Chez l’auteur (p. 195-216).

LIVRE VINGT-HUITIÈME


Négociations secrètes aux armées. — Danton essaye de maîtriser la Révolution. — Dumouriez à Paris. — Il s’entend avec Danton.


I

Pendant que Dumouriez triomphait par son génie militaire de l’armée prussienne, son génie politique ne sommeillait pas. Son camp, dans les derniers jours de la campagne, était tout à la fois un quartier général et un centre de négociations diplomatiques. Ancien diplomate lui-même, rompu aux intrigues des cours, connaissant à fond les secrets des cabinets étrangers et les sourdes rivalités qui couvent sous l’apparente harmonie des coalitions, Dumouriez avait noué ou accepté des relations, moitié patentes, moitié occultes, avec le duc de Brunswick et avec les militaires et les ministres les plus influents sur les déterminations du roi de Prusse. Danton, seul ministre avec lequel Dumouriez eût à s’entendre au dedans, avait les confidences de ces négociations. Le vol du garde-meuble de la couronne qui venait d’avoir lieu à Paris, avec la complicité présumée d’obscurs agents de la commune, fournit, dit-on, à Dumouriez, non pas ces grands moyens de corruption avec lesquels on rachète une patrie, mais ces dépenses secrètes qui soldent l’intrigue et captent la faveur des agents subalternes d’une cour et d’un quartier général.

Le duc de Brunswick ne désirait pas moins que Dumouriez négocier en combattant. Le quartier général du roi de Prusse était divisé en deux cabales : l’une voulait retenir le roi à l’armée ; l’autre aspirait à l’en éloigner. Le comte de Schulenburg, confident du roi, était de la première ; le duc de Brunswick était l’âme de la seconde. Haugwitz, Lucchesini, Lombard, secrétaire privé du roi, Kalkreuth et le prince de Hohenlohe servaient les pensées du généralissime. Ils ne cessaient de représenter au roi que les affaires de Pologne, plus importantes pour son empire que les désordres de Paris, exigeaient sa présence à Berlin s’il voulait saisir sa part de cette vaste proie, que la Russie allait dépecer tout entière. Le roi résistait avec la fermeté d’un homme qui a engagé son honneur dans une grande cause, à la face du monde, et qui veut au moins dégager sa gloire. Il resta à l’armée et envoya le comte de Schulenburg surveiller à sa place les opérations de la Pologne. De ce jour ce prince fut livré seul, dans son camp, aux influences intéressées à ralentir sa marche et à énerver ses résolutions. De ce jour aussi tout tendit à la retraite.


II

Le duc de Brunswick ne cherchait qu’un prétexte pour ouvrir des conférences avec le quartier général français. Tant qu’il avait été derrière l’Argonne, à dix lieues de Grandpré, ce prétexte ne se présenta pas naturellement. Le roi de Prusse aurait vu une lâcheté ou une trahison dans ces avances. Ce fut un des motifs qui déterminèrent le due de Brunswick à passer l’Argonne et à se trouver face à face avec Dumouriez. Ce fut sans doute aussi le motif secret pour lequel le généralissime, après un si grand développement de forces et tant de démonstrations vaines au camp de la Lune, n’aborda cependant pas l’armée française à l’arme blanche, n’engagea qu’une canonnade au lieu de livrer une bataille complète, et se retira le soir dans ses lignes en laissant tout indécis. Le combat de Valmy, dans la pensée du duc de Brunswick, n’était qu’une négociation à coups de canon. À ses yeux, Dumouriez tenait le sort de la Révolution française dans ses mains. Il ne pouvait croire que ce général voulût servir d’instrument aveugle aux fureurs d’une démocratie anarchique.

