Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 280-306).
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xiv.


Quelques journées se sont écoulées depuis la première du mois de mai. On était au jeudi. Comme les enfants n’allaient point à l’école ce jour-là, ils aidaient grand’mère à arroser les fleurs et la vigne sauvage, qui, déjà verdoyante, grimpait joyeusement en haut du mur. Ils allèrent aussi arroser leurs arbres. Ils eurent bien assez d’occupation ce jeudi-là ; car il y avait bien trois jours que Barounka n’avait tenu ses poupées, et que les garçons n’avaient couru avec leurs petits chevaux de bois. Voitures, fusils, et balles de paume remisaient dans un coin. Ils n’avaient pas été non plus au colombier ; de son côté, Adèle donnait à manger à ses lapins. Le jeudi, ou avait tout à mettre en ordre. Ayant fini d’arroser, grand’mère laissa jouer les enfants, s’assit sur un banc de gazon, établi sous les lilas, et se mit à filer ; car elle ne restait jamais sans rien faire. Elle était triste ; elle ne chantait même pas ; aussi demeura-t-elle sans s’apercevoir que la poule noire s’était introduite dans le jardin, par le clayon resté ouvert, et que n’ayant vu personne qui s’y opposât, elle s’était mise à gratter et à fouiller dans la plate-bande ; L’oie grise, de son côté, paissait le long de la haie, à travers laquelle ses jaunes petits oisons passaient leurs têtes et regardaient curieusement dans le petit jardin. Grand’mère, qu’égayait ordinairement beaucoup leur présence, ne les remarqua pas même, cette fois-là.

Ses pensées étaient ailleurs. Et où ? Le voici : Jean avait écrit de Vienne qu’on n’arriverait pas au milieu du mois de mai, parce que la comtesse Hortense était tombée dangereusement malade. Dans le cas où elle recouvrerait la santé, la princesse viendrait peut-être passer quelque temps dans ses terres ; encore n’était-ce pas sûr. Quand dame Thérèse eut lu cette lettre, elle en pleura, et les enfants pleurèrent avec elle. Et Guillaume, qui croyait n’avoir plus que quelques traits à effacer de derrière la porte ! Voilà donc que toute joie menaçait de s’évanouir !

Que leur bonne et chère comtesse Hortense s’en allât mourante, voilà ce qui ne pouvait leur entrer dans la tête ; aussi ne manquaient-ils jamais d’offrir dans leurs prières un « Pater noster » pour sa guérison.

Il est vrai que les enfants finirent encore assez tôt par se résigner ; mais dame Thérèse, qui d’habitude parlait peu, parla moins encore ; et toutes les fois que grand’mère entrait dans la chambre de sa fille, elle la trouvait en larmes. Elle l’occasionna souvent alors à aller faire des visites qui lui procurassent quelque distraction ; car elle avait fort bien remarqué que son séjour dans une habitation isolée n’était point agréable à dame Thérèse qui lui eut préféré la vie au milieu du bruit du monde, elle qui, pendant plusieurs années, avait habité Vienne. Si elle était très-heureuse durant le temps de la présence de son mari, elle s’y trouvait malheureuse, pendant cette partie plus grande de l’année qu’il passait à Vienne ; car alors elle était toujours à se lamenter dans des craintes qu’il ne lui arrivât quelque accident. Mais cette fois-ci, ce serait toute une année qu’ils resteraient, elle et les enfants, sans revoir son mari et leur père. « C’est vie pour vie ! » lui redisait grand’mère.

Jeanne, la seconde fille de grand’mère, devait arriver avec M. Proschek ; car elle voulait voir grand’mère pour jouir de sa présence, et recevoir aussi ses conseils, au moment de se marier. Grand’mère s’était aussi fort réjouie de son arrivée ; et voilà que cette autre espérance était aussi déçue. Avec tout cela, elle se tourmentait encore de la conscription de Mila. Il était devenu un beau jeune homme, plein de droiture ; et Christine, une digne jeune fille ; aussi grand’mère, qui les aimait tous deux, eut fort souhaité qu’ils pussent s’épouser. « Quand pair a trouvé son pair, disait-elle, l’accord se fait, et le bon Dieu lui-même aime à former cette alliance. « Néanmoins, cette joie était aussi menacée d’une blessure profonde. Mila était parti au recrutement avec les autres jeunes gens, et dès le matin. Or, c’était tout cela que grand’mère avait dans la tête ; et c’était aussi ce qui la rendait triste.

« Grand’mère, voyez donc comme la poule noire fouille ici. Attends, petit singe ! V š š š a ! » C’était Barounka qui parlait. Aussitôt levant la tête, grand’mère voit la poule se sauver du jardin, où elle laissait un trou dans la plate-bande. « Voyez-vous cette poule ! Comme elle est venue, la finaude ! Prends un râteau, Barounka, et redresse la plate-bande. Voyons donc : mais les oies y sont aussi ! En voilà une qui m’appelle ; c’est qu’il est grand temps pour elles d’aller au juchoir ; je me suis un peu oubliée ; il faut que je leur donne leur mangeaille. Et ce disant, grand’mère mit le fuseau de côté, afin d’aller pourvoir les volailles. Barounka restait seule au jardin, pour réparer le dégât commis dans la plate-bande. Christine arrivait une minute après. « Êtes-vous seules ? » demanda-t-elle, en regardant par-dessus la baie ?

« Oui, tu n’as qu’à entrer : grand’mère va revenir. Elle donne à manger à la volaille, » répondit Barounka.

