Chez l’auteur (p. 217-236).

LIVRE VINGT-NEUVIÈME


Fin de l’Assemblée législative. — La Convention. — Dissidences. — La royauté. — La république. — Les Girondins. — Collot-d’Herbois demande l’abolition de la royauté. — Les Girondins l’adoptent. — Vergniaud propose la rédaction immédiate de l’acte de déchéance


I

Le 21 septembre, à midi, les portes de la salle du Manége s’ouvrirent, et l’on vit entrer lentement et solennellement tous ces hommes dont les plus illustres devaient en sortir pour l’échafaud. Les spectateurs des tribunes, debout, attentifs, penchés sur l’enceinte, reconnaissaient, s’indiquaient du doigt et se nommaient les uns aux autres les principaux membres de la Convention, à mesure qu’ils passaient.

Les membres de l’Assemblée législative escortaient en corps la Convention pour venir abdiquer solennellement. François de Neufchâteau, dernier président de l’Assemblée dissoute, prit la parole : « Représentants de la nation, dit-il, l’Assemblée législative a cessé ses fonctions, elle dépose le gouvernement dans vos mains ; elle donne aux Français cet exemple du respect à la majorité du peuple. La liberté, les lois, la paix, ces trois mots furent imprimés par les Grecs sur les portes du temple de Delphes. Vous les imprimerez sur le sol entier de la France. »

Pétion fut nommé président à l’unanimité. Les Girondins saluèrent d’un sourire ce présage de leur ascendant sur la Convention. Condorcet, Brissot, Rabaut-Saint-Étienne, Vergniaud, Lasource, tous les Girondins à l’exception de Camus, occupèrent les places de secrétaires. Manuel se leva et dit : « La mission dont vous êtes chargés exigerait une sagesse et une puissance divines. Quand Cinéas entra dans le sénat de Rome, il crut voir une assemblée de rois. Une pareille comparaison serait pour vous une injure. Il faut voir ici une assemblée de philosophes occupés à préparer le bonheur du monde. Je demande que le président de la France soit logé dans le palais national, que les attributs de la loi et de la force soient toujours à ses côtés, et que toutes les fois qu’il ouvrira la séance tous les citoyens soient debout. »

Un murmure d’improbation s’éleva à ces paroles. Le sentiment de l’égalité républicaine, âme de ce corps populaire, se révolta contre l’ombre même du cérémonial des cours. « À quoi bon cette représentation au président de la Convention ? dit le jeune Tallien, vêtu de la carmagnole ; hors de cette salle, votre président est simple citoyen. Si on veut lui parler, on ira le chercher au troisième ou au dernier étage de sa maison obscure. C’est là que logent le patriotisme et la vertu. »

Tout signe distinctif de la dignité du président fut écarté.

« Notre mission est grande et sublime, dit Couthon, assis à côté de Robespierre. Je ne crains pas que dans la discussion que vous allez établir on ose reparler de la royauté. Mais ce n’est pas la royauté seule qu’il importe d’écarter de notre constitution, c’est toute espèce de puissance individuelle qui tendrait à restreindre les droits du peuple. On a parlé de triumvirat, de protectorat, de dictature ; on répand dans le public qu’il se forme un parti dans la Convention pour l’une ou l’autre de ces institutions. Déjouons ces vains projets, s’ils existent, en jurant tous la souveraineté entière et directe du peuple. Vouons une égale exécration à la royauté, à la dictature, au triumvirat. » Ces mots tombaient sur Danton et révélaient les premiers ombrages de Robespierre. Danton les comprit et ne tarda pas à y répondre par une abdication qui, en le déchargeant du pouvoir exécutif, le replongeait dans son élément.


