Chez l’auteur (p. 153-194).

LIVRE VINGT-SEPTIÈME


L’armée. — Dumouriez se maintient dans l’Argonne. — Kellermann. — Miranda. — Camp de Sainte-Menehould. — Position de Kellermann. — Le duc de Chartres. — Son portrait. — Valmy. — Victoire. — Retraite de l’armée prussienne. — Inaction. — Persévérance de Dumouriez. — Il apaise les murmures de ses troupes. — La république reconnue dans les camps.


I

Pendant que l’interrègne de la royauté à la république livrait ainsi Paris aux satellites de Danton, la France, toutes ses frontières ouvertes, n’avait plus pour salut que la forêt d’Argonne et le génie de Dumouriez.

Nous avons laissé, le 2 septembre, ce général enfermé avec seize mille hommes dans le camp de Grandpré et occupant, avec de faibles détachements, les défilés intermédiaires entre Sedan et Sainte-Menehould, par où le duc de Brunswick pouvait tenter de rompre sa ligne et de tourner sa position. Profitant, heure par heure, des lenteurs de son ennemi, il faisait sonner le tocsin dans tous les villages qui couvrent les deux revers de la forêt d’Argonne, s’efforçait d’exciter dans les habitants l’enthousiasme de la patrie, faisait rompre les ponts et les chemins par lesquels l’ennemi devait l’aborder, et abattre les arbres pour palissader les moindres passages. Mais la prise de Longwy et de Verdun, les intelligences des gentilshommes du pays avec les corps d’émigrés, la haine de la Révolution et la masse disproportionnée de l’armée coalisée, décourageaient la résistance. Dumouriez, abandonné à lui-même par les habitants, ne pouvait compter que sur ses régiments. Les bataillons de volontaires qui arrivaient lentement de Paris et des départements, et qui s’organisaient à Châlons, n’apportaient avec eux que l’inexpérience, l’indiscipline et la panique. Dumouriez craignait plus qu’il ne désirait de pareils auxiliaires. Son seul espoir était dans sa jonction avec l’armée que Kellermann, successeur de Luckner, lui amenait de Metz. Si cette jonction pouvait s’opérer derrière la forêt d’Argonne avant que les troupes du duc de Brunswick eussent forcé ce rempart naturel, Kellermann et Dumouriez, réunissant leurs forces, pouvaient opposer une masse de quarante-cinq mille combattants aux quatre-vingt-dix mille coalisés, et jouer, avec quelque espoir, le sort de la France dans une bataille.

Kellermann, digne de comprendre et de seconder cette grande pensée, servait sans jalousie le dessein de Dumouriez ; satisfait de sa part de gloire, pourvu que la patrie fût sauvée. Il se portait obliquement de Metz à l’extrémité de l’Argonne, avertissant Dumouriez de tous les pas qu’il faisait vers lui. Mais l’intelligence supérieure qui éclairait ces deux généraux restait invisible pour la masse des officiers et des troupes ; au camp même de Dumouriez on ne voyait dans cette immobilité qu’une obstination fatale à tenter l’impossible ; on y présageait l’emprisonnement certain de son armée entre les vastes corps dont le duc de Brunswick allait l’envelopper et l’étouffer. Les vivres étaient rares et mauvais. Le général lui-même mangeait le pain noir de munition. Des légumes et point de viande, de la bière et point de vin. Les maladies, suite de l’épuisement, travaillaient les troupes. Les murmures sourds aigrissaient les esprits. Les ministres, les députés, Luckner lui-même, influencés par les correspondances du camp, ne cessaient d’écrire à Dumouriez d’abandonner sa position compromise et de se retirer à Châlons. Ses amis l’avertissaient qu’une plus longue persévérance de sa part entraînerait sa destitution, et peut-être un décret d’accusation contre lui.


II

Ses propres lieutenants forcèrent un matin l’entrée de sa tente, et, lui communiquant les impressions de l’armée, lui représentèrent la nécessité de la retraite ; Dumouriez, appuyé sur lui seul, reçut ces observations avec un front sévère. « Quand je vous rassemblerai en conseil de guerre, j’écouterai vos avis, leur dit-il, mais en ce moment je ne consulte que moi-même. Seul chargé de la conduite de la guerre, je réponds de tout. Retournez à vos postes, et ne pensez qu’à bien seconder les desseins de votre général. » L’assurance du chef inspira confiance aux lieutenants. Le génie a ses mystères, qu’on respecte même en les ignorant.

De légères escarmouches toujours heureuses entre l’avant-garde des Prussiens, qui s’avançaient enfin vers la forêt, et les avant-postes de Dumouriez, rendirent la patience aux troupes : le coup de fusil et le pas de charge sont la musique des camps. Miaczinski, Stengel et Miranda repoussèrent partout les Prussiens. On connaît Miaczinski et Stengel, hommes de choix de Dumouriez. Miranda lui avait été envoyé récemment par Pétion. Le général voulut éprouver Miranda dès le premier jour : il en fut content.

Miranda, qui prit depuis une si grande part dans les succès et dans les revers de Dumouriez, était un de ces aventuriers qui n’ont que les camps pour patrie et qui portent leur bras et leurs talents à la cause qui leur semble la plus digne de leur sang. Miranda avait adopté celle des révolutions par tout l’univers. Né au Pérou, noble, riche, influent dans l’Amérique espagnole, il avait tenté jeune encore d’affranchir sa patrie du joug de l’Espagne. Réfugié en Europe avec une partie de ses richesses, il avait voyagé de nation en nation, s’instruisant dans les langues, dans la législation, dans l’art de la guerre, et cherchant partout des ennemis à l’Espagne et des auxiliaires à la liberté. La Révolution française lui avait paru le champ de bataille de ses idées. Il s’y était précipité. Lié avec les Girondins, jusque-là les plus avancés des démocrates, il avait obtenu d’eux, par Pétion et par Servan, le grade de général dans nos armées. Il brûlait de s’y faire un nom dans la guerre de notre indépendance, pour que ce nom, retentissant en Amérique, lui préparât dans sa patrie la popularité, la gloire et le rôle d’un La Fayette. Miranda, dès le premier jour de son arrivée au camp, montra cette valeur d’aventurier qui naturalise l’étranger dans une armée. Un autre étranger, le jeune Macdonald, issu d’une race militaire d’Écosse transplantée en France depuis la révolution de son pays, était aide de camp de Dumouriez. Il apprenait au camp de Grandpré, sous son chef, comment on sauve une patrie. Il apprit plus tard, sous Napoléon, comment on l’illustre ; maréchal de France à la fin de sa vie, héros à son premier pas.


III

Dumouriez amortissait, dans cette position, le choc des quatre-vingt-dix mille hommes que le roi de Prusse et le duc de Brunswick massaient au pied de l’Argonne. Il usait le temps, ce précieux élément du succès dans les guerres d’invasion. Tranquille sur son front défendu par cinq lieues de bois et de ravins infranchissables ; tranquille sur sa droite couverte par les corps de Dillon et bientôt fortifiée par les vingt mille hommes de Kellermann ; tranquille sur sa gauche garantie de toute surprise par les détachements qu’il avait placés aux quatre défilés de l’Argonne, par le corps de Miaczinski qui le flanquait à Sedan, et par l’armée du camp de Maulde que son ami le jeune et vaillant Beurnonville lui amenait à marches forcées : un hasard compromit tout.

Accablé des fatigues de corps et d’esprit, il avait oublié d’aller reconnaître de ses propres yeux, et tout près de lui, le défilé de la Croix-au-Bois, qu’on lui avait dépeint comme impraticable à des troupes, et surtout à de la cavalerie et à de l’artillerie. Il l’avait fait occuper cependant par un régiment de dragons, deux bataillons de volontaires et deux pièces de canon, commandés par un colonel. Mais, par suite d’un déplacement de corps qui rappelait au camp de Grandpré le régiment de dragons et les deux bataillons de la Croix-au-Bois, avant que le bataillon des Ardennes, qui devait les remplacer, fût arrivé à son poste, le défilé fut un moment ouvert à l’ennemi. Les nombreux espions volontaires que les émigrés avaient dans les villages de l’Argonne se hâtèrent d’indiquer cette faute au général autrichien Clairfayt. Clairfayt lança à l’instant huit mille hommes, sous le commandement du jeune prince de Ligne, à la Croix-au-Bois, et s’en empara. Quelques heures après, Dumouriez, informé de ce revers, donne au général Chazot deux brigades, six escadrons de ses meilleures troupes, quatre pièces de canon, outre les canons des bataillons, et lui ordonne d’attaquer à la baïonnette et de reprendre à tout prix le défilé. D’heure en heure, le général impatient envoie à Chazot des aides de camp pour presser sa marche et pour lui rapporter des nouvelles. Vingt-quatre heures se passent dans ce doute. Enfin, le 14, Dumouriez entend le canon sur sa gauche. Il juge au bruit qui s’éloigne que les Impériaux reculent et que Chazot s’enfonce dans la forêt. Le soir un billet de Chazot lui annonce qu’il a forcé les retranchements autrichiens, défendus avec une valeur désespérée par l’ennemi ; que huit cents morts jonchent le défilé, et que le prince de Ligne lui-même a payé de sa vie sa conquête d’un jour.

