Histoire de la constitution de la ville de Dinant au Moyen Âge/03

Librairie Clemm (H. Engelcke Successeur) (p. 34-48).
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III.

Pas plus à Dinant que dans les autres villes du moyen-âge, la bourgeoisie ne formait une classe de personnes jouissant toutes des mêmes droits. Aux différences sociales répondaient des différences politiques ; entre les riches et les pauvres, il y avait d’autres inégalités que celle de la fortune. On a vu que, dès le commencement du XIIIe siècle, les échevins étaient recrutés exclusivement parmi la haute bourgeoisie et il semble en avoir été de même des jurés[1]. Les seuls capitalistes jouissaient donc des droits politiques : leur ascendant économique en faisait des cives optimo jure. Aussi, voit-on, dès le milieu du XIIIe siècle, se restreindre à Dinant la signification du mot bourgeois[2]. On n’entend plus désormais par là qu’exceptionnellement la population urbaine tout entière : au sens propre, les expressions de bourgeois ou de bourgeois d’enmi la ville ne désignent plus que la catégorie des propriétaires fonciers et des marchands, c’est-à-dire ce patriciat urbain pour qui, en Flandre, à la même époque, se restreint le titre de poorter. Par opposition à ce patriciat, les autres habitants forment le commun, la communauté. Ils représentent, si l’on veut se servir de la langue des économistes, le travail vis à vis du capital.

Le caractère exclusivement commercial et industriel de Dinant permet de supposer de bonne heure dans la ville l’existence de nombreux artisans. Ces artisans, dès l’origine sans doute, formaient deux groupes distincts : les batteurs de cuivre qui travaillaient pour l’exportation ; les autres, brasseurs, boulangers, bouchers, cordonniers etc. qui subvenaient uniquement aux nécessités de l’alimentation et de la vie urbaines. De ces deux groupes ouvriers, le second certainement est le plus ancien : les boulangers et les brasseurs sont déjà mentionnés au XIe siècle. Quant au premier, comme les tisserands dans les villes flamandes, il n’a pas dû se former avant la grande renaissance économique du XIIe siècle. Il représente dans la ville la grande industrie ; il ne travaille pas pour le marché local. C’est sur lui seul que repose l’importance de la ville dans le commerce européen.

De cette différence de nature entre les deux parties de la population ouvrière de Dinant, on doit conclure à une différence d’organisation dès l’origine. Les boulangers, les brasseurs, les artisans de l’alimentation en général, constituèrent, dès leur apparition, des officia, administrés par le ministerialis seigneurial et soumis à certaines prestations[3]. Nous avons vu, au XIe siècle, les brasseurs et les boulangers dans cette situation vis à vis du comte de Namur. En 1096, l’évêque Otbert abandonna à la collégiale le censum cum locis que tenent in foro qui de mercimoniis suis vivunt, cujuscunque officii[4]. Bien que nous n’ayons pas d’autres preuves, ces faits laissent toutefois entrevoir que les plus anciens métiers de Dinant furent, au début, des corporations d’artisans organisées suivant le droit domanial (Hofrecht). Ajoutons que le nom de gens de desous le moustier par lequel on désigna, jusqu’au XIVe siècle, les membres des petits métiers de la ville, permet de croire qu’ils se trouvaient, vis à vis de l’église, dans une condition moins indépendante que le reste de la population, qu’ils étaient recrutés dans l’ancienne familia episcopi[5].

Il en était différemment des batteurs. Ce métier de grande industrie qui, dès le XIIe siècle, entretenait des relations avec Cologne et Goslar, est postérieur à l’époque du droit domanial. Il est plus que probable, que constitué beaucoup après les autres, il n’a jamais formé un officium. Contemporain des premiers mouvements communaux, il s’est trouvé dès l’origine, dans une situation toute différente de celle de ses ainés[6]. Les premiers batteurs n’étaient plus en majorité des censuales, mais des burgenses. Il faut croire qu’ils ont formé spontanément leur métier par la libre association, sans participation seigneuriale.

C’est en tous cas avec ce caractère qu’ils apparaissent en 1255. On les voit former alors une fraternité, dont après sa victoire, le prince reconnut l’existence, en la soumettant toutefois au contrôle de ses officiers.

