Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 15

XV

LE MONDE DES COQUINS

— Maintenant, docteur, changeons d’ordre d’idées. Le soir arrive ! Les rues deviennent sombres, les ateliers se ferment, les boutiques des marchands de vin se remplissent ; la plèbe cesse son travail et songe à se divertir ; je vais vous mener dans un cabaret où vous ferez d’admirables études.

Et je fus entraîné, pour ainsi dire malgré moi, dans une petite ruelle humide, étroite, à peine éclairée, bordée par de hautes maisons dont le toit surplombait le chemin ; des allées obscures s’entr’ouvraient à droite et à gauche et donnaient passage à des individus qui glissaient sur le sol plutôt qu’ils ne marchaient.

— Allons, Excellence, du sang-froid ! me dit mon guide en me poussant dans un couloir obscur ; avancez droit devant vous ; n’abandonnez jamais la muraille. Mais, grand Dieu ! baissez la tête, l’allée dans laquelle nous sommes a moins de quatre pieds de haut. Prenez garde aux marches : elles sont aussi usées que la conscience des misérables qui habitent ce bouge.

Nous avançons : — j’aperçois une petite veilleuse qui fumait dans une encoignure. Grâce à cette légère lueur, j’arrive sans encombre à l’extrémité de l’allée ; — là le passage inclinait à gauche et devenait tellement étroit que j’avais peine à marcher en ayant même les coudes sur la poitrine. Après un trajet silencieux d’environ cinq minutes, nous vîmes une lumière qui tremblotait à travers une vitre noircie. Derrière cette vitre, il y avait des hommes qui chantaient et vociféraient.

— C’est là, me dit Francœur, qu’il nous faut pénétrer ! Ne me quittez pas une seconde. Il y va de votre vie. Je connais le mot d’ordre de la société qui tient ici ses séances ; si elle pouvait soupçonner que vous êtes un intrus, vous seriez perdu. Rabattez votre chapeau sur vos yeux ; que votre cravate remonte jusqu’à votre menton ; allons, de l’assurance et du sang-froid.

Ce disant, il pressa un petit bouton dissimulé dans la rainure de la porte ; le battant s’ouvrit et nous entrâmes. — De nombreuses tables étaient occupées par des gens d’apparence assez propre et dont l’extérieur ne révélait rien d’extraordinaire de prime abord. Nous nous faufilâmes rapidement au milieu de cette assemblée et gagnâmes un coin de la salle.

— Asseyez-vous, me dit mon guide, je me placerai devant vous ; vous pourrez tout voir sans être vu. Le cabaret dans lequel nous sommes est celui du Pigeon noir ; en d’autres termes, je vous ai introduit dans un cercle de gens sans aveu ; notre entourage se compose de voleurs, de repris de justice, de faussaires et d’assassins.

Cette nomenclature me fit frémir ; je me levai et voulus m’échapper de cet antre infernal.

— Moins de pétulance ! bouillant docteur, reprit familièrement Francœur. Vous ne sortiriez pas seul. Je vous suis indispensable. Tout à l’heure, en entrant, j’ai fait un signe à cette grosse matrone à l’air impudique. Eh bien ! ce signe, il faut le répéter au départ. Sans cela, on risque gros jeu. Au reste, vous n’avez rien à redouter avec moi. On nous prend l’un et l’autre pour des filous : vous devez savoir que les loups ne se dévorent pas entre eux !

Tenez, continua-t-il en promenant ses yeux sur les assistants, j’aperçois ici des voleurs de douze catégories ! Ce personnage qui a, ma foi, fort bel air et qui disserte avec cette femme dont la physionomie est très-expressive, filou émérite ! Cet homme aux gros yeux et aux épaules d’athlète, meurtrier, voleur de grand chemin ! Ce petit monsieur d’apparence si soignée, pick-pocket ! Cette demoiselle à l’air langoureux, dont les doigts sont effilés comme des aiguilles, dévaliseuse de poches ! Cet individu aux lunettes bleues et au front bas, escroc ! Ce grand jeune homme dont les cheveux sont admirablement pommadés, monstre de dépravation ! — Il n’est pas un de ces individus qui n’ait eu maille à partir avec la justice ; celui-ci a fait vingt ans de fer ; celui-là, dix ans de réclusion ; cette lady aux beaux yeux est sortie d’une maison de correction, et ce merveilleux gentleman a vécu pendant plus de douze ans de ans aux frais de l’État. Vous voyez, Excellence, que la société est choisie.

— Si choisie, repris-je, que je te somme, de me faire sortir au plus vite de cette caverne.

— Puisque vous l’ordonnez, partons ! Il y a pourtant d’admirables études à faire dans cet intérieur. Nos grands écrivains soucieux de captiver leurs lecteurs manquent rarement de dépeindre les bouges infects comme celui-ci ; — le public distingué, loin de redouter ces descriptions, les lit avec frénésie et se les arrache.

Hors de ce cabaret odieux, je fus plus à mon aise : la ruelle que mon guide me faisait suivre n’était cependant guère attrayante : elle serpentait comme un ruban entre deux rangées de maisons pour ainsi dire difformes et boiteuses ; — celle-ci s’effondrait sur elle-même et tendait le ventre ; — celle-là semblait vouloir menacer sa voisine d’en face d’une accolade insolite. Un ruisseau noir coulait au milieu de la voie et répandait des effluves asphyxiantes.

— Vous trouvez la promenade peu récréative, docteur ? articula mon cicerone. Patience ! je vais vous mener dans un cercle où vous pourrez vous divertir.