« Il mettra le poids de son épée, disait-il à ses confidents, du côté d’une monarchie constitutionnelle et tempérée. Il se retournera contre les geôliers de son roi et contre les égorgeurs de septembre. Gardien des frontières de son pays, il n’aura qu’à menacer de les ouvrir à la coalition, pour faire trembler et obéir les meneurs des assemblées nationales. Une transaction entre la France monarchique et la Prusse, sous les auspices de Dumouriez, est mille fois préférable à une guerre extrême, où la Prusse joue son armée et son trésor contre le désespoir d’une nation entière. Notre intérêt est de grandir Dumouriez aux yeux de ses compatriotes, pour que son nom devienne plus imposant et plus populaire, et nous permette de traiter avec lui pour lui laisser la disponibilité de son armée contre les Jacobins de Paris. Je connais Dumouriez. Je l’ai fait prisonnier, il y a trente-deux ans, dans la guerre de Sept ans. Tombé couvert de blessures entre les mains de mes uhlans, je lui ai sauvé la vie, je l’ai fait soigner, je lui ai donné ma cour pour prison, j’ai fait de mon prisonnier un compagnon de mes fêtes et un ami. Je veux le voir, je veux sonder ses desseins secrets et les servir dans l’intérêt de l’Allemagne. Il reconnaîtra son ancien sauveur, et nous avancerons plus les affaires de l’Europe en quelques conférences qu’en de ruineuses campagnes. »


III

Ainsi parlait le duc de Brunswick. Il ne se trompait pas sur les vues secrètes de Dumouriez, il se trompait sur sa puissance. La Révolution, dans toute sa force alors, ne se mettait à la merci de personne : elle pliait tout et ne se laissait pas plier. Cependant les deux armées étaient à peine rentrées dans leurs lignes le lendemain du combat de Valmy, que le duc de Brunswick envoya au camp de Kellermann le général prussien Heymann et le colonel Manstein, adjudant général du roi de Prusse, sous prétexte de négocier un cartel d’échange des prisonniers des deux armées. Dumouriez, averti par Kellermann, se rendit à la conférence. Elle fut longue, intime, flatteuse du côté des Prussiens ; fière, réservée, presque silencieuse du côté de Dumouriez. Un mot pouvait le perdre, un geste pouvait le trahir ; il négociait avec l’ennemi de sa patrie, ayant à côté de lui son rival dans Kellermann, et derrière lui les commissaires ombrageux de la Convention. « Colonel, répondit-il aux ouvertures du roi de Prusse et du duc de Brunswick, vous m’avez dit qu’on m’estimait dans l’armée prussienne ; je croirais qu’on m’y méprise, si l’on me jugeait capable d’écouter de telles propositions. » On se borna à convenir d’une suspension d’armes sur le front des deux armées.


IV

Or, la nuit même qui suivit cette conférence officielle, Westermann et Fabre d’Églantine, agents confidentiels de Danton, arrivèrent au camp sous prétexte de réconcilier Dumouriez et Kellermann, mais avec la mission secrète d’autoriser et de presser les négociations sur la base d’une prompte évacuation du territoire. Pendant la même nuit, le secrétaire privé du conseil du roi de Prusse, Lombard, sur l’ordre du roi et avec la connivence du duc de Brunswick, feignit de tomber avec quelques voitures des équipages dans une patrouille de hussards français, fut amené au quartier général, et eut un entretien nocturne avec Dumouriez, dont il a révélé plus tard les circonstances. La délivrance de Louis XVI de sa captivité dans la tour du Temple et le rétablissement de la monarchie constitutionnelle en France étaient, de la part du roi de Prusse, les deux conditions préalables de la négociation. Dumouriez professait les mêmes principes, confessait les mêmes désirs, et engageait sa parole personnelle de concourir par tous ses efforts à cette restauration ; « mais il se perdait inutilement, ajoutait-il, s’il contractait de pareils engagements dans un traité secret. Sa popularité naissante n’avait pas encore assez de force pour porter de pareilles résolutions. La Convention venait de déclarer d’enthousiasme et à l’unanimité que jamais elle ne reconnaîtrait de roi. Le seul moyen de donner à Dumouriez le crédit sur la nation nécessaire au salut du roi, c’était de le présenter à la France comme le libérateur de sa patrie, comme le pacificateur de la Révolution. La retraite des armées étrangères du territoire français était le premier pas vers l’ordre et vers la paix. » Pressé par Lombard d’accepter une conférence avec le duc de Brunswick, le général s’y refusa ; mais il remit à ce négociateur un mémoire raisonné pour le roi de Prusse. Dans ce mémoire il exposait à ce prince les motifs et la possibilité d’une alliance d’intérêts avec la France. Il s’efforçait de lui démontrer les dangers d’une coalition avec l’empereur, alliance qui, en épuisant la Prusse d’hommes et d’argent, ne pouvait profiter qu’à l’Autriche. Sous prétexte de reconduire Lombard au quartier général du roi de Prusse, Dumouriez envoya Westermann, confident de Danton et son adjudant général, au camp des Prussiens. Lombard ayant fait son rapport et redit au roi les paroles confidentielles de Dumouriez, le roi autorisa le duc de Brunswick à avoir un entretien avec Westermann.