Il dût se passer à Dinant, en 1255, quelque chose d’analogue à la fameuse émeute d’Ypres en 1281, restée célèbre sous le nom de Cokerulle. L’ordonnance du comte de Flandre à ce sujet peut servir à éclairer, par rapprochement, ce que nous savons des évènements de notre ville. L’identité de la situation a, des deux côtés, amené les mêmes conflits. Le puissant métier des drapiers se soulève à Ypres contre les poorters, comme le puissant métier des batteurs se soulève à Dinant contre les bourgeois[7]. Ce sont les règlements oppressifs imposés par les marchands d’Ypres aux drapiers qui ont fait éclater la Cokerulle : on peut donc supposer qu’à Dinant les artisans cherchaient aussi, en 1255, à se défendre contre l’exploitation économique de la bourgeoisie[8]. L’insurrection des drapiers Yprois comme celle des batteurs Dinantais s’est manifestée de la même manière par la confédération jurée. La sentence épiscopale de 1255 déclare que les batteurs « ne devront avoir cloche, ne saiel, ne commungne, ne aloiances, ne oienches[9] » ; celle du comte de Flandre abolit de son côté « toutes conspirations, toutes aloiances et tout acompaignement, comment con les apiat, ki sunt faites sans congiet de sengneur[10] ». En même temps, pour prévenir le retour de nouveaux conflits, nous voyons les deux princes donner, ici aux batteurs, là aux drapiers, une constitution nouvelle pour leur métier. À Dinant, les batteurs sont placés désormais sous le contrôle du maire et des échevins. Ils ne peuvent se réunir qu’en leur présence. Leurs quatre maîtres sont élus moitié par le métier, moitié par le tribunal seigneurial. En entrant en fonctions, ils doivent prêter serment devant celui-ci. Ils ne peuvent exercer leur juridiction que de commun accord avec le maire. Mais si l’évêque a voulu soumettre le métier au contrôle du magistrat, il en a, en même temps, reconnu l’existence comme confrérie industrielle. S’il lui a enlevé le droit de se constituer en commune, d’avoir une cloche et un sceau, il lui a laissé celui de s’administrer librement, de réglementer les conditions du travail. Le métier échappe ainsi à l’exploitation vexatoire des marchands. C’est à lui maintenant qu’il appartient de fixer le prix du métal brut ; c’est lui qui détermine la mesure des paieles et bachins. On peut faire remonter encore à notre règlement l’obligation pour tous les batteurs de la ville de faire partie du métier. Il serait sans cela impossible de comprendre l’interdiction pour les frères de travailler le samedi et pendant le mois d’Aout[11], « ou en autre tems s’il vuelent ».

L’administration du métier en 1255 est déjà assez compliquée. À côté des quatre maîtres présidés par le maire, on constate l’existence de preudommes (eswardeurs) qui ont pour mission d’inspecter la qualité des produits fabriqués avant leur mise en vente. En outre, la corporation a ses finances particulières : non seulement elle perçoit le droit d’entrée au métier, mais encore elle touche le quart des amendes jugées par les quatre maîtres.

Ce que nous venons de voir s’accomplir pour les batteurs dut s’accomplir de même, pendant la première moitié du xiiie siècle, pour les autres métiers, dérivant des officia domaniaux. Henri VII en a vainement défendu la formation en 1231. Ceux-ci toutefois, brasseurs, boulangers etc. se constituèrent bien moins au détriment des bourgeois, qu’à celui de l’église dont leurs prestations formaient un revenu important.

Ce serait une erreur de croire que l’évêque ait été hostile par principe aux gens de métier. Comme tous les princes du moyen-âge, la constitution aristocratique ou démocratique du conseil urbain l’intéressait fort peu. Sa politique est très nette et très simple. Elle n’a d’autre but que de maintenir intactes ses prérogatives seigneuriales ; toute usurpation, qu’elle provienne de la bourgeoisie ou des métiers, lui est également odieuse. Le récit de Hénaux[12], qui montre partout le prince et les patriciens alliés contre les démocrates, est si radicalement faussé par les idées préconçues de l’auteur que, au risque de s’écarter quelque peu du sujet, il ne sera pas sans utilité d’exposer rapidement ici la situation des villes liégeoises pendant la seconde moitié du XIIIe siècle.