« Où est ta maman ? »

« Elle est allée à la ville voir une de ses amies ; tu sais, que maman pleure toujours, parce qu’il est probable que papa ne revienne pas de toute l’année ; et c’est pourquoi grand’mère a préféré qu’elle allât un peu se distraire en ville. Nous nous réjouissions tant de revoir notre papa, et aussi la comtesse ! Et voilà que tout est à vau-l’eau. Pauvre Hortense ! »

Après avoir dit ces mots, Barounka qui avait posé un genou dans le petit sentier, au long de la plate-bande, appuya son coude sur l’autre genou ; et laissant tomber sa tête dans les paumes de ses mains, elle parut absorbée dans ses pensers. Christine s’assit, elle, sous le sureau, et joignit ses mains sur la poitrine. Elle était toute défaite, et avait les yeux gonflés de larmes.

C’en doit être une mauvaise maladie que cette fièvre typhoïde ! Si elle venait à en mourir ! Ah ! mon Dieu, Christine ! As-tu jamais eu la fièvre typhoïde ? demanda Barounka après un moment de silence.

« Non, je n’ai jamais été malade ; mais je crois bien que c’en est fait de ma santé pour l’avenir ! » répondit Christine avec tristesse.

Barounka la regarda fixement, et remarquant combien son visage était changé, elle se leva, alla vite à elle, et pour lui demander : « Qu’as-tu ? Mila serait-il pris ? » — Pour toute réponse, Christine éclata en sanglots.

Au même instant, grand’mère était de retour. « Sont-ils déjà revenus ? » demanda-t-elle aussitôt.

« Non, pas encore, » répondit Christine en détournant la tête. « Mais toute espérance ne serait qu’illusion : Lucie a juré que, si elle n’a pas Mila, je ne l’aurais pas non plus. »

« Et ce qu’elle veut, c’est encore ce que fera le maire, tant il est fier d’elle ! Et monsieur l’administrateur, à son tour, exécute beaucoup de choses, selon le bon plaisir de monsieur le maire. La fille de l’administrateur ne peut oublier ce que Mila a infligé de honte à son ancien adorateur ; elle déversera sa bile ; puis, chère grand’mère, il est d’autres choses encore, qui m’ôtent tout espoir.

« Mais le père de Mila a été à la chancellerie ; et, d’après ce que j’ai entendu dire, il y était accompagné d’une assez bonne somme de florins. Allons, il y aurait pourtant de l’espoir !

« C’est vrai ; aussi notre seule espérance repose sur ce qu’après l’avoir entendu, ils ont dit qu’il y aura peut être remède. Mais aussi, il leur est déjà arrivé, et plus d’une fois, de donner de l’espérance, mais point d’assistance ; ils se sont bornés à dire ensuite que ça n’avait pu réussir, et qu’on devait rester en repos. »

« Peut-être qu’il n’en sera pas de même pour Mila. Néanmoins, je serais d’avis que, si la chose tournait mal pour lui, son père dût reprendre l’argent qu’il sacrifie pour le sauver ; puis, ton père à toi, y ajouter ce qui manquerait, pour que tous deux ensemble le rachetassent d’après la voie du droit, et alors vous n’auriez plus d’inquiétude. »

« Si seulement c’était possible, chère grand’mère ! Mais d’abord l’argent que le vieux Mila a versé à la chancellerie est déjà perdu ; puis, mon père n’a pas plus d’argent comptant qu’il ne lui en faut dans notre métier ; enfin, quand même il aimerait beaucoup Jacques, bien loin de vouloir s’opposer à notre amour, il préférerait pourtant qu’un gendre apportât de l’argent au métier, plutôt que d’y en ôter. Et admettons encore que mon père puisse réunir la somme nécessaire, il reste que Mila est d’un caractère trop fier pour rien recevoir de moi ; aussi ne se prêterait-il pas à ce que mon père le rachetât dans ces conditions. »

« Peut-être pense-t-il qu’en lui apportant une forte dot, une femme se croirait le droit de lui commander, et c’est ce que veut éviter tout homme un peu fier, ma chère fille ; mais ici son acquiescement ne tournerait point pour lui à déshonneur. Enfin, à quoi bon parler déjà d’une chose qui ne sera peut-être pas nécessaire, et qui, si elle le devenait, ne pourrait s’accomplir qu’avec difficulté ? »

« C’est une faute, et une grande faute que d’en avoir ainsi agi avec cet Italien ! J’en riais alors ; et j’en pleure maintenant ! » dit Christine. « Si le fait n’avait pas eu lieu, Mila aurait été reçu en service au château pour deux ans, et aurait échappé ainsi au service militaire. Que je regrette donc en avoir été la cause ! »

« Folle que tu es ! Pourquoi en serais-tu la cause, plutôt que ne le serait cette petite marguerite de la querelle que nous aurions ensemble, si nous la voulions toutes deux à la fois ? Alors, je devrais également m’accuser d’avoir précipité défunt mon mari dans des embarras pareils ; car c’était presque le même cas. Penses-tu, ma chère enfant, que l’homme, une fois transporté de colère, de jalousie, d’amour, ou de quelque autre passion, prenne pourtant conseil de sa raison ? Dans ces moments-là, il n’y pensera même pas, lors même qu’il y irait de sa vie. Tout serait inutile, et l’homme même le plus parfait est sujet à faiblesse. »

« Grand’mère, vous m’avez déjà dit, l’année dernière, et le jour même de la fête de M. Proschek, que défunt votre mari avait fait quelque chose de pareil, et dont il avait assez souffert, et vous venez encore d’en parler. J’ai oublié, depuis lors, de vous en reparler ; racontez-le moi à présent, je vous en prie. Le temps en passera plus vite ; il nous en viendra d’autres pensées, et on se trouve si bien établi sous ce sureau ! » dit Christine, en pressant grand’mère de commencer ce récit.

