Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 13

XIII

LES QUARTIERS DE PARIS

— Je vois en somme, dis-je à mon guide, qu’il y a plus de malheureux que de gens fortunés dans cette ville dont l’allure est cependant si joyeuse.

— Oui, reprit Francœur, Paris est le mélange le plus curieux et le plus bizarre. Il est des quartiers où la bonne ville porte soutane et capulet ; — d’autres où la blouse remplace l’habit. Tout y est disparate. Dans certaines rues, nous chrétiens, nous nous sentons presque disposés à faire le signe de la croix, comme dans le préau d’un couvent ; — à deux minutes de là, vous pénétrez dans un carrefour où le vice prend plaisir à s’afficher sur toutes les maisons. Il y a des rues déshonnêtes, des rues orgueilleuses, des rues criminelles, des rues laborieuses, des rues indolentes, des rues austères, des rues sensuelles, des rues mystiques, des rues profanes. Suivez-moi, je vais vous montrer toutes ces merveilles. Nous allons d’abord faire l’ascension de la cathédrale. De là nous planerons, pour ainsi dire, sur tout Paris.

Nous ne tardâmes pas à nous trouver au pied d’un magnifique monument à deux tours ; un vieux petit homme contrefait, à la physionomie servile, déplaça quelque peu son bonnet de soie noire à notre approche, sortit de sa poche trois grosses clefs, nous ouvrit une lourde porte, tendit la main comme un mendiant et nous laissa seuls dans un escalier qui se tordait en spirale à l’imitation d’une vis. Nous montâmes pendant longtemps et arrivâmes enfin à une plate-forme d’où la vue s’étendait au loin sur Paris.

— Apercevez-vous, me dit Francœur, en dirigeant la main du côté du sud-ouest, apercevez-vous un quartier uniformément construit, semé de couvents, d’églises, de grandes cours et de jardins ? On l’appelle le vieux faubourg, parce que tout en effet y est vieux, hommes, principes, convictions. Les petits seigneurs y ont des rides à quinze ans ; tandis que le reste de la société regarde l’avenir en face, les habitants de ce faubourg lui tournent le dos ; ne leur en déplaise, ils n’ont de fidélité que pour ce qui est mort.

Inclinons au sud, continua mon guide : nous arrivons au centre privilégié des savants, des gens de lettres et des étudiants ; on y remue encore des idées généreuses ; — on y sent palpiter les derniers battements du cœur parisien.

Plus loin, au sud-est, commence la dépravation honteuse ; le vice se réfugie dans ces rues qui serpentent autour de la montagne Sainte-Geneviève. Il s’y cache, non pas parce qu’il se sent hideux, mais parce qu’il est pauvre ; — à une lieue de là, de l’autre côté de la Seine, il est éclatant, insolent, orgueilleux parce que la fortune lui sourit. Au fond, il est aussi repoussant qu’ici.

Dirigeons-nous du côté de l’est : — apercevez-vous ce dôme en forme de cloche ? C’est l’église d’un bourg de cinq mille personnes. Ce bourg est habité par des vieilles femmes, par des folles, par des idiotes, par des épileptiques ; — par des médecins, par des étudiants, par des surveillantes. Tout cela vit à peu près pêle-mêle. C’est le refuge de toutes les malheureuses échappées aux périls d’une existence peu régulière ; — elles y viennent finir leurs jours sous le patronage de la bonne ville de Paris et y mourir saintement, parce qu’elles ne peuvent plus pécher.

Franchissons la Seine : nous sommes dans un quartier de chantiers et d’entrepôts ; — on y entasse des pyramides de bois qui, aux jours de frimas et de neige, chaufferont la capitale ; — les cheminées des usines, semblables à d’immenses cierges, promènent sur l’horizon leur banderole de fumée. Travail et misère, voilà le drapeau de ce faubourg.

L’ouvrier de ce quartier est le pendant de l’étudiant ; il est toujours jeune. Comme lui il tressaille aux grandes idées ; son esprit s’anime aux doctrines libérales. Il a la passion de l’égalité.

