu’on accédera d’autant plus volontiers à votre désir de visiter les coulisses d’un grand théâtre, qu’on se promettait bien de vous y mener. Si tout à l’heure la portière d’une voiture s’est ouverte devant vous, ce n’est pas, candide docteur, sous le prestige de vos charmes. On a spéculé sur la réputation d’un Japonais et rien de plus !

Ce coup me sembla terriblement rude ; j’en fus un instant presque interdit. Eh quoi ! on s’était moqué de ma vieillesse inexpérimentée ! Cette petite dame au sourire enchanteur m’avait traité en enfant ! L’on avait spéculé sur ma réputation d’étranger !

Dans ma fureur, je me levai et parcourus la chambre à grands pas ; une glace me renvoya une image, si grotesque de mes traits que je me mis à rire franchement de ma sotte irritation ; je serrai la main de mon guide, lui jurai que j’avais tout oublié, et lui promis d’être dorénavant le plus philosophe des voyageurs philosophes.