Cet entretien eut lieu en présence du général Heymann. Il se conclut, de la part du duc de Brunswick, par la demande d’un traité secret qui promettrait la liberté à Louis XVI, et qui, suspendant les hostilités entre les deux armées, permettrait aux Prussiens de se retirer sans être attaqués dans leur retraite. Le duc rejeta tout l’odieux de la guerre sur les Autrichiens et sur les princes français, et abandonna sans contestation les émigrés prisonniers de guerre à la vindicte des lois de leur pays. Westermann revint apporter ces dispositions à son général. Dumouriez en informa Danton par un courrier extraordinaire. Danton renvoya pour toute réponse le décret de la Convention déclarant que la république française ne traiterait avec ses ennemis qu’après l’évacuation de son territoire.

Mais le dernier mot de Danton était, par d’autres bouches, dans l’oreille de Dumouriez. Les pourparlers ne furent point suspendus. Des conférences avouées et publiques pour l’échange des prisonniers servirent à masquer des entretiens et des correspondances plus mystérieuses. Dumouriez, craignant que ses rapports avec le camp prussien ne le fissent accuser de trahison par ses troupes, alla au-devant du soupçon : « Mes enfants, disait-il à ses soldats qui se pressaient autour de lui quand il parcourait les postes, que pensez-vous de toutes ces négociations avec les Prussiens ? ne vous donnent-elles pas quelque ombrage contre moi ? — Non, non, répondirent les soldats, avec un autre nous serions inquiets et nous éplucherions sa conduite ; mais avec vous nous fermons les yeux, vous êtes notre père. » L’habile général endormait ainsi son armée.


V

Les mêmes rapprochements entre les généraux des deux camps opposés se remarquaient au camp de Kellermann. Mais les entretiens n’y roulaient que sur l’échange des prisonniers.

Une circonstance hâta la détermination du roi de Prusse et du duc de Brunswick. Le major prussien Massembach, confident du roi, dînait chez Kellermann avec plusieurs généraux français et les deux fils du duc d’Orléans. Après le repas, Dillon, causant dans l’embrasure d’une fenêtre avec Massembach, lui dit que, si le roi son maître ne consentait pas à reconnaître la république, Louis XVI, la noblesse et le clergé périraient infailliblement en France ; que lui-même, quoique dévoué de principes et de cœur à la cause populaire, il ne sauverait pas sa tête de la hache du peuple. Puis, jetant autour de lui dans la salle un regard inquiet et rapide, et s’apercevant que les convives, dispersés en groupes animés, ne l’observaient pas, il entraîna Massembach sur un balcon. « Voyez, lui dit-il tout haut, quel magnifique pays ! » Puis, baissant la voix et changeant de ton : « Avertissez le roi de Prusse, murmura-t-il sans regarder Massembach et en dissimulant le mouvement de ses lèvres, qu’on prépare à Paris un projet d’invasion en Allemagne, parce qu’on sait qu’il n’y a pas de troupes allemandes sur le Rhin, et qu’on veut ainsi forcer votre armée à rétrograder. » Cette périlleuse confidence, répétée le soir au roi par Massembach, concordait avec les mouvements de Custine, qui préparait son irruption sur Spire et sur Mayence. Elle frappa le roi et le rejeta davantage dans les pensées d’accommodement.

Cependant le parti autrichien, le parti de la guerre, et les émigrés surtout, dont la guerre était la seule espérance, murmuraient dans le camp des Prussiens, et assiégeaient de plaintes et de reproches le quartier général du roi.

« Que présagent, disaient-ils, ces conférences entre le roi et Dumouriez ? Veut-on sauver les jours du roi de France en nous sacrifiant ? Alors que deviendront la monarchie, la religion, la noblesse, la propriété ? Nos alliés ne se seront armés que pour nous livrer de leurs propres mains à nos ennemis ! » Telles étaient les plaintes dont les chefs des émigrés et les envoyés des princes français remplissaient le quartier général du roi de Prusse.

