Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 12

XII

UNE TROUPE D’HOMMES MAIGRES

— Docteur, me dit Francœur à voix basse, regardez cette cohorte d’hommes noirs qui se promènent mélancoliquement autour du palais.

— Par Confucius ! qu’ils sont maigres !

— Oui, bien maigres, bien pauvres, bien misérables ; ce sont, pourtant, des hommes très-savants et les nourrices de plusieurs de ces personnages que vous venez de voir.

— Des hommes nourrices ! Tu veux rire ?

— Du tout.

— Si tu ne ris pas, tu es fou !

— Ceci est très-sérieux. Interrogez-les !

Ma curiosité se sentait vivement piquée. À tout hasard je m’approchai de l’un de ces malheureux et aventurai timidement une phrase de pitié :

— Me plaindrais-tu, vilain Chinois ? me répondit-on ; sache que je ne veux pas servir de plastron à la commisération publique. Retourne à tes pagodes. Je me trouve parfaitement satisfait de mon existence.

— Mais, mon ami, repris-je, tu ne m’as pas compris ; je suis simplement navré qu’un homme distingué comme toi soit à la porte, tandis qu’il devrait être dedans. Tu dois m’entendre à merveille.

— Pour ceci, oui, c’est une infamie ; la société est injuste, perfide, méchante, ingrate, niaise, absurde, inique, folle, ignoble, je te l’accorde. C’est un immense lupanar et rien de plus ; je joue un rôle infâme, je me donne, je me vends, je me prostitue. On me prend mon esprit comme à une nourrice on soutire son lait. Quelques-uns de ces hommes qui sont là m’achètent. Humiliation ! Je compose la moitié de leurs mémoires, ils les lisent. On applaudit à leur génie, qui est le mien, à leur science, qui est la mienne. Je suis tout, ils ne sont rien ; et pourtant, dans le monde, ils sont tout et je ne suis rien. Damnation !

Et mon homme se drapa dans son manteau avec une incomparable majesté.

— Que penses-tu, fis-je à mon guide, de ce flot de phrases incohérentes ? Cet individu est-il bien dans la plénitude de sa raison ?

— Il est, répliqua l’homme maigre qui avait saisi au vol mes paroles, il est dans la plénitude de sa colère, car le mémoire que l’on accueille en cet instant par des bravos a été composé par lui ; tu vois le bel honneur qu’il en retire ; mais il faut vivre, et le pain ne se donne pas.

Et là-dessus il s’en alla frappant la terre du pied et chantant avec fureur quelque couplet populaire.

Cent pas plus loin, j’aperçois un pauvre diable d’une cinquantaine d’années dont la barbe semée de poils blancs flottait comme la crinière d’un cheval ; ses yeux brillaient d’un singulier éclat sous une épaisse haie de sourcils grisâtres ; son front plissé de trois grosses rides et bossué vers les tempes révélait de prime abord une intelligence remarquable ; sa physionomie caractéristique vous saisissait pour ainsi dire au passage comme une main invisible ; il fallait le regarder : une sorte de puissance secrète vous y obligeait ; — on comprenait que c’était là une ruine, mais une ruine d’un édifice et non d’une demeure vulgaire.

Le malheureux portait un chapeau défoncé, une redingote jaune constellée de trous et des bottes à peu près sans semelles ; il marchait ainsi, la tête penchée en avant comme un arbre à moitié brisé par le gros temps ; sa main, longue et osseuse, se crispait autour d’un tableau d’assez grande dimension qu’il avait glissé sous son bras ; il avançait ainsi péniblement, piteusement.

— Qu’est-ce ? demandai-je à Francœur. Quelque peintre monomane ?

— Nullement ; tout simplement un grand homme échoué au port et dont la carène tombe en pourriture ; le vaisseau est mort faute d’eau.

— Explique-toi d’une façon plus claire.

— Vous allez l’entendre lui-même. Le pauvre homme aime à conter son histoire comme un voyageur les péripéties de ses courses à travers le monde. Holà ! maître peintre ! Écoute un peu.

— Maître peintre ! Tu sais bien que je ne suis que valet. N’importe ! Que me veux-tu ?

