Histoire de la constitution de la ville de Dinant au Moyen Âge/02

Librairie Clemm (H. Engelcke Successeur) (p. 18-33).
◄  I.
III.  ►

II.

La plus ancienne mention de burgenses dans l’empire date de 1066 et appartient à une ville voisine de Dinant et comme elle au pouvoir de l’évêque de Liège : à Huy. Ce n’est toutefois que beaucoup plus tard, en 1152[1], que leur existence est constatée à Dinant. Dès lors, on a la preuve que la ville, au sens propre du mot, commence à se former. Le commerce, déjà assez actif, comme on l’a vu, dès le XIe siècle, détrône l’agriculture. La villa devient un riche oppidum entouré de bonnes murailles et occupé par une nombreuse population[2].

En devenant une ville, Dinant est devenue en même temps un territoire juridique indépendant. À partir de ce moment la centène disparait comme circonscription judiciaire renfermant la ville : elle se transforme en banlieue soumise à l’administration et au droit urbains. Il est d’ailleurs d’un haut intérêt de constater ici combien, à travers tout le moyen-âge, la centène s’est nettement conservée dans la banlieue. Toute la partie de celle-ci, en effet, qui s’étendait sur la rive droite de la Meuse, n’a jamais cessé de coïncider avec l’ancien territoire de la centène[3]. À partir du XIIIe siècle il est vrai, la banlieue s’est notablement agrandie en s’étendant sur la rive gauche du fleuve autour du faubourg de Saint-Médard. Dès ce moment la centène ne l’a plus comprise tout entière ; elle n’en a plus été qu’une partie. Mais c’est dans cette partie seulement que les droits de la ville étaient reconnus sans contestation. Au delà de la Meuse, la banlieue n’est autre chose qu’une injuste annexion de la ville en pays namurois, qu’une usurpation accomplie au détriment de voisins plus faibles, mais contre laquelle ceux-ci n’ont cessé de protester[4].

Le premier résultat de la formation d’une bourgeoisie à Dinant a été une transformation profonde de l’échevinage. Celui-ci prend désormais un caractère strictement urbain. Il devient le tribunal naturel et nécessaire des habitants de la ville. Il juge suivant la coutume de la ville de Dinant[5].

Parallèlement à cette transformation, s’en accomplit une autre non moins frappante. Les monétaires ministériels que l’on a vu au XIe siècle en possession du droit de constituer le tribunal, en sont peu à peu dépouillés. Lentement ils reculent devant l’invasion lente mais irrésistible de la bourgeoisie. Ils perdent leurs sièges l’un après l’autre[6]. En 1227 ils n’en possèdent plus que deux et après cette date ils disparaissent complètement. Désormais, l’échevinage est tout entier aux mains des bourgeois. Il n’a été besoin pour en arriver là ni de révoltes de la part de la ville, ni de concession formelle de la part de l’évêque. La victoire de la bourgeoisie n’a été que le résultat fatal de sa prépondérance économique sur les vieux ministeriales. Les nouveaux échevins recrutés parmi elle : les Male-Racine, les du For, les de l’Isle, les de Saint-Vincent, les Waudrecheez etc. appartiennent tous à la classe la plus riche des habitants. Les actes échevinaux nous les montrent possédant dans la ville et la banlieue des vignes, des courtils, des maisons, des rentes foncières. Et en même temps, nous les voyons, comme les échevins de Gand ou de Liège à la même époque, faire le commerce en Angleterre[7]. Ces grands bourgeois correspondent ainsi complètement aux viri hereditarii des villes flamandes. Comme eux, ils sont à la fois propriétaires fonciers et marchands, comme eux, ils sont les représentants de la force nouvelle et toute puissante du capital et, par une conséquence nécessaire, ils ont obtenu comme eux, de leur ascendant économique, leur prépondérance politique, leur droit exclusif à fournir les membres de l’échevinage[8].

Comme les échevins et par les mêmes raisons, le maire épiscopal, le villicus, est pris également, à partir du XIIIe siècle, parmi les bourgeois. Il a cessé aussi d’être un ministerialis.