II

D’une part, il était déjà las de ce règne de six semaines, pendant lesquelles il avait donné à la France les convulsions de son caractère ; de l’autre, il voulait s’éloigner du pouvoir un moment, pour voir se dérouler les nouveaux hommes, les nouveaux événements, les nouveaux partis ; enfin (tant les circonstances domestiques ont d’empire secret sur les hommes publics !) sa femme, mourante d’une maladie de langueur et déplorant la sinistre renommée dont il avait déjà taché son nom par tant de meurtres provoqués ou sanctionnés, le conjurait avec larmes de sortir d’un tourbillon qui emportait à de tels vertiges, et d’expier les torts ou les malheurs de son ministère par sa retraite. Danton aimait et respectait la première compagne de sa jeunesse ; il écoutait sa voix comme un oracle de tendresse, et regardait avec inquiétude les deux enfants qu’elle allait, en mourant, laisser sans mère. Il aspirait à se recueillir un moment, fier d’avoir sauvé les frontières, honteux du prix que son patriotisme égaré lui avait demandé dans les journées de septembre.


III

Une impatience visible se trahissait dans les premières paroles, dans l’attitude et dans le silence même de la Convention. Les Français ne remettent jamais au lendemain ce que le jour peut faire. Une pensée était dans tous les esprits, dans tous les regards, sur toutes les lèvres ; elle ne pouvait tarder à éclater. La première question à traiter était celle de la royauté ou de la république. La France avait pris son parti. L’Assemblée ne pouvait suspendre le sien. Elle réfléchissait seulement à la grandeur de l’acte. Il y a des mots qui contiennent la vie ou la mort des peuples ; il y a des minutes qui décident de l’avenir du genre humain. La Convention était sur le seuil de ses destinées inconnues : elle n’hésitait pas, elle se recueillait.


IV

La France était née, avait grandi, avait vieilli sous la royauté ; sa forme était devenue, par la longueur du temps, sa nature. Nation militaire, elle avait couronné ses premiers soldats ; nation féodale, elle avait inféodé son gouvernement civil à l’exemple de ses terres ; nation religieuse, elle avait sacré ses chefs, attribué à ses rois une sorte de délégation divine, adoré la royauté comme un dogme, proscrit l’indépendance d’opinion comme une révolte. Une vaine ombre d’indépendance individuelle et de privilége des provinces subsistait dans les parlements, dans les états provinciaux, dans les administrations communales. La loi, c’était le roi ; le noble, c’était le sujet ; le peuple, c’était le serf, ou tout au plus l’affranchi. Nation militaire et fière, la France avait ennobli sa servitude par l’honneur, sanctifié l’obéissance par le dévouement, personnifié le pays dans la royauté. Le roi disparaissant, elle ne savait plus où était la patrie. Le droit, le devoir, le drapeau, tout disparaissait avec lui. Le roi était le dieu visible de la nation ; la vertu était de lui obéir.

Rien n’avait créé dans le peuple l’exercice des vertus civiques qui sont l’âme des gouvernements libres. Honneurs, dignités, influences, pouvoirs, grades, rien ne remontait du peuple, tout descendait du roi. Les ambitions ne regardaient pas en bas, mais en haut. L’estime ne donnait rien, la faveur tout. De plus, une alliance aussi vieille que la monarchie unissait la religion à la royauté ; renverser l’une, c’était renverser l’autre. La France avait deux habitudes séculaires : la royauté et le catholicisme. L’opinion et la conscience s’y tenaient ; on ne pouvait déraciner l’une sans agiter l’autre. La royauté de moins, le catholicisme, comme une institution souveraine et civile, tombait avec elle. Au lieu d’une ruine, il en fallait deux.

Enfin, la famille royale en France, qui considérait la royauté comme son apanage inaliénable et le pouvoir souverain comme une légitimité de son sang, s’était confondue par les mariages, par les parentés, par les alliances, avec toutes les familles souveraines de l’Europe. Attaquer les droits de la royauté en France, c’était les atteindre ou les menacer dans l’Europe entière. Les familles royales n’étaient qu’une seule famille ; les couronnes étaient solidaires. Supprimer le titre et les droits de la royauté à Paris, c’était supprimer l’héritage et le droit des rois dans toutes leurs capitales ; c’était, de plus, bouleverser et intervertir tous les rapports extérieurs de la France avec les États européens, fondés sur une politique de famille, et les fonder désormais sur une politique d’intérêts nationaux. L’exemple était menaçant, la guerre certaine, terrible, universelle. Voilà ce que l’histoire disait tout bas aux Girondins.