Le Voltaire de l’Allemagne, Gœthe, qui suivait le duc de Weimar dans cette campagne, a conservé dans ses Mémoires une de ces nuits qui précédèrent la retraite des Allemands. « Dans le cercle des personnes qui entouraient les feux du bivouac, et dont la figure était calcinée par la lueur des flammes, je vis un vieillard, dit-il, que je crus me souvenir d’avoir vu dans des temps plus heureux. Je m’approchai de lui. Il me regarda avec étonnement, ne paraissant pas comprendre par quel jeu bizarre de la destinée il me voyait moi-même au milieu d’une armée la veille d’une bataille. Ce vieillard était le marquis de Bombelles, ambassadeur de France à Venise, que j’avais vu deux ans auparavant dans cette capitale de l’aristocratie et du plaisir, où j’accompagnais alors la duchesse Amélie comme le Tasse avait accompagné Léonore. Je lui parlai de son beau palais sur le canal de Venise et de ce moment délicieux où, la jeune duchesse et sa suite arrivant en gondole à la porte de son palais, il nous avait reçus avec toute la grâce et avec toute la magnificence de son pays, au milieu de la musique, des illuminations et des fêtes. Je croyais le distraire en lui rappelant ces gais souvenirs. Je ne fis que le retourner plus cruellement sur ses peines. Des larmes roulèrent sur ses joues. « Ne parlons plus de ces choses, me dit-il, ce temps est à présent bien loin de nous. Même alors, tout en fêtant mes nobles hôtes, ma joie n’était qu’apparente. J’avais le cœur navré. Je prévoyais les suites des orages de ma patrie, et j’admirais votre insouciance. Quant à moi, je me préparais en silence au changement de ma situation. En effet, il me fallut bientôt quitter ce poste, ce palais, cette Venise qui m’était devenue si chère, pour commencer une carrière d’exil, d’aventures et de misères, qui m’a amené ici… où je vais assister peut-être, continua l’exilé avec tristesse, à l’abandon de mon roi par l’armée des rois. » Le marquis de Bombelles s’éloigna pour cacher sa douleur, et alla près d’un autre feu envelopper sa tête dans son manteau. »


VI

Le marquis de Bombelles avait été envoyé au quartier général, par le baron de Breteuil, pour y veiller aux intérêts de Louis XVI. Les conseils se multipliaient sous la tente du roi de Prusse. Les princes français proposaient de marcher sur Châlons. Le roi penchait vers les partis courageux et décisifs. Le duo s’opposait énergiquement à cette marche en avant. Il représentait l’éloignement de Verdun, arsenal et magasin de l’armée ; les communications difficiles et lentes, la saison avancée, les maladies croissantes, les confédérés perdant tous les jours de leur nombre, les Français se recrutant sur leur propre sol, les défilés de Grandpré impossible à repasser sans désastre, si l’armée battue avait à reconquérir sa route vers l’Allemagne. Il concluait à attendre le résultat des négociations, sachant bien que la seule attente, en accroissant le péril, donnerait plus de force au parti de la retraite. Ainsi s’écoulaient les jours, et les jours étaient des forces. Le roi commençait à faiblir. Il était évident qu’il ne cherchait plus dans les termes de la négociation qu’un prétexte pour couvrir l’honneur de ses armes, et qu’il se contenterait des garanties les plus illusoires sur la vie et sur la liberté de Louis XVI. Dumouriez et Danton les lui donnèrent.

Westermann, renvoyé à Paris, présenta confidentiellement à Danton la véritable situation des esprits dans les deux camps. Dumouriez avait chargé Westermann d’une lettre ostensible pour le ministre des affaires étrangères, Lebrun. « Si je tiens le roi de Prusse encore huit jours en échec, disait ce général à Lebrun, son armée sera défaite sans avoir combattu. Ce prince est très-indécis. Il voudrait trouver un moyen de sortir d’embarras. Peut-être son désespoir va-t-il le porter à m’attaquer, si on ne lui fournit pas un expédient acceptable. Je continue, en attendant, à tailler ma plume à coups de sabre. »

