Éditions Édouard Garand (p. 55-57).

XIII


Près de Prince-Albert, au centre de la Saskatchewan, il eut une agréable surprise. S’étant avancé en automobile vers le nord, à une quarantaine de milles, quel ne fut pas son étonnement de découvrir toute une colonie de familles françaises, directement venues de France depuis une quinzaine d’années ! Au rude accent de ces robustes cultivateurs, à leur tête ronde, à leur moustache tombante, tels des Gaulois authentiques, Paul Demers reconnut vite leur type caractéristique et situa sans hésiter leur province d’origine : ces gens-là venaient des points élevés des Cévennes ; ils avaient quitté les pentes dénudées du Gévandan, de la Margeride. À eux seuls, ils formaient presque toute la paroisse, composée de hameaux fort dispersés ; leur curé était un Oblat français, un Lozérien, qui avait fort à faire pour visiter ses ouailles deux ou trois fois par an. Il n’y avait pas d’église ; quand le pasteur faisait sa tournée paroissiale, il apportait dans une valise tous les objets nécessaires au culte : il prenait pension dans une ferme, baptisait les enfants du voisinage nés pendant l’intervalle, et s’installait dans la première pièce venue pour célébrer le Saint-Sacrifice, sur une table qui servait d’autel. Il visitait ensuite les malades et allait bénir les tombes récentes.

Cette improvisation cultuelle rappelait les temps apostoliques ; et pourtant, ces régions participent aux progrès modernes, comparativement à celles du Mackenzie où les Missionnaires Oblats, assistés par les Sœurs Crises, font la conquête pacifique des Esquimaux. Paul Demers entrevoyait les pays septentrionaux dont lui avait parlé le missionnaire du Labrador.

Une de ces familles s’appelait Lafont ; elle était parmi les premières qui avaient émigré du sol Lazérien : « Nous sommes venus ici, dit le propriétaire de la ferme, parce que nos terres de là-bas ne produisaient presque plus rien ; mon arrière grand-père avait défriché un coin peu favorable à la culture : il avait bâti, sur les pentes abruptes, des murailles qui ressemblaient à des forteresses, pour retenir la terre ravinée par les pluies à chaque automne. Nos anciens étaient plus que sobres : du pain de seigle, du lard, du fromage de chèvre, des châtaignes, c’était leur régal ; ils achetaient, chaque année, un peu de vin que les muletiers des bords du Rhône apportaient dans des outres de peau, aux marchés du Puy, de Marvejols, de Florac, de Mende. Les familles étaient nombreuses et vivaient de pauvreté.

« Mais, depuis ces époques lointaines, nous sortions plus facilement de chez nous : quelques lignes de chemin de fer avaient pénétré dans nos montagnes, et les garçons de vingt ans étaient soumis à la loi militaire : ils voyaient des pays plus fertiles et enviaient le sort de l’habitant des plaines et des riches vallées. D’ailleurs, notre département se déboisait de plus en plus, les pluies étaient rares en été, la sécheresse sévissait partout ; visiblement, ce sol était épuisé et devait redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, une forêt. Si nos pères n’avaient pas été obligés de tout récolter sur place, à cause de l’absence de routes, ils auraient mieux fait de rester des bûcherons.

« Il y a vingt-cinq ans, un évêque missionnaire qui était à la tête du Vicariat Apostolique de Prince-Albert, Monseigneur Pascal, originaire du Vivarais, vint faire une tournée chez nous pour recruter des séminaristes qui voudraient venir au Canada. Il expliqua à quelques paysans ce que je viens de vous dire, il compara l’aridité de nos terres rocailleuses avec la fécondité de la Saskatchewan, où l’on fait toute la récolte en quelques mois. Après réflexion, je mis en vente mon misérable butin de là-bas, et je partis avec ma femme et mes dix enfants. J’en ai souvent béni Dieu et le vénérable Évêque : vous voyez si nous avons prospéré sur ces terres neuves ! Nous avons défriché, comme nos arrière-grands, mais ici, ça valait la peine. Les hivers sont longs, mais les traîneaux, les sleighs, comme on les appelle au Canada, nous transportent assez facilement jusqu’à Prince-Albert, où nous trouvons les voies ferrées et tout l’approvisionnement voulu. En été, j’ai mon automobile ; je suis à deux heures de la ville.

« On n’a pourtant pas oublié la vieille France, pas même la France bossue où nous sommes nés. Un de mes fils, brave garçon de 19 ans, s’est engagé à la déclaration de guerre. La mère ne voulait pas, et cela se comprend. Mais voyez-vous Monsieur, vous savez ce que c’est, vous qui portez les insignes des braves. J’avais souvent dit à mes enfants que, si la France de là-bas venait à disparaître, celle d’ici en pâtirait beaucoup. Nous, colonie isolée parmi la population de la langue anglaise, nous tenons à notre parler qui n’est pas bien français, puisque nous avons conservé le patois cévénol qui est encore en usage entre nous, dans la famille ; mais, tout de même, les enfants savent lire, écrire, compter ; ils apprennent le français à l’école du hameau, et ça fait plaisir, aux veillées d’hiver, de leur entendre débiter quelques compliments ou raconter quelques histoires prises dans leurs livres… Différemment, comme je vous le disais, mon grand garçon est allé se battre pour le pays, et il n’est pas revenu. Les Boches l’ont tué… »

Le père Lafont s’était arrêté, tout ému par cette cruelle évocation. « Heureusement, reprit-il après avoir essuyé une grosse larme, il me reste une nombreuse famille : un fils et deux filles mariés, établis dans le voisinage, et douze autres qui poussent pour devenir de bons cultivateurs : les plus grands sont mes meilleurs domestiques : ils aiment leur pays d’adoption et resteront de bons Français, s’il plaît à Dieu. »

Après cet entretien, Paul Demers avait été invité à partager le repas de la famille, et il avait accepté avec bonheur : il flairait déjà les gros pains de ménage, croustillants, qui sortaient du four, les tourtes, les fougasses et les tourtillons tels qu’on les prépare dans les Cévennes. Tout en mangeant, dans la vaste cuisine, ayant devant lui toute cette belle famille protégée par le grand Christ apposé au mur, Paul Demers parla du pays natal, de la Lozère qu’il avait traversée dans ses excursions : « Des hommes de valeur, dit-il, de vrais patriotes travaillent à couronner d’arbres, comme jadis, la France bossue à laquelle vos souvenirs restent si fidèles ; je suis leur modeste collaborateur ; nous transplanterons là-bas les plus beaux bouquets de verdure découverts ici. Nous apprendrons aux paysans à rester des paysans ; ce sera là le salut de notre chère nation… Vous aurez été les pionniers, les missionnaires agricoles qui aurez suscité ces idées généreuses, en donnant l’exemple de l’attachement à la terre, aux champs, aux blondes moissons. »