À cette époque, Liège, Huy, Saint-Trond et Dinant ont comme Gand, Bruges, Lille et Douai des constitutions aristocratiques ou pour mieux dire ploutocratiques[13]. Échevins et jurés appartiennent tous indistinctement à la catégorie des grands bourgeois. Les familles de marchands et de propriétaires qui détiennent le pouvoir gouvernent dans leur propre intérêt, également hostiles au prince et aux artisans. Pendant longtemps, on peut se demander si l’échevinage conservera son caractère seigneurial ou si, concentrant à la fois l’administration et la justice urbaine, il va devenir, comme en Flandre, indépendant du prince[14]. Les douze lignages de Liège représentent par excellence cette politique patricienne dont les XXXIX de Gand sont, à cette époque, les plus vigoureux défenseurs. Les privilèges du clergé en matière de juridiction et d’impôt sont méconnus ; la fermeté est levée sans l’autorisation du chapitre ; les familiers des chanoines sont jugés par l’échevinage. Comme les villes flamandes, les villes liégeoises n’hésitent pas à faire appel à l’étranger contre leur seigneur : elles s’allient à son ennemi héréditaire, au duc de Brabant[15].

En même temps que les droitures épiscopales sont foulées aux pieds, les artisans sont opprimés. Huy entre dans la ligue des villes drapières brabançonnes et s’engage à ne recevoir dans ses murs aucun tisserand banni par l’une d’elles[16]. L’impôt, décrété en dehors de toute intervention des métiers et dépensé sans contrôle, prend le caractère d’une odieuse exaction[17]. Il faut recourir à la violence pour le percevoir[18].

En présence d’une telle situation, la politique des évêques fut précisément la même que celle de Guy de Dampierre à cette époque. Pour contrebalancer le pouvoir des patriciens, ils s’allièrent aux métiers. En 1285 et en 1299 on les voit prendre très nettement le parti des communitates contre les ditiores[19].

Cette politique toutefois n’était qu’une politique d’expédients. Elle ne pouvait aboutir. Fatalement, quelque soit le gouvernement urbain, aristocratique ou démocratique, ses tendances restent les mêmes à l’égard du prince.

Lignages ou métiers lèvent également les impôts sans souci des privilèges ecclésiastiques, sont également hostiles à la juridiction seigneuriale. C’est ce qui apparait aussi nettement dans les villes liégeoises que dans les villes flamandes. Aussi, a peine au pouvoir, les métiers voient-ils se dresser devant eux deux adversaires : leur ancien allié, le prince et leur ancien maître, le patriciat. Le nouveau régime est aussi exclusif que le premier. Hocsem, qui l’a vu à l’œuvre, constate que la démocratie n’est pas moins tyrannique que l’oligarchie[20]. La victoire des communitates flamandes à Courtrai en 1302, provoque dans le pays de Liège, un mouvement démocratique qui aboutit partout à faire aux artisans une large place dans le conseil des villes[21]. Ce serait trop s’écarter de notre sujet que de raconter les différentes péripéties de la guerre entre les grands et les petits, pendant les règnes d’Adolphe et d’Englebert de la Marck[22]. Il suffit de constater ici le fait général. L’insurrection se communiqua à toutes les villes ; les alliances du xiiie siècle furent renouvelées ; les métiers de Liège, de Huy, de Dinant, de St-Trond, de Fosse, de Tongres tinrent la campagne contre l’évêque et les patriciens. Pendant la première moitié du xive siècle, le pays fut en état de guerre permanente. Tout à tour, le gouvernement des villes passa, à la suite d’émeutes sanglantes, d’un parti à l’autre. Plus d’une fois, l’évêque fut forcé d’abandonner sa capitale. Sa situation présente alors la plus frappante analogie avec celle des comtes de Flandre à la même époque. Ses prérogatives princières sont méconnues, ses châteaux pillés, ses officiers bannis, ses revenus confisqués[23].

Ces luttes ne restèrent pas stériles. Leur résultat fut, pour le pays, l’établissement d’une constitution et d’un droit territorial qui se maintinrent jusqu’à la fin du xviiie siècle. Pour les villes, elles obtinrent une organisation nouvelle qui assignait, dans le gouvernement, leur place aux différents partis. Ce régime nouveau fut décidément consacré à Dinant par une charte du 7 septembre 1348[24].

Un siècle sépare cette date de celle où nous avons vu, pour la première fois, les batteurs représenter dans la ville l’élément démocratique en face de la bourgeoisie. Un troisième groupe, un troisième parti, si l’on veut, apparait maintenant : celui des communs métiers ou des gens de desous le moustier. Le préambule de la charte de 1348 nous renseigne sur les relations de ces trois groupes entre eux : il nous montre les deux premiers faisant cause commune contre le troisième[25]. Ainsi, au milieu du xive siècle, les batteurs, incomparablement plus nombreux et plus riches que le reste des artisans, se sont séparés de ceux-ci[26]. Ils ont d’autres intérêts, une autre politique. Le rôle que jouent à Gand et à Bruges les tisserands vis à vis des autres métiers, les batteurs le jouent à Dinant. On peut juger de ce que devait être, au xive siècle, leur exclusivisme quand on lit les plaintes des neuf métiers contre eux en 1461, c’est à dire à une époque où, depuis cent ans, l’administration tripartite de la ville était en usage. Il sont accusés en effet de ne pas vouloir permettre que la ville se rassemble sans le consentement préalable de leurs mayeurs et douze et de s’opposer à l’acceptation des comptes qu’ils refusent d’approuver[27].