V

D’un autre côté, le républicanisme, dont la Convention sentait en elle la mission, disait à l’âme des conventionnels : « Il faut en finir avec les trônes ! La Révolution a pour mission de substituer la raison au préjugé, le droit à l’usurpation, l’égalité au privilége, la liberté à la servitude dans le gouvernement des sociétés, en commençant par la France. La royauté est un préjugé et une usurpation subis depuis des siècles par l’ignorance et par la lâcheté des peuples. L’habitude seule en a fait un droit. La royauté absolue, c’est un homme peuple se substituant à l’humanité souveraine ; c’est le genre humain abdiquant ses titres, ses droits, sa raison, sa liberté, sa volonté, ses intérêts entre les mains d’un seul. C’est faire, par une fiction, un dieu là où la nature n’a fait qu’un homme. C’est dégrader, déposséder, découronner des millions d’hommes égaux en droits, quelquefois même supérieurs en intelligence et en vertu, pour en grandir et pour en couronner un seul. C’est assimiler une nation à la glèbe qu’elle foule, et donner sa civilisation, ses générations et ses siècles en propriété à une famille qui disposera de l’héritage de Dieu.

» Transigerons-nous avec cette habitude de la royauté et conserverons-nous le nom en supprimant la chose ? Créerons-nous, pour complaire à la multitude routinière, une royauté constitutionnelle, représentative, où le roi ne sera qu’un premier magistrat héréditaire, chargé d’exécuter passivement les volontés du peuple ? Mais quelle force et quelle utilité aurait jamais une telle institution ? Nous venons d’en faire l’expérience et nos enfants la feraient après nous. De deux choses l’une : ou ce roi constitutionnel aura un droit propre et une volonté personnelle, ou il n’en aura aucun. S’il a un droit propre et une volonté personnelle, ce droit et cette volonté du roi, en opposition souvent, et en lutte quelquefois, avec la volonté du peuple, n’auront fait qu’enfermer un germe de contradiction, de guerre intestine et de mort dans la constitution. Le gouvernement, au lieu d’être l’harmonie et l’unité, sera l’antagonisme et la guerre. Ce sera l’anarchie constituée au sommet pour commander l’ordre et la paix en bas. Contresens.

» Ou le roi n’aura point d’autorité ni de volonté personnelle. Et alors, impuissant, inutile et méprisé, il ne sera que l’aiguille dorée qui marque l’heure sur le cadran de la constitution, mais qui n’en règle et n’en modère en rien le mécanisme. Dérision du titre de roi et avilissement du signe du pouvoir.

» Mais ce n’est pas tout. Ou ce roi représentatif sera un être nul, un fantôme, ou il sera un homme capable et ambitieux : si c’est un être nul et un vain fantôme, à quoi servira-t-il, si ce n’est à déconsidérer son rang et à traduire votre royauté en pitié et en risée aux yeux du peuple ? mais, si c’est un homme capable et ambitieux, quel danger vivant et permanent ne créez-vous pas de vos propres mains pour l’égalité et la liberté de la nation !