Mais à peine ce billet était-il lu au camp de Grandpré et Dumouriez s’était-il endormi sur sa sécurité, que Clairfayt, brûlant de venger la mort du prince de Ligne et de donner un assaut décisif à ce rempart de l’armée française, lance toutes ses colonnes dans le défilé, s’empare des hauteurs, foudroie la colonne de Chazot de front et sur ses deux flancs, enlève ses canons, force Chazot à déboucher de la forêt dans la plaine, le coupe de sa communication avec le camp de Grandpré, et le rejette fuyant et en déroute sur Vouziers. Au même instant le corps des émigrés attaque le général Dubouquet au défilé du Chêne-le-Populeux. Français contre Français, la valeur est égale. Les uns combattent pour sauver une patrie, les autres pour la reconquérir. Dubouquet succombe, évacue le passage et se retire sur Châlons. Ces deux désastres frappent à la fois Dumouriez. Chazot et Dubouquet semblent lui tracer la route. Le cri de son armée tout entière lui indique Châlons pour refuge. Clairfayt, à la tête de vingt mille hommes, allait lui couper sa communication avec Châlons. Le duc de Brunswick, avec soixante-dix mille Prussiens, l’enfermait des trois autres côtés dans le camp de Grandpré. Ses détachements égarés et sans retour possible réduisaient l’armée de Grandpré à quinze mille combattants. Mourir de faim dans ces retranchements, mettre bas les armes, ou se faire tuer inutilement sur une position déjà tournée, telles étaient les trois alternatives qui se présentaient seules à l’esprit du général. La route de Châlons, encore ouverte derrière lui, allait être murée par deux marches de Clairfayt. Il n’a qu’un jour pour s’y précipiter et pour atteindre cette ville. La nécessité semble lui tracer son plan de campagne ; mais ce plan est une retraite. Une retraite devant un ennemi vainqueur dans deux combats partiels, c’est incliner la fortune de la France devant l’étranger. L’audace de Danton a passé dans l’âme et dans la tactique de Dumouriez. Il conçoit en une heure un plan plus téméraire que celui de l’Argonne. Il ferme l’oreille aux conseils timides de l’art. Il n’écoute que l’enthousiasme, cet art sans règle du génie. Il s’enferme avec ses aides de camp et ses chefs de corps. Il dicte à chacun les ordres qui doivent changer la direction des généraux et des corps d’armée, et les coordonne avec sa nouvelle résolution :

À Kellermann, l’ordre de continuer sa marche et de se diriger sur Sainte-Menehould, petite ville à l’extrémité de la forêt d’Argonne, dans les dernières ondulations de terrain entre les Ardennes et la Champagne ;

À Beurnonville, l’ordre de partir de Rethel, de côtoyer la rivière d’Aisne, en évitant de se rapprocher de l’Argonne, pour préserver ses flancs d’une attaque de Clairfayt ;

À Dillon, l’ordre de défendre jusqu’à la mort les deux défilés de l’Argonne qui tiennent encore les Prussiens à distance sur la droite de Grandpré, et de lancer des troupes légères au delà de la forêt en tournant son extrémité par Passavant, afin d’étonner de ce côté la marche du duc de Brunswick, et d’être plus tôt en communication avec l’avant-garde de Kellermann ;

À Chazot, l’ordre de revenir à Autry ;

Au général Sparre, commandant à Châlons, l’ordre de former un camp en avant de Châlons avec tous les bataillons armés qui lui arriveraient de l’intérieur, réserve que Dumouriez se préparait en cas de revers dans une bataille.

Ces ordres partis, il manie ses propres troupes pour la manœuvre qu’il veut exécuter lui-même dans la nuit. Il dirige sur les hauteurs qui couvrent la gauche de Grandpré du côté de la Croix-au-Bois, où Clairfayt l’inquiète, six bataillons, six escadrons, six pièces de canon en observation contre une attaque inopinée des Autrichiens. Il fait, à la tombée de la nuit, filer silencieusement son parc d’artillerie par les deux ponts qui traversent l’Aisne, et le dirige sur les hauteurs d’Autry. Aucun mouvement apparent dans son corps d’armée ou dans ses avant-postes ne révèle à l’ennemi l’intention d’une retraite de l’armée française.

Le prince de Hohenlohe fait demander une entrevue à Dumouriez dans la soirée pour juger de l’état de cette armée : Dumouriez l’accorde. Il se fait remplacer dans cette conférence par le général Duval, dont l’âge avancé, les cheveux blancs, la haute taille, l’attitude martiale et majestueuse, imposent au général autrichien. Duval affecte la contenance de la sécurité. Il annonce au prince que Beurnonville arrive le lendemain avec dix-huit mille hommes, et que Kellermann arrive à la tête de trente mille combattants. Découragé dans ses tentatives de négociations par l’attitude de Duval, le général autrichien se retire convaincu que Dumouriez attendra le combat dans son camp.


IV

À minuit, Dumouriez sort à cheval du château de Grandpré, qu’il habitait, et monte à son camp, au milieu des plus épaisses ténèbres. Le camp dormait. Il défend aux tambours de battre, aux trompettes de sonner. Il fait passer de bouche en bouche et à demi-voix l’ordre de plier les tentes et de prendre les armes. L’obscurité et la confusion ralentissent la formation des colonnes. Mais avant la première lueur du jour l’armée est en marche ; les troupes passent en deux colonnes les ponts de Senuc et de Grandchamp et se rangent en bataille sur les hauteurs d’Autry. Désormais couvert par l’Aisne, Dumouriez regarde si l’ennemi le suit. Mais le mystère qui a enveloppé son mouvement a déconcerté le duc de Brunswick et Clairfayt. L’armée coupe les ponts derrière elle, se remet en route et campe à Dommartin, à quatre lieues de Grandpré. Deux fois réveillé dans la nuit par des paniques soudaines semées par la trahison ou par la peur, Dumouriez remonte deux fois à cheval, court au bruit, se fait voir à ses troupes, les harangue, les rassure, rétablit l’ordre, fait allumer de grands feux à la lueur desquels les soldats se reconnaissent et se rallient, et transmet à tous les cœurs la confiance et l’intrépidité de son âme. Le lendemain il fait disperser par le général Duval un nuage de hussards prussiens. Ces hussards avaient assailli et mis en déroute pendant la nuit le corps du général Chazot, qui se croyait attaqué par toute l’armée ennemie. Les fuyards, s’échappant dans toutes les directions, étaient allés semer jusqu’à Reims le bruit d’une déroute complète de l’armée française. Le général, ayant fait ramener par sa cavalerie quelques-uns uns de ces semeurs de panique, les dépouilla de leur habit d’uniforme, leur fit raser les cheveux et les sourcils et les renvoya du camp, en les déclarant indignes de combattre pour la patrie. Après cette exécution, qui punissait la lâcheté par le mépris et qui rappelait les leçons de César à ses légions, Dumouriez reprit sa marche et entra le 17 dans son camp de Sainte-Menehould.