La division entre les batteurs et les petits métiers a naturellement été avantageuse pour les bourgeois. Depuis le xive siècle, ils n’ont pas cessé en effet, de s’appuyer sur les premiers, pour résister aux autres. Représentants de l’élément conservateur par excellence, propriétaires et capitalistes, on comprend aisément leur alliance avec la puissante corporation industrielle d’où dépendait la prospérité de la ville. Le métier des batteurs au xive siècle ne comprenait pas d’ailleurs seulement des artisans : plusieurs grands marchands en faisaient partie, dont les intérêts étaient évidemment identiques à ceux de la vieille bourgeoisie.

Entre les trois parties des bourgeois, des batteurs et des neuf métiers, la constitution de 1348 établit un équilibre qui se maintint pendant des siècles. À la domination violente et alternative, au gré des émeutes, d’un parti sur l’autre, elle substitua l’égale intervention de chacun au gouvernement[28]. Le conseil de la ville se composa désormais de trente jurés élus annuellement et dont neuf étaient pris parmi les bourgeois, neuf parmi les batteurs et douze parmi les communs métiers. Les trente jurés ainsi élus choisissaient les deux maîtres de la ville : le premier parmi les bourgeois, le second, tour à tour parmi les batteurs et parmi les métiers.

La constitution de 1348 n’est que l’application à Dinant du principe général qui domine l’organisation des villes des Pays-Bas au xive siècle. En Flandre et en Brabant, comme dans le pays de Liège, les conseils urbains sont partout, dès lors, composés de manière à représenter, en quelque sorte en raccourci, les divers groupes politiques et sociaux entre lesquels se divise la population. Chacun de ces groupes, suivant son degré d’influence, non suivant son importance numérique, a droit à être représenté par un certain nombre de membres. Les sièges occupés dans le conseil de Dinant par les jurés des bourgeois, des batteurs et des métiers, le sont à Gand par les représentants de la poorterye, des tisserands et des cleene ambachten[29] ; à Louvain, par ceux des lignages, de la gilde et des petits métiers[30]. Là où l’ascendant d’une corporation industrielle sur les autres n’est pas assez grand pour lui procurer une situation privilégiée, la situation est plus simple. À Liège et à Saint-Trond, le conseil est formé seulement des jurés des patriciens (otiosi, ledichgangers) et des métiers[31].

L’excellence de la constitution donnée à Dinant en 1348, ressort de la persistance avec laquelle elle s’est maintenue jusqu’à la fin du xviiie siècle[32]. La ville n’a pas connu, comme Liège, l’extrême régime démocratique où les métiers seuls, et tous dans la même proportion, interviennent dans le gouvernement. Les trois parties de la population, à la fois groupes sociaux et politiques, y sont toujours restées en possession du même nombre de sièges dans le conseil. La constitution tripartite s’est perfectionnée au cours du xive et du xve siècle. Chaque membre reçut de plus en plus une organisation à part. Chacun se choisit un patron ; chacun eut son penonceau ; chacun intervint dans une proportion égale dans les expéditions militaires, dans les ambassades etc. ; chacun reçut un exemplaire des statuts et réglements urbains ; chacun s’assembla dans un local distinct[33]. En 1399, pour la première fois, sont mentionnés les tiers. Comme leur nom l’indique, ces magistrats étaient au nombre de trois. C’étaient les chefs des trois membres, analogues aux trois grands doyens de la poortery, des tisserands et des petits métiers de Gand. Avec les deux maîtres, ils formaient une sorte de conseil étroit, de conseil de régence. La contradiction qui provenait de l’existence de deux maîtres à la tête des trois membres de la ville était écartée par l’institution des tiers. Ils mirent le sceau à l’organisation tripartite de Dinant.

Le conseil institué en 1348 doit être considéré comme le dernier résultat de ces tendances vers l’autonomie urbaine, dont nous avons constaté les premières manifestations en 1198[34]. La commune l’a définitivement emporté. Après deux siècles et demi de luttes contre le prince et ses officiers, le maire et les échevins sont exclus du conseil[35]. Celui-ci a désormais sa sphère d’attributions indépendante du pouvoir seigneurial.