» Honorée du nom et du signe du pouvoir suprême, sans cesse exposée dans ses palais, dans ses cérémonies, dans ses temples, à la tête de ses armées, aux adorations de la multitude ; richement dotée d’une liste civile et de propriétés inamissibles et toujours grossissantes, élément de corruption des caractères, organe de toutes les volontés, exécutrice de toutes les lois, négociatrice avec toutes les cours étrangères, nommant tous les ministres et rejetant sur eux ses responsabilités et ses impopularités, canal de toutes les grâces, seule institution héréditaire au sein d’une constitution où tout sera électif et viager, transmettant du père au fils des traditions ambitieuses d’envahissement du pouvoir, usant les hommes et les partis sans s’user jamais elle-même, comment une telle royauté, dans de telles mains, restera-t-elle inoffensive à l’égalité et à la liberté dans la nation ? N’aura-t-elle pas évidemment sur les pouvoirs populaires l’avantage de ce qui ne passe pas sur ce qui passe ? et n’aura-t-elle pas absorbé, avant qu’un siècle se soit écoulé, tout ce que nous aurons eu l’imprudence de lui confier de nos droits et de nos intérêts, après avoir eu le vain courage de les conquérir ? Mieux valait ne pas renverser ce préjugé que de le rétablir de nos propres mains !

» La république démocratique, poursuivaient-ils, est le seul gouvernement selon la raison. Là, point d’homme déifié, point de famille hors la loi, point de caractère hors de l’égalité, point de fiction supposant dans le fils le génie ou la vertu du père, et donnant aux uns l’hérédité du commandement, aux autres l’hérédité de l’obéissance.

» La raison humaine est la seule légitimité du pouvoir. L’intelligence est le titre non de la souveraineté, la nation n’en reconnaît point hors de soi, mais le titre de magistratures instituées dans l’intérêt et au service de tous. L’élection est le sacre du peuple pour ces magistratures, délégations révocables de sa volonté. Elle élève et elle dépose sans cesse. Nul citoyen n’est plus souverain que l’autre. Tous le sont dans la proportion du droit, de la capacité, de l’intérêt qu’ils ont dans l’association commune. Les influences, toutes personnelles et toutes viagères, ne sont que le libre acquiescement de la raison publique aux mérites, aux lumières, aux vertus des citoyens. Les supériorités de la nature, de l’instruction, de la fortune, du dévouement, constatées par le choix mutuel des citoyens entre eux, font monter sans cesse et par un mouvement spontané les plus dignes au gouvernement. Mais ces supériorités, qui se légitiment par leurs services, ne menacent jamais le gouvernement de dégénérer en tyrannie. Elles disparaissent avec ces services mêmes, elles rentrent à termes fixes dans les rangs des simples citoyens, elles s’évanouissent avec la vie des favoris du peuple, et font place à d’autres supériorités qui le serviront à leur tour. C’est la force vraie du pouvoir social appartenant non à quelques-uns, mais à tous ; sortant sans interruption de sa seule source, le peuple, et y rentrant toujours inaliénable, pour en ressortir éternellement à sa volonté. C’est la rotation du gouvernement calquée sur cette rotation perpétuelle des générations qui ne s’arrête jamais, qui n’inféode pas l’avenir au passé, qui n’immobilise ni la souveraineté, ni la loi, ni la raison ; mais qui, à l’exemple de la nature, dure en se renouvelant.

» La royauté, c’est le gouvernement fait à l’image de Dieu : c’est le rêve. La république est le gouvernement fait à l’image de l’homme : c’est la réalité politique.

» Mais si la forme républicaine est la raison, elle est aussi la justice. Elle distribue, elle nivelle, elle égalise sans cesse les droits, les titres, les supériorités, les fonctions, les intérêts des classes entre elles, des citoyens entre eux. L’Évangile est démocratique, le christianisme est républicain !


