Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 11

XI

LES BIBLIOTHÈQUES. — LES SAVANTS

— Mon cher Francœur, dis-je à mon guide, tout cela est admirable, mais ne pénètre pas assez de connaissances morales ; toutes les galeries que nous avons parcourues inspirent plus l’intérêt qu’elles n’élèvent l’âme. Un musée est comme un temple, il faut y saisir le caractère divin. Laissons là, du reste, ces subtilités : mène-moi dans le sanctuaire où butinent les lettrés et les docteurs. Montre-moi les enfants de la pensée courbés sur les vieux livres et sur les parchemins, remuant des idées dans leur cerveau tumultueux et méditant l’amélioration de l’homme.

— À votre fantaisie, balbutia Francœur, entrons dans une bibliothèque.

Et mon guide me fit gravir un large escalier qui me conduisit dans une salle immense où quelques centaines de crânes dénudés se tenaient penchés autour de longues tables.

— Ce sont là, dis-je, ces grands hommes qui rendent si célèbre votre littérature ?

— Non pas ! repartit vivement Francœur ; il en est peut-être un ou deux parmi ces infatigables travailleurs qui contribuent à jeter quelque éclat sur notre littérature, mais soyez persuadé que le reste ne lui ajoute pas le plus faible grain d’illustration.

— Ces laboureurs de l’intelligence ne sont donc que des novices et des ignorants ?

— Non, certes ! Ils sont pour la plupart très-savants : c’est précisément pour cela qu’ils sont complétement inconnus. En France, les littérateurs ressemblent aux chevaux ; ils vont d’autant plus loin que leur bagage est léger.

— Incroyable ! incroyable ! m’écriai-je.

— Ceci est pourtant bien simple, reprit Francœur : pour devenir érudit et lettré, il faut consacrer à l’étude veille et jour. Retourner les in-folio, comparer la philosophie d’autrefois à celle d’aujourd’hui, approfondir le génie des anciens et des modernes, saisir la filiation de toutes choses, en un mot inscrire sur son drapeau, en première ligne, le nom du travail : telle est l’existence de ceux qui veulent avoir une intelligence forte.

Or, qui, pendant des années entières, s’est livré à ce rude labeur, a forcément abandonné le monde, a vécu loin de la société. Le silence cloître. Qui délaisse le contact des hommes n’acquiert aucune notoriété : c’est là une vérité accablante. Vous voyez d’ici la conclusion : ces braves gens qui consument leur vie dans le travail, composent peut-être de merveilleux ouvrages, mais ils ne seront lus par personne. Ce sont des damnés, — des réprouvés, des martyrs. Les éditeurs les mettent au pilori lorsqu’ils consentent à s’occuper d’eux. Donc leur savoir les écrase. Il vaudrait mille fois mieux pour eux n’avoir que des connaissances très-superficielles ; ils auraient compris davantage la perversité du monde ; ils l’auraient peut-être exploitée et seraient alors arrivés à la renommée. Nos littérateurs célèbres ne sont pas dans cette salle ; ils n’y ont que faire. Deux mots résument ma pensée : on gagne ici de la science, mais on n’y atteint pas la réputation.

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La littérature en France ressemble à vos immenses fabriques de porcelaine : les ouvriers que l’on paye le plus ne sont pas ceux qui font le plus difficile labeur. Vous le savez comme moi, l’artisan dont les doigts délicats et sveltes parviennent à tourner de légères potiches reçoit une rémunération plus généreuse que celui qui, obéissant à son ardeur scientifique, se met en quête de nouveaux procédés chimiques. Celui-là a la main habile, il livre un travail qui a cours et qui se vend cher ; celui-ci a l’esprit profond, il cherche, il analyse, il invente, mais les semaines se passent sans que la fabrique profite du fruit de ses découvertes. Tout est lent qui est bien. En attendant le succès, il se fait vieux, il se ride, il se casse, il pâlit sur ses cornues et sur ses bocaux. L’argent qu’il reçoit l’aide à peine à vivre. Poussé par le besoin, il vend à vil prix les procédés qu’il invente ; plus souvent ils lui sont dérobés par un apprenti sans valeur. Ainsi vont les choses humaines. Combien de fois arrive-t-il encore que le chef de la manufacture, gros homme bouffi d’orgueil qui tient entre ses mains capitaux et autorité, se pare du savoir de son chimiste et de l’adresse de quelques-uns de ses ouvriers ! À lui les honneurs, — à lui les bénéfices, — à lui l’avenir ! Doublé du talent de ses deux subordonnés, il marche à pas assurés, s’éventant tout le jour, et proclamé partout homme de génie. Il peut être, si bon lui semble, mandarin de première classe et le plus haut dignitaire de l’empire.

