Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 14

XIV

LE CULTE EN FRANCE

Le soleil inondait de lumière les flèches des églises, dorait le faîte des monuments, miroitait sur les vitres, incendiait une partie de l’horizon ; — la grosse horloge sonna sur un ton lugubre sept coups. Il était temps de nous retirer. Le petit vieillard qui nous avait offert les clefs à notre arrivée nous cria du mieux qu’il put que, si nous ne voulions pas sortir, on fermerait les portes.

Cette crainte, évidemment mal fondée, n’en accéléra pas moins notre descente ; nous nous trouvâmes bientôt dans la rue, en face de la figure grimaçante du portier, qui nous tendit de nouveau ses doigts crochus. Une pièce blanche y tomba, et définitivement nous partîmes.

— Vous apercevez, me dit Francœur, cette petite maison adossée à l’église : c’est l’antichambre du temple.

Comme cette phrase paraissait m’étonner, il continua :

— Oui, bedauds, huissiers, suisses, sacristains, allumeurs de cierges, sonneurs, chantres, loueurs de chaises, donneurs d’eau bénite, diacres, sous-diacres, tout cela vit ou passe dans cette demeure, remerciant Dieu du fond de l’âme d’avoir donné aux hommes une religion aussi profitable.

— Par Confucius ! m’écriai-je, tu me sembles, mon cher, te railler quelque peu du culte de tes pères !

— Excellence, ne vous en étonnez pas, c’est l’usage : le monde est rempli de païens baptisés qui ne se déclarent chrétiens qu’aux grandes occasions. — La plupart des gens considérés comme éclairés pensent que la religion, au lieu d’élever l’âme, la restreint et l’affaiblit. Aux yeux de leurs égaux, ils ne voudraient pas pour beaucoup passer pour des hommes pieux ; mais, aux yeux du peuple et surtout des paysans, ils tiennent énormément à être pris pour de véritables croyants. Ils prétendent sans doute que ce qui importe, ce n’est pas qu’un honnête homme ait de la religion, mais qu’il paraisse en avoir quand la circonstance l’exige.

Francœur me dit à ce sujet bien des choses ; il compara la durée et les étapes d’une religion aux phases de la vie d’un homme ; il prétend qu’il n’en est pas d’éternelles, qu’elles ont toutes un commencement et une fin ; qu’excellentes à une époque, elles deviennent ensuite presque surannées ; il croit que le progrès de l’esprit humain entraîne fatalement la chute d’une religion, si elle persiste à ne subir aucune réforme.

— Les religions ont une vie tout comme vous et moi, a-t-il ajouté. — Jeunes, à peine sorties du berceau, elles sont téméraires, exaltées, enthousiastes, capables de dévouements immenses ; — dans leur âge mûr, elles deviennent jalouses de leurs privilèges, défiantes, intéressées, fort habiles ; — dans leur vieillesse, elles sont économes, égoïstes, peu sympathiques ; elles pensent peu aux autres et perdent beaucoup d’amis. Les religions font leur temps comme les hommes sur la terre. Seulement, dès que certains esprits d’humeur turbulente s’aperçoivent qu’elles vieillissent, vite ils s’efforcent de les étouffer.

De tout cela je conclus que, si les derniers recensements accusent environ trente-sept millions de chrétiens en France, la statistique se fie aux registres de baptême et non à la conscience individuelle. Je crois donc pouvoir affirmer que ce qui domine en Occident… c’est surtout l’indifférence.