La lettre secrète que le général en chef écrivait à Danton avouait une négociation plus avancée. « Le roi de Prusse demande, avant de traiter avec nous, lui disait-il, des renseignements formels sur Louis XVI, sur la nature de sa captivité, sur le sort qu’on lui prépare, sur les égards qu’on a pour une tête couronnée. »

Danton voulait la libération du territoire à tout prix. Elle était nécessaire à la fondation de la république et pouvait seule couvrir l’horreur que les crimes de septembre commençaient à déverser sur son nom et sur son pouvoir. Danton, de plus, lié à la cour par d’anciennes relations, désirait, au fond, sauver la vie du roi et de sa famille. Il chargea ses agents au conseil de la commune de visiter Louis XVI à la tour du Temple ; de faire sur la situation des prisonniers un rapport officiel où la captivité politique du roi serait déguisée sous l’apparence d’une sollicitude prudente pour ses jours, et où les formes du respect et de la pitié masqueraient les murs, les verrous et les rigueurs du Temple.

Le maire, Pétion, et le procureur de la commune, Manuel, se concertèrent pour entrer dans les vues de Danton. Ils demandèrent à la commune une copie de tous les arrêtés relatifs à la tour du Temple. Ils allèrent eux-mêmes au Temple, interrogèrent le roi, affectèrent d’apporter de respectueux adoucissements à sa captivité, et remirent à Danton un procès-verbal qui témoignait de ses marques d’intérêt pour la famille royale. Ces démarches, connues dans Paris, et coïncidant avec l’évacuation du territoire, accréditèrent le bruit d’une correspondance secrète entre Louis XVI et le roi de Prusse, dont Manuel eût été l’intermédiaire, correspondance qui avait pour objet d’obtenir la retraite des Prussiens en retour de la vie qu’on garantirait à Louis XVI. Cette correspondance n’a jamais existé. Les agents de Louis XVI au camp du roi de Prusse, MM. de Breteuil, de Calonne, de Bombelles, de Moustier, le maréchal de Broglie et le maréchal de Castries, ne cessèrent jusqu’au 29 d’implorer la bataille et la marche sur Paris, seul salut pour le roi de France.

Westermann cependant partit de Paris avec cette pièce destinée à endormir les remords d’honneur du roi de Prusse. Dumouriez la fit porter au quartier général prussien par son confident intime, le colonel Thouvenot. Thouvenot, chargé des pleins pouvoirs de son général et de son ami, donna verbalement au duc de Brunswick l’assurance des dispositions personnelles de Dumouriez : « Il est résolu à sauver le roi et à régulariser la Révolution, dit le colonel Thouvenot ; il se déclarera pour le rétablissement de la monarchie quand il en sera temps et quand il aura disposé son armée à lui obéir, et Paris à trembler devant lui. Mais il lui faut pour cela une immense popularité. L’évacuation volontaire du territoire par le roi de Prusse ou une victoire décisive sur votre armée peuvent seules lui donner cette popularité. Il est prêt à la bataille comme à la négociation. Choisissez. »


VII

Le duc de Brunswick transmit au roi les pièces relatives à la tour du Temple et les paroles de Thouvenot. Un dernier conseil de cabinet fut convoqué pour le 28 en présence du roi. Le duc avait préparé d’avance les rôles et les avis. Il y rendit compte au roi de l’état de la négociation secrète, qui ne laissait d’autre espoir de sauver la vie de Louis XVI que l’évacuation du territoire français. Il déposa sur la table les dépêches arrivées dans la nuit d’Angleterre et de Hollande, et annonçant que ces deux gouvernements refusaient formellement d’accéder à la coalition contre la France. Enfin, il confirma la confidence faite à Massembach par le général Dillon, et montra Custine ébranlant déjà ses colonnes sur le Rhin et prêt à couper la retraite à l’armée prussienne. Il conjura le roi de céder à la fois à sa généreuse pitié pour Louis XVI et aux intérêts de sa propre monarchie, en ne pénétrant pas plus avant dans un pays où les passions étaient en flammes, et de ne pas risquer une bataille dont le résultat le plus heureux serait encore du sang prussien inutilement et isolément versé pour une cause trahie par l’Europe. Le roi rougit et céda. L’ordre de se préparer au combat, donné par lui la veille, fut converti en ordre de se préparer au départ. La retraite fut résolue.