— Francœur, mon ami Francœur, tu me parais quelque peu sévère…

— Je ne suis que juste, répliqua-t-il en riant ; mais tout cela au fond m’est bien indifférent. Je ne m’alarme de rien. Vive Dieu ! Dupes et dupeurs, — exploités et exploiteurs fourmillent sur cette terre ; c’est la loi. Tous les êtres se dévorent entre eux ; — qui l’ignore ? Depuis le ciron jusqu’à l’homme, on se déchire, on se tue, on s’extermine, on se mange. Qu’y faire ? Le plus court est d’en rire et de n’y pas songer.

— N’y songeons donc plus, m’écriai-je, parlons d’autres choses. Donne-moi des éclaircissements sur les hommes étranges qui nous entourent. J’en distingue plusieurs qui me remettent en mémoire certains individus incarcérés dans le fameux fort de Myako pour un motif de sûreté générale. Ils roulent des yeux à effrayer même des Mandchoux ! Par Confucius ! si tu ne m’assurais que ces gens-là sont des sages, je serais tenté de croire que…

— Ce sont des fous ! répliqua Francœur.

— Tu l’as dit.

Mon guide m’appela, ce me semble, bouffon docteur. Je ne saisis pas le sens positif de cette expression, mais je soupçonnai que Francœur rendait ainsi hommage à ma perspicacité, car il continua sur un ton sérieux :

— Vous voulez savoir quelles sortes d’esprit gravitent dans cette enceinte. Hélas ! c’est une volière qui renferme des oiseaux de toutes les couleurs. Il y a le lecteur sérieux, le lecteur monomane, le lecteur indifférent, le lecteur insensé, le lecteur imbécile.

Le lecteur sérieux est généralement jeune ; il entasse matériaux sur matériaux ; il prépare des monuments qui, suivant lui, seront plus solides que la muraille de la Chine. Il aspire à tous les honneurs, principalement à l’Institut, compagnie extrêmement illustre ; il publie parfois de remarquables travaux, des élucubrations précieuses, qui, la plupart du temps, sont autant de trésors jetés à la mer ! Heureuses, mais rares sont les épaves !

Le lecteur monomane pullule : ce n’est trop souvent que l’homme sérieux d’autrefois qu’un naufrage a mis en détresse. Battu par la tempête, le pauvre diable a distingué à la surface des eaux la pointe d’un rocher ; il s’y attache, il s’y cramponne, il s’y déchire la poitrine mais l’enlace pourtant avec amour. Il pense trouver son salut sur ce roc solitaire. L’infortuné ! il ne fait qu’épuiser ses forces en luttes stériles et il meurt en espérant encore.

Le lecteur indifférent prend un livre pour passer le temps et non pour mûrir son intelligence. Son esprit est une encyclopédie dépareillée. Des pages, des tomes entiers manquent à l’appel. Il n’aspire à rien qu’à se distraire.

Le lecteur insensé conçoit des projets qu’il brûle de réaliser à l’instant. Sa tête exaltée entrevoit un avenir immense dans une idée qui lui est apparue comme un éclair. Il déterre de vieux ouvrages et s’en croit parfois l’auteur. Il les fouille, il les scrute avec passion ; il s’en nourrit avec frénésie ; pendant plusieurs jours il jouit d’un bonheur parfait. Il se suppose grand homme. Il cause avec les écrivains dont il lit les œuvres ; il les tutoie, il les discute, il les attaque, il les admire tour à tour. Puis tout d’un coup ce feu s’éteint. D’autres pensées germent dans son esprit. Hier la philosophie l’incendiait, demain ce sera la mécanique.

Le lecteur imbécile ne connaît qu’un ouvrage, et encore le comprend-il mal. Il le relit sans cesse depuis la première page jusqu’à la dernière ; dès qu’il a fini, il recommence. C’est le Sisyphe des lettres. Il dort cinq six fois par séance ; il se chauffe en hiver et se rafraîchit en été. Pour lui, la bibliothèque n’est pas un sanctuaire scientifique, c’est tout simplement un local. Il y vit, il y mange, il y dort comme chez lui. C’est sa maison de retraite et rien de plus.

— Assez, assez ! m’écriai-je, partons au plus vite ; conduis-moi dans les assemblées d’hommes supérieurs. Je brûle d’y contempler les lettrés qui sont la tête de la France.

— Volontiers ! à votre fantaisie, cher docteur, reprit Francœur ; — à votre bon plaisir.

Je surpris alors un léger pli ironique sur les lèvres de mon guide.