V

Le camp de Sainte-Menehould, dont le génie de Dumouriez fit l’écueil des coalisés, semble avoir été dessiné par la nature pour servir de citadelle à une poignée de soldats patriotes contre une armée innombrable et victorieuse. C’est un plateau élevé, d’environ une lieue carrée, précédé, du côté qui fait face à l’ennemi, d’une vallée creuse, étroite et profonde, semblable au fossé d’un rempart ; protégé sur ses deux flancs, à droite par le lit de l’Aisne, à gauche par des étangs et des marais infranchissables à l’artillerie. Le derrière de ce camp est assuré par des branches marécageuses de la rivière d’Auve. Au delà de ces eaux bourbeuses et de ces frontières s’élève un terrain solide et étroit qui peut servir d’assiette à un second camp. Le général réservait ce second camp à Kellermann. Du bois, de l’eau, des fourrages, des farines, des viandes salées, de l’eau-de-vie, des munitions amenées en abondance par les deux routes de Reims et de Châlons, pendant qu’elles restaient libres, donnaient sécurité au général, gaieté aux soldats. Dumouriez avait étudié cette position pendant les loisirs du camp de Grandpré. Il s’y établit avec cette infaillibilité de coup d’œil d’un homme qui connaît le terrain et qui s’empare sans hésitation du succès. Un bataillon fut jeté dans le château escarpé de Saint-Thomas, qui terminait et couvrait sa droite ; trois bataillons et un régiment de cavalerie à Vienne-le-Château ; des batteries établies sur le front du camp qui enfilaient le vallon ; son avant-garde se posta sur les hauteurs qui dominent, au delà du vallon, le petit ruisseau de la Tourbe ; quelques postes perdus sur la route de Châlons, pour maintenir le plus longtemps possible sa communication avec cette ville, son arsenal et sa place de recrutement. Ces dispositions faites, et le quartier général installé à Sainte-Menehould, au centre de l’armée, Dumouriez, inquiet des bruits de sa prétendue déroute, semés par les fuyards de Grandpré jusqu’à Paris, songe à écrire à l’Assemblée : « J’ai été obligé, écrit-il au président, d’abandonner le camp de Grandpré. La retraite était accomplie, lorsqu’une terreur panique s’est répandue dans l’armée. Dix mille hommes ont fui devant quinze cents hussards prussiens. Tout est réparé. Je réponds de tout. »

Pendant que Dumouriez prenait ainsi possession du dernier champ de bataille qui restait à la France, et y disposait d’avance la place où Kellermann et Beurnonville devaient s’y rallier à son noyau de troupes pour vaincre ou tomber avec lui, la fortune trompait encore une fois sa prudence et semblait se complaire à déjouer son génie. À la nouvelle de la retraite de Grandpré, Kellermann, croyant Dumouriez battu, et craignant de tomber, en se rapprochant de l’extrémité de l’Argonne, dans les masses prussiennes qu’il supposait au delà de ce défilé, avait rétrogradé jusqu’à Vitry. Les courriers de Dumouriez le rappelaient heure par heure. Il avançait de nouveau, mais avec la lenteur d’un homme qui craint un piége à chaque pas. Kellermann n’avait pas le secret de la fortune de Dumouriez. Il hésitait en obéissant. D’un autre côté, l’ami et le confident de Dumouriez, Beurnonville, qui s’avançait de Rethel sur Grandpré avec l’armée auxiliaire du camp de Maulde, avait rencontré les fuyards du corps de Chazot. Déconcerté par leurs récits d’une déroute complète de son général, Beurnonville s’était porté avec quelques cavaliers sur une colline d’où l’on apercevait l’Argonne et les mamelons nus qui s’étendent de Grandpré à Sainte-Menehould.

C’était dans la matinée du 17, à l’heure où l’armée de Dumouriez filait de Dommartin sur Sainte-Menehould. À l’aspect de cette colonne de troupes qui serpentait dans la plaine et dont la distance et la brume empêchaient de distinguer les uniformes et les drapeaux, Beurnonville ne douta pas que ce ne fût l’armée prussienne marchant à la poursuite des Français. Il changea de route, doubla le pas et se dirigea sur Châlons pour s’y rallier à son général. Informé à Châlons de son erreur par un aide de camp, Beurnonville ne donna que douze heures de repos à ses troupes harassées, et arriva le 19 avec les neuf mille hommes aguerris qu’il ramenait de si loin au champ de bataille. Dumouriez crut ressaisir la victoire en revoyant ces braves soldats qu’il appelait ses enfants et qui l’appelaient leur père. Il se porta à cheval à la rencontre de Beurnonville. Du plus loin que la colonne l’aperçut, officiers, sous-officiers, soldats, oubliant leurs fatigues et agitant leurs chapeaux au bout de leurs sabres et de leurs baïonnettes, saluèrent d’une immense acclamation leur premier chef. Dumouriez les passa en revue. Il reconnaissait tous les officiers par leurs noms, tous les soldats par leurs visages. Ces bataillons et ces escadrons qu’il avait patiemment formés, disciplinés, habitués au feu pendant les lentes temporisations de Luckner à l’armée du Nord, défilèrent devant lui couverts de la poussière de leur longue marche, les chevaux amaigris, les uniformes déchirés, les souliers usés, mais les armes complètes et polies comme dans un jour de parade.

Quand les officiers d’état-major eurent assigné à chaque corps sa position, et que les armes furent en faisceaux devant le front des tentes, ces soldats, plus pressés de revoir leur général que de manger la soupe, entourèrent tumultuairement Dumouriez, les uns flattant de la main l’épaule de son cheval, les autres baisant sa botte, ceux-ci lui prenant familièrement la main en la serrant comme celle d’un ami retrouvé, ceux-là lui demandant s’il les mènerait bientôt au combat, tous faisant éclater dans leurs yeux et sur leurs physionomies cet attachement familier qu’un chef aimé de ses soldats change, quand il le veut, en héroïsme. Dumouriez, qui connaissait le cœur du soldat, vieux soldat lui-même, fomentait, au lieu de la réprimer, du regard, du sourire, de la main, cette familiarité militaire qui n’ôte rien au respect et qui ajoute au dévouement des troupes. Il les remercia, les encouragea, et leur jeta à propos quelques brèves et soldatesques reparties, qui, transmises de bouche en bouche et de groupe en groupe, circulèrent comme le mot d’ordre de la gaieté dans le camp et allèrent réjouir le bivouac des bataillons. Les soldats du camp de Grandpré, témoins des marques d’attachement que les soldats du camp de Maulde donnaient à leur général, sentirent s’accroître en eux une confiance que Dumouriez commençait seulement à conquérir. L’extérieur, la cordialité militaires, l’attitude, le geste, la parole de cet homme de guerre, prenaient sur les troupes un tel empire que les deux camps, jaloux des préférences de leur chef, rivalisèrent en peu de jours à qui mériterait mieux d’être appelés ses enfants. Il avait du cœur pour ses soldats ; ses soldats avaient de la tendresse pour leur chef. Leur enthousiasme était un besoin pour lui ; il l’allumait d’un regard. Il ne les maniait pas comme des machines, mais comme des hommes.


VI

Dumouriez n’avait pas dégagé encore son cheval, quand Westermann et Thouvenot, ses deux officiers de confiance dans son état-major, vinrent lui annoncer que l’armée prussienne en masse avait dépassé la pointe de l’Argonne et se déployait sur les collines de la Lune, de l’autre côté de la Tourbe, en face de lui. Au même instant le jeune Macdonald, son aide de camp, envoyé l’avant-veille sur la route de Vitry, accourut au galop et lui apporta l’heureuse nouvelle de l’approche de Kellermann si longtemps attendu. Ce général, à la tête de vingt mille hommes de l’armée de Metz et de quelques milliers de volontaires de la Lorraine, n’était plus qu’à deux heures de distance. Ainsi la fortune de la Révolution et la fortune de Dumouriez, se secondant l’une l’autre, amenaient à heure fixe et au point marqué, des deux extrémités de la France et du fond de l’Allemagne, les forces qui devaient assaillir l’empire et les forces qui devaient le défendre. Le compas et l’aiguille n’auraient pas mieux réglé le lieu et la minute de la jonction que ne l’avaient fait le génie prévoyant et l’infatigable patience de Dumouriez. C’était le rendez-vous de quatre armées sous le doigt d’un homme. À l’instant même, Dumouriez, rappelant à lui ses détachements isolés, se prépara à la lutte par la concentration de toutes ses forces éparses. Le général Dubouquet, posté au défilé de l’Argonne appelé le Chêne-le-Populeux, et que la trouée de Clairfayt à la Croix-au-Bois avait coupé de l’armée principale, s’était retiré avec ses trois mille hommes à Châlons. Ce général, en arrivant dans cette ville, où il croyait, comme Beurnonville, rejoindre Dumouriez, n’y avait trouvé que dix bataillons de fédérés et de volontaires arrivés de Paris. Ces bataillons, à la nouvelle de la retraite de l’armée, s’ameutèrent contre leurs chefs, coupèrent la tête à quelques-uns de leurs officiers, entraînèrent les autres, pillèrent les magasins de l’armée, arrachèrent les marques de leurs grades aux commandants des troupes de ligne, assassinèrent le colonel du régiment de Vexin, qui voulut défendre ses épaulettes, et enfin se débandèrent et reprirent en hordes confuses le chemin de Paris, proclamant partout la trahison de Dumouriez et demandant sa tête. Ces bataillons étaient ceux qui avaient ensanglanté dans leur marche les villes de Meaux, de Soissons et de Reims.