L’administration urbaine lui appartient exclusivement[36] ; le droit de lever la fermeté lui est reconnu ; sa législation statutaire est ratifiée[37]. Ce qui avait été jusque là matière de conflits incessants, ce qui ne s’était maintenu que par l’émeute et la révolte devient le droit. Car il faut voir dans la charte de 1348, non l’établissement d’un état de choses nouveau, mais bien plutôt la régularisation et la ratification d’une situation de fait antérieure. L’exclusion du maire et des échevins du conseil, si elle ne fut acceptée qu’alors seulement, apparait cependant pour le premier dès 1324[38], pour les seconds dès 1340[39]. Quant aux jurés, nous avons vu qu’ils sont mentionnés sans interruption dès le xiie siècle. Les deux maîtres existaient aussi longtemps avant 1348. Comme ceux de Liège, ils doivent remonter aux mouvements communaux de 1230. Toutefois, ils ne sont mentionnés au xiiie siècle qu’en 1264, 1271 et 1299[40]. À cette époque c’est encore le maire qui est à la tête de l’administration urbaine. Les maîtres ne sont devenus une magistrature ordinaire qu’en 1324[41].

En résumé, les magistratures qui apparaissent dans la charte de 1348 sont toutes antérieures à cette époque. Ce qu’il y a de nouveau dans le conseil à partir d’alors, ce ne sont pas ses membres, c’est la manière dont ils sont répartis entre les trois groupes de la bourgeoisie[42].

La constitution de 1348 n’a pas altéré le type constitutionnel que nous avons reconnu au XIIIe siècle. La situation s’est précisée, non transformée. Les échevins avec le maire conservent leur caractère seigneurial. Leur exclusion du conseil ne fait même qu’accentuer ce caractère. Le dernier pas dans la voie de la séparation complète est fait quand, en 1399, la ville défend que nul échevin ne puisse plus à l’avenir siéger dans le conseil[43]. Désormais, une ligne de démarcation très nette est établie entre la juridiction de la loi et la juridiction des statuts, entre le tribunal du seigneur et celui de la commune, entre le maire et les échevins d’une part et les jurés de l’autre.