Nous marchions vite et nous ne tardâmes pas à pénétrer dans un palais d’hommes de lettres. C’était un bâtiment dont l’élégance est très-contestable ; comparé aux constructions spacieuses qui renferment les curiosités dont j’ai parlé plus haut, ce palais est d’une simplicité extrême. Comment juger la cause de cette différence ? Ne sont-ce pas les hommes qui créent les curiosités ? Les œuvres vaudraient-elles mieux que les hommes ? Je m’y perds. Au Japon, l’on accorderait aux créateurs une place plus honorable qu’aux créations. En France, apparemment, on n’apprécie pas les choses ainsi.

J’avais hâte de contempler ces intelligences d’élite qui sont, pour ainsi dire, la fleur de la France. Il me semblait que je foulais le sol d’un temple où le génie divinisé avait ses disciples. Je fis involontairement plusieurs saluts respectueux en passant devant les portes de cette demeure : « Ici, me disais-je, dans cette salle, vivent ou ont vécu des hommes célèbres ! » Je respirais avec bonheur, un air vivifiant pénétrait mes poumons. L’influence du milieu a toujours eu sur moi une action puissante. Des réflexions vives, des traits heureux, une foule de pensées philosophiques affluaient dans mon esprit et s’y suivaient comme les anneaux d’une chaîne. Je me sentais une imagination plus vive, une parole plus éloquente, une âme plus accessible aux sentiments généreux ! Il n’était pas jusqu’aux dalles usées sur lesquelles s’appuyaient mes pieds qui ne me rappelassent qu’avant moi des hommes illustres avaient marché là.

Je m’ouvris à mon guide sur mes impressions. Pour toute réponse il sourit, et me pria d’entrer dans une enceinte où j’aperçus une trentaine d’hommes chauves assis sur des bancs. Leur aspect ne révélait rien. Plusieurs sommeillaient ; d’autres causaient paisiblement. Un d’entre eux parlait un peu plus fort que ses voisins.

« Messieurs, disait-il, notre assemblée est non-seulement le sanctuaire de l’esprit, mais celui du style classique dans son expression la plus pure. Si nous dévions une seule heure de cette ligne droite, la littérature française, dont nous sommes les chefs, s’écroule ; nous retombons dans une anarchie complète d’idées. — Il n’y a de grand que ce qui est mort. »

L’orateur but alors un verre d’eau, s’essuya le front et reprit :

« Est-ce à dire, très-illustres confrères, que les œuvres dues à votre génie soient destinées à disparaître ? Non pas ! Vous êtes d’éminents esprits parce que vous vous rapprochez de l’antiquité ; votre style, vos pensées sont toujours appréciés, parce que vous les avez pour ainsi dire sculptés sur une grande époque.

« Le progrès en littérature, c’est moins d’innover que de se rattacher à un siècle reconnu fort. On s’épuise en marchant, on se fortifie par le repos ! Eh bien ! Messieurs, élevons autour de nous un triple rempart ; que les tendances dissolvantes du siècle ne puissent parvenir jusqu’à nous, et, si elles se préparent à faire l’assaut de notre asile, livrons-leur un impitoyable combat !

« À l’abri de nos saintes murailles, — loin du courant tumultueux, nous adorerons la statue de la Littérature, dont les ailes blanches planent au-dessus de nous ! »

Des bravos à peu près unanimes couvrirent ces paroles.

— Franchement, dis-je à mon guide, que font ici ces gens-là ? Viennent-ils pour entendre de pareilles billevesées ? Au Japon, les assemblées de notables comme celle-ci s’occupent moins du passé que de l’avenir, ou, si elles s’occupent du passé, c’est en vue de l’avenir. Lorsqu’on étudie l’histoire, ce n’est pas dans l’unique but de s’agenouiller devant une époque défunte et de s’écrier : « Vous étiez admirable, on ne saurait être beau si l’on ne vous ressemble ! » Temps écoulés, hommes privés de vie ne sont et ne seront toujours que des cadavres ! Les années marchent, les idées marchent ! Il nous faut avancer, si nous ne voulons pas vieillir. Voilà, mon ami, ce que l’on croit au Japon.

Pour toute réponse, ce rusé de Francœur se mit à sourire avec une malignité extrême. Depuis une heure je n’obtenais guère de lui que ces répliques peu concluantes.

— Allons, lui dis-je, trêve de raillerie, conduis-moi dans une autre enceinte. L’ennui commence à m’assaillir. Ce long panégyrique sur l’excellence de la poussière me fait bâiller, comme la populace de Simoda aux exhortations du bonze Fou-rou-da ; partons !

— Où ?

— Dehors !

— Non pas, docteur, non pas ! Il faut aller jusqu’au bout.