Dumouriez redoutait pour l’armée le contact et la contagion de pareilles bandes. Elles semaient la sédition partout où elles avaient été recrutées. Les vrais soldats les méprisaient. Héros de carrefours, traînards d’armée, ardents à l’émeute, lâches au combat. Dubouquet reçut l’ordre d’en laisser écouler la lie et d’en retirer seulement ce petit nombre d’hommes jeunes et braves qu’un véritable enthousiasme patriotique avait portés à s’enrôler. Il devait les réunir en réserve sous Châlons, les organiser, les armer, les aguerrir et les tenir sous sa main, mais hors du camp de Dumouriez.

Le général Stengel, après avoir ravagé le pays entre l’Argonne et Sainte-Menehould pour affamer les Prussiens, se replia au delà de la Tourbe, et se posta avec l’avant-garde sur les monticules de Lyron, en face des collines de la Lune, où le duc de Brunswick s’était établi. Le camp de Dampierre, séparé de celui de Dumouriez par les branches et les marécages de l’Auve, fut désigné à Kellermann. Mais, soit qu’il se trompât sur l’emplacement du camp qu’on lui avait tracé, soit qu’il voulût marquer son indépendance dans le concours même qu’il apportait à son collègue, Kellermann dépassa le camp de Dampierre et plaça son armée entière, tentes, équipages, artillerie, sur les hauteurs de Valmy, en avant du camp de Dampierre, à la gauche de celui de Sainte-Menehould. La ligne de campement de Kellermann, plus rapprochée de l’ennemi par son extrémité gauche, touchait par son extrémité droite à la ligne de Dumouriez, et formait ainsi avec l’armée principale un angle rentrant dans lequel l’ennemi ne pouvait lancer ses colonnes d’attaque sans être foudroyé à la fois et sur les deux flancs par l’artillerie des deux corps français. Dumouriez, s’apercevant à l’instant que Kellermann, trop engagé et trop isolé sur le plateau de Valmy, pouvait être tourné par les masses prussiennes, envoya le général Chazot, à la tête de huit bataillons et huit escadrons, pour se poster derrière la hauteur de Gizaucourt et se mettre aux ordres de Kellermann. Il ordonna au général Stengel et à Beurnonville de se développer avec vingt-six bataillons sur la droite de Valmy, où son coup d’œil lui montrait d’avance le point d’attaque du duc de Brunswick. L’isolement de Kellermann se trouva ainsi corrigé, et Valmy lié par la droite et par la gauche à l’armée principale. Le plan de Dumouriez, légèrement et heureusement modifié par la témérité de son collègue, était accompli. Ce plan se révélait du premier regard à l’intelligence de l’homme de guerre et de l’homme politique. Le défi était porté par quarante-cinq mille hommes aux quatre-vingt-dix mille combattants de la coalition.


VII

L’armée française avait son flanc droit et sa retraite couverts par l’Argonne, inabordable à l’ennemi et qui se défendait par ses ravins et ses forêts. Le centre, hérissé de batteries et d’obstacles naturels, était inexpugnable. L’aile gauche, détachée en potence, s’avançait seule comme pour provoquer le combat ; mais, solidement appuyée par la masse de l’armée, tous les corps pouvaient circuler autour d’elle à l’abri de l’Auve et des mamelons de Lyron, comme dans des chemins couverts. L’armée faisait face à la Champagne. Elle avait encore derrière elle la route libre sur Châlons et sur la Lorraine. Vivres, renforts, munitions lui étaient assurés dans un pays riche en grains et en fourrages. Dans cette position, si habilement et si patiemment préméditée, Dumouriez répondait aux deux hypothèses de la campagne des coalisés, et bravait le génie déconcerté ou usé du duc de Brunswick.

« Ou les Prussiens, disait-il, voudront combattre, ou ils voudront marcher sur Paris. S’ils veulent combattre, ils trouveront l’armée française dans un camp retranché pour champ de bataille. Obligés pour attaquer le centre de passer l’Auve, la Tourbe et la Bionne sous le feu de mes redoutes, ils prêteront le flanc à Kellermann, qui écrasera leurs colonnes d’attaque entre ses bataillons descendus de Valmy et les batteries de mon corps d’armée. S’ils veulent négliger l’armée française, la couper de Paris en marchant sur Châlons, l’armée, changeant de front, les suivra en se grossissant sur le chemin de Paris. Les renforts de l’armée du Rhin et de l’armée du Nord, qui sont en marche ; les bataillons de volontaires épars, que je rallierai en avançant à travers les provinces soulevées, porteront le nombre des combattants à soixante ou soixante-dix mille hommes. Les Prussiens, coupés de leur base d’opérations, obligés de ravager, pour vivre, l’aride Champagne, marchant à travers un pays ennemi et sur une terre pleine d’embûches, n’avanceront qu’en hésitant et s’affaibliront à chaque pas. Chaque pas me donnera de nouvelles forces. Je les atteindrai sous Paris. Une armée d’invasion placée entre une capitale de six cent mille âmes qui ferme ses portes et une armée nationale qui lui ferme le retour, est une armée anéantie. La France sera sauvée au cœur de la France, au lieu d’être sauvée aux frontières, mais elle sera sauvée. »


VIII

Ainsi raisonnait Dumouriez, quand les premiers coups de canon prussien, retentissant au pied des hauteurs de Valmy, vinrent lui annoncer que le duc de Brunswick avait senti le danger de s’avancer en laissant derrière lui une armée française, et qu’il attaquait Kellermann.

Ce n’était pas le duc de Brunswick, cependant, qui avait commandé l’attaque, c’était le roi de Prusse. Impatient de gloire, lassé des temporisations de son généralissime, honteux de l’hésitation de son drapeau devant une poignée de patriotes français, provoqué par les instances des émigrés, qui lui montraient Paris comme le tombeau de la Révolution, et l’armée de Dumouriez comme une bande de soldats factieux dont les tâtonnements du duc de Brunswick faisaient seuls toute la valeur, le roi avait forcé la main au duc. L’armée prussienne, que le généralissime voulait déployer lentement de Reims à l’Argonne, parallèlement à l’armée française, reçut ordre de se porter en masse sur les positions de Kellermann. Elle marcha le 19 à Somme-Tourbe et y passa la nuit sous les armes. Le bruit s’était répandu au quartier général du roi de Prusse que les Français méditaient leur retraite sur Châlons et que les mouvements qu’on apercevait dans leur ligne n’avaient d’autre but que de masquer cette marche rétrograde. Le roi s’indigna d’un plan de campagne qui les laissait toujours échapper. Il crut surprendre Dumouriez dans la fausse attitude d’une armée qui lève son camp. Le duc de Brunswick, dont l’autorité militaire commençait à souffrir du peu de succès de ses précédentes manœuvres, employa en vain le général Kœler à modérer l’ardeur du roi. L’attaque fut résolue.

Le 20, à six heures du matin, le duc marcha à la tête de l’avant-garde prussienne sur Somme-Bionne, dans l’intention de déborder Kellermann et de lui couper sa retraite par la grande route de Châlons. Un brouillard épais d’automne flottait sur la plaine, dans les gorges humides où coulent les trois rivières, dans les ravins creux qui séparaient les deux armées, et ne laissait que les sommités des mamelons et les crêtes des collines éclater de lumière au-dessus de cet océan de brume. Ce brouillard, qui ne permettait aux regards qu’un horizon de quelques pas, masquait entièrement l’un à l’autre les mouvements des deux armées. Un choc inattendu de la cavalerie des deux avant-gardes révéla seul, dans ces ténèbres, la marche des Prussiens aux Français. Après une mêlée rapide et quelques coups de canon, l’avant-garde française se replia sur Valmy et informa Kellermann de l’approche de l’ennemi. Le duc de Brunswick continua son mouvement, atteignit la grande route de Châlons, la dépassa et déploya successivement l’armée entière en deçà et au delà de cette route. À sept heures, le brouillard s’étant soudainement dissipé laissa voir aux deux généraux leur situation réciproque.