— Nous ne voulons rien, dis-je alors ; nous formons simplement un souhait. Tu es un grand artiste ; on me l’a appris et je désire m’entretenir quelques instants avec toi.

— À ton bon plaisir, mon brave Chinois. Te serait-il agréable de savoir comment on traite les vocations en Occident ?

— Oui.

— Eh bien ! mon histoire va t’en donner un fameux échantillon. Asseyons-nous, roule ta cigarette, je bourrerai ma pipe, et la fumée de ton caporal asiatique dansera la sarabande dans l’air avec celle de mon narguilé parisien. En avant donc !

— En avant ! repris-je comme un écho.

— Sache donc, mon Chinois, reprit le peintre, que l’art de la cuisine est en France l’art par excellence, et que les autres ne sont que ses très-humbles serviteurs. Les neuf dixièmes de nos compatriotes n’entendent absolument rien à la musique et à la peinture : — il y a trente-sept millions d’hommes en France, et je n’exagère pas en disant que vingt millions d’imbéciles prétendent être fins connaisseurs en matière d’art. Fous ! idiots ! Qu’un intrigant leur crie à tue-tête que la toile badigeonnée par un enfant au maillot est un chef-d’œuvre, ils iront ensuite par la ville acclamer la croûte comme une admirable composition ! La grosse caisse seule triomphe à notre époque ; aussi, je suis esclave et j’obéis. De grandes idées germèrent pourtant dans ma pensée : je me sentais maître, j’adorais mon art, je serais mort pour lui comme un fanatique pour son culte. Mais bah ! absurde ou méchant, tel est le monde : passons.

Mon père, dit-on, était palefrenier et ne savait bien que deux choses : sabler le petit bleu et dormir ; — entre deux bouteilles, il eut le malheur d’aimer une servante qui mit au monde un misérable bambin, dont on souhaitait la mort, mais qui n’en poussa que mieux.

À l’âge de cinq ans, il jurait comme un cuirassier et crayonnait sur les murs des bonshommes qui mettaient en grande joie la volée de ses camarades. Trois ans après, voilà ce bambin qui était moi, sur les bancs, d’une école, frappant le petit Pierre, taquinant le petit Paul et faisant de maître Cournichet la plus belle caricature qu’il eût jamais eue. Mon précoce talent me valut du pain sec et cent coups de férule ; la récidive me fit chasser…

Quel beau temps ce fut alors ! Je m’en allais vagabondant, couchant dans un arbre, dénichant les oiseaux et dessinant partout au charbon, à la craie, voire même avec de la boue. Décidément, j’étais un méchant drôle dont on ne pourrait jamais rien tirer.

On me met chez un ferblantier ; je fais fondre le plomb et le coule sous la forme de gendarmes. Mes oreilles souffrent souvent de ces essais artistiques, et, comme je persiste à illustrer le matériel de mon patron, je reçois un congé des plus significatifs. — Je pars de nouveau en fredonnant une chanson ; — j’attrape au vol le pain que les écoliers lancent par-dessus leurs murs, et m’amuse à tracer sur les promenades des paysages complets, — sans l’autorisation des gardiens. On me jette en prison pour avoir fait le portrait équestre du souverain ; j’en sors, muni de la verte admonestation d’un juge, et, pour me distraire, j’esquisse sur le palais de justice une tête phénoménale qui n’était autre que celle de certain homme en robe noire dont l’éloquence m’avait singulièrement déplu. Un garde vient à passer et veut s’emparer de moi ; je lui laisse ma blouse et saute dans la Seine comme une grenouille dans une mare.

Je barbote tant et si bien, qu’une heure après je débarque à Auteuil dans une belle propriété ; je me réchauffe au soleil, et, tout en ne songeant à rien, je disperse sur une pelouse des grains de sable qui font un bonhomme armé d’un tricorne de moustaches et de beaux galons : c’était le portrait frappant du féroce municipal qui avait failli m’arrêter.

Tout près de là, — mais de l’autre côté du fleuve, un peintre copiait les bords de l’eau ; il m’examine, je le regarde, et, pour le voir de plus près, je me jette encore dans la Seine. Franchir la rivière fut pour moi l’affaire de deux minutes. Me voilà tout près du peintre, écarquillant les yeux devant la toile et retenant jusqu’au souffle pour ne pas troubler l’artiste.