« Volontiers, répondit-elle ! Toi, Barounka, va-t-en prendre garde que les enfants ne s’avançent trop près de l’eau. »

Barounka s’éloigna, et grand’mère commença ainsi :

« J’étais déjà grande fille, quand éclata une guerre entre Marie-Thérèse et le roi de Prusse qui n’étaient point d’accord[1]. L’empereur Joseph arriva à la tête de son armée près de Jaroměř, et le Prussien se posta sur les frontières. Il y avait des soldats dans toute la contrée, et même dans les villages. Notre petite ferme logeait plusieurs simples soldats avec leur officier. C’était un homme fort léger, et l’un de ceux qui croient pouvoir aussi facilement enlacer une jeune fille dans leurs filets qu’une araignée fait de la mouche. Je l’eus bientôt éconduit ; mais mes paroles ne prenaient pas mieux sur lui que la rosée que l’on secoue tout de suite d’un vêtement. Toute parole étant inutile, je m’arrangeai de manière à n’être jamais seule, quand il avait occasion de me rencontrer. Tu sais ce qu’il en est, et comment une jeune fille est obligée de sortir plusieurs fois par jour pour se rendre, soit aux champs, soit au pré. D’ailleurs les gens de la maison sont sortis, en sorte qu’elle reste souvent seule ; puis, ce n’est ni la coutume, ni une nécessité que les filles soient toujours chaperonnées ; il faut qu’elles se gardent elles mêmes, et enfin il y aura ainsi toujours assez d’occasions, pour un malintentionné, de chercher à les poursuivre. Mais le bon Dieu m’a protégée. J’ai été habituée dès l’enfance à aller couper de l’herbe de grand matin, quand tout le monde dormait encore. Ma mère a toujours dit que Dieu donne à celui qui se lève de bon matin ! Et elle avait raison ; car j’en aurais toujours retiré, sinon du profit, du moins une grande joie. Quand, le matin, j’allais au verger ou dans les champs, et que j’y voyais la fraîcheur de l’herbe verte, tout humide de rosée, mon cœur chantait de joie. Je voyais dans chaque fleur qui se présentait à moi l’image d’une jeune fille qui lève sa tête gracieuse, ses yeux clairs. Chaque petite feuille, chaque pointe d’herbe exhalait pour moi son parfum. Les oiseaux, ces pauvres petits, s’élevaient au-dessus de ma tête, en chantant les louanges de Dieu ; et partout, aux alentours, régnait le silence profond. Puis, quand le soleil commençait à se lever de derrière les montagnes, je croyais être, pour ainsi dire, dans une église : je chantais, et la besogne, entre mes mains, ne s’en hâtait que davantage, comme si le travail ne m’eût été qu’un jeu.

« Or, c’était par une de ces belles matinées que je coupais de l’herbe dans le verger, quand tout-à-coup j’entends dire derrière moi : « Que Dieu te vienne en aide, Madeleine ! » Je me retourne, je veux répondre : « Que Dieu vous entende ; mais je ne peux prononcer une seule parole, tant j’étais surprise ; et la faucille même m’échappa de la main.

« N’était-ce pas cet officier, » dit Christine en interrompant grand’mère ?

« Attends un instant » continua celle-ci. Non ! ce n’était pas l’officier ; autrement, je n’aurais pas laissé échapper la faucille de mes mains. C’était de surprise joyeuse ; c’était Georges qui était devant moi. Je dois te dire d’abord qu’il y avait trois ans que je l’avais vu. Tu sais que Georges était le fils de notre voisine Novotná, celle-là même qui était avec moi, quand nous avons parlé à Tempereur Joseph.

« Oui, je le sais, vous nous avez raconté aussi qu’il s’est fait tisserand, au lieu de devenir prêtre.

« Oui, mais c’est son oncle qui en a été la cause, l’étude n’était qu’un jeu pour le garçon ; et toutes les fois que mon père allait à Rychnov, il y entendait toujours chanter ses louanges. Comme il passait les vacances à la maison, c’était lui qui, à la place de mon père, bon lecteur pourtant faisait toujours aux voisins la lecture dans la Bible, et il lisait si bien que c’était plaisir à l’entendre. Et Novotná disait toujours : C’est comme si j’entendais déjà le garçon prêcher. Nous le considérions déjà comme prêtre ; et quand une des ménagères avait préparé quelque chose de meilleur qu’à l’ordinaire elle lui en envoyait un morceau, et quand Novotná s’excusait de le recevoir en disant : « Mais, mon Dieu ! qu’est-ce que nous pourrons donc vous faire en retour, elles n’avaient que cette réponse. « Quand Georges sera prêtre, il nous donnera la bénédiction. »