Malgré la transformation profonde subie par l’échevinage de Dinant, sa situation, vis à vis de l’évêque, est restée, à travers tout le moyen-âge, ce qu’elle était au XIe siècle. À Dinant comme à Liège, comme à Huy, comme dans toutes les villes du groupe liégeois, les échevins n’ont jamais cessé de former un tribunal seigneurial. S’ils sont des juges urbains, en ce sens qu’ils sont recrutés exclusivement et nécessairement dans la bourgeoisie, dont ils constituent la juridiction privilégiée, ils n’en restent pas moins cependant des fonctionnaires du prince qui les nomme et auquel ils prêtent serment. C’est là une des différences essentielles qui distinguent les villes liégeoises des villes flamandes. Dans ces dernières, la bourgeoisie intervint de bonne terre dans la nomination des échevins qui prirent ainsi le caractère d’une magistrature communale[9]. Sur les bords de la Meuse, il n’en a jamais été de même. Ici, justice seigneuriale et échevinage ont toujours eu une signification identique. L’autonomie urbaine n’a pas, comme en Flandre, trouvé son expression dans les échevins, mais dans les jurés.

L’échevinage de Dinant, comme celui de toutes les autres bonnes villes de la principauté de Liège, se composa toujours de sept membres[10]. Ils étaient nommés à vie[11] par l’évêque et avaient, lors de leur entrée en charge, à jurer devant le chapitre cathédral de Saint-Lambert qu’ils n’avaient rien donné pour leur élection et qu’ils jugeraient en conscience et selon la loi du pays[12]. Le droit d’élection de l’évêque ne put empêcher l’échevinage de se monopoliser de plus en plus au pouvoir de certaines familles. Les mêmes noms reviennent continuellement dans les listes scabinales qu’il est possible de dresser pour le XIIIe siècle. Au XIVe siècle, la ville dut prendre des mesures pour empêcher des parents trop rapprochés de faire partie ensemble de l’échevinage[13].

Comme les échevins, le maire ne se transforma jamais, pas plus à Dinant que dans les autres villes liégeoises, en magistrat communal. Il était, lui aussi, nommé à vie par l’évêque et astreint au serment devant le chapitre. Presque toujours il appartenait à une famille échevinale, parfois même il était échevin.

Le maire tenait de l’évêque son bannum, c’est à dire son droit de semoncer les échevins et de faire exécuter leurs sentences. Il en résultait que ce droit était interrompu entre la mort d’un évêque et la nomination de son successeur, qui avait à le renouveler. L’abolition de cette coutume par un diplôme impérial de 1299 ne fut qu’un incident passager, qui ne l’interrompit que fort peu de temps[14].

Depuis la disparition de l’avoué, le maire tenait de la délégation épiscopale l’exercice de la haute justice. Il avait à faire arrêter dans la ville et la banlieue les coupables des cas criminels réservés au seigneur ; il faisait exécuter les sentences portées contre eux par les échevins ; il proclamait les quarantaines au nom de l’évêque ; il intervenait dans les bannissements[15].

La juridiction du maire et des échevins était loin d’ailleurs de ne s’étendre qu’au droit criminel. Dès le commencement du XIIIe siècle, un très grand nombre d’actes de transports de propriété, de constitution de rentes foncières, etc, nous montrent quelle comprenait aussi le judicium de hereditatibus. Malgré les tentatives des villes, au XIVe siècle, pour enlever aux échevins cette compétence civile, elles n’y réussirent jamais. En matière immobilière, l’échevinage ne cessa d’être, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le seul tribunal compétent.

Enfin, comme partout ailleurs dans les Pays-Bas, l’échevinage de Dinant était revêtu de la juridiction gracieuse[16]. Quelques originaux et un grand nombre de copies nous ont conservé la preuve de son activité en ce sens, depuis les premières années du XIIIe siècle. Ces actes constituent une source précieuse de renseignements pour l’histoire de la propriété urbaine[17].

Le droit suivant lequel jugeaient les échevins n’était pas un droit communal, propre à la ville. Bien qu’il soit fait mention, dès le début du XIIIe siècle, de transports de propriété accomplis suivant la consuetudo fori Dionensis, Dinant n’eut jamais, pas plus que les autres villes wallonnes de la principauté de Liège, sa coutume particulière[18]. En ce point encore, ces villes présentent un contraste très net avec les villes flamandes. Dans ces dernières, les keures du XIIe siècle purent, à la longue, se transformer en coutumes urbaines, parce que les échevins qui les appliquaient devinrent des magistrats communaux, organes du droit de la ville. Dans le pays de Liège, au contraire, le caractère seigneurial des échevinages empêcha les choses de se passer ainsi : le droit d’après lequel ils jugeaient fut toujours un droit territorial. Si des actes mentionnent au XIIIe siècle la coutume de Dinant il ne faut sans doute entendre par là que certaines formes juridiques inconnues peut être dans le plat pays, mais communes à toutes les villes liégeoises. Il est d’ailleurs caractéristique que la coutume de Dinant ne soit plus signalée à partir du XIVe siècle, c’est à dire précisément dès l’époque où, par l’action commune de l’évêque et des états, fut établie la loi du pays. Cette loi était gardée par les échevins de Liège, à qui toutes les cours de hauteur de la principauté avaient à prendre rencharge[19]. En 1299, l’évêque en conflit avec la cité, obtient du roi des Romains des diplômes qui affranchissaient Huy et Dinant de cette obligation[20]. Si cet état de choses avait duré, ces deux villes eussent pu développer, comme les villes flamandes, des coutumes particulières. Mais cette rupture des traditions échoua. Ni Huy, ni Dinant ne se séparèrent de leur chef : le Pawilhar (registre des échevins de Liège) montre que, dès le début du XIVe siècle, elles avaient repris l’habitude de se conseiller à Liège.