— Aimerais-tu par hasard les beaux-arts ?

— Ma foi ! monsieur, je ne sais pas, mais je voudrais bien rester auprès de vous.

— Reste ! reste ! mon garçon.

La nuit approchait ; le peintre se disposait à regagner la ville, je l’aide à ranger les brosses et la palette. Je ferme la boîte la place sur mon épaule, suppliant de nouveau l’artiste de ne pas me renvoyer.

— Ma foi ! me dit-il, après m’avoir bien regardé entre les deux yeux, mon petit, tu me plais ; — je te garde. Tu seras mon unique disciple. Tu feras peut-être un misérable de plus, mais n’importe ! Tu aimeras le ciel, tu souriras au printemps, tu chanteras avec les oiseaux et tu jeûneras comme les loups en hiver. Ta profession libérale te rendra sans doute esclave de tous, même de ton boulanger. Va toujours en avant ! Si tu es artiste dans l’âme, tu mépriseras les bourgeois, qui te le rendront bien, et si tu as du cœur et un peu de génie, tu mourras au grenier avec toutes tes toiles pour compagnes. — En attendant je te donne cinq francs par mois, — de la paille pour ton coucher et du tabac à discrétion.

À partir de ce jour, mes progrès furent rapides. Les crayons couraient sur le papier aussi vite que les nuages dans le ciel par un jour de tempête ; l’estompe s’émoussait en moins d’une semaine et les cartons se remplissaient d’études plus ou moins vêtues.

— De ce garçon-là, disait mon maître en me frappant sur l’épaule, je ferai plus qu’un Raphaël ; le coquin a une facilité de tous les diables ; — ses croquis ont un je ne sais quoi qui vous empoigne.

À l’âge de dix-huit ans, je peignais parfaitement. Ce qui prouvait que je n’étais pas précisément un sot, c’est que je n’avais pas un seul ami : mon esprit était brusque et original, mon talent hardi, fantasque ; — bref, je pouvais surprendre, étonner, mais le plus souvent j’épouvantais et l’on me fuyait, moi et mes œuvres. Un critique aventura un éloge et fut bafoué par la critique. Je mourais d’impatience, de douleur, d’irritation et de misère. Après quatre années de déceptions, je me réveillai chez un peintre en grand renom qui me prit à gages. Je lui livrai mes inspirations d’abord, mes platitudes ensuite, — car il fallut me rapetisser, m’amoindrir pour me mettre à son niveau. De rage, je jetais parfois mon éponge au milieu de la toile et pleurais comme un enfant.

Une année, — sentant mon imagination renaître, je fais passer toute mon âme dans une toile, je la signe et l’envoie au jury ; j’avais tout lieu de croire qu’accepté sous le nom d’autrui, je devais être admis d’emblée moi-même. Mais non ! J’eus pour ennemis non-seulement le maître pour lequel je travaillais, mais tous les peintres célèbres. D’un bond, je pouvais prendre leur place ; ils le comprenaient, ils flairaient en moi un rival possible. À l’unanimité je fus repoussé.

Vous voyez d’ici la suite de mon histoire. Il fallut vivre et naturellement me mettre en servage. La pression devint d’autant plus pesante que j’avais eu quelque velléité d’affranchissement. Aussi, maintenant, ma vocation n’a plus d’ailes. Mon imagination s’éteint. Décidément, les hommes l’ont bien tuée.

— Eh bien, lui dis-je, dans un beau mouvement de compassion, je t’emmène au Japon : tu y recouvreras la vie.

— Allons, mon cher mandarin, me répondit-il, vous n’y songez pas. Les arts ressemblent aux mœurs. Ce sont les enfants du climat. Vous aimez le son du gong et nous celui du violon. Le roi de nos peintres transporté au Japon ne serait peut-être pas jugé digne enluminer une barque de pêcheur, et le prince de vos artistes irait droit à l’Hôtel-Dieu de Paris.

La réflexion était juste ; je n’insistai pas.

Ayant fini de fumer, le pauvre homme reprit son tableau, nous salua amicalement et s’éloigna. Je ne l’ai jamais revu.