Passons au nord-est et au nord : — les maisons se pressent sur les hauteurs : — petits rentiers, officiers et bureaucrates retraités, — artistes fourbus, — ouvriers enrichis, marchands retirés, — professeurs épuisés y abritent la fin d’une vie morose et inutile. C’est le séjour de la bourgeoisie aux plaisirs mesquins, aux pensées étroites, à l’esprit peu élevé et au cœur égoïste.

Poursuivons notre voyage : — nous voilà au centre du quartier où les femmes de mauvaise vie se déclarent grandes dames et sont parfois acceptées comme telles. Distinguez-vous ces rues montantes qui se groupent au tour d’une église assez semblable à un temple ? Eh bien, c’est là qu’elles règnent en souveraines. Chevaliers et laquais leur obéissent. Elles ont souvent pour banquier l’un, pour amant l’autre. On les aime un jour, jamais on ne les pleure.

À peu près autour du même centre gravitent les hommes pour qui la fortune semble plus facile que pour les citoyens du reste de la capitale. Ils dépensent beaucoup, — obtiennent à peu près tout ce qu’ils désirent, ne songent sérieusement qu’à leurs jouissances, traduisent tout en billets de banque, méprisent l’honnêteté qui ne rapporte rien, sourient de la vertu, des convictions fortes et de la religion, se croient beaucoup d’esprit parce qu’ils sont riches, et deviennent très-puissants, lorsqu’ils ne sont pas jetés en prison.

Plus loin, vers l’ouest, vous devez distinguer d’assez larges artères, des voies spacieuses, longues, plantées de bouquets d’arbres. Eh bien ! c’est l’Europe, c’est surtout la Grande-Bretagne, campée à Paris. Les étrangers abondent dans ce quartier. On y parle anglais et russe comme à Londres et à Saint-Pétersbourg. Les mœurs britanniques y ont tellement déteint sur le fond de la population parisienne, que les demoiselles françaises s’y surprennent à entrevoir dans leurs rêves des défilés de jeunes lords caracolant sur de fringants chevaux. Je ne sais si les séduisantes montures n’apparaissent pas à leur imagination un peu avant les cavaliers ! Qu’importe ! par le temps présent, nos candides demoiselles ne sont-elles pas toujours de prévoyants financiers ? Elles consentent à se marier, mais à bon escient. Il leur faut des maris à quatre roues, comme elles le disent elles-mêmes ; elles lient volontiers leur existence au propriétaire de cette délicieuse villa, — à l’opulent directeur de cette maison d’affaires. — Cet époux est sot, peu honorable, vieux, usé par la débauche ! objecterez-vous. — Allons donc ! La fortune ne leur paraît jamais sotte, jamais déshonorée, jamais vieille !

Ah ! chère Excellence, que nous sommes loin de cette époque où la jeune fille s’échappait du nid maternel, insoucieuse de l’avenir ! Alors les nouveaux mariés songeaient peu aux rigueurs du budget, aux exigences du luxe, aux jugements du monde ; — ils s’aimaient, et c’était assez ! Ils roucoulaient délicieusement comme des oiseaux sous la charmille, gravissaient le quatrième étage pour être plus près du ciel, et lorsqu’ils se trouvaient seuls, bien seuls dans cette petite chambre, mal meublée, presque pauvre, ils étaient riches ! bien riches !

— Voulez-vous en savoir davantage, cher docteur ?

— Ma foi, non ; tu es plus désillusionnant qu’un livre d’anatomie.

— Je ne suis malheureusement que trop vrai. L’amour a perdu son carquois et ses flèches. C’est un petit enfant maussade qui pleure parce qu’il n’a pas d’argent : voilà tout.

Nous gardâmes l’un et l’autre le silence ; je promenai mes regards sur cette immense ville, cité fiévreuse qui semblait gémir comme un malade en délire ; le vent nous apportait des bruits confus, des intonations bizarres, des grondements étranges. — Cette musique presque fantastique m’enivrait ; et mes yeux parcouraient avec un charme inexprimable ce monde où tant de passions diverses se déchaînent. Que de réflexions se pressaient dans mon esprit !