  1. Quelques noms de jurés que l’on connait pour le XIIIe siècle indiquent que ces magistrats étaient pris en grande partie dans les familles échevinales, Cela n’a rien d’incompatible avec leur caractère communal. Le régime patricien dans les villes n’est pas primitif : ce n’est qu’au XIIIe s. que les magistratures deviennent aristocratiques : v. à Gand le remplacement des anciens échevins par les XXXIX et à Cologne la formation de la Richerzeche, Kruze : Savigni Zeitschrift, Germ Abth. IX, p. 152 sqq. Le fait qu’à partir de cette même époque échevins et jurés ont été recrutés exclusivement à Dinant dans le patriciat, a naturellement contribué à affaiblir beaucoup la distinction originelle entre ces deux espèces de magistrats.
  2. Le premier exemple est de 1255 Cartulaire I, n. 16 : li borgois sens les batours — les borgois et les batoirs. — En 1223 burgenses est encore employé dans le sens général, ibid. n. 12.
  3. v. Below, Hist. Zeitschrift 1887, heft 5, nie que le mot officium ait jamais désigné des fonctions domaniales. Appliqué à un métier, ce mot ne permettrait donc nullement de conclure que celui-ci provint du Hofrecht. D’après v. B. c’est ministerium qui indique une charge domaniale. Je ferai observer ici que, dans le capitulare de villis, sur lequel il s’appuie, ce mot ne désigne jamais, comme plus tard en Flandre, qu’une circonscription territoriale. En revanche on trouve au §  41 du même texte : ministeria lium… officia.
  4. Cartulaire I, n. 3.
  5. À Bâle, les meuniers des 12 Lehen étaient monasterio subditi et pleno jure subjecti. Geering, Handel u. Industrie der Stadt Basel p. 2. Il n’est pas probable que dans une petite ville comme Dinant, chaque officium ait eu un ministerialis spécial, comme cela apparait p. ex. dans le plus ancien Stadtrecht de Strassbourg. Le villicus suffisait sans doute à la besogne. Un villicus stallorum, chargé probablement de la perception des revenus du marché, est mentionné en 1227 v p. 18 n. 3.
  6. Même remarque dans Schmoller op. cit. p. 30, pour les drapiers : sie gehören eben als selbständige Gewerbtreibende einer späteren Zeit an, die das eigentliche Hofrecht überwunden hatte. Cela est encore plus vrai pour les batteurs par le fait de la nature même de leur industrie. On n’a pas tenu jusqu’ici suffisamment compte de la différence des industries exercées, dans les théories sur l’origine des métiers. Les uns les font tous remonter au Hofrecht (Stieda, zur Entstehung des deutschen Zunftwesens) ; les autres ne veulent y voir que de libres corporations (Gierke, Genossenschaftrecht ; v. Below, Zur Entstehung der deutschen Stadtverfassung, Hist. Zeitschrift 1887). À St-Trond, on distingue en 1254 les decani guldarum et les decani officiatorum. Chron. cit.
  7. Huy offre aussi un rapprochement intéressant. En 1299 les tisserands, la principale corporation industrielle de la ville, y sont à la tête du mouvement démocratique. Joannes Presbyter, dans Chapeaville t.  II, p. 334.
  8. À Huy la situation est la même : les tisserands se soulèvent contre les conservatores drapariae.
  9. Cartulaire I, n. 15.
  10. Warnkoenig-Gheldolf, Histoire de Flandre, t.  V, p. 381 sqq.
    D’après von Below, op. cit. c’est cette obligation, le Zunftzwang, qui est la raison même de la formation des métiers.
  11. Sans doute à cause de la moisson. Cet usage existait encore en 1484. V. Cartul. t. III, p. 33.
  12. Histoire du pays de Liège, 2 vol. L’auteur ne voit et n’étudie, à travers toute l’histoire de Liège, que la lutte des grands et des petits. Les uns sont, d’après lui, le parti de la réaction et de la tyrannie ; les autres sont les défenseurs de la liberté et des droits de l’homme. Les princes, naturellement, sont tous des tyrans plus ou moins sanguinaires.
  13. À St-Trond en 1256 les échevins sont les chefs des ditiores (Hocsem 291) ; en 1299 éclate à Huy une émeute inter majores, imo verius ditiores et reliquum vulgus (ibid. 334). Les gens de métier enrichis faisaient cause commune avec les patriciens : inter insignes Hoyenses et divites etiam populares et commune vulgus seditione suborta (ibid. 333).
  14. Hocsem, passim, montre clairement que, tant que le gouvernement des villes liégeoises a été aristocratique, les échevins malgré leur caractère seigneurial, sont les chefs du gouvernement urbain et dans toutes les occasions les ennemis de l’évêque. Ce n’est qu’à partir de la révolution démocratique au xive siècle qu’ils se rapprochent de lui. Nous avons vu p. 22 n. 1 qu’en 1299 l’évêque a tenté d’amoindrir considérablement les pouvoirs de l’échevinage de Liège.
  15. Le 5 août 1286 Liège reconnaît comme avoué le duc de Brabant qui promet de défendre les franchises de la ville. Cf. le recours des XXXIX de Gand au roi de France contre le comte de Flandre. Warnkoenig, Documents sur les XXXIX.