Deux portes s’ouvrent et se referment ; nous suivons un long couloir, nous descendons quatre marches, nous en remontons deux. On nous introduit dans une petite salle à peine éclairée ; nous nous y reposons ; un appariteur nous prie d’attendre pendant cinq minutes au plus ; — un quart d’heure s’écoule ; — nous voyons entrer un vieillard qui, tout en s’excusant courtoisement sur le temps que nous perdons, nous supplie, avant notre introduction, de vouloir bien nous réchauffer dans un salon voisin ; il nous faut de nouveau descendre ; nous franchissons un corridor dont les murs transpirent comme par un temps de dégel, et nous nous trouvons tout à coup dans une chambre obscure où l’on n’aperçoit qu’une humble lueur qui brille dans la cheminée, semblable à un ver luisant dans le feuillage ; Francœur et moi nous grelottions.

— Où suis-je, m’écriai-je, par Bouddha ! où suis-je ? Mon compagnon se mit à ricaner et à souffler dans ses doigts.

— Par Confucius ! où suis-je ? Où suis-je ? Le froid me pénètre. Si je reste ici plus longtemps, je me meurs.

— Vous êtes, docteur, dans l’antichambre, dans les coulisses de catacombes et d’hypogées. Il y a des squelettes attachés au plafond, des os de mort pavent le sol où vous marchez, et des momies sont entassées dans les encoignures. L’air que vous respirez, c’est de l’air antique, de l’air des siècles d’autrefois. Chaque jour on dégonfle ici des outres plus rebondies que celles d’Éole ; des soufflets pompent ensuite les effluves de cette atmosphère et les dégorgent sur quelques milliers d’individus.

— De l’air respirable ! de l’air, m’écriai-je ! J’étouffe, je veux revoir la lumière et l’azur du ciel ! De l’air et du soleil ! À moi, Francœur !

— Tout n’est pas fini, reprit mon guide. La porte par laquelle on entre n’est pas celle par laquelle on sort. Vous craignez d’étouffer. Enfantillage ! D’autres moins solides que vous ont résisté à ces épreuves.

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Enfin, nous entendîmes plusieurs verrous qui grinçaient dans leurs ferrures rouillées ; une porte s’ouvrit à deux battants.

Un grand homme très-maigre, aux joues creuses, au crâne dénudé et à la lèvre pendante, nous dit que, par une insigne faveur, et grâce à ses pressantes sollicitations, on nous permettrait de prendre place dans l’enceinte. Il nous poussa dans une vaste pièce où cinquante individus étaient appuyés sur leurs cannes comme les bons invalides d’Osaka devant leur hôpital.

Que faisaient-ils ? Je l’ignore. Ils se disputaient beaucoup ; — voilà ce que je sais.

Un vieillard lisait un volumineux mémoire que personne n’écoutait, mais auquel on applaudissait régulièrement toutes les dix minutes.

La lecture continuait toujours ; les feuillets succédaient aux feuillets, comme les jours pluvieux en hiver.

— Vous écoutez ? me glissa Francœur à voix basse.

— Oui, mais je ne comprends absolument rien.

— Ni moi non plus ; c’est pourtant très-fort.

— Comment le sais-tu ?

— C’est précisément parce que je ne comprends pas un seul mot. Voyez, ils applaudissent.

— Mais, mon bon Francœur, il n’en est pas un seul qui soit attentif ; ils battent des mains par convention.

— N’importe ! c’est excessivement fort. Le savant qui fait cette lecture est un homme de génie.

— Par Bouddha ! tu me confonds !

— Je maintiens mon opinion, c’est un homme de génie ; sa réputation est colossale. Il connaît le passé comme s’il était enterré depuis mille ans.

— Travaille-t-il en vue du perfectionnement humain ?

— Ma foi, chère Excellence, reprit Francœur, vous m’embarrassez singulièrement. Les hommes que vous distinguez ici s’occupent d’abord de l’amélioration de leur position ; ils exploitent le passé comme d’autres une branche d’industrie, une mine de houille ou de fer.

— Mon cher, répliquai-je, voilà deux heures que tu me mènes de déception en déception ; je ne vois ici que des ambitieux, des envieux ou des médiocrités triomphantes.

— Détrompez-vous, repartit Francœur. Il y a, parmi ces hommes qui nous entourent, des esprits de la plus haute distinction, des esprits délicats, à qui une raillerie piquante et un fin sourire ne sont pas étrangers.

— Je le crois ! N’importe ! m’écriai-je, mes tempes se serrent ; ma poitrine s’oppresse. Une pareille atmosphère me tue. Si tu restes ici, je m’en vais. Bonsoir.

Et ce disant, je poussai la porte avec violence, et me trouvai subitement dans la rue.