VI

» Et puis, la république ne fût-elle pas l’idéal du gouvernement de la raison, qu’elle serait encore en ce moment la nécessité de la France. La France avec un roi détrôné, avec une noblesse armée contre elle, avec un clergé dépossédé, avec l’Europe monarchique tout entière sur ses frontières, ne trouverait dans aucune forme de la royauté, dans aucune monarchie tempérée, dans aucune dynastie renouvelée, la force surhumaine dont elle a besoin pour triompher de tant d’ennemis et pour survivre à une telle crise. Un roi serait suspect, une constitution impuissante, une dynastie contestée. Dans un tel état de choses, l’énergie désespérée et toute-puissante du peuple, évoquée du fond de ce peuple même et convertie d’acclamation en gouvernement, est la seule force qui puisse égaler la volonté aux résistances et le dévouement aux dangers. Antée touchait la terre et renaissait. La France doit toucher le peuple pour appuyer sur lui le levier de la Révolution. Hésiter entre des formes de gouvernement dans un pareil moment, c’est les perdre toutes. Nous n’avons pas le choix ! La république est le dernier mot de la Révolution, comme le dernier effort de la nationalité. Il faut l’accepter et la défendre, ou vivre de la mort honteuse des peuples qui livrent leurs foyers et leurs dieux, pour rançon de leur vie, à leurs ennemis. »

Telles étaient les réflexions que la raison et la passion tour à tour, le passé et le présent de la France suggéraient aux Girondins pour les décider à la république. La politique et la nécessité leur imposaient alors ce mode de gouvernement. Ils l’acceptèrent.


VII

Seulement les Girondins redoutaient déjà que cette république ne tombât dans les mains d’une démagogie furieuse et insensée. Le 10 août et le 2 septembre les consternaient. Ils voulaient donner quelques jours à la réflexion et à la réaction de l’Assemblée et de l’opinion contre ces excès populaires. Hommes imbus des idées républicaines de l’antiquité, où la liberté des citoyens supposait l’esclavage des masses et où les républiques n’étaient que de nombreuses aristocraties, ils comprenaient mal le génie chrétien des républiques démocratiques de l’avenir. Ils voulaient la république à condition de la gouverner seuls, dans les idées et dans les intérêts de la classe moyenne et lettrée à laquelle ils appartenaient. Ils se proposaient de faire une constitution républicaine à l’image de cette seule classe devant laquelle venaient de s’évanouir la royauté, l’Église et l’aristocratie. Sous le nom de république ils sous-entendaient le règne des lumières, des vertus, de la propriété, des talents, dont leur classe avait désormais le privilége. Ils rêvaient d’imposer des conditions, des garanties, des exclusions, des indignités dans les conditions électorales, dans les droits civiques, dans l’exercice des fonctions publiques, qui élargiraient sans doute les limites de la capacité au gouvernement, mais qui laisseraient en dehors la masse faible, ignorante, indigente ou mercenaire du peuple. La constitution devant corriger, selon eux, ce que la république avait de populaire et d’orageux, ils séparaient dans leurs pensées la plèbe de la nation. En servant l’une, ils comptaient se prémunir contre l’autre. Ils ne se résignaient pas à forger de leurs propres mains, dans une constitution soudaine, irréfléchie et téméraire, la hache sous laquelle leurs têtes n’auraient qu’à s’incliner et à tomber. Nombreux et éloquents dans la Convention, ils se fiaient à leur ascendant.


VIII

Mais cet ascendant, qui prédominait encore dans les départements et dans l’Assemblée, avait pâli depuis deux mois dans Paris devant l’audace de la commune, devant la dictature de Danton, devant la démagogie de Marat et surtout devant l’ascendant de Robespierre. La commune avait envahi. Marat avait effrayé. Danton avait gouverné. Robespierre avait grandi. Les Girondins, diminués de tout ce qui était conquis par ces autorités et par ces hommes, avaient suivi, souvent en murmurant, le mouvement qui les entraînait. N’ayant rien prévu, rien gouverné pendant cette tempête, ils avaient dominé en apparence les mouvements, mais comme le débris domine la vague, en suivant ses ondulations.

Tous leurs efforts pour modérer l’entraînement anarchique de la capitale n’avaient servi qu’à marquer leur faiblesse. La nation se retirait d’eux. Pas un seul de ces hommes, favoris de l’opinion sous l’Assemblée législative, n’avait été nommé à la Convention par la ville de Paris. Tous leurs ennemis au contraire étaient les élus du peuple. La commune avait fait passer tous ses candidats. Danton, Robespierre et Marat, après avoir dicté les scrutins, dictaient maintenant les votes.