Le rôle des échevins de Dinant, jusqu’à la fin du XIVe siècle, ne se borna pas à leurs fonctions judiciaires. Si d’une part, ils étaient des juges épiscopaux, de l’autre, ils se recrutaient parmi les familles les plus influentes de la bourgeoisie et, à ce titre, on les voit prendre part de bonne heure à l’administration de la ville. Jusqu’en 1348 ils firent régulièrement partie du conseil. Toutefois, ce n’est pas d’eux que provient celui-ci, mais d’une magistrature de formation beaucoup plus récente et essentiellement communale : des jurés.

À l’apparition des jurés remonte, dans les villes liégeoises, l’origine des constitutions urbaines autonomes. Comme en Flandre, les évènements politiques y ont singulièrement favorisé les tendances nouvelles de la bourgeoisie. De même que Bruges, Lille, Ypres, St-Omer profitèrent de l’anarchie qui suivit le meurtre de Charles le Bon (1127) pour obtenir d’importants privilèges[21], de même Liège, Huy et Dinant, après l’assassinat de l’évêque Albert de Louvain (1192 Novembre 23), surent se servir des circonstances favorables que leur fournit la longue lutte entre les deux prétendants : Simon de Limbourg et Albert de Cuyck[22]. Ce dernier (1193-1200) fut pour les villes liégeoises ce que Thierry d’Alsace a été pour les villes flamandes. Les avantages qu’il accorda aux bourgeoisies lui attirèrent la haine du clergé[23]. C’est à lui qu’est due la charte de Liège, ratifiée en 1208 par Philippe de Souabe[24] et il est fort probable que, dès son règne, il en étendit les stipulations essentielles à Huy, à Dinant, à Tongres et à Ciney[25].

La charte d’Albert est, en quelque sorte, la consécration de la condition juridique acquise par les bourgeoisies liégeoises à la fin du XIIe siècle. Elle exempte les cives de la taille et du service militaire, sauf dans le cas d’attaque de l’évêché ; elle restreint la juridiction synodale aux cas particulièrement réservés au for ecclésiastique ; l’échevinage est reconnu comme le seul tribunal devant lequel puissent être régulièrement cités les bourgeois ; le jugement de Dieu et le duel judiciaire sont abolis.

Il n’existe malheureusement, dans ce texte, aucun article relatif aux magistratures urbaines. Les échevins seuls y sont mentionnés. Mais nous savons par ailleurs que, dès cette époque, ils n’étaient plus, à Dinant au moins, les seuls fonctionnaires de la ville. Dès 1196 apparaissent à côté d’eux les jurati[26].

Tandis qu’en France les attributions des jurés se laissent facilement dégager dès l’origine[27], il n’en est pas de même dans le pays de Liège ni dans les autres territoires épiscopaux de l’empire. L’église impériale, bien plus puissante que l’église française, sut mieux résister que celle-ci à l’intervention dans les villes, d’élus de la bourgeoisie indépendants de son pouvoir[28]. La politique des Hohenstaufen qui se montra décidément favorable aux princes et condamna l’existence des communes empêcha d’ailleurs l’institution des jurés de se développer en Allemagne comme elle le fit en France[29]. L’évolution urbaine dans les deux pays suivit ainsi des voies fort différentes. En Lotharingie toutefois, où le pouvoir impérial cessa de bonne heure de se faire sentir, les choses ne se passèrent pas de même que dans les pays d’Outre-Rhin. Les jurés ne disparurent pas dans les villes liégeoises. Depuis le moment de leur apparition, à la fin du XIIe siècle, ils ne cessèrent de prendre une influence de plus en plus grande dans les constitutions urbaines. Ce sont eux, non les échevins, qui ont formé le conseil[30].