« Nous avions grandi ensemble, et avions toujours été bons amis ; mais quand il était revenu après ses secondes et ses troisièmes vacances, je n’avais plus la même hardiesse auprès de lui ; je rougissais ; et quand parfois il arrivait derrière moi au verger, et qu’il voulait absolument m’aider à porter mon faix d’herbe, je me faisais conscience d’accéder à sa demande ; je lui répétai que c’était là chose qui ne convenait point à un prêtre, mais il ne faisait qu’en rire, en me disant qu’il coulerait encore beaucoup d’eau à la rivière avant qu’il fût en état de prêcher ! L’homme propose, et Dieu dispose. Tout à coup, lorsqu’il en était à ses troisièmes vacances, lui arriva de la part de son oncle l’invitation de se rendre à Glatz. Cet oncle, tisserand de son état, faisait de fort beaux tissus, qui lui rapportaient de fort beaux florins. Il n’avait pas d’enfants ; il se souvint de Georges. Notre bonne voisine ne se souciait pas trop de l’y envoyer ; « mais mon père lui représenta qu’il pouvait y aller du bonheur de son fils » et que d’ailleurs un oncle paternel avait bien quelque droit sur le fils de son frère. Il partit. La mère et mon père l’accompagnèrent en même temps qu’ils allaient en pèlerinage à Vambeřitz. Ils revinrent ; mais Georges était resté. Nous ressentions tous du chagrin de ne plus le voir ; mais marraine et moi plus encore que les autres ; mais avec cette différence, entre elle et moi, qu’elle parlait souvent de lui, au lieu que je n’en disais mot à personne. L’oncle avait promis d’avoir soin de lui comme d’un fils. Marraine pensa donc qu’il fréquentait les écoles de Glatz, et elle jouissait de la pensée qu’il recevrait bientôt peut-être la première ordination. Eh bien ! voilà qu’un an après Georges revenait au pays comme un habile tisserand de profession. La marraine en pleura affreusement ; mais que faire ? Georges la supplia et lui avoua qu’il n’avait pas le moindre désir de devenir prêtre, quoiqu’il eut été content de faire ses études. Mais l’oncle l’en avait détourné en lui représentant qu’il devait encore longtemps pâtir à rester sur les bancs, avant d’entrer dans les fonctions qui, lui assurassent le pain de la vie ; que mieux valait faire choix d’un métier qui fût plus tôt lucratif ; qu’un métier est un fond d’or pour celui-là surtout qui s’y est exercé de bonne-heure. Bref, Georges se laissa persuader, apprit la tissanderie, et comme il saisissait tout avec goût, il fit de grands progrès dans son nouvel état. L’oncle lui donna des lettres d’apprentissage où bout de l’année, puis l’envoya s’essayer dans le monde et faire son tour, et tout d’abord il l’adressa à une de ses connaissances de la ville de Berlin, où il devait se perfectionner encore. Mais Georges s’arrêta sur sa route, chez nous en Bohème, et ce fut alors qu’il me rapporta ce rosaire de Vambeřitz. » Tout en rappelant cette circonstance, grand’mère tirait de son sein le rosaire en bois de pistachier, dont elle ne se sépara jamais, le considéra quelques instants avec attendrissement ; puis le baisant, elle le serra en continuant son récit ; « Mon père n’avait pas mal pris que Georges fût devenu simple artisan. Il avait encouragé Novotná à ne point en rester dans le désespoir, mais à en prendre son parti. Qui peut discerner le bien et le mieux, disait-il ? Laissez le ! c’est pour lui qu’il travaille. Qu’il reste sage et honnête, qu’il soit bien entendu dans son métier, et il peut devenir tout aussi estimable que n’importe quel seigneur. Et Georges était heureux que mon père ne fût point irrité contre lui ; car il le regardait comme son propre père. Novotná finit par être calmée, et comment ne l’eut-elle pas été enfin ? Après tout, c’était son enfant et elle ne pouvait vouloir qu’il se sentît malheureux dans un état embrassé malgré lui. Il ne passa que quelques jours auprès de nous repartit pour continuer son tour, et nous étions restés trois ans sans le voir, et presque sans entendre parler de lui, lorsqu’un matin je le vis se présenter devant moi.

Je le reconnus tout de suite, quoiqu’il fut bien changé ; il était extraordinairement grand, et si bien fait qu’on n’eut pas facilement trouvé son pareil. Il se pencha vers moi et me prit la main en me demandant pourquoi je m’étais tant effrayée à son aspect ? « Comment n’eussé-je pas été effrayée ? lui dis-je : tu t’es trouvé ici comme si tu étais tombé des nuages. D’où et quand es-tu arrivé ?

« J’arrive directement de Glatz ; mon oncle est dans les transes, parce que le recrutement se fait partout alentour et il craint que les enrôleurs ne me surprennent. C’est pourquoi à peine étais-je de retour auprès de lui, qu’il m’envoyait en Bohême dans la pensée qu’il me serait plus facile de m’y tenir caché. J’ai pu franchir heureusement les montagnes, et me voici !

« Mon Dieu, lui dis-je, pourvu qu’on ne vienne pas te rechercher ici ! Qu’est-ce que ta mère en dit ? »

« Je ne l’ai pas encore vue. Je suis arrivé à deux heures de la nuit. Je n’ai pas voulu la réveiller. Alors je me dis à moi même : tu ferais le mieux de t’étendre sur le gazon, sous la fenêtre de Madeleine, car elle est matinale ; et d’attendre qu’elle sorte ; et alors, je te voir, et me couchais sur la couverture verte. Ce n’est pas en vain qu’on dit de toi dans le village. Avant que chante l’alouette, Madeleine porte déjà l’herbe à la maison. Et à peine fait il jour que tu es déjà en train de fauciller. Je t’ai vue te laver à la fontaine, puis mettre tes cheveux en ordre ; et je pouvais à peine m’empêcher de courir à toi ; mais en te voyant faire la prière du matin, je ne voulais pas te déranger. Mais à présent dis-moi, si tu m’aimes encore ? »

« C’est ainsi qu’il parlait, et comment aurais-je pu répondre autre chose sinon que je l’aimais ; nous nous étions aimés dès l’enfance, et je n’ai jamais pensé à autre qu’à lui. Nous causâmes un instant, puis Georges entra dans la chaumière de sa mère, en même temps que j’allais annoncer son retour à mon père. Mon père était un homme sage, à qui il ne plut guère que Georges se trouvât ici dans un moment si dangereux.