IX

L’armée de Kellermann était accumulée en masse sur le plateau et en arrière du moulin de Valmy. Cette position aventurée s’avançait comme un cap au milieu des lignes de baïonnettes prussiennes. Le général Chazot n’était pas encore arrivé avec ses vingt-six bataillons pour flanquer la gauche de Kellermann. Le général Leveneur, qui devait flanquer sa droite et la relier à l’armée de Dumouriez, s’avançait avec hésitation et à pas lents, craignant d’attirer par son faible corps tout le poids des masses prussiennes qu’il apercevait en bataille devant lui. Le général Valence, commandant la cavalerie de Kellermann, se déployait sur une seule ligne avec un régiment de carabiniers, quelques escadrons de dragons et quatre bataillons de grenadiers, entre Gizaucourt et Valmy, masquant ainsi tout l’intervalle que Kellermann ne pouvait couvrir et où ce général était attendu. Les lignes de Kellermann se formaient au centre sur les hauteurs. Sa nombreuse artillerie hérissait de ses pièces les abords du moulin de Valmy, centre et clef de sa position. Presque enveloppé par les lignes demi-circulaires et toujours grossissantes de l’ennemi, embarrassé, sur cette élévation trop étroite, de ses vingt-deux mille hommes, de ses chevaux, de ses équipages et de ses canons, Kellermann ne pouvait développer les bras de son armée. Le choc qui s’avançait ressemblait plus à l’assaut d’une brèche défendue par une masse d’assiégés qu’au champ de bataille préparé pour les évolutions de deux armées.

Du haut de ce plateau, Kellermann voyait sortir successivement de la brume blanche du matin et briller au soleil la nombreuse cavalerie prussienne. Elle filait par escadrons en tournant le monticule de Gizaucourt, et menaçait de l’envelopper comme dans un filet s’il venait à être forcé dans sa position. Des bataillons d’infanterie contournaient également le plateau de Valmy. Vers dix heures, le duc de Brunswick ayant formé toute son armée sur deux lignes et conçu le plan de sa journée, on vit se détacher du centre et s’avancer vers les pentes de Gizaucourt et de la Lune une avant-garde composée d’infanterie, de cavalerie et de trois batteries. Le duc de Brunswick, à cheval, entouré d’un groupe d’officiers, dirigeait lui-même ce mouvement. L’armée reforma sa ligne. De nouvelles troupes comblèrent le vide que ce corps détaché laissait dans le centre. À l’aide de lunettes d’approche on distinguait le roi lui-même, en uniforme de général, monté sur un cheval de bataille et reformant en arrière deux fortes colonnes d’attaque qu’il animait du geste et de l’épée.


X

Tel était l’horizon de tentes, de baïonnettes, de chevaux, de canons, d’état-major, qui se déroulait au loin sur les mamelons blanchâtres et dans les ravins creux de la Champagne, le 20 septembre, au milieu du jour. À la même heure, la Convention, entrant en séance, allait délibérer sur la monarchie ou sur la république. Au dedans, au dehors, la France et la liberté se jouaient avec le sort.

L’aspect extérieur des deux armées semblait déclarer d’avance l’issue de la campagne contre nous. Du côté des Prussiens quatre-vingt-dix mille combattants de toutes armes ; une tactique héritage du grand Frédéric, vivant encore dans ses lieutenants ; une discipline qui changeait les bataillons en machines de guerre, et qui, anéantissant toute volonté individuelle dans le soldat, l’assouplissait à la pensée et à la voix de ses officiers ; une infanterie que sa liaison avec elle-même rendait solide et impénétrable comme des murailles de fer ; une cavalerie montée sur les magnifiques chevaux de la Frise et du Mecklembourg, dont la docilité sous la main, l’ardeur modérée et le sang-froid intrépide ne s’effarouchent ni du bruit, ni du feu de l’artillerie, ni des éclairs de l’arme blanche ; des officiers formés dès l’enfance au métier des combats, nés pour ainsi dire dans l’uniforme, connaissant leurs troupes, en étant connus, et exerçant sur leurs soldats le double ascendant de la noblesse et du commandement ; pour auxiliaires, les régiments d’élite de l’armée autrichienne récemment accourus des bords du Danube, où ils venaient de s’aguerrir contre les Turcs ; une noblesse française émigrée, portant avec elle tous les grands noms de la monarchie, dont chaque soldat combattait pour sa propre cause et avait son injure à venger, son roi à sauver, sa patrie à recouvrer au bout de sa baïonnette ou à la pointe de son sabre ; des généraux prussiens, tous élèves d’un roi militaire, ayant à maintenir la supériorité de leur renom en Europe ; un généralissime que l’Allemagne proclamait son Agamemnon et que le génie de Frédéric couvrait d’un prestige d’invincibilité ; enfin, un roi brave, adoré de son peuple, cher à ses troupes, vengeur de la cause de tous les rois, accompagné des représentants de toutes les cours sur le champ de bataille, et suppléant à l’inexpérience de la guerre par une intrépidité personnelle qui oubliait son rang pour ne se souvenir que de son honneur : voilà l’armée prussienne.


XI

Dans le camp français, une infériorité numérique de un contre deux ; des régiments réduits à trois ou quatre cents hommes par l’effet des lois de 1790, qui avaient supprimé les engagements à prix d’argent ; ces régiments privés de leurs meilleurs officiers par l’émigration, qui en avait entraîné plus de la moitié sur la terre ennemie, et par la création soudaine de cent bataillons de volontaires, à la tête desquels on avait placé les officiers restés en France comme officiers instructeurs ; ces bataillons et ces régiments sans esprit de corps, se regardant avec jalousie ou avec mépris ; deux esprits dans la même armée, l’esprit de discipline dans les vieux cadres, l’esprit d’insubordination dans les nouveaux bataillons ; les officiers anciens suspects à leurs soldats, les soldats redoutés de leurs officiers ; la cavalerie, mal montée et mal équipée ; l’infanterie, instruite et solide dans les régiments, novice et faible dans les bataillons ; la solde arriérée et payée en assignats dépréciés ; les armes insuffisantes ; les uniformes divers, usés, déchirés, souvent en lambeaux ; beaucoup de soldats manquant de chaussures, et remplaçant les semelles de leurs souliers par des poignées de foin liées autour des jambes avec des cordes ; ces corps arrivant de différentes armées et de provinces diverses, inconnus les uns aux autres, sachant à peine le nom des généraux sous lesquels on les avait embrigadés ; ces généraux ou jeunes ou téméraires, passés sans transition de l’obéissance au commandement, ou vieux et routiniers, ne pouvant plier leurs habitudes méthodiques aux hardiesses de guerres désespérées ; enfin, à la tête de cette armée incohérente, un général en chef de cinquante-trois ans, nouveau dans la guerre, dont tout le monde avait le droit de douter, en défiance à ses troupes, en rivalité avec son principal lieutenant, en lutte avec son propre gouvernement ; dont le plan audacieux et patient n’était compris par personne, et qui n’avait encore ni un service dans son passé, ni le nom d’une victoire sur son épée pour se faire pardonner le commandement : voilà les Français à Valmy. Mais l’enthousiasme de la patrie et de la Révolution battait dans le cœur de cette armée, et le génie de la guerre inspirait l’âme de Dumouriez.


XII

Inquiet sur la position de Kellermann, Dumouriez, à cheval dès le point du jour, visitait sa ligne, échelonnait ses corps entre Sainte-Menehould et Gizaucourt, et galopait vers Valmy pour mieux juger par lui-même des intentions du duc de Brunswick et du point où les Prussiens concentreraient leur effort. Il y trouva Kellermann donnant ses derniers ordres aux généraux qui à sa gauche et à sa droite allaient avoir la responsabilité de la journée. L’un était le général Valence, l’autre était le duc de Chartres.