La date de 1196 à laquelle sont, pour la première fois, mentionnés les jurés de Dinant est caractéristique. Elle nous reporte au règne de cet Albert de Cuyck si favorable aux tendances de la bourgeoisie et nous permet de voir dans ces magistrats, les organes de la politique autonome de la ville ou pour mieux dire, de la commune. C’est précisément à la même époque que l’on voit les Liégeois soutenus par l’évêque exiger du clergé l’impôt nouveau et essentiellement communal de la fermeté[31].

Après la mort d’Albert, la situation change complètement. Les villes désormais ont dans le prince un adversaire décidé qui prétend maintenir contre elles ses droits seigneuriaux. Dès 1203 est mentionnée une révolte des Hutois contre Hugue de Pierpont propter quaedam jura quae ab eis exigebat indebita[32].

En 1229, les villes profitèrent du sede vacante pour augmenter leur indépendance. Condamnées d’abord par Henri VII[33], une occasion excellente de regagner le terrain perdu leur fut fournie l’année suivante par la rupture entre l’empereur et l’évêque Jean de Rumigny. Le 30 Juin 1230, les bourgeois de Liège, de Huy, de Dinant, de Saint-Trond, de Maestricht, de Tongres et de Fosses obtinrent un diplôme ratifiant omnia jura et pacem et communiones quas inter se ordinantes hucusque observaverunt, et reconnaissant l’alliance (conguratio) qu’ils avaient conclue entre eux[34]. Bien plus, le 24 Novembre, Henri VII leur écrivit qu’il ne traiterait pas avec l’évêque s’il ne consentait à leur laisser ces libertés[35]. Ces bonnes dispositions d’ailleurs ne durèrent pas. La politique changeante et indécise du roi des Romains se retourna bientôt contre les villes. Il se reconcilia avec Jean et, dès le 20 janvier 1231, les princes de l’empire rendirent à Worms, à la demande de l’évêque de Liège, une sentence abolissant les communiones, constitutiones, confederationes seu conjurationes aliquas quocumque nomine censeantur, qui fut notifiée le même jour aux villes[36]. Du même coup, supprimant les communes, le jugement des princes supprimait les jurés. La suscription des deux lettres du 24 Novembre 1230 et du 20 Janvier 1231 le prouve implicitement. Tandis que la première est adressée : villicis, scabinis juratis et civibus omnibus, la seconde ne porte que : universis civibus Leodiensibus ceterisque burgensibus ad episcopatum Leodiensem pertinentibus.

Néanmoins, les jurés ne disparurent pas à la suite de la sentence de 1231. Ils sont mentionnés à Liège en 1237 et en 1242[37] et à Saint-Trond en 1237[38]. Le grand soulèvement des villes liégeoises contre l’évêque Henri de Gueldre en 1254-1255 eut certainement pour résultat d’affermir partout leur situation. Le mouvement auquel, sous la conduite de Liège, prirent part alors Huy, Saint-Trond et Dinant présente un caractère nettement révolutionnaire. Il est dirigé contre les droitures de l’évêque, contre son maire, contre ses échevins. L’alliance des villes est renouvelée, les communes se reforment et à leur tête apparaissent des maîtres et des jurés. Les bourgeois s’emparent des châteaux de l’évêque et, au mépris des privilèges du clergé, rétablissent l’impôt de la fermeté. Enfin, les artisans se groupent en fraternités jurées[39].

Après une longue lutte, la victoire resta décidément à Henri de Gueldre. Liège se soumit à la paix de Bierset le 17 octobre 1255[40] ; le 17 décembre, Dinant conclut un arrangement particulier[41]. Elle s’engagea à payer une amende de 6700 livres de blanc, à consentir au bannissement de quatre de ses bourgeois, à accepter une charte pour le métier des batteurs, à remettre une de ses tours à l’évêque[42]. La sentence, malheureusement, n’en dit pas plus long. Son texte fournit toutefois la preuve que, malgré la soumission de la ville, l’insurrection à laquelle elle venait de prendre part, n’était pas restée inutile. Les jurés en effet, ne furent pas supprimés : avec le maire et les échevins ils appendirent le sceau de Dinant au jugement rendu par les arbitres épiscopaux.