  16. Vanderkindere, Siècle des Artevelde, p. 148. En 1305 St Trond s’engage de même envers Louvain, Willems, Jan de Klerk, Cod. Dipl. I, 721.
  17. Hocsem 317 : les insignes se servent de l’impôt pour des dépenses de luxe. Cf. de même en 1300 à Gand et Bruges : Annales Gandenses. L’absence du contrôle financier a été la cause principale de la révolution démocratique, v. Giry, St Omer 161 sqq. Lefranc, Noyon Ch. XI. Beaumanoir, ed. Beugnot II, 266 : Nous veons en plusieurs viles que ni povre, ni li moien n’ont nules administrations de le vile, ançois les ont li rices toutes… et après quant li commun veut avoir conte, ils se queuvrent qu’ils ont conté li un à l’autre, mais en tel cas ne leur doit-il pas être souffert, car li conte des cozes communes ne doivent pas estre recheu par cix memes qui ont à conter.
  18. Hocsem, 337. A cel temps, écrit Jean d’Outremeuse, estoit la citeit de Liege governee par les grans et les nobles… car ilh n’avoit homme à Liege des gens qomones, ja tant fust riche d’avoir ne puissans d’amis, qui oisat ja parleir de chouse qu’ilh apartenoit al governanche del citeit et ne soy entremelleir, et estoient tenus desous pies en servage des esquevins et des nobles et des clercs, car deseur eaux estoit nuls et si soy escrivoient, sangnours del citeit de Liege, et metoient les esquevins cheauz qui governoient tous les ains… et se uns borgois des qomones qui avoit valhant milhe eskus voloit boire de vin, ilh en mandoit en uns pochon de terre repon desos sa kotte… et silh estoit apercheus d’alcuns des nobles, si s’escusoit en disant : je suy sanies ou je suy malaides, ou ilh perdist son pot a tot le vin et fust banis ou en la paine cheuz de 40 deniers… »
  19. Hocsem 317 et 333 sqq. Pour l’alliance des communitates de Flandre avec le comte v. l’intéressant récit des Annales Gandenses et Warnkoenig-Gheldolf t. III. À Magdebourg l’archevêque s’appuie aussi sur les métiers contre les Geschlechter, v. Stoeckert Beiträge zur Verfassungsgeschichte der Stadt Magdeburg. Züllichau. 1888 p. 1.
  20. Hocsem, p. 284.
  21. Hocsem, p. 337 : Hoc anno (1302) populares contra insignes quasi universaliter eriguntur ubique : in Brabentia tamen cum insurgerent supplantantur, sed in Flandria et Leodio longo tempore restiterunt.
  22. La meilleure source est Hocsem p. 337 sqq. ; le meilleur travail, Wohlwill, op. cit. p. 101 sqq..
  23. V. les plaintes de l’évêque contre les villes dans Wohlwill, op. cit. p. 128 n. 3.
  24. Cartul. t. I n. 36. On entrevoit que, dès avant 1348, les métiers s’étaient fait déjà une place dans le conseil. 1324 : li maistre, li esquevins, li jureis, li governeur (chefs des métiers) et toute li communiteit delle ville de Dinant, Cartul. n. 32. 1340 : del assain des maistrez, do conseilh jureit pour le tens, des mestierz et del accort de la communiteit entirement delle ville. Ibid. n. 35. Ce ne fut qu’en 1348 que le nouveau régime fut légalement reconnu. La ligue des villes liégeoises força à cette époque l’évèque à capituler devant elle. Un des résultats de leur victoire fut notre charte dinantaire, v. p. 46, n. 2 St Trond obtint la même année la libre élection des échevins. Piot, Cartul. I, n. 378.
  25. …comme pluisseurs debas et discors ayent esté en nostre ville de Dynant entre les bourgeois d’enmy le ville et les batteurs d’une part, et chiaux des commun mestier, c’on dist de desos le mostiers de nostre ville de D. del aultre part…
  26. Au xiiie siècle au contraire, les petits métiers doivent les avoir secondé dans leur révolte, comme on le constate à Bruges, Annales Gandenses ad. a. 1302 et à Huy en 1299, Joan. Presb. dans Chapeaville t. II, p. 334. Il est intéressant de constater qu’en Flandre, au xive siècle, la situation est absolument analogue à celle de Dinant : les tisserands y forment un parti distinct, ennemi des autres métiers.
  27. Cartulaire t. II, n. 90.
  28. On ne connaît presque rien sur les mouvements démocratiques qui ont agité Dinant avant 1348. Jean d’Outremeuse VI, 608 raconte avec beaucoup de détails, certainement fabuleux, une émeute qui y aurait eu lieu en 1338. Le réglement de 1348 fut donné à la ville à la suite de luttes sanglantes entre les métiers et les patriciens. Radulphus de Rivo § 2, dans Chapeaville t. II. Le préambule de la charte de St Trond de 1366 est significatif sur l’instabilité des institutions urbaines lors de la révolution démocratique : Attendentes igitur opidum nostrum Sancti Trudonis propter sui regiminis nimiam diversitatem, multociens non modicos terrores, penurias et dampna sustulisse, opidanosque opidi nostri predicti controversias, rancores et discordias inter se, regiminis occasione predicti ex quibus notabilia mala faciliter oriri poterant, pluries habuisse, et idcirco premissis, prout tenemur ex debito, volentes obviare periculis, nedum ad supplicationem dictorum opidanorum nostrorum, verum etiam ceterarum nostri episcopii memorati bonarum villarum… concessimus. Cartul. de Saint-Trond I p. 601. Le préambule de la charte dinantaise de 1348 dit aussi que les debas et discors entre les bourgeois avaient eu pour cause ung gouvernement dont on avoit uzés puy pols de temps en ladite ville.