Valence, attaché à la maison d’Orléans, avait épousé la fille de madame de Genlis. Député de la noblesse aux états généraux, il avait servi de ses opinions la cause de la liberté. Depuis la guerre, il la servait de son sang. D’abord colonel de dragons, jeune, actif, gracieux comme un aristocrate, patriote comme un citoyen, brave comme un soldat, il maniait la cavalerie avec audace, et avait commandé l’avant-garde de Luckner à Courtrai. Son coup d’œil militaire, ses études, l’aplomb de son esprit, le rendaient capable de commander en chef un corps d’armée. On pouvait lui confier le salut d’une position.

Le duc de Chartres était le fils aîné du duc d’Orléans. Né dans le berceau même de la liberté, nourri de patriotisme par son père, il n’avait pas eu à faire son choix entre les opinions. Son éducation avait fait ce choix pour lui. Il avait respiré la Révolution ; mais il ne l’avait pas respirée au Palais-Royal, foyer des désordres domestiques et des plans politiques de son père. Son adolescence s’était écoulée studieuse et pure dans les retraites de Belle-Chasse et de Passy, où madame de Genlis gouvernait l’éducation des princes de la maison d’Orléans. Jamais femme ne confondit si bien en elle l’intrigue et la vertu, et n’associa une situation plus suspecte à des préceptes plus austères. Odieuse à la mère, favorite du père, mentor des enfants, à la fois démocrate et amie d’un prince, ses élèves sortirent de ses leçons pétris de la double argile du prince et du citoyen. Elle façonna leur âme sur la sienne. Elle leur donna beaucoup de lumières, beaucoup de principes, beaucoup de calcul. Elle glissa de plus dans leur nature cette adresse avec les hommes et cette souplesse avec les événements qui laissent reconnaître à jamais l’empreinte de la main d’une femme habile sur les caractères qu’elle a touchés. Le duc de Chartres n’eut point de jeunesse. L’éducation supprimait cet âge dans les élèves de madame de Genlis. La réflexion, l’étude, la préméditation de toutes les pensées et de tous les actes, y remplaçaient la nature par l’étude et l’instinct par la volonté. Elle faisait des hommes, mais des hommes factices. À dix-sept ans, le jeune prince avait la maturité des longues années. Colonel en 1791, il avait déjà mérité deux couronnes civiques de la ville de Vendôme, où il était en garnison, pour avoir sauvé, au péril de ses jours, la vie à deux prêtres dans une émeute, et à un citoyen dans le fleuve. Assidu aux séances de l’Assemblée constituante, affilié par son père aux Jacobins, il assistait dans les tribunes aux ondulations des assemblées populaires. Il semblait emporté lui-même par les passions qu’il étudiait ; mais il dominait ses emportements apparents. Toujours assez dans le flot du jour pour être national, et assez en dehors pour ne pas souiller son avenir. Sa famille était la meilleure partie de son patriotisme. Il en avait le culte et même le dévouement. À la nouvelle de la suppression du droit d’aînesse, il s’était jeté dans les bras de ses frères : « Heureuse loi, avait-il dit, qui permet à des frères de s’aimer sans jalousie ! Elle ne fait que m’ordonner ce que mon cœur avait déclaré d’avance. Vous le saviez tous, la nature avait fait entre nous cette loi ! » La guerre l’avait entraîné heureusement dans les camps, où tout le sang de la Révolution était pur. Son père avait demandé qu’il servît sous le général Biron, son ami. Il s’était signalé par sa fermeté dans ces premiers tâtonnements militaires de la demi-campagne de Luckner en Belgique. À vingt-trois ans, nommé général de brigade, à titre d’ancienneté, dans une armée où les anciens colonels avaient presque tous émigré, il avait suivi Luckner à Metz. Appelé par Servan au commandement de Strasbourg : « Je suis trop jeune, répondit-il, pour m’enfermer dans une place. Je demande à rester dans l’armée active. » Kellermann, successeur de Luckner, avait pressenti sa valeur et lui avait confié une brigade de douze bataillons d’infanterie et de douze escadrons de cavalerie.


XIII

Le duc de Chartres s’était fait accepter des anciens soldats comme prince, des nouveaux comme patriote, de tous comme camarade. Son intrépidité était raisonnée. Elle ne l’emportait pas, il la guidait. Elle lui laissait la lumière du coup d’œil et le sang-froid du commandement. Il allait au feu sans presser et sans ralentir le pas. Son ardeur n’était pas de l’élan, mais de la volonté. Elle était réfléchie comme un calcul et grave comme un devoir. Sa taille était élevée, sa stature solide, sa tenue sévère. L’élévation du front, le bleu de l’œil, l’ovale du visage, l’épaisseur majestueuse mais un peu lourde du menton, rappelaient en lui le Bourbon et faisaient souvenir du trône. Le cou souvent incliné, l’attitude modeste du corps, la bouche un peu pendante aux deux extrémités, le coup d’œil adroit, le sourire caressant, le geste gracieux, la parole facile, rappelaient le fils d’un complaisant de la multitude, et faisaient souvenir du peuple. Sa familiarité, martiale avec l’officier, soldatesque avec les soldats, patriotique avec les citoyens, lui faisait pardonner son rang. Mais, sous l’extérieur d’un soldat du peuple, on apercevait au fond de son regard une arrière-pensée de prince du sang. Il se livrait à tous les accidents d’une révolution avec cet abandon complet, mais habile, d’un esprit consommé. On eût dit qu’il savait d’avance que les événements brisent ceux qui leur résistent, mais que les révolutions, comme les vagues, rapportent souvent les hommes où elles les ont pris. Bien faire ce que la circonstance indiquait, en se fiant du reste à l’avenir et à son rang, était toute sa politique. Machiavel ne l’eût pas mieux conseillé que sa nature. Son étoile ne l’éclairait jamais qu’à quelques pas devant lui. Il ne lui demandait ni plus de lumière, ni plus d’éclat. Son ambition se bornait à savoir attendre. Sa providence était le temps ; né pour disparaître dans les grandes convulsions de son pays, pour survivre aux crises, pour déjouer les partis déjà fatigués, pour satisfaire et pour amortir les révolutions. À travers sa bravoure, son enthousiasme exalté pour la patrie, on craignait d’entrevoir en perspective un trône relevé sur les débris et par les mains d’une république. Ce pressentiment, qui précède les hautes destinées et les grands noms, semblait révéler de loin à l’armée que, de tous les hommes qui s’agitaient alors dans la Révolution, celui-là pouvait être un jour le plus utile ou le plus fatal à la liberté.

Dumouriez, qui avait entrevu le jeune duc de Chartres à l’armée de Luckner, l’observa attentivement dans cette occasion, fut frappé de son sang-froid et de sa lucidité dans l’action, pressentit une force dans cette jeunesse, et résolut de se l’attacher.


XIV

Les Prussiens couronnaient les crêtes des hauteurs de la Lune et commençaient à en descendre en ordre de bataille. Les vieux soldats du grand Frédéric, lents et mesurés dans leurs mouvements, ne montraient aucune impétuosité et ne donnaient rien au hasard. Leurs bataillons marchaient d’une seule pièce et se profilaient en lignes géométriques et à angles droits comme des bastions. Ils semblaient hésiter à aborder de près un ennemi qu’ils dépassaient deux fois en nombre et en tactique, mais dont ils redoutaient la témérité ou le désespoir.

De leur côté, les Français ne contemplaient pas sans un certain ébranlement d’imagination cette armée immense, jusque-là invincible, avançant silencieusement sa première ligne en colonnes et déployant ses deux ailes pour foudroyer leur centre et leur couper toute retraite soit sur Châlons, soit sur Dumouriez. Les soldats restaient immobiles sur leurs positions, craignant de dégarnir par un faux mouvement le champ de bataille étroit où ils pouvaient se défendre, mais où ils n’osaient manœuvrer. Descendus à mi-côte de la colline de la Lune, les Prussiens s’arrêtèrent. Leurs compagnies de sapeurs aplanirent le terrain en larges plates-formes, et l’artillerie, débouchant à travers les bataillons qui s’ouvrirent, porta au galop sur le front des colonnes quarante-huit bouches à feu divisées en quatre batteries, trois de canons et une d’obusiers. Une autre batterie de même force, qui prenait en flanc les lignes françaises, restait encore cachée sous un flocon de brouillard, sur la droite des Prussiens, et ne tarda pas à déchirer de la commotion de ses salves la brume qui l’enveloppait. Le feu commença à la fois de front et de flanc.