Je ne sais pas, dit-il, si c’est ici qu’il prendra l’uniforme blanc, nous ferons notre possible pour le bien cacher ; seulement ne faites connaître sa présence à personne.

« Bien que Novotná fût heureuse du retour de Georges, elle n’en ressentait pas moins une grande frayeur ; car Georges était inscrit sur le rôle de recrutement et ne pouvait y échapper qu’à la condition qu’on ne sût pas où il était. Il se tint caché pendant trois jours au grenier dans le foin. Sa mère y passait la plus grande partie de la journée ; je m’y glissais vers le soir et nous avions beaucoup à nous raconter. J’avais une telle frayeur que j’allai tout le jour comme une brebis abasourdie ; et comme j’oubliai d’éviter l’officier, je me trouvai le rencontrer plusieurs fois. Pour lui, croyant que je me remettre avec lui, il se remit à chanter l’air connu. Je le laissai parler, mais sans répondre aussi rudement qu’autrefois ; par la raison que je craignais pour Georges. Comme je viens de te le dire, Georges se tenait caché ; personne ne savait rien de sa présence, excepté moi, sa mère et mes parents. Quand sur le soir du troisième jour je sortis de la chaumière où je m’étais arrêtée un peu plus longtemps auprès de Georges, que partout régnaient le silence et l’obscurité, ce même officier se trouva sur mon passage. Il était aux aguets, avait remarqué que je passais la soirée chez la marraine, et il m’attendait dans le verger. Que faire ? Crier ? Mais Georges qui était là haut eut entendu chaque mot, et j’avais peur de l’appeler. Je me fiais en ma force, et quand l’officier eut prononcé une parole inconvenante, je fis le coup de poing avec lui. Ne rie pas ma chère fille, ne rie pas, ne regarde pas à ma faiblesse d’aujourd’hui ; il est vrai que je n’étais pas grande, mais j’étais forte et mes mains endurcies à un travail pénible frappaient dur. Je lui aurais bien résisté toute seule, si dans sa colère, il ne s’était pas mis à pester et à jurer contre moi. Tout fut trahi, car tout à coup Georges tombe entre nous comme la foudre, et saisit l’officier à la gorge. Il l’avait entendu jurer, avait aussitôt regardé par la lucarne, m’avait reconnue dans la demi-obscurité, était sauté sur le champ par la lucarne, et c’était un miracle qu’il ne se fut pas rompu le cou. Mais il n’avait pas calculé, et n’eut pas même pris garde à un bûcher qui eut été enflammé sous lui. »

« En est-ce là, une manière monsieur de se battre ici et dans la nuit avec une fille honorable lui cria Georges. »

« Je tâchai de le calmer, je le priai de penser au danger où il était ; mais il serrait l’officier comme avec des tenailles, et il était tremblant de colère. Toutefois il finit par se calmer. »

« Dans un autre moment et en un autre endroit, nous aurions à nous dire autre chose ; mais ce n’en est pas ici le moment. Écoutez bien et n’oubliez pas ceci : Cette jeune fille est ma fiancée ; si vous ne la laissez pas en repos à l’avenir, nous nous parlerons autrement. Et maintenant, partez.

« Sur ce, il jette l’officier à travers la porte de la maison, comme s’il n’avait été qu’une poire belette ; puis, il m’embrassa en me disant : « Madeleine, souviens toi de moi ; salue ma mère de ma part, et soyez heureuses, je suis obligé de fuir à l’instant même ; sinon ils vont m’arrêter. N’ayez pas crainte pour moi ; je connais chaque sentier, et j’atteindrai en sécurité Glatz, où je pourrai me tenir caché. Je t’en prie : va en pèlerinage à Vambeřitz ; c’est là que nous nous reverrons ! »

« Et avant même que je pusse rassembler mes pensées, il était parti. Je courus tout de suite chez Novotná pour lui dire ce qui s’était passé ; nous nous rendîmes chez les nôtres ; nous étions tous effrayés. L’officier envoya des soldats sur tous les chemins pour rechercher Georges, car comme il ne le connaissait pas, il pensait qu’il appartenait à quelque village voisin, où on finirait par le trouver ; mais Georges fut assez heureux pour leur échapper.

« Pour moi, j’évitais le sire, autant qu’il m’était possible ; mais lui ne pouvant se venger autrement, essaya de m’avilir aux yeux des gens du village, comme si j’étais une fille légère. Tout le monde m’y connaissait ; aussi sa vengeance ne lui réussit-elle pas. Puis, et heureusement pour moi, arriva l’ordre pour l’armée de rétrograder. Le Prussien venait de repasser la frontière. Comme toute cette campagne avait été sans résultats les paysans l’appelaient la guerre « des gâteaux », parce que les soldats après être venus manger des gâteaux dans les villages ne firent que rentrer dans leurs foyers.

« Et qu’est-ce qui est advenu de Georges », demanda Christine qui écoutait avec une attention soutenue tout ce récit de grand’mère.