Une convention militaire avouée fut conclue entre les généraux des deux armées. Dumouriez la définit ainsi lui-même, dans une lettre au ministre Lebrun : « Il faut regarder tout ceci, lui dit-il, comme une négociation purement militaire, telle que les capitaines grecs et romains en faisaient à la tête de leurs armées. Élevons-nous à ces temps héroïques, si nous voulons être dignes de la république que nous avons créée ! » Il masquait sous ces paroles la nature de la négociation. Militaire dans l’apparence, cette négociation était politique au fond. Dumouriez en montrait une partie pour cacher le reste.

La convention militaire portait que l’armée française s’engageait à ne point inquiéter la retraite des Prussiens jusqu’à la Meuse, et qu’au delà de la Meuse l’armée française observerait sans attaquer ; à condition que le roi de Prusse remettrait sans combat à l’armée française les villes de Longwy et de Verdun, occupées par ses troupes. La convention politique et verbale garantissait au roi de Prusse les jours de la famille royale et les efforts de Dumouriez pour restaurer la monarchie constitutionnelle et modérer la Révolution. Ce traité, dont l’existence a été l’objet de tant de controverses et de tant d’accusations, ne peut être aujourd’hui contesté. L’honneur du cabinet prussien lui commandait de le nier, et d’attribuer la retraite paisible de l’armée coalisée à l’habileté de ses manœuvres et à l’impuissance des Français. Or, c’est du cabinet prussien que sont sortis, avec le temps, les aveux, les témoignages et les pièces qui constatent la réalité de la négociation. Cette négociation explique seule l’inexplicable immobilité de Dumouriez, laissant opérer impunément au duc de Brunswick et au roi une marche de flanc qui les exposait à être coupés en tronçons, et mesurant les pas de l’armée française sur les pas lents de l’armée prussienne : en sorte que les Français avaient l’air d’accompagner leurs ennemis bien plus que de les chasser de leurs frontières.


VIII

Cette négociation de Dumouriez ne fut ni trahison ni faiblesse. Elle fut l’instinct du patriotisme et le génie de la circonstance. Elle sauva la France d’un geste, au lieu de la compromettre en frappant le coup. Une évacuation certaine valait bien mieux pour la France, dans sa situation extrême, qu’une bataille douteuse. Attaqué dans sa retraite, le duc de Brunswick, plus fort encore de quarante mille combattants que Dumouriez, pouvait se retourner et anéantir l’armée française. La France n’avait pas une seconde armée ni un second Dumouriez. Une défaite la livrait à l’invasion. Le contre-coup aurait renversé la république à peine affermie sur la victoire du 10 août. Danton, plus intéressé que personne aux mesures désespérées, le sentit lui-même et fut complice de la prudence de Dumouriez. Son énergie, qui allait jusqu’au crime, n’allait pas jusqu’à la démence. Il prit la convention et la trêve sous sa responsabilité.