À ce feu, l’artillerie de Kellermann s’ébranle et s’établit en avant de l’infanterie. Plus de vingt mille boulets, échangés pendant deux heures par cent vingt pièces de canon, labourent le sol des deux collines opposées, comme si les deux artilleries eussent voulu faire brèche aux deux montagnes. L’épaisse fumée de la poudre, la poussière élevée par le choc des boulets qui émiettaient la terre, rampant sur le flanc des deux coteaux et rabattues par le vent dans la gorge, empêchaient les artilleurs de viser juste et trompaient souvent les coups. On se combattait du fond de deux nuages, et l’on tirait au bruit plus qu’à la vue. Les Prussiens, plus découverts que les Français, tombaient en plus grand nombre autour des pièces. Leur feu se ralentissait. Kellermann, qui épiait le moindre symptôme d’ébranlement de l’ennemi, croit reconnaître quelque confusion dans ses mouvements. Il s’élance à cheval à la tête d’une colonne pour s’emparer de ces pièces. Une nouvelle batterie, masquée par un pli du terrain, éclate sur le front de sa colonne. Son cheval, le poitrail ouvert par un éclat d’obus, se renverse sur lui et expire. Le lieutenant-colonel Lormier, son aide de camp, est frappé à mort. La tête de la colonne, foudroyée de trois côtés à la fois, tombe, hésite, recule en désordre. Kellermann, dégagé et emporté par ses soldats, revient chercher un autre cheval. Les Prussiens, qui ont vu la chute d’un général et la retraite de sa troupe, redoublent leur feu. Une pluie d’obus mieux dirigés écrase le parc d’artillerie des Français. Deux caissons éclatent au milieu des rangs. Les projectiles, les essieux, les membres des chevaux, lancés en tous sens, emportent des files entières de nos soldats ; les conducteurs de chariots, en s’écartant au galop du foyer de l’explosion, avec leurs caissons, jettent la confusion et communiquent leur instinct de fuite aux bataillons de la première ligne. L’artillerie, privée ainsi de ses munitions, ralentit et éteint son feu.

Le duc de Chartres, qui supporte lui-même depuis près de trois heures, l’arme au bras, la grêle de boulets et de mitraille de l’artillerie prussienne, du poste décisif du moulin de Valmy, s’aperçoit du danger de son général. Il court à toute bride à la seconde ligne, entraîne la réserve d’artillerie à cheval, la porte au galop sur le plateau du moulin, couvre le désordre du centre, rallie les caissons, les ramène aux canonniers, nourrit le feu, étonne et suspend l’élan de l’ennemi.

Le duc de Brunswick ne veut pas donner aux Français le temps de se raffermir. Il forme trois colonnes d’attaque soutenues par deux ailes de cavalerie. Ces colonnes s’avancent malgré le feu des batteries françaises et vont engloutir sous leur masse le moulin de Valmy, où le duc de Chartres les attend sans s’ébranler. Kellermann, qui vient de rétablir sa ligne, forme son armée en colonnes par bataillons, descend de son cheval, en jette la bride à une ordonnance, fait conduire l’animal derrière les rangs, indiquant aux soldats par cet acte désespéré qu’il ne se réserve que la victoire ou la mort. L’armée le comprend. « Camarades, s’écrie Kellermann d’une voix palpitante d’enthousiasme et dont il prolonge les syllabes pour qu’elles frappent plus loin l’oreille de ses soldats, voici le moment de la victoire. Laissons avancer l’ennemi sans tirer un seul coup, et chargeons à la baïonnette ! » En disant ces mots, il élève et agite son chapeau, orné du panache tricolore, sur la pointe de son épée. « Vive la nation ! s’écrie-t-il d’une voix plus tonnante encore, allons vaincre pour elle ! »

Ce cri du général, porté de bouche en bouche par les bataillons les plus rapprochés, court sur toute la ligne ; répété par ceux qui l’avaient proféré les premiers, grossi par ceux qui le répètent pour la première fois, il forme une clameur immense, semblable à la voix de la patrie animant elle-même ses premiers défenseurs. Ce cri de toute une armée, prolongé pendant plus d’un quart d’heure et roulant d’une colline à l’autre, dans les intervalles du bruit du canon, rassure l’armée avec sa propre voix et fait réfléchir le duc de Brunswick. De pareils cœurs promettent des bras terribles. Les soldats français, imitant spontanément le geste sublime de leur général, élèvent leurs chapeaux et leurs casques au bout de leurs baïonnettes et les agitent en l’air, comme pour saluer la victoire. « Elle est à nous ! » dit Kellermann, et il s’élance au pas de course au-devant des colonnes prussiennes, en faisant redoubler les décharges de son artillerie. À l’aspect de cette armée qui s’ébranle comme d’elle-même en avant, sous la mitraille de quatre-vingts pièces de canon, les colonnes prussiennes hésitent, s’arrêtent, flottent un moment en désordre. Kellermann avance toujours. Le duc de Chartres, un drapeau tricolore à la main, lance sa cavalerie à la suite de l’artillerie à cheval. Le duc de Brunswick, avec le coup d’œil d’un vieux soldat et cette économie de sang qui caractérise les généraux consommés, juge à l’instant que son attaque s’amortira contre un pareil enthousiasme. Il reforme avec sang-froid ses têtes de colonnes, fait sonner la retraite et reprend lentement, et sans être poursuivi, ses positions.


XV

Les batteries se turent des deux côtés. Le vide se rétablit entre les deux armées. La bataille resta comme tacitement suspendue jusqu’à quatre heures du soir. À cette heure le roi de Prusse, indigné de l’hésitation et de l’impuissance de son armée, reforma lui-même, avec l’élite de son infanterie et de sa cavalerie, trois formidables colonnes d’attaque, et parcourant à cheval le front de ses lignes, leur reprocha amèrement d’humilier le drapeau de la monarchie. Les colonnes s’ébranlent à la voix de leur souverain. Le roi, entouré du duc de Brunswick et de ses principaux généraux, marche aux premiers rangs et à découvert sous le feu des Français, qui décimait autour de lui son état-major. Intrépide comme le sang de Frédéric, il commanda en roi jaloux de l’honneur de sa nation, et s’exposa en soldat qui compte sa vie pour rien devant la victoire. Tout fut inutile. Les colonnes prussiennes, écrasées avant de pouvoir aborder les hauteurs de Valmy par vingt-quatre pièces de canon en batterie au pic du moulin, se replièrent, à la nuit tombante, ne laissant sur leur route que des sillons de nos boulets, une traînée de sang et huit cents cadavres. Kellermann coucha sur le plateau de Valmy, au milieu des blessés et des morts, mais comptant avec raison cette canonnade de dix heures pour une victoire. Il avait fait entendre pour la première fois à l’armée le bruit de la guerre et éprouvé le patriotisme français au feu de cent vingt pièces de canon. Le nombre et la situation des troupes ne permettaient pas davantage. Ne pas être vaincu, pour l’armée française, c’était vaincre. Kellermann le sentit avec une telle ivresse qu’il voulut confondre plus tard son nom dans le nom de Valmy, et qu’après une longue vie et d’éclatantes victoires il légua, dans son testament, son cœur au village de ce nom, pour que la plus noble part de lui-même reposât sur le théâtre de sa plus chère gloire, à côté des compagnons de son premier combat.

Pendant que l’armée française combattait et triomphait à Valmy, la Convention, comme nous l’avons vu, décrétait la république à Paris. Le courrier qui portait à l’armée la nouvelle de la proclamation de la république et le courrier qui portait à Paris la nouvelle de l’échec de la coalition se croisèrent aux environs de Châlons. Ainsi la victoire et la liberté se rencontraient, comme pour présager à la France que la fortune lui serait fidèle si elle restait fidèle elle-même à la cause du peuple et aux principes de 89.