« Nous sommes restés jusqu’au printemps sans rien savoir de lui, par la raison qu’en ces temps si troublés il n’arrivait au village personne qui en apportât des nouvelles. Nous étions donc comme sur des épines. Le printemps arrive, et nous ne savons rien encore, je fais donc le pèlerinage de Vambeřitz, comme je l’avais promis, Plusieurs de nos connaissances y allaient aussi : mes parents me mirent sous leur protection. Notre guide avait été plusieurs fois à Glatz, et mon père le commissionna de m’y conduire, car il en connaissait tous les coins et recoins.

Arrêtons nous d’abord chez madame Lidouschka, pour rajuster un peu nos vêtements, nous dit le guide, quand nous approchions de la ville.

« Nous pénétrions dans une petite auberge du faubourg. C’était à l’auberge de madame Lidouschka que s’arrêtaient tous ceux qui arrivaient de Bohême ; car elle était de notre pays. À cette époque on ne parlait encore que tchèque à Glatz. Madame Lidouschka nous accueillit avec grande joie ; nous dûmes entrer dans sa petite chambre. »

Asseyez-vous d’abord ; je reviens à l’instant vous apporter un peu de soupe au vin, dit-elle, et elle sortit.

J’avais le cœur serré comme dans un étau : d’un côté c’était la joie de le revoir ; de l’autre, la crainte qu’il ne lui fût arrivé malheur ; depuis que nous n’en avions plus de nouvelles. Tout à coup nous enten dons une voix connue saluer madame Lidouschka, qui crie à son tour : Entrez, entrez, monsieur Georges : il y a là des pèlerins de Bohème.

« La porte s’ouvre vivement, c’est Georges qui entre. À son aspect, je restai comme étourdie, par un coup de foudre : il était soldat. La tête me tournait. Georges me tend la main, me prend dans ses bras, et dit presque en pleurant : « Malheureux que je suis ! À peine ai-je eu pris le métier en me débarassant de ce qui ne me plaisait pas que je me trouve sous un autre joug. Si j’étais en Bohème, je servirais du moins mon empereur ; et ici, il me faut servir l’étranger.

Mon Dieu, je t’en prie, dis-moi vite ce qui a amené ton enrôlement.

Ah ! ma chère ! c’est que jeunesse n’est pas sagesse. Je n’ai pas écouté mon oncle avec son expérience du monde, alors que je m’étais enfui d’auprès de vous, que tout tournait contre moi et contre mes intentions. J’entrai un jour de dimanche, avec des camarades à l’auberge, et sans faire attention aux réprimandes de mon oncle. Là nous avons tant bu que nous fûmes ivres, et c’est alors que des recruteurs vinrent nous joindre.

« Oh ! les fripons ! » a dit madame Lidouschka, qui apportait alors la soupe ; si monsieur Georges avait été chez moi, il ne lui serait rien arrivé ; car je ne souffre pas leurs mensonges et leurs impostures ; et notre oncle ne va pas ailleurs que chez Lidouschka. Allons : il faut avoir de la conscience, et voir à ce que ces jeunes gens font, quand ils ne sont pas raisonnables. Ne vous désespérez pas monsieur Georges ; vous êtes beau garçon ; notre roi aime à avoir de beaux hommes ; il ne vous laissera pas longtemps simple soldat.

Ça ira maintenant comme ça pourra, dit Georges, ce qui est fait, est fait. Nous n’avons plus conscience de nous mêmes ; les recruteurs nous ont circonvenus et quand je me suis trouvé désenivré, nous étions, Lhotsky, mon meilleur camarade et moi, tous deux soldats. J’ai cru que j’en perdrais la tête ; mais qu’y faire ? Mon oncle, qui en était déjà assez contrarié réfléchissait aux moyens d’améliorer un sort qu’il ne pouvait pas corriger. Il est allé voir le général et a obtenu que je pusse rester ici, avec l’espérance de passer bientôt caporal, et la permission — mais nous nous dirons cela plus tard. Ne me rends pas le cœur chagrin, ma chère Madeleine, je suis si heureux de te voir !

« Il fallut bien nous résigner à la situation, quelle qu’elle fût. Georges me conduisit plus tard chez son oncle qui nous accueillit avec joie. Dans la soirée arriva son ami Lhotsky, qui était un digne homme, Georges et lui se sont gardé une amitié fidèle, à la vie et à la mort. Tous deux sont ensemble dans l’autre, et moi, je suis encore en celui-ci.

« Alors, vous n’êtes plus retournée au pays ? N’est-ce pas grand’mère ? Grand’père vous a épousée ? » dit Barounka, qui était revenue depuis quelque temps. Sa question rompait le cours des pensées dans lesquelles grand’mère venait de se plonger au ressouvenir des beaux moments passés dans le doux revoir de son cher Georges.

« Sans doute : il ne voulut pas qu’il en fût autrement. C’était la permission de se marier que l’oncle avait encore obtenue pour lui. Ils attendirent seulement jusqu’à notre retour du pèlerinage. Georges partit le soir et je passai la nuit chez son oncle. C’était un bon vieillard. Que Dieu lui donne le Ciel ! Le lendemain Georges était accouru de bonne heure et il avait une longue consultation avec lui. Puis il vint à moi : Madeleine, dis-moi sincèrement, et en bonne conscience, si tu m’aimes assez pour partager avec moi même les maux, et si, pour moi tu quitterais père et mère. »

« Je lui répondis que je l’aimais assez pour celà. Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, reste ici et deviens ma femme, dit-il, me prenant la tête pour me baiser.