À partir de ce moment, ils ne cessent plus d’intervenir régulièrement dans la constitution urbaine. Vis à vis des échevins, ils y représentent l’élément communal. Élus annuellement par la bourgeoisie, tenant d’elle leur pouvoir, comme les échevins tenaient le leur du prince, ils constituent à proprement parler le conseil de la ville[43]. Sans doute, jusqu’à la fin du XIVe siècle, ils n’apparaissent régulièrement qu’en compagnie des échevins. Néanmoins ils ne se confondirent jamais avec eux. Le conseil de Dinant, comme celui des autres villes liégeoises, ne s’est pas formé, comme on le constate ailleurs, de la réunion des officiers du prince, avec les représentants de la commune. S’ils siégent ensemble, s’ils prennent part ensemble à l’administration[44], la différence essentielle de leur nature les tient cependant séparés. Entre eux, le contraste ne cesse de s’accentuer de plus en plus, jusqu’au jour où, à la fin du XIVe siècle, les échevins sont définitivement expulsés du conseil.

Il nous reste à voir s’il est possible de déterminer avec quelque précision le caractère des jurés liégeois, et par conséquent dinantais. Rien ne permet de voir en eux, comme le veut une théorie trop hâtive et qui n’a pas tenu compte suffisamment de la différence des époques et des milieux, les descendants des anciens administrateurs de la marche germanique[45]. Dans la villa Dionensis au XIe siècle, nous n’avons surpris aucune trace d’une participation des habitants à l’administration. Les terres communes, les warescapia (allemende ?), sont placés exclusivement sous le pouvoir du comte. Les quelques pages qui précèdent prouvent, me semble-t-il, à l’évidence que les jurés doivent leur origine à des conjurationes, à des communiones, en d’autres termes, qu’ils sont les organes nouveaux d’une chose nouvelle : le self-government de la bourgeoisie. Établis certainement, au début, par suite de mouvements plus ou moins révolutionnaires, le prince leur a été en général manifestement hostile. Comme ses collègues d’Allemagne, l’évêque de Liège a eu recours contre eux à l’empereur. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIIIe siècle qu’il a accepté leur existence. La charte de commune octroyée par lui à Saint-Trond en 1288[46] peut-être considérée comme la ratification, comme la reconnaissance légale des jurés.

S’il ne peut y avoir de doutes sur le caractère communal des jurés, on en est réduit, par contre, à des hypothèses, à des analogies, dès que l’on veut aborder le détail de leurs fonctions au XIIIe siècle. Il est infiniment probable qu’ils s’attribuèrent dès l’origine la juridiction de paix en possession de laquelle on les trouve plus tard. La lettre de Henri VII du 12 octobre permet de le supposer, puisqu’elle ratifie aux bourgeois leur pacem en même temps que leurs communiones. Outre cette juridiction, qui est d’ailleurs un des caractères distinctifs des jurés dans les villes françaises[47], les élus de la commune doivent avoir eu aussi pour attributions, l’administration des finances urbaines. Il est caractéristique que Henri VII, en même temps qu’il interdisait les communes, ait aussi défendu aux bourgeois de taxer les venalia sans le consentement du chapitre.

En résumé, le type de la constitution urbaine de Dinant, tel qu’il s’est fixé au XIIIe siècle est fort simple. Il comprend deux groupes distincts de magistrats : les échevins et les jurés. Les uns dérivent directement d’un ancien tribunal de centène, les autres, de formation récente, n’apparaissent qu’à la fin du XIIe siècle. Les premiers, bien que recrutés parmi les bourgeois forment essentiellement une justice seigneuriale : ils sont nommés par le prince et sont présidés par son officier. Les seconds, élus de la commune, sont les organes du gouvernement autonome de la ville. Leur juridiction est une juridiction de paix qui n’a rien de commun avec la loi du pays. Échevins et jurés siègent ensemble dans le conseil et exercent ensemble l’administration. Les échevins même, selon toute apparence, sont intervenus dans celle-ci avant les jurés. Néanmoins, si l’on entend par conseil une magistrature propre à la ville, la marque et l’instrument de son indépendance, ce sont les jurés seuls, les derniers venus, qui, au sens juridique, l’ont constitué[48].