XVI

Dumouriez était rentré dans son camp au bruit des derniers coups de canon de Kellermann. Tout en se félicitant du succès d’une journée qui raffermissait l’esprit de l’armée et qui rendait le premier choc contre la patrie fatal à ses ennemis, il était trop clairvoyant pour se dissimuler la faute de Kellermann et la témérité de sa position. Le duc de Brunswick était le lendemain ce qu’il était la veille, et de plus il avait étendu son aile droite au delà de Gizaucourt et coupait la route de Châlons. L’armée française, quoique victorieuse, était ainsi emprisonnée dans ses lignes. Il ne lui restait de libre communication avec Paris que par la route indirecte de Vitry. Une seconde journée pouvait ramener les Prussiens sur Kellermann et anéantir son corps trop exposé. Dumouriez se rendit le 21 de grand matin au camp de son collègue, et lui ordonna de passer la rivière d’Auve et de se replier dans le camp de Dampierre, qu’il avait précédemment assigné. Cette position, moins brillante, mais plus sûre, rendait la liaison et la solidité à l’armée française. Kellermann le sentit et obéit sans murmurer. Aucune attaque des Prussiens n’était possible contre cinquante mille hommes couverts par des bastions et des fossés naturels et soutenus par une nombreuse artillerie. C’était le temps seul qui allait désormais combattre pour ou contre l’une ou l’autre armée.

Les Prussiens avaient perdu tant de jours qu’il ne leur en restait plus à perdre. La mauvaise saison les atteignait déjà, et l’hiver seul les forcerait à la retraite. Le duc de Brunswick n’avait que trois partis à prendre, mais il fallait les prendre immédiatement : marcher sur Paris par la route de Châlons, qu’il avait conquise ; attaquer et vaincre Dumouriez dans ses lignes ; enfin repasser l’Argonne, prendre de bons quartiers d’hiver dans la partie grasse du territoire qu’il avait envahi, tenir la France en échec pendant six mois, la fatiguer d’inquiétude, et reprendre l’offensive au printemps.

Le duc ne prit aucun de ces trois partis. Il perdit dix jours irréparables à observer l’armée française et à épuiser le sol stérile qu’il occupait. La saison pluvieuse et fébrile le surprit dans cette hésitation. Les pluies défoncèrent les routes de l’Argonne par lesquelles ses convois lui arrivaient de Verdun. Ses soldats, sans abri et dénués de vivres, se répandirent dans les champs, dans les vergers, dans les vignes pour s’y assouvir de raisins verts, que ces hommes du Nord cueillaient pour la première fois. Leur estomac débilité par la mauvaise nourriture leur fit contracter ces maladies d’entrailles qui enlèvent la force et le cœur aux soldats. La contagion se répandit rapidement dans le camp et décima les corps. Les routes étaient couvertes de chariots qui emmenaient les pâles soldats de Brunswick aux hôpitaux de Longwy et de Verdun.

La situation de Dumouriez ne paraissait cependant pas plus rassurante aux esprits qui n’avaient pas le secret de ses pensées. Enfermé du côté des Évêchés par le prince de Hohenlohe, il l’était également du côté de Paris par le roi de Prusse. Les Prussiens n’étaient qu’à six lieues de Châlons, les émigrés plus près encore. Les uhlans, cavalerie légère des Prussiens, venaient marauder jusqu’aux portes de Reims. Entre la capitale et Châlons pas une position, pas une armée. Paris tremblait de se sentir découvert. Les bruits sinistres, grossis par la malveillance et la peur, annonçaient à chaque instant aux Parisiens consternés l’approche du roi de Prusse ; les journaux criaient à la trahison. Le gouvernement, le ministre de la guerre, Danton lui-même, envoyaient courriers sur courriers à Dumouriez pour lui ordonner de dégager à tout prix l’armée et de venir couvrir la Marne. Kellermann, lieutenant intrépide, mais susceptible et murmurant, ébranlé par l’opinion de Paris, menaçait de quitter le camp et d’abandonner son collègue à son obstination. Dumouriez, employant sur lui tantôt l’ascendant de l’autorité, tantôt la séduction du génie, passait, pour le retenir, de la menace à la prière, et gagnait jour par jour sa victoire de patience. Une conviction puissante, mais isolée, pouvait seule le soutenir contre tous. La route de Châlons interceptée retardait l’arrivée des convois de l’intérieur. Les soldats étaient quelquefois trois jours sans pain. Les murmures assiégeaient l’oreille du général, qui les tournait en plaisanteries : « Voyez les Prussiens, leur disait-il, ne sont-ils pas plus à plaindre que vous ? Ils mangent leurs chevaux morts, et vous avez de la farine. Faites des galettes, la liberté les assaisonnera. »

D’autres fois, il menaçait d’enlever l’uniforme et les armes à ceux qui se plaindraient de manquer de pain, et de les chasser du camp comme des lâches indignes de souffrir des privations pour la patrie. Huit bataillons de fédérés récemment arrivés du camp de Châlons, et encore ivres de sédition et d’assassinats, étaient les plus redoutables pour la subordination du camp. Ils disaient tout haut que les anciens officiers étaient des traîtres et qu’il fallait purger l’armée des généraux comme on avait purgé Paris des aristocrates. Dumouriez fit camper ces bataillons à l’écart, plaça quelques escadrons derrière eux et deux pièces de canon sur leur flanc ; puis, ayant ordonné qu’ils se missent en bataille sous prétexte de les passer en revue, il arriva à la tête de leur ligne, entouré de tout son état-major et suivi d’une escorte de cent hussards. « Vous autres, leur dit-il, car je ne veux vous appeler ni citoyens ni soldats, vous voyez devant vous cette artillerie, derrière vous cette cavalerie. Vous êtes souillés de forfaits. Je ne souffre ici ni assassins ni bourreaux. Je sais qu’il y a parmi vous des scélérats chargés de vous pousser au crime. Chassez-les vous-mêmes ou dénoncez-les-moi. Je vous rends responsables de leur conduite. » Les bataillons tremblèrent et prirent l’esprit de l’armée.

Le vieil honneur s’associait dans le camp au patriotisme. Dumouriez l’entretenait parmi ses troupes. Familier avec ses soldats, il passait les nuits à leurs feux, mangeait et buvait avec eux, leur expliquait sa position, celle des Prussiens, leur annonçait la prochaine déroute des ennemis, et quêtait homme par homme dans son armée cette confiance et cette patience dont il avait besoin pour les sauver tous. La menace de sa destitution lui arrivait tous les soirs de Paris. Il répondait par des défis aux ministres : « Je tiendrai ma destitution secrète, écrivait-il, jusqu’au jour où je verrai fuir les ennemis. Je la montrerai alors à mes soldats, et j’irai recevoir à Paris ma punition pour avoir sauvé mon pays malgré lui. »


XVII

Trois commissaires de la Convention, Sillery, Carra et Prieur, arrivèrent au camp le 24 pour y faire reconnaître la république. Dumouriez n’hésita pas. Quoique monarchiste, son instinct lui disait que la question du jour n’était pas le gouvernement, mais la patrie. D’ailleurs il avait l’ambition grande comme le génie, vague comme l’avenir. Une république agitée au dedans, menacée au dehors, ne pouvait pas mécontenter un soldat victorieux à la tête d’une armée qui l’adorait. La royauté abolie, il n’y avait rien de plus haut dans la nation que son généralissime. Les commissaires avaient aussi pour mission de ramener l’armée au delà de la Marne. Dumouriez leur demanda six jours. Il les obtint. Le septième jour, au lever du soleil, les vedettes françaises virent les collines du camp de la Lune nues et désertes, et les colonnes du duc de Brunswick filer lentement entre les mamelons de la Champagne et reprendre la direction de Grandpré. La fortune avait justifié la persévérance. Le génie avait lassé le nombre. Dumouriez était triomphant. La France était sauvée.

À cette nouvelle, un cri général de : « Vive la nation ! » s’éleva de tous les postes de l’armée française. Les commissaires, les généraux, Beurnonville, Miranda, Kellermann lui-même, se jetèrent dans les bras de Dumouriez, et reconnurent la supériorité de ses vues et la toute-puissance de sa volonté. Les soldats le proclamèrent le Fabius de la patrie. Mais ce nom, qu’il acceptait pour un jour, répondait mal à l’ardeur de son âme, et il rêvait déjà au dehors le rôle d’Annibal, plus conforme à l’activité de son caractère et à l’obstination de son génie. Celui de César pouvait aussi le tenter un jour au dedans. Cette ambition de Dumouriez explique seule la retraite impunie des Prussiens à travers un pays ennemi, par des défilés faciles à changer en fourches Caudines, et sous le canon de cinquante mille Francais, devant lesquels l’armée décimée et énervée du duc de Brunswick avait à opérer une marche de flanc.