« Il ne m’avait jamais baisée, cette coutume n’existe pas entre nous, mais dans sa joie, le pauvre garçon ne savait pas même ce qu’il faisait. »

Et qu’est ce que ta mère va dire ? Qu’est-ce qu’en diront les nôtres ? lui demandais-je, et mon cœur tremblait de joie et de peur.

« Mais qu’en pourraient-ils dire : ils nous aiment, et ils ne voudraient pas que je meure d’affliction. »

« Mon Dieu, Georges ! il faut pourtant que nous recevions leur bénédiction ! — Georges ne répondit rien, mais son oncle s’avança auprès de nous, fit signe à Georges de sortir et me parla ainsi : Madeleine, tu es une fille pieuse ; tu me plais ; je vois que Georges sera heureux avec toi, et qu’il n’a pas soupiré en vain après toi. Si c’était un autre homme, je m’y opposerais, mais c’est qu’il a sa tête. Si je n’avais pas été là, il se fut désespère après son enrôlement ; mais j’ai tâché de le consoler et n’y suis parvenu qu’en obtenant pour lui la permission de se marier. Je ne puis avoir recours au mensonge. Il ne peut retourner en Bohême, et toi si tu y retournes maintenant, qui sait si tes parents ne te dissuaderont pas de l’épouser. Mais quand vous serez mariés, je partirai avec toi à Oleschnitz et alors tes parents ne vous refuseront pas leur bénédiction. En attendant nous remettrons aux pélerins une lettre pour eux. C’est après-demain que, la cérémonie des épousailles aura lieu dans la chapelle militaire ; je me chargerai de remplacer vos parents, et je prends toute responsabilité sur ma conscience.

Madeleine, regarde moi bien : Mes cheveux sont blancs, comme neige. Crois-tu que j’assumerais sur moi quelque chose, dont je ne pourrais pas répondre devant Dieu ? Ce fut ainsi que son oncle me parla à tout. Je crus que Georges en deviendrait fou de joie. Je n’avais d’autre robe que celle que je portais.

Georges m’acheta tout de suite une jupe, une jaquette et un collier de granats que je devais porter à la cérémonie de notre mariage. Son oncle se chargea du reste. Ce sont ces mêmes granats que j’ai encore, la même jupe couleur de colchique et la même jaquette bleu de ciel. Les pèlerins partirent avec la lettre que l’oncle leur avait donnée. Il y faisait savoir à mes parents que je passerais quelques jours à Glatz, après lesquels j’arriverais avec lui ; il ne leur mandait rien de plus. Il vaudra mieux, disait il, que nous disions nous-mêmes les choses en arrivant. Trois jours après nous célébrions notre mariage ; et ce fut l’aumônier militaire qui nous maria dans la matinée. Madame Lidouschka était intermédiaire de fiançailles ; Lliotsky, garçon d’honneur ; sa sœur fille d’honneur ; l’oncle de Georges et un des bourgeois de la ville, témoins ; il n’y avait pas d’autre invité. Madame Lidouschka nous fit servir un excellent déjeuner, et c’est ainsi que nous passâmes cette journée dans la crainte de Dieu, dans la joie et dans le ressouvenir des nôtres si éloignés de nous. Pendant le repas madame Lidouschka ne cessa de taquiner Georges, en lui adressant des paroles comme celles-ci : « Mais je ne vous reconnais pas monsieur le fiancé ; ah ; vous n’êtes plus ce monsieur Georges, à l’air si sombre ; et ce n’est plus étonnant que vous soyez rayonnant de bonheur ! »

La conversation fut fort variée selon la coutume. Georges aurait voulu que j’alasse, le jour même, demeurer chez lui ; mais notre oncle ne le trouvait bon qu’après notre retour de Bohème et du pèlerinage de Vambeřitz. Quelques jours après il partait avec moi pour Oleschnitz. Je ne puis vous dépeindre ni l’étonnement où l’on fut de me voir mariée, ni la douleur de ma mère en apprenant que Georges était soldat. Elle se tordait les mains de désespoir et se lamentait perpétuelement de ce que je voulusse l’abandonner, pour aller à l’étranger suivre un soldat ; toutes réflexions qui me faisaient frémir.

Mon père qui a toujours été plein de sagesse et de raison mit fin à tout cela. « Que tu en finisse ! » dit-il à ma mère. Comme on fait son lit, on se couche. Puisqu’ils s’aiment, qu’ils souffrent ensemble ! Tu sais, ma chère femme, que, pour moi tu as aussi abandonné père et mère ; et, du reste c’est le sort de toute jeune fille. Qui est donc la cause de ce que Georges est tombé en ce malheur ? Après tout le temps de son service n’est pas encore si long ; et une fois libéré, il pourra revenir chez nous. Et vous, soyez tranquille, dit-il à la mère de Georges, votre fils est un bon sujet ; il n’aura plus à soupirer après ce qu’il a tant désiré. Et toi, Madeleine, me dit-il ; ne pleure plus, que Dieu te bénisse et te donne d’être heureuse jusqu’au tombeau avec celui qui t’a conduite à l’autel. En disant ces mots mon père me donna la bénédiction, et ses larmes coulèrent. La mère de Georges et la mienne pleuraient aussi. Ma mère qui avait toujours l’humeur inquiète, avait la tête pleine de soucis. « N’est-ce pas grande déraison à toi, me disait-elle que d’entrer au ménage sans une pièce de literie, sans un meuble et sans vêtements. Depuis que je vais et viens dans le monde, je n’ai jamais vu les choses mises ainsi sens dessus-dessous. » Elle dit ; mais je reçus un trousseau complet, et quand tout fut bien en ordre, je retournai près de Georges que je n’ai pas quitté. Ah ! C’est cette malheureuse bataille !… si elle n’avait pas eu lieu, il serait encore de ce monde. Ainsi tu vois, ma chère fille, que je sais ce que c’est que plaisir et regret ; que jeunesse et déraison. » Ce fut ainsi, et en y joignant un doux sourire, que grand’mère termina son récit, en même temps qu’elle appuyait affectueusement sa main amaigrie sur le bras potelé de Christine.