Le peuple impatient demandait aux deux partis des résolutions extrêmes. Sa popularité était à l’enchère. Il fallait rivaliser d’énergie et même de fureur pour la conquérir. La réserve monarchique faite par Vergniaud, Guadet, Gensonné et Condorcet, en mentionnant la nomination d’un gouverneur du prince royal dans le décret de déchéance, avait mis les Girondins en suspicion. Cette pierre d’attente de la monarchie semblait révéler en eux l’arrière-pensée de la relever après l’avoir abattue. Les journaux et les tribunes des Jacobins exploitaient contre eux ce soupçon de royalisme ou de modération. « Vous n’avez pas brûlé vos vaisseaux, leur disait-on ; pendant que nous combattions pour renverser à jamais le trône, vous écriviez avec notre sang de respectueuses réserves pour la royauté. »

Les Girondins ne pouvaient répondre à ces accusations qu’en prenant l’avantage de l’audace sur leurs ennemis. Mais ici une nouvelle crainte les arrêtait. Ils ne pouvaient faire un pas de plus dans la voie des Jacobins et de la commune sans mettre le pied dans le sang du 2 septembre. Ce sang leur faisait horreur, et ils s’arrêtaient, sans délibérer, devant le crime. Résolus de voter la république, ils voulaient voter en même temps une constitution qui donnât à la république quelque chose de la concentration de pouvoir et de la régularité de la monarchie. Romains par leur éducation et par leur caractère, le peuple et le sénat de Rome étaient le seul idéal politique qui s’offrît confusément à leur imitation. L’avénement du peuple tout entier au gouvernement, l’inauguration de cette démocratie chrétienne et fraternelle que Robespierre préconisait dans ses théories et dans ses discours, n’étaient jamais entrés dans leurs plans. Changer le gouvernement était toute la politique des Girondins. Changer la société était la politique des démocrates. Les uns étaient des politiques, les autres des philosophes. Les uns pensaient au lendemain, les autres à la postérité.

Avant donc de proclamer la république, les Girondins voulaient lui donner une forme qui la préservât de l’anarchie et de la dictature. Les Jacobins voulaient la proclamer comme un principe à tout hasard, d’où sortiraient des flots de sang peut-être, des tyrannies passagères, mais d’où naîtraient, selon eux, le triomphe et le salut du peuple et de l’humanité. Enfin Danton, profondément indifférent à la forme du gouvernement, pourvu que cette forme lui donnât l’empire, voulait proclamer la république, pour compromettre la nation tout entière dans la cause de sa révolution, et pour rendre inévitable et terrible, entre la France libre et les trônes, un choc où le vieux monde politique serait brisé et ferait place, non aux principes, mais aux hommes nouveaux.

Enfin beaucoup d’autres, tels que Marat et ses complices, voulaient proclamer la république comme une vengeance du peuple contre les rois et les aristocrates, et comme une ère d’agitation et de trouble où la fortune multiplierait ces hasards qui abaissent ce qui est en haut et qui exaltent ce qui est en bas. L’écume a besoin des tempêtes pour s’élever et pour surnager. La politique de ces démagogues n’était que la sédition rédigée en principe, et l’anarchie écrite en constitution.


IX

Cependant, chacun de ces partis devait se presser, pour ne pas laisser à l’autre l’honneur de l’initiative et l’avantage de la priorité.

Les Girondins, fiers de leur nombre dans la Convention, se réunirent en conseil chez madame Roland et résolurent de n’admettre la discussion sur le changement de forme du gouvernement qu’après s’être emparés des commissions exécutives et surtout de la commission de constitution, qui prépareraient leur plan, qui assureraient leur moyen et qui seraient les organes de leurs volontés. Ils se croyaient assez maîtres de la Convention par le nombre de leurs adhérents et par l’autorité de leur crédit pour prévenir dans les premières séances une acclamation téméraire de la république. Ils entrèrent avec cette confiance dans la salle.