Dumouriez eut un autre motif pour ne pas abuser de la retraite et pour ménager les Prussiens. Diplomate avant d’être soldat, il savait que les coalitions portent avec elles, dans des rivalités sourdes, le principe qui doit les dissoudre. La Russie et l’Autriche allaient disputer à la Prusse les lambeaux les plus précieux de la Pologne, pendant que l’armée prussienne consumerait ses forces dans la croisade des rois contre la France. Le cabinet prussien et le duc de Brunswick ne se dissimulaient pas ce danger. Une alliance avec la France, même républicaine, pouvait entrer dans les arrière-pensées du cabinet prussien. Il ne fallait pas contrister ces arrière-pensées du roi de Prusse et de sa nation, en poussant la guerre jusqu’au sang et le pas rétrograde du roi jusqu’à l’humiliation. Laisser aux Prussiens les honneurs de la guerre, en les expulsant du sol de la république, était une profonde habileté. On peut toujours se réconcilier avec un ennemi dont on n’a pas écrasé l’orgueil. La liberté avait trop d’ennemis sur le continent pour ne pas se réserver une alliance au cœur de l’Allemagne. Mais le véritable et secret motif de Dumouriez était personnel. Une guerre de chicane, qui pouvait se prolonger tout l’hiver et peut-être toute la campagne suivante contre les Prussiens, dans les Ardennes et sur la Meuse, ne convenait ni à sa situation politique ni à son ambition. Il avait besoin de deux choses : du titre de libérateur du territoire français d’abord, et de la liberté de porter ailleurs son activité et son génie. La retraite non contestée des Prussiens et un traité secret avec cette puissance lui garantissaient ces deux nécessités de sa situation. Tranquille sur ce côté de ses frontières, la Convention lui permettrait de réaliser son rêve militaire et de porter la guerre en Belgique. Vainqueur des Prussiens au dedans, il serait vainqueur des Autrichiens dans leurs propres domaines. Au titre de libérateur du territoire de la république, il ajouterait le titre de conquérant du Brabant. Rayonnant de cette double gloire, que ne pourrait-il pas tenter ou pour le roi, ou pour la république, ou pour lui-même ! Rétablirait-il Louis XVI sur un trône constitutionnel ? Élèverait-il une dynastie nouvelle, émanée du sein de la Révolution, dans la personne de ce jeune duc de Chartres, fils du duc d’Orléans, qui venait de lui apparaître au milieu du feu de Valmy comme dans une auréole d’avenir ? Abandonnerait-il la France à ses convulsions et se créerait-il lui-même une puissance indépendante dans ces provinces belges arrachées par lui à l’oppression autrichienne et aux spoliations de la France ? Il était incertain du parti qu’il prendrait, prêt seulement à se décider pour celui qui lui présenterait le mieux sa fortune. Mais avant tout il lui fallait conquérir la Belgique. Il laissa ses lieutenants suivre lentement l’armée prussienne, qui se retirait en semant ses campements et ses routes des traces de la maladie et de la mortalité qui la décimaient, et il revint triompher à Paris.


IX

Le soir de son arrivée à Paris, Dumouriez se jeta dans les bras de Danton, malgré le sang du 2 septembre dont ce ministre était couvert. Ces deux hommes se sentaient nécessaires l’un à l’autre, ils se jurèrent alliance. Danton complétait Dumouriez ; Dumouriez complétait Danton. L’un répondait de l’armée, l’autre répondait du peuple. À eux deux ils se sentaient maîtres de la Révolution.

Vers ce temps le duc de Chartres, depuis roi des Français, se présenta à l’audience du ministre de la guerre, Servan, pour se plaindre d’une injustice que lui faisaient les bureaux. Servan, malade, était dans son lit. Il écoutait avec distraction le jeune prince. Danton était présent et semblait commander au ministère de la guerre plus que le ministre lui-même. Il prit à part le duc de Chartres et lui dit tout bas : « Que faites-vous ici ? Vous voyez bien que Servan est un fantôme de ministre et qu’il ne peut ni vous servir ni vous nuire. Mais venez demain chez moi ; je vous entendrai et j’arrangerai votre affaire, moi. » Le duc de Chartres s’étant rendu le lendemain à la chancellerie, Danton le reçut avec une sorte de brusquerie paternelle : « Eh bien, jeune homme, dit-il au duc de Chartres, qu’ai-je appris ? On assure que vous tenez des discours qui ressemblent à des murmures ? que vous blâmez les grandes mesures du gouvernement ? que vous vous répandez en compassion pour les victimes, en imprécations contre les bourreaux ? Prenez-y garde, le patriotisme n’admet pas de tiédeur, et vous avez à vous faire pardonner un grand nom. » Le prince avoua avec une fermeté au-dessus de son âge que l’armée avait horreur du sang versé ailleurs que sur le champ de bataille, et que les assassinats de septembre lui paraissaient déshonorer la liberté. « Vous êtes trop jeune pour juger ces événements, répliqua Danton avec une attitude et un accent de supériorité ; pour les comprendre, il faut être à la place où nous sommes. La patrie était menacée, et pas un défenseur ne se levait pour elle ; les ennemis s’avançaient, ils allaient nous submerger ; nous avons eu besoin de mettre un fleuve de sang entre les tyrans et nous ! À l’avenir, taisez-vous ! Retournez à l’armée, battez-vous bien, mais ne prodiguez pas inutilement votre vie ; vous avez de nombreuses années devant vous ; la France n’aime pas la république, elle a les habitudes, les faiblesses et les besoins de la monarchie ; après nos orages, elle y sera ramenée par ses vices ou par ses nécessités ; qui sait ce que la destinée vous réserve ? Adieu, jeune homme. Souvenez-vous de la prédiction de Danton ! »


