Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 17

XVII

LA CAMPAGNE ET SES HABITANTS

Un matin que le ciel était splendide, les douces effluves du printemps vinrent me visiter dans ma chambre et folâtrèrent si amoureusement autour de moi, que je fus pris d’un désir extraordinaire de parcourir la campagne, — non celle des environs de Paris, mais la campagne un peu lointaine, celle qui fournit à l’homme ses produits les plus utiles.

Je dis à mon fidèle compagnon :

— J’étouffe ici. J’éprouve un impétueux désir de respirer le grand air, de contempler la verdure naissante, de promener mes yeux sur des horizons plus purs que ces maisons alignées comme des murailles. — Mène-moi à la campagne. Je veux y voir vos paysans — m’y pénétrer de leur existence.

— Je suis à vos ordres ; rien de plus facile que le voyage en France ! Dans quatre heures, vous pourrez, si bon vous semble, vous baigner dans l’Océan. En moins de deux heures, nous serons transportés dans un des greniers de la bonne ville de Paris, en pleine Brie, le plus riche pays des provinces voisines.

— Commençons donc par la Brie ; nous verrons ensuite la mer et le célèbre port de Cherbourg.

— Très-volontiers, reprit mon compagnon ; je connais précisément un brave cultivateur dont je secouerai la main avec bonheur. C’est un compagnon d’enfance, aujourd’hui presque millionnaire.

Ce qui fut dit fut exécuté. Quelques heures après, le chemin de fer nous déposa dans une petite ville située au milieu d’une vaste plaine sans ombrage et sans eau. C’était, m’a-t-on assuré, une des localités les plus célèbres par leur culture. Rien de prime abord ne révélait cette merveilleuse fécondité. Les champs qui m’entouraient me parurent d’une uniformité désespérante. Pas de fraîches vallées arrosées par des ruisseaux causeurs ; — pas de monticules rompant la ligne droite de l’horizon. Devant moi, derrière moi, partout une surface plane.

— Je vais, me dit Francœur, vous conduire chez mon ami, le plus gros personnage de l’endroit : — il en est le maire. C’est un agriculteur très-puissant, propriétaire de domaines considérables ; il les exploite avec une rare habileté. Son esprit est très-fin, très-subtil. Nous examinerons lui et ses champs ; nous étudierons les mœurs de ses administrés, campagnards rusés et retors ! Bref, vous aurez, en revenant à votre hôtel, à grossir votre journal d’un bon nombre de curieuses remarques !

Bientôt nous entrons dans la maison du notable, c’est-à-dire du maire. — On se lève à notre approche ; Francœur est accueilli par des cris de joie ; — tout le monde passe par l’accolade. Francœur est un homme exact, il n’oublie personne ; il embrasse d’abord le maître du logis, puis la maîtresse, la grande fille, les quatre à cinq marmots du fermier, et, je crois, une grosse nourrice, qui, pour être plus avenante, essuie des joues rebondies couleur de brique.

Pendant ce temps, je demeurais silencieux, mais j’inscrivais des notes dans ma mémoire. — Enfin mon tour vint ; je fus présenté.

— Voilà ! fit mon conducteur, le célèbre docteur Kouen-fou, venu du Japon tout exprès pour étudier notre pays ; il vous demandera des renseignements sur vos cultures ; en revanche, il vous dira comment on cultive le riz.

— Oh ! répliqua avec un gros rire le campagnard, si M. le docteur est en retour des Grandes-Indes, il ne doit pas être un fameux agriculteur. Nos soldats qui font des voyages sont ensuite de piteux ouvriers. Je crois, pour ma part, qu’il n’y a qu’un bon pays au monde, c’est le nôtre. Au Japon, je ne sais pas ce qu’on y fait, mais je suis bien persuadé qu’on n’y travaille pas comme chez nous. On y cultive le riz, dites-vous ; mais le blé ? Voyez-vous, le blé, c’est encore la bonne culture. Le Japon, d’où vous venez, est-il bien aussi loin que l’Algérie ? Ne serait-ce pas, par hasard, dans ce pays qu’ils nomment l’Amérique ?

Je ne pus retenir un sourire ; j’étais singulièrement surpris, je l’avoue, de l’ignorance de cet homme. Méconnaître sa géographie à ce point ! Le plus petit écolier de Yédo en aurait remontré à ce chef de petite ville, à ce maire opulent.

Son corps ramassé, sa figure aux lignes peu fines ; son front bas, ses mains épaisses, toute son attitude lui donnait une apparence conforme au peu de distinction de son esprit. — Sa femme me parut au-dessus de lui par l’éducation. Quant à la fille aînée, c’était une jeune demoiselle qui baissait les yeux lorsqu’on la regardait, et qui sortait, dit-on, d’un couvent où elle avait été parfaitement élevée. Le reste de la famille me déplut beaucoup : deux à trois mauvais petits drôles, bruyants et stupides, se moquèrent de moi sans ménagement ; l’un d’eux glissa même dans une de mes manches je ne sais plus quel épi malfaisant et implacable qui, à chaque mouvement, se faufilait et grimpait plus haut. J’étais au supplice.

Je maudissais les petits scélérats, lorsque Francœur me frappa sur l’épaule et m’annonça que notre hôte se préparait à me montrer ses champs. Je le suivis.

Nous entrons dans une plaine cultivée. — Je dois à la justice de dire que les blés en fleurs me parurent magnifiques ; ils formaient, sous le souffle d’une douce brise, des ondulations gracieuses qui s’étendaient à perte de vue. Malheureusement, aucun arbre ! nul abri dans ce riche désert de verdure.