  1. Sub testimonio cleri et burgensium de Dyonant. Cartul. I, n. 4, p. 16.
  2. Pour le développement économique de la ville, v. § V.
  3. V. la carte de Ferraris qui permet de reconnaître encore nettement sur la rive droite de la Meuse, l’étendue de la banlieue de Dinant. Une enquête faite en 1519 constate que sa longueur le long du fleuve n’atteignait qu’une demi lieue.
  4. En 1293 les Dinantais prétendaient que leur banlieue s’étendait jusqu’à Chastrevin, Frankon Falosore et Sologne, sur la rive gauche de la Meuse « mais vérités est qu’ilh n’est mies ensy ; ains est propre iretaige à monsigneur (le comte de Namur) et bien en ont useit les gens de monsigneur juskes a sain Piere en Prajal (église de Dinant) et sont encores bonnes gens vivans ki (ont vu) le balheu de Bovigne rabbattre les fossés juskes à reis les murs de sain Marques (St. Médard). Borgnet, Cartulaire de Bouvigne, I, n. 8. L’usupation des Dinantais sur les terres namuroises était donc encore relativement récent en 1293.
  5. Secundum consuetudinem fori Dionensis. Cette mention disparait dans les actes échevinaux après le XIIIe siècle.
  6. Un acte de 1227 juillet 7, Cartulaire de Waulsort, I, f° 298 aux archives de l’État à Namur donne les noms des échevins de Dinant à cette date : Johannes Gosuini, Johannes Malaradix, Petrus Elisabeth, Arnulphus de Puteo, Werricus Albus, Gillebertus Glorianne et Johannes de Insula. Ces échevins attestent que le transport d’un stallum in foro s’est fait de manu Lansconis villici prefatorum stallorum sub testimonio monetariorum Dionantensium scilicet Werrici Albi, Arnulphi de Puteo, Theoderici Diaconi, Roberti de Foro. — Werricus et Arnulphus étaient donc à la fois monétaires et échevins. On ne peut douter en présence de cet exemple de la continuité de l’état de choses constaté au XIe siècle. Robertus de Foro, monétaire appartient sans doute à la famille du même nom qui a fourni plus tard au XIIIe siècle des échevins à Dinant. Mais à cette époque le nom de monétaire a disparu. Il est intéressant de constater aussi dans cet acte que les monétaires sont les assesseurs du villicus stallorum. — Je dois cet acte si curieux à mon ami M. L. Lahaye, archiviste de l’État à Namur.
  7. V. §IV.
  8. Andernach fournit un rapprochement instructif. En 1171 l’archevêque de Cologne décida que les échevins y seraient pris : ex prudentioribus, melioribus et potentioribus civium, ajoutant que celui qui serait in paupertatem redactus minime hoc officium explere valeret. Hoeniger, Ursprung der Kölner Stadtverfassung. Westdeutsche Zeitschrift, 1883, heft 2. Cf. pour l’évolution en général : Lamprecht, Stadtherschaft u. Bürgerthum zur deutschen Kaiserzeit dans Shizzen zur Rheinischen Geschichte, 1887.
  9. À vrai dire l’échevinage flamand n’était pas purement communal. Seulement le caractère communal l’emportait de loin chez lui sur le caractère seigneurial. Dès le XIIe s. les échevins de Gand forment le conseil de la ville, v. Keure de 1192, Warnkoenig, t. II, P. J. I, p. 14. Dans toutes les villes flamandes la bourgeoisie intervenait plus ou moins activement dans la nomination des échevins, v. p. ex. Biervliet 1224 ibid. 3, p. 212. À Gand, depuis la constitution des XXXIX en 1228, les échevins se recrutaient par cooption, donc en dehors de toute influence du comte. Dans le pays de Liège ce n’est qu’à St Trond, qui présente beaucoup plus d’analogie avec les villes brabançonnes qu’avec les villes liégeoises, que l’on constate une intervention de la bourgeoisie dans la formation de l’échevinage. V. Édits de la principauté de Liège, I, 153.
