Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 16

XVI

LES ÉTUDIANTS

Quelques minutes s’écoulèrent. — Nous entrons dans une sorte d’impasse ; nous franchissons une porte cochère, puis un petit jardin ; nous descendons trois à quatre marches et je me trouve dans une salle où deux à trois cents jeunes gens fumaient et chantaient.

— Dans quel monde suis-je maintenant ? fis-je à mon guide.

— Dans le cercle de la Jeune-France ; on y parle beaucoup de liberté en pratiquant surtout le libertinage ; on y vante énormément l’indépendance, tout en tombant sous la dépendance de quelque mauvaise passion ; on y glorifie la générosité en ne songeant qu’à soi…

— Et ce sont des là étudiants !

— Oui, qui étudient peu et qui parlent de tout. Il y a pourtant ici des esprits très-distingués, des intelligences très-belles, des cœurs enthousiastes, mais atrophiés pour la plupart par l’oisiveté ou de faux plaisirs. Les vrais étudiants, les vrais libéraux, les futurs hommes d’État ne sont pas là. Ils peuvent y apparaître une heure, mais ils n’y demeurent pas des journées entières. Pas d’âme forte sans travail.

En cet instant, je remarquai un groupe de jeunes gens qui se formait autour d’un homme placé debout sur un banc. Comme j’étais assez loin, je ne distinguais qu’imparfaitement cet individu, qui gesticulait et haranguait la foule. Je m’approchai, et quelle ne fut pas ma surprise lorsque je reconnus Satrebil, — l’ami Satrebil qui nous avait quittés d’une façon si étrange en se jetant à la mer ! Sa physionomie me parut toujours la même, puissamment caractéristique ; sa voix stridente résonnait dans l’enceinte comme une trompette guerrière. Sa main, quand il la soulevait du côté du ciel, semblait évoquer toute une légion de démons. Quelle hardiesse ! quelle bizarre éloquence !

Je ne compris qu’imparfaitement quel devait être le sujet de son discours. Le savait-il bien lui-même ? Je l’ignore. J’ai toujours remarqué que les orateurs si admirablement doués parlent de tout sans jamais être bien édifiés sur le but qu’ils se proposent. C’est la tempête qui frappe au hasard.

La harangue terminée, les étudiants ayant chaudement applaudi, j’allai toucher la main de Satrebil.

Sans plus de façon, et comme si nous étions d’anciens amis, il se jeta dans mes bras.

— J’agis tout à fait à la manière française, s’écria-t-il ; que ne puis-je embrasser le genre humain comme je viens de le faire pour vous !

— Mon cher Satrebil, lui dis-je dans un élan sympathique, vous me paraissez un homme convaincu : à ce seul titre, je vous estimerais. Vous avez des principes généreux que je souhaite ardemment de connaître.

— Ces principes répondit-il avec feu, sont ceux de tous les gens de cœur : je veux la liberté. Un pays intelligent ne saurait en être privé ; — la lui refuser, c’est éteindre ses nobles tendances, c’est infiltrer dans ses veines les penchants vils et bas des serviteurs et des esclaves. Je vous semble peut-être trop absolu, trop radical. Soyez pourtant pénétré de cette vérité : un grand peuple peut parfois se passer de liberté (il est même des jours de crise où il en redoute les excès), mais ce grand peuple, lorsqu’il envisage les choses froidement, y revient avec une force presque irrésistible.

J’écoutais ce plaidoyer, — qui ne date pas, je crois, précisément d’hier, — lorsqu’une trentaine de jeunes gens se ruèrent sur mon interlocuteur, et, au risque de l’étouffer, le hissèrent assez brutalement sur leurs épaules, le portèrent en triomphe autour de la salle et crièrent à nous fendre la tête : Vive Satrebil ! Vive Satrebil !

Poussé de droite, de gauche, — je faillis être écrasé deux ou trois fois. — La poitrine meurtrie, les pieds presque en sang, j’en étais venu à me demander quel sort m’était réservé, lorsque j’aperçus une allée ; — je m’y précipitai au hasard, heureux de m’échapper de cette turbulente demeure où, sous prétexte de joie, on mettait la vie des gens en péril.

Francœur ne tarda pas à me rejoindre ; il était quel que peu honteux de la conduite de ses compatriotes, et employa toute sa rhétorique pour m’expliquer qu’après tout, si j’avais couru quelque danger, on n’avait pas eu, à mon égard, de malveillantes intentions. Il ajoutait que cette ovation spontanée, faite à un homme très-libéral, révélait un enthousiasme qu’il craignait de ne plus rencontrer dans la jeunesse ; pour lui, c’était de très-bon augure.

J’admis très-volontiers que ces excellents jeunes gens ne désiraient pas ma mort ; mais, franchement, entre un individu tué par accident et celui qui meurt assassiné, je ne vois pas grande différence.

Quant à ce qui concerne les acclamations bruyantes, je le répète, elles n’aboutissent pas. Donc, si vous voulez honorer un homme comme Satrebil, élevez-le paisiblement sur le pavois ; son triomphe durera d’autant plus que vous ne l’aurez pas porté à bras tendu.