Voulant au plus vite me soustraire à l’ardeur des rayons solaires, — je demandai à visiter les bâtiments de la ferme ; je remarquai autour de ces constructions la même absence de ces bocages dont nous aimons tant, dans ma patrie, à entourer nos chaumières. J’en fis l’observation.

— Notre soleil vous offusque, me dit le fermier ; mais, par Dieu ! c’est lui qui frappe nos écus. — Les arbres tuent le terrain. L’ombre est mortelle. Nous faisons du blé et pas autre chose ; l’ombre que vous aimez, monsieur le docteur, nous enlèverait des arpents de culture qui nous produisent du bon et beau froment.

— Mais vous oubliez, m’écriai-je, que la santé est la première richesse ; les arbres sont éminemment sains ; ils absorbent les mauvais gaz, ils répandent autour d’une maison une délicieuse fraîcheur. Au Japon, nous élevons nos habitations au milieu de bouquets de verdure ; de belles allées de camphriers, d’ailantes et de pamplemousses conduisent aux demeures de nos paysans, qui, tout en aimant le soleil pour leurs cultures, ne redoutent pas un peu d’ombre pour eux-mêmes.

— Eh ! monsieur le docteur, reprit le fermier, l’utile, rien que l’utile ! Pourquoi craindrions-nous plus le soleil que nos épis de blé ? Les arbres sont bons dans une forêt ; mauvais ailleurs. On se porte toujours bien avec des pièces de cent sous !

Discuter avec un homme qui ne connaissait pas le premier mot de l’hygiène me parut inutile ; je n’insistai pas.

— Voyons, fis-je bas à Francœur, cet agriculteur d’aspect si peu intelligent n’est pas l’esprit subtil dont tu m’as parlé tout à l’heure ?

— Pardonnez-moi ! ce simple fermier déconcerterait les plus habiles diplomates ! Il paraît absurde, mais il est excessivement fin ! Parlez-lui d’une acquisition de froment, d’un arpent de terre à vendre ou d’une paire de bœufs à livrer au boucher, son intelligence fonctionnera plus sûrement que celle d’un académicien ! Il sait à peine écrire, — mais il compte à merveille ; c’est un renard sous l’enveloppe d’un buffle ; sa physionomie inintelligente est une de ses puissances ; il déconcerte ainsi les acquéreurs.

Nous rencontrâmes un individu à l’air humble qui interrogea le maire sur une question administrative et le pria de signer quelques actes. Il me fut facile de voir que le nouveau venu était de beaucoup plus instruit que l’ami de Francœur ; — je fus assez surpris, d’une part, — du peu de respect avec lequel on l’accueillait ; — de l’autre, de la servilité de ses manières.

— Qu’est-ce donc ? demandai-je.

— L’instituteur de la commune.

— Eh quoi ! cet homme chargé d’élever les enfants, c’est-à-dire de former des citoyens, est traité de cette façon ? Il s’humilie devant un ignorant ; il demande conseil alors qu’il devrait être le premier à donner l’impulsion à son pays.

— Mais, répliqua Francœur avec son habituel sourire, cet instituteur est à peine citoyen lui-même ; — il ne possède rien, on ne saurait le respecter. On choisit le maire parmi les plus gros contribuables. D’ailleurs, l’instruction est complétement inutile aux fonctions qu’il remplit ; la preuve, la voici : nous avons en France trente-sept mille communes, dont les trois quarts sont dirigés par des paysans tout à fait ignorants.

Les choses n’en vont pas plus mal.

— Tu veux dire qu’elles n’en vont pas mieux ! Au Japon, les chefs de village sont toujours des lettrés : le savoir ouvre des horizons nouveaux ; qui pourrait en douter ? Si le fonctionnaire le plus important d’une commune n’imprime pas l’élan du progrès, qui le donnera ?

Je ne sais où m’aurait emporté cette discussion, si notre fermier ne nous eut à peu près congédiés, en nous avouant assez brutalement qu’il lui fallait conclure un marché avec l’équarrisseur.

— Ah ! messieurs les Français, — pensais-je alors, il vous appartient bien de vanter votre hospitalité ! Vous n’en avez que le mirage ! Vous vous dites le peuple le plus éclairé ; illusion ! Vous n’êtes pas loin d’être une des nations les plus ignorantes. Votre niveau baisse par ce seul fait qu’il ne s’élève plus et que les autres peuples grandissent. L’instruction, quelle est-elle chez vous ? Le partage du petit nombre. Sait-on lire dans vos campagnes ? Rarement. Voyagez-vous ? Presque jamais. Prenez-y garde, vous serez avant peu dépassés par ceux qui, encore aujourd’hui, honorent votre littérature et votre savoir ! Ce qui vous fait le plus défaut, c’est le contact étranger. Vous croyez être arrivés au faîte de la civilisation, parce que vos armées victorieuses se promènent autour du globe ! Non, non ! — ouvrez les yeux et regardez autour de vous. De toutes parts les jeunes générations vont butiner à travers le monde, afin de rapporter plus tard un miel abondant à la ruche maternelle. On s’empare de vos idées, on les unit à d’autres, et ce sont autant de pierres entassées pour élever de grands édifices. En voyez au loin des milliers de jeunes gens, dont vous ferez ensuite des ingénieurs, des docteurs, des artistes, des agriculteurs, en un mot, des citoyens utiles. Il vous faut, à la tête de vos villages, moins de gens qui songent à eux et plus de Français soucieux de la vraie gloire de la France. Voilà comment vous par viendrez à conserver votre réputation.

Tout en agitant dans mon esprit ces réflexions, je reprenais le chemin de fer avec mon cher confident. Le soir même, nous étions de retour à Paris. — À demain la suite de mes aventures.