  10. Il n’y avait d’exception que pour la cité (Liège) mère et chef des bonnes villes, dit Hemricourt, qui avait 14 échevins. À St Trond il y en avait également 14 parce que la ville était partagée entre deux justiciers, l’évêque de Liège et l’abbé de St Trond qui établissaient chacun 7 échevins.
  11. Cela n’est dit nulle part mais ressort de la comparaison des listes échevinales dès le XIIIe siècle. À la fin du XIVe siècle, Hemricourt écrit que « ly esquevinaiges de Liège et généralement tos aultres esquevinaiges et tenancieres de cours jurées qui sont alle loi de Liège, sont de telle nature et franckiese de droit imperiaules, qu’ilz sont perpetuees alle vie de ceulx qui les tiennent. » Patron delle Temporaliteit, dans Polain : Hist. du pays de Liège, II, p. 426.
  12. Schoonbrodt : Inventaire des chartes de St Lambert, n. 102, an. 1234 cf. Wohlwill, Op. cit. p. 58, v. aussi la lettre des XX de 1324 dans Édits et ordonnances de la principauté de Liège, t. I.
  13. Cartulaire I, n. 42. Le même abus existait à St Trond. Il y fut supprimé en 1348. V. Piot, Cartul. de St Trond I, p. 491.
  14. Ce diplôme est du 10 juin 1299 ed. Cartulaire I, n. 29. Le liber cartarum leod. en possède pour Huy un autre absolument identique et du même jour. Un second diplôme de la même date (Ibid. n. 28) pour les deux villes affranchit leurs échevins de prendre rencharge à ceux de Liège. Ces diplômes ayant été accordés pendant que l’évêque était en guerre avec Liège il n’y faut voir qu’une tentative faite par lui de s’assurer momentanément l’appui des deux bonnes villes par des concessions de privilèges.
  15. Le maire n’étant pas un fonctionnaire communal, l’étude de ses fonctions reste en dehors du cadre de ce travail. Les attributions de cet officier étaient d’ailleurs à Dinant absolument les mêmes que dans tout le territoire soumis au droit de Liège. Il suffit de renvoyer le lecteur au livre détaillé de Poullet : Histoire du droit pénal dans la principauté de Liège. Bruxelles, 1874. (Mém. couronn. acad. t. XXXVIII).
  16. Scabini contra eorum litteras et sigilla nullas probationes admittunt per testes nec per juramenta alia quam per litteras et sigilla dictorum scabinorum, nisi per vivam vocem scabinorum eorumdem. Ce texte de 1319 dans Willems, Brab. Yeesten, Cod, dipl, I, 760-761 répond parfaitement à ce qui se faisait dans les villes liégeoises.
  17. Les actes échevinaux dans les villes liégeoises n’étaient pas des chirographes comme dans le Hainaut. Ils étaient authentiqués par le sceau de l’échevinage. À partir de 1248 ils sont rédigés en français, v. un type dans cartulaire I, n. 13. Le registre 1938 du greffe de Dinant (Arch. de l’État à Namur) contient un grand nombre des actes échevinaux du XIIIe s. Il a été écrit au XVIe s. à l’occasion d’un procès. Le premier acte est 1217.
  18. Les villes flamandes de la principauté faisaient exception. Saint-Trond allait se conseiller à Aix.
  19. L’échevinage de Liège, dit Hemricourt, excede tos les aultres chief d’Allemagne tant en noblesse comme en puissanche,… car par ledit chief sont doctrineis plus de trois mil cours de hauteurs sans les cours jurees et les aultres basses cours, dont il n’est point de nombre.
  20. Cartulaire I, n. 28, cf. p. 22. n. 1.
  21. Galbert ; Vita Karoli boni. Mon. Germ. Hist. Script. XII, cf. Giry : Histoire de Saint-Omer p. 45 sqq..
  22. Aegidius aureae vallis, Mon. Germ. Hist. Script. XXV, p. 113, sqq..
  23. En 1198 l’évêque soutint les bourgeois contre le clergé. Aeg. Aur. Vall. d’après Reinerus ibid. p. 116. On lui fit cette épitaphe :