  29. Diericx, Mémoires sur la ville de Gand I, 183.
  30. Voir les chartes données à Louvain par Wenceslas en 1373, 1378, 1382 dans Miraeus-Foppens, Opera diplomatica I. 1024-1029, 1247-1252.
  31. Pour Liège v. la lettre de St Jacques 1343, Édits et Ordonnances, I, p. 248 ; pour St Trond v. la charte de 1366, Cartulaire de St Trond I, p. 600. Ces constitutions ne se maintinrent pas d’ailleurs dans ces deux villes.
  32. Les réglements donnés à la ville en 1724 et en 1751, tout en faisant disparaître complètement de la constitution l’élément population, maintint le recrutement du conseil dans les trois membres de la bourgeoisie. Édits et Ordonnances, t. III.
  33. Les membres de chacune des trois parties devaient prêter un serment. Celui des bourgeois nous a été conservé : « Je seray vray léal, et féal à mon seigneur de Liège, au chapître de Saint-Lambert, au chasteau de Dynant et à la ville et esliray à mon povoir des hommes ydoives pour estre jurés et ayderay à warder et observer les privileges et franchises d’icelle ville et obeyray aux adjours et commands des maistres et garderay le secreit de la partie des bourgois et n’abandonneray la partie d’iceulx bourgois pour m’aller tenir sur autre partie. Ainsi m’ayde Dieu, la Vierge Marie et tous les saints de Paradis ». Ce serment est du xvie siècle.
  34. Le fait que l’attitude des villes au xive siècle en face de l’évêque était encore essentiellement la même qu’au xiiie, ressort à l’évidence de la confirmation de la défense faite en 1231 par Henri VII aux villes d’établir des ligues et des conspirations, qu’Englebert de la Marck obtint de Clément VI en 1318. v. Schonbroodt, Inventaire des chartes de St Lambert, n. 668. Cette confirmation étant du 1 mai et la charte pour Dinant du 7 septembre, on voit que l’évêque dut céder aux communes.
  35. À Liège, les échevins n’apparaissent plus dans le conseil à partir de 1324. La paix de Wihogne en 1326 les en exclut formellement. Pour St Trond v. Gesta abb. Trud. p. 277 ; la charte de 1366 décide que les burgimagistri et consules per se et absque scultetis et scabinis de negociis ad opidum predictum dumtaxat spectantibus, tractabunt et ordinabunt. À Utrecht en 1340, le schout est exclus définitivement du conseil. Muller, op. cit. p. 41.
  36. Il est établi pour gouverner la ville. Cf. la charte de St Trond de 1366 Piot, Cartulaire I, p. 603 : Le conseil doit : percipere, colligere, exponere et distribuere redditus, proventus, pensiones et alia onera opidi ejusdem ac fortalitia dirigere et conservare, necnon receptores et pagatores bonorum dicti opidi penitus ordinare etc…
  37. Cela ressort de la phrase suivante de la charte de 1348 ; « nuels ne dient lay ne reprove à cuy que ce soit, sur le paine que mise y serat par le conseil de novel siege… ». La charte de St Trond de 1366 accorde au conseil de faire, avec les échevins, ordinationes et statuta, que koerea dici consueverunt.
  38. À cette époque le conseil est composé de « li maistre, li esquevins, li jureis, li governeur (des métiers) ». Cartul. I, n. 32.
  39. À cette époque on ne mentionne plus en effet que les maîtres et le conseil juré. Cartul. I, n. 35.
  40. Cartul. I, n. 17, 23 et 29. La mention de 1263 n’est pas certaine. En effet, le n. 18, ratification par l’évêque du n. 17, mentionne le maire au lieu des maistres. Il y a une erreur de copiste dans l’un ou l’autre des documents transcrits dans le Cartul. de St. Lambert.
  41. Pendant le XIIIe siècle, les maistres de Liège semblent n’avoir eu aussi qu’une existence intermittente. Cette institution n’a été reconnue pour la première fois par l’évêque que dans la charte de commune octroyée à St Trond en 1288.
  42. Encore y avait-il eu, antérieurement au nouveau gouvernement qui fut remplacé par la constitution de 1348, quelque chose d’analogue. La charte décide en effet que les deux maîtres seront : l’un des bourgois d’enmy le ville, l’autre, des batteurs ou des aultres des comuns mestiers de desobz le mostier, ensy quilz ont usé anchiennement.
  43. … est ordinet que nul qui soit esquevin de Dynant soit plus du conseil delle ville. Cartul. I, n. 42. Il ne s’agit ici que d’empêcher à l’avenir un échevin d’être en même temps juré, puisque depuis longtemps déjà l’échevinage avait perdu comme tel le droit de faire partie du conseil.