« Vous en avez beaucoup enduré, grand’mère, mais vous avez pourtant été heureuse : vous avez obtenu, ce que votre cœur avait désiré. Si je saurais qu’après tous mes tourments, je dusse être heureuse aussi, je les endurerais tous avec joie, et dusse-je attendre Mila pendant quatorze années, ajouta Christine. —

« C’est Dieu qui tient l’avenir en sa main. Cet avenir, quel qu’il soit, tu n’y échapperas pas, ma fille. » Le mieux est de t’en remettre avec une ferme confiance à la volonté de Dieu. Oui, c’est bien cela ! Mais c’est ce qu’on oublie maintes fois quand on a eu malheur. S’ils m’emmènent Jacques Mila, je vivrai dans les larmes. Avec lui s’en ira tout mon bonheur ; avec lui aura disparu tout appui pour moi.

« Et pourquoi parler ainsi, Christine ? N’as-tu pas un père ? »

« Oui, j’ai un père et un excellent père. Que Dieu me le conserve ! Mais il est déjà âgé et maussade. Pour se faire un appui, ne m’a-t-il pas tourmentée toute l’année afin que je me marie ? Que ferai-je donc, si Mila s’en va ? Et pourtant je n’en veux pas d’autre que lui pour mari, et quand même tout le monde se mettrait après moi. Je devrai me tuer à force de travail, pour que mon père n’ait point de prétexte à me gronder, et si avec cela, ça ne va pas, eh bien ! ça n’irait pas. Je ne me marierais toujours point. Ah, grand’mère, ce n’est vraiment pas croyable tout ce qu’il me faut subir dans cette auberge ! Ce n’est pas du travail que je parle. Non ! Dieu me garde de m’en plaindre, car j’aime à travailler, mais ce sont les propos qu’il me faut entendre souvent : voilà ce qui me fâche. »

« Et ne peux-tu y trouver remède ? »

« Mais le moyen, je vous en prie ? Combien de fois n’ai-je déjà pas demandé à mon père de ne pas y souffrir de pareils habitués. Mais lui ne voudrait pas perdre des pratiques, et il me dit toujours : « Je t’en prie ma fille, réponds leur ce que tu voudras ; mais ne sois pas impolie, au point qu’ils cessent fréquenter notre auberge ; tu le sais, c’est notre gagne-pain. Je ne dois donc pas être grossière ou mal gracieuse ; et voilà que si je suis prévenante on me manque de respect. Je doute fort que je vis à l’avenir aussi gaie aussi disposée à chanter que par le passé. S’il ne s’agissait que de deux ou trois bavards, j’aurai bientôt fait de m’en débarasser ; mais c’est qu’il s’agit de l’administrateur et de l’écrivain du château. Voilà ceux qui me font souffrir amèrement ; je ne puis les supporter. J’aurai honte à vous dire les persécutions de ce vieux bouc. Oui, c’est aussi sûr que si on me l’avait dit : il a fait son possible pour se débarasser de Mila, qu’il sait bien être mon protecteur, et dont il redoute un traitement, pareil à celui qu’a subi l’Italien. Il fait semblant de vouloir obliger le maire en prenant en main la vengeance de sa fille ; — mais en tout cela le filou ne pense qu’à lui même. Mon père en a peur, et comment pourrais-je aussi confier des choses pareilles à ma mère, elle qui, comme vous le savez, est bien plus souvent au lit que debout. Si j’étais mariée tout en irait bien différemment. Si quelque chose ne me convenait pas je n’aurais qu’à le dire à Mila qui, s’il ne pouvait chasser l’insolent, le regarderait une bonne fois de manière à lui ôter l’envie de jeter encore sur moi un regard malhonnête.

Ah, grand’mère, si je pouvais vous exposer combien nous nous aimons ; mais je ne peux pas même vous le dire. Alors la jeune fille appuya ses coudes sur ses genoux, mit son visage dans ses mains et se tut.

Au même instant Mila entrait à pas silencieux dans le petit jardin, personne ne l’avait encore aperçu. Son beau visage sur lequel se peignait une grande douleur, était comme défait, ses yeux toujours clairs, étaient voilés ; les boucles de cheveux châtains qui encadraient si bien son beau front étaient cette fois coupés ; au lieu de ce bonnet en peau de loutre qui la parait si fièrement, sa tête était couverte d’un bonnet militaire, orné d’une branche de pin. À son aspect Barounka fut saisie de crainte ; les bras de grand’mère s’affaissèrent sur son sein ; elle devint toute pâle et elle dit à voix basse : « Que Dieu te console mon pauvre garçon ! » Mais quand Christine eut relevé la tête, et qu’elle vit Mila lui tendre la main en lui disant d’une voix affaiblie : « Je suis soldat ; et c’est dans trois jours qu’il me faut partir pour Königgraetz, elle tomba évanouie dans ses bras.


  1. Ils étaient en différend sur la succession de Bavière, 1777.