    Hoc in sarcophago cunctorum dira vorago.
    Clauditur Albertus, Giezi dum vixit, apertus.

  24. Édits et ordonnances de la principauté de Liège I. p. 29. Le roi ratifie : consuetudines, libertates et jura universa que pie memorie Albertus, Leodiensis episcopus, ipsis civibus contulit. Pour l’attitude de Philippe vis-à-vis des villes, v. Nitsch, Gesch. des deutschen Volkes III, p. 28.
  25. C’est du moins ce qu’on peut conclure des termes suivants d’une charte de Ciney de 1321 “ messire Aubiers, jadis éveske de Liege… donat à ladite vilhe teil franchise comme avoient les autres franches vilhes dele eglise de Liege, assavoir sunt Huy, Dinant et Tongres. ” Borgnet, Cartulaire de Ciney, n. 1.
  26. Cartulaire I, n. 7. C’est la plus ancienne mention de jurati dans le pays de Liège. En Flandre, ces magistrats apparaissent dès 1127 dans la Keure de St Omer, mais ils disparaissent de bonne heure, par suite du caractère communal que prend l’échevinage.
  27. Giry : les Établissements de Rouen id., étude sur les origines de la commune de St Quentin ; Lefranc, Histoire de la ville de Noyon.
  28. V. la répression de la conjuratio de Trêves en 1161, dans Schoop  : Verfassungsgeschichte von Trier p. 103, Westdeutsche Zeitschrift. Ergänzungsheft 1884.
  29. Arnold : Op. cit. II, n. 1, sqq..
  30. On sait que des jurati existaient comme à Liège, à Metz et à Verdun. Ils sont mentionnés aussi à Utrecht dès 1251. Muller : Op. cit. p. 18, me parait ne pas se rendre un compte très exact de leur caractère ; il les prend pour les membres de la Kopmansgild. Il ne serait pas impossible que des influences françaises aient contribué à l’apparition des jurés dans ces évêchés frontières de l’empire.
  31. orta est magna seditio inter clericos civitatis et laicos. Laici civitatem muris et aggere firmantes, a clericis et a familia eorum exactiones et tributa exigebant, nobilitatem et libertatem clericorum ab antiquo conservatam infrigere cupientes. Aeg. Aur. Vall. p.166.
  32. Reineri Annales dans Mon. Germ. Hist. Script, xvi À Dinant la ville a, en 1212, des difficultés avec l’église. Cartul. I, n. 10. Cette même année une charte du Livre rouge de la collégiale (Arch. de l’État à Namur) fol. 232 mentionne les jurati.
  33. Böhmer-Ficker, Regesta Imperii V. 2, n. 4142.
  34. Ibid. 4159.
  35. Ibid. 4169.
  36. Ibid. 4181, 4182. Cf. la politique hésitante de Henri VII vis-à-vis des villes liégeoises, avec sa conduite analogue envers Worms. Nitzsch : Gesch. d. D. Volkes III, 95. Ces exemples sont d’ailleurs loin d’être isolés : v. pour Verdun et Cambrai : Huillard-Bréholles, Hist. dipl. Frederici II, introduction, p. 276 sqq.
  37. Wohlwill, op. cit., 77-78, n. Jean d’Outremeuse III. 68-69. Foullon, Hist. Leod. I, 478.
  38. Piot, Cartul de Saint-Trond I, 187, 194.
  39. V. les récits de Hocsem et de Johannes presbyter, malheureusement assez postérieurs (XIVe siècle) dans Chapeaville, Gesta episc. Leod. II, p. 280 sqq. Ce mouvement n’est plus d’ailleurs un pur mouvement d’autonomie communale. Il est en même temps démocratique : les populares agissent à la fois contre l’évêque et contre les insignes (= échevins).
  40. Edits etc. I, p. 50.
  41. Cartulaire I, n. 16.
  42. L’évêque fit également construire des châteux à Liège, Hocsem p. 291, et à Saint-Trond, Gesta abb. Trudonensium ed. de Borman II, p. 205, et Hocsem p. 291.
  43. Pour ceci v. plus loin §  IV.
  44. En 1263 le maire et les échevins disposent avec les jurés des finances de la ville. Cartul. I, p. 55.
  45. Vanderkindere, Origine des magistratures communales en Belgique, p. 22 sqq. C’est la pure théorie de von Maurer. v. Below, die Entstehung der deutschen Stadtgemeinde, qui vient précisément de reprendre cette théorie pour l’opposer à celle de Nitzch Ministerialität und Burgerthum, constate cependant qu’elle se trompe en affirmant einen äusseren Zusammenhang zwichen Stadt-und Landgemeinde hinsichtlich des Repraesentationskollegs des Gemeindeausschusses an (p. 84). L’idée de v. B. que le Rath est essentiellement un organe communal me parait justifiée parfaitement par l’exemple des villes liégeoises.
  46. Piot, Cartulaire de Saint-Trond, I, n. 303.
  47. V. la pax Valencenencis du XIIe s. éd. Arndt, append. à Gislebert, Mon. Germ. Hist. Script. XVI, et cf. le nom de maison de la paix que portaient les hôtels de ville du Hainaut. Pour Cambrai, où la paix apparait très distinctement comme la juridiction communale indépendante de celle de l’évêque v. Huillard-Bréholles, op. cit. p. 280.
  48. Ce type constitutionnel qui, dans ses traits essentiels, est aussi celui de Liège et de Saint-Trond, rappelle d’une manière frappante ceux de Saint-Quentin et de Noyon, v. Giry et Lefranc, opp. citt. À Utrecht, on constate aussi, au XIIIe siècle, quelque chose d’analogue. Muller, op. cit. À Verdun, il y a, en 1227, sept jurés chargés de l’administration et quatorze échevins pour la justice. Huillard-Bréholles, op. cit. p. 276. Il est intéressant de constater que Utrecht, Verdun et Noyon, sont, comme Liège, des villes épiscopales. Ce caractère commun doit avoir influencé, dans chacune d’elles, les institutions urbaines d’une manière analogue. Il faut remarquer que les droits seigneuriaux se sont en général maintenus plus longtemps et plus complètement dans les villes épiscopales que dans les autres. Les échevins des villes liégeoises en sont une preuve.