X

Le lendemain, Dumouriez dîna chez Roland avec les principaux Girondins. En entrant dans le salon, il présenta à madame Roland un bouquet de fleurs de laurier-rose en signe de réconciliation, et comme pour faire en elle hommage de sa victoire aux Girondins. La gloire de sa campagne éclatait sur sa mâle figure. Tous les partis voulaient s’illuminer à ses rayons. Assis entre madame Roland et Vergniaud, il reçut avec une réserve pensive les avances des convives. La guerre entre eux et les Jacobins, quoique sourde, était déjà commencée. Il ne voulait se déclarer que pour la patrie. Madame Roland lui pardonna tout. Après le dîner il se rendit à l’Opéra. Il y fut salué comme un triomphateur par les applaudissements de tout un peuple. Danton triomphait à côté de lui dans la loge du ministre de l’intérieur et semblait le présenter au peuple. Madame Roland et Vergniaud, arrivés au théâtre quelques moments plus tard, ouvrirent la loge et se disposèrent à entrer pour faire cortége au vainqueur. Mais ayant aperçu le visage sinistre de Danton à côté de Dumouriez, madame Roland fit un geste d’horreur. Elle avait cru voir la figure du crime à côté de la gloire. La gloire même lui parut souillée par le contact de Danton. Elle se retira sans être vue et entraîna Vergniaud. L’homme de septembre leur cachait l’homme de Valmy.

Un siècle semblait s’être écoulé entre le jour où Dumouriez avait quitté Paris et le jour où il y rentrait. Il avait laissé une monarchie, il trouvait une république. Après un interrègne de quelques jours, pendant lesquels la commune de Paris et l’Assemblée législative s’étaient disputé un pouvoir tombé dans la main des assassins et ramassé dans le sang par Danton seul, la Convention nationale s’était rassemblée et se préparait à agir. Élue sous le contre-coup du 10 août et sous la terreur des journées de septembre, elle était composée des hommes qui avaient horreur de la monarchie et qui ne croyaient pas à la constitution de 91 ; transaction tentée sous le nom de monarchie constitutionnelle : hommes extrêmes, seuls indiqués par l’extrémité des circonstances. Les Girondins et les Jacobins, confondus un moment dans une conspiration commune contre la royauté, avaient été nommés partout d’acclamation pour achever leur œuvre. Leur mandat était d’en finir avec le passé, d’écraser les résistances, de pulvériser le trône, l’aristocrate, le clergé, l’émigration, les armées étrangères, de jeter le défi à tous les rois et de proclamer, non plus cette souveraineté abstraite du peuple qui peut se dénaturer et se perdre dans le mécanisme compliqué des constitutions mixtes, mais cette souveraineté populaire qui va interroger, homme par homme, jusqu’au dernier des citoyens, et qui fait régner avec une irrésistible toute-puissance la pensée, la volonté ou même la passion générale. Tel était l’instinct du moment.

Tous les noms que la France avait entendu prononcer depuis le commencement de sa révolution, dans ses conseils, dans ses clubs, dans ses séditions, se retrouvaient sur la liste des membres de la Convention. La France les avait choisis, non à la modération, mais à l’ardeur ; non à la sagesse, mais à l’audace ; non à la maturité des années, mais à la jeunesse. C’était une élection désespérée. La patrie sentait que, dans les périls où sa résolution de changer la face du monde allait la jeter, il lui fallait des combattants, et non des législateurs. C’était moins un gouvernement qu’une force temporaire qu’elle voulait instituer. Pénétrée du besoin de l’énergie d’action, elle votait sciemment une grande dictature. Seulement, au lieu de donner cette dictature à un homme qui pouvait se tromper, faiblir ou trahir, elle la donnait à sept cent cinquante représentants qui lui répondaient de leur fidélité par leurs rivalités mêmes, et qui, s’observant les uns les autres, ne pourraient ni s’arrêter ni reculer sans rencontrer le soupçon du peuple et le supplice derrière eux. Ce n’était ni des lumières, ni de la justice, ni de la vertu qu’elle leur demandait, c’était de la volonté.