Danton, Robespierre, Marat lui-même, ne se proposaient pas de devancer le moment de cette proclamation. Ils voulaient lui donner la solennité du plus grand acte organique qu’une nation pût accomplir. Ils voulaient de plus tâter leur force dans la Convention et grouper leurs amis, inconnus les uns aux autres, pour modeler la république à sa naissance, chacun sur leurs idées et sur leur ambition. Le silence était donc tacitement convenu sur cette grande mesure entre tous les chefs de l’Assemblée. Mais la veille de cette première séance, quelques membres jeunes, exaltés et impatients de la Convention, Saint-Just, Lequinio, Panis, Billaud-Varennes, Collot-d’Herbois et quelques membres de la commune, réunis dans un banquet au Palais-Royal, échauffés par la conversation et par la fumée du vin, condamnèrent unanimement cette temporisation des chefs, et résolurent de déjouer cette timide prudence et de déconcerter les projets des Girondins, en lançant le mot de république à leurs ennemis. « S’ils le relèvent, dit Saint-Just, ils sont perdus ; car c’est nous qui l’aurons imposé. S’ils l’écartent, ils sont perdus encore ; car, en s’opposant à une passion du peuple, ils seront submergés par l’impopularité que nous amasserons sur leurs têtes. »

Lequinio, Sergent, Panis, Billaud-Varennes, applaudirent à l’audacieux machiavélisme de Saint-Just. Collot-d’Herbois, naguère comédien, orateur théâtral, à la voix sonore, au geste déployé, homme d’orgie et de coup de main, dont l’égarement de parole ressemblait souvent à l’ivresse, se chargea de faire la motion et jura d’affronter seul, s’il le fallait, le silence, l’étonnement et les murmures de la Gironde.


X

Le soir, ainsi qu’il avait été convenu, Collot-d’Herbois donna, en entrant à la séance, le mot d’ordre aux impatients. Ils se tinrent prêts à lui faire écho. Un mot qui éclate dans l’indécision d’une assemblée emporte les résolutions. Aucune prudence ne peut contenir ce qui est dans la pensée de tous. À peine Collot-d’Herbois eut-il demandé l’abolition de la royauté, qu’une acclamation, en apparence unanime, s’éleva de toutes les parties de la salle et attesta que la voix d’un seul avait prononcé le mot de la nécessité. Quinette et Bazire ayant demandé, par respect pour la nouvelle institution, que la gravité des formes et la solennité de la réflexion présidassent à la proclamation de la république : « Qu’est-il besoin de délibérer, s’écria Grégoire, quand tout le monde est d’accord ! Les rois sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre physique. Les cours sont l’atelier de tous les crimes. L’histoire des rois est le martyrologe des nations ! » Le jeune Ducos, de Bordeaux, l’ami et l’élève de Vergniaud, sentant qu’il fallait confondre la voix de son parti dans la voix générale, pour que le peuple ne pût distinguer ni le premier ni le dernier dans ce vote : « Rédigeons à l’instant le décret, dit-il, il n’a pas besoin de considérants, après les lumières que le 10 août a répandues. Le considérant de votre décret d’abolition de la royauté, ce sera l’histoire des crimes de Louis XVI ! » La république fut proclamée ainsi avec des sentiments divers, mais d’une seule voix ! Enlevée à l’initiative des uns par la popularité jalouse des autres, jetée en défi par les Jacobins à leurs ennemis, acceptée avec acclamation par les Girondins, pour ne pas laisser l’honneur du patriotisme aux Jacobins ; résolution désespérée ; abîme inconnu où la réflexion entraînait les politiques, où le vertige attirait les imprudents ; seul asile qui restât à la patrie, selon les patriotes ; gouffre obscur où chacun croyait engloutir ses rivaux en s’y précipitant avec eux, et que tous devaient combler tour à tour de leurs combats, de leurs crimes, de leurs vertus et de leur sang.