Éditions Édouard Garand (p. 54-55).

XII


Le lendemain matin, la Sedan de Robert était en route vers Montréal, avec arrêt projeté et excursion aux Mille-Isles, région qui n’avait pu être comprise dans l’itinéraire, à l’aller ; c’était pour distraire Yvonne : elle venait de quitter son fiancé ; c’était dur, on le comprend. Paul Demers avait pris le train pour Buffalo, dont les alentours allaient offrir une riche matière à ses enquêtes : le pépiniériste devait trouver là des types d’arbres à fruits comme on en voit rarement en d’autres régions.

Il avait tracé approximativement à sa fiancée les diverses étapes de son long parcours. Le Gouvernement Fédéral et les Gouvernements Provinciaux du Canada ont fait dresser des cartes physiques et économiques assez détaillées, pour que les derniers venus en ce pays puissent y franchir les distances les plus considérables sans perdre une minute, qu’il s’agisse de voyages d’étude ou de voyages d’agrément ; d’ailleurs, les régions exploitées sont sillonnées de chemins de fer ; en jetant les yeux sur un plan d’ensemble du Canada, on est frappé du nombre de voies ferrées établies sur cette bande de terre qui longe les États-Unis et s’étend de Sydney à Vancouver. L’entretien de ces voies de communication est une lourde charge pour une population qui est encore si peu dense ; la colonisation réclame des moyens de transport, mais ceux-ci vivent de la colonisation ; il y a là une sorte de cercle vicieux, un problème des plus complexes que, seul, un pays riche en ressources de toutes sortes peut résoudre. Les économistes s’en inquiètent, non sans raison.

Arrivé à Buffalo et ayant fait, en quelques jours, ample provision de renseignements, Paul Demers précisait les derniers détails de son voyage vers l’Ouest canadien : pour l’aller, il disposait du mois de septembre ; il devait suivre les lignes du Canadien-National qui desservent la partie septentrionale ; pour le retour, qui allait être beaucoup plus rapide, il se tiendrait dans les réseaux du sud, et il emprunterait à volonté les grandes artères du Canadien-National ou du Canadien-Pacifique, qui se font parallèlement concurrence. Régions forestières ou agricoles, régions industrielles, régions minières, il y a toutes les variétés sur cette terre inépuisable.

D’après les lettres ou cartes qui commencèrent bientôt à se succéder, pour rassurer la grande famille réunie de nouveau à Ste-Agathe-des-Monts, Yvonne pouvait repérer, presque jour par jour, les divers points d’arrêt de l’explorateur : North-Bay, Lac Témiscamingue, Cochrane ; il était déjà dans la province d’Ontario, ayant atteint l’importante ligne de Québec à St-Boniface ; là, il poussait une pointe vers l’Est et revenait pour un moment dans la province de Québec, pour visiter l’Abitibi jusqu’à Amos, centre minier qui promet de devenir une grande ville dans quelque quinze ou vingt ans.

Mais les questions industrielles le laissaient plus indifférent que les questions agricoles : ce qu’il voulait voir, c’était des fermes, des arbres, des céréales ; il allait être servi à souhait pour parcourir d’immenses champs de blé, car la moisson battait son plein. Les correspondances des jours suivants signalèrent ses haltes successives dans la province d’Ontario qu’il traversait maintenant, presque en ligne droite, de l’Est à l’Ouest : Hearst, d’où un embranchement de chemin de fer descend vers le sud, jusqu’au Sault Ste-Marie, point de jonction du lac Supérieur avec les Lacs Huron et Michigan.

Avant d’avoir atteint son point terminus là-bas, bien loin, au pied des Montagnes Rocheuses, Paul Demers s’était promis de ne plus s’attarder un seul instant dans la contemplation des beautés de la nature : on n’était plus au Niagara ; pour le moment, l’ingénieur-agronome imposait silence au littérateur et à l’artiste ; il n’avait que trop de tendance à cultiver sa première vocation, et il ne l’ignorait pas ; mais on a vu que le sens pratique savait étouffer dans ce Flamand sa passion pour l’art, d’ailleurs, lorsque les circonstances le commandaient. Il se promettait, de plus, de se dédommager dans le voyage de retour. Il se hâte vers les limites de l’Ouest Ontarien, par Nakina, Sioux-Lookout, Minaki. Rien d’important ne lui échappe et ses valises regorgent déjà de notes précieuses, sur le développement agricole de cette province et sur les produits qu’elle peut exporter ou importer. Tous ces documents réunis fourniront, plus tard, la matière d’importantes synthèses.

Paul Demers est trop intelligent pour faire le moindre étalage de pédantisme : la vraie science se voile de pudeur, presque autant que la vertu : dans ses lettres à sa nouvelle famille, il s’en tient aux considérations générales, humaines, ethniques, qui peuvent intéresser Yvonne et son entourage. « Je suis frappé, écrit-il, de la survivance française dont on trouve mille exemples dans ces milieux en majorité anglais. Les curés originaires de la Province de Québec font bonne garde autour de leur troupeau, pour défendre la langue et les mœurs qui sont en rapport étroit avec la conservation du catholicisme.

« Je comprends, à cette heure, chers amis, tout ce que vous m’aviez exposé sur ce délicat problème. Et Dieu sait si les oasis canadiens-français se développent ici à vue d’œil et gagnent du terrain ! Les belles et grandes familles ! Que d’écoles françaises pour instruire toute cette jeunesse studieuse, malgré les lois sectaires et anglomanes qui contrastent avec celles du Gouvernement de Québec ! C’est la même lutte qu’en France, entre deux enseignements diamétralement opposés ; il n’y a que la forme qui varie. En tout cas, j’ai pu voir que les English, comme dit Robert, ne sont pas précisément prolifères ; les familles anglaises protestantes sont atteintes du mal universel, du suicide par le vice. Ah ! vive le Canada Français qui se rencontre partout sur ma route ! Avec de semblables familles, comme l’écrivait récemment Henri de Noussane, la France, la vraie France chrétienne, ne mourra jamais dans le Nouveau-Monde ! »

Le voyageur allait trouver bien d’autres occasions, même dans les provinces plus éloignées, de nourrir son patriotique enthousiasme : au Manitoba, en Saskatchewan, tout en continuant son enquête agricole, il ne voulut pas s’interdire l’enquête morale qui complétait son programme ; l’art seul était éliminé pour l’instant.