Éditions Édouard Garand (p. 52-54).

XI


« Cela dépasse en beauté tout ce qu’on avait pu m’en dire », s’écriait Paul Demers en face des Chutes majestueuses. Les quatre excursionnistes se trouvaient sur le pont métallique qui fait face aux Cataractes ; d’une seule arche, ce viaduc est lancé hardiment entre les deux rives du ravin où s’engloutissent les flots écumeux du fleuve, après leur vertigineuse descente du haut des rochers taillés à pic : il relie le Canada aux États-Unis.

Robert Desautels et sa femme connaissaient déjà ce spectacle dont on ne se lasse pas et qu’on aime toujours à revoir, comme tout ce qui est vraiment beau. Mais les deux fiancés découvraient là des sites tout neufs pour eux, comme leur nouvelle vie : ils demeuraient immobiles, éblouis par tant de grandeur et de majesté : l’être humain se sent si petit en présence des grandioses manifestations de la nature ! Ils se rapprochaient instinctivement l’un de l’autre, comme si le gouffre immense où déferlent les eaux en furie menaçait de les engloutir. Ce n’était, du reste, qu’une première impression : quand on contemple à loisir ce déchaînement de forces mystérieuses, il semble qu’une main invisible et toute-puissante en règle le cours.

Droit devant eux, c’étaient les Chutes canadiennes, un peu moins élevées que leurs voisines, mais beaucoup plus étendues et plus profondes : la teinte verte qui les caractérise provient de l’abondance des eaux ; leur développement en forme de fer à cheval, d’où leur est venu le nom sous lequel on les désigne de nos jours, fait que leurs courants s’entrecroisent en tombant dans le vide ; il en résulte des nuages multicolores dont elles se voilent à certaines heures. Elles sont séparées des cataractes américaines, à l’extrémité gauche, par le Goat Island, l’Île de la Chèvre. Du côté des États-Unis, la ligne transversale de chute est à peu près droite ; les eaux sont blanches d’écume et s’épandent en une nappe moins irrégulière.

Quand ils eurent rassasié leurs yeux de ce premier point de vue, nos voyageurs traversèrent le pont, pour admirer d’abord en détail les divers coins si vantés des Niagara Falls de la province de New-York. Le génie pratique du Gouvernement américain, aidé de puissants capitaux, a tout aménagé pour éviter le plus léger effort aux visiteurs. Un ascenseur les transporte aux pieds des Chutes ; là, un vapeur les attend, pour les conduire le plus près possible de la base où les eaux viennent se briser : ce bateau est le Maid of the Mist, la Nymphe de l’Écume.

Robert et sa femme, Paul et Yvonne prirent place sur le pont supérieur du bateau, non sans avoir revêtu les imperméables destinés à les protéger contre la pluie fine qui tombe sans cesse sur ce lac bouillonnant. « Cette organisation est vraiment pratique, disait Paul ; mais tous les sites les plus merveilleux que j’ai visités en Europe, en Suisse particulièrement, ont été industrialisés par des sociétés financières. C’est l’esprit du siècle, et en Amérique plus qu’ailleurs. Ce sera encore heureux si la barbarie moderne ne détruit pas ce chef-d’œuvre naturel pour en capter les forces. » Et il montrait une construction massive, établie sur la rive opposée.

Le Maid of the Mist s’avançait rapidement près de la base des Niagara Falls américains ; le pont était envahi par la buée, nuage rafraîchissant qui fouettait les visages. L’embarcation évolua ensuite jusqu’au pied des Cataractes canadiennes, s’arrêta un instant, et se laissa aller au fil de l’eau pour faire halte sur une pointe rocailleuse, où les règlements permettent aux amateurs d’attendre le prochain convoi. Nos quatre passagers ne descendirent pas et se retrouvèrent bientôt au point de départ ; là, ils reprirent l’ascenseur pour aller parcourir les bosquets qui bordent le cours supérieur de cette branche du fleuve.

Un pont conduit dans le Goat Island. L’île a été transformée en parc, avec ses allées capricieuses qui aboutissent au bord du grand gouffre ; de là, le regard s’étend sur les deux cours d’eau prêts à se métamorphoser de part et d’autre ; des rocs s’avancent, d’où l’on peut voir les masses énormes de liquide qui piquent subitement là-bas, vers le lac où parade le Maid of the Mist. D’après la légende, une pirogue indienne, montée par quelque divinité des bois, aux temps jadis, se serait précipitée de ces hauteurs. Des images représentent encore cette déesse aux cheveux épars, arrivés au point où les flots s’arrondissent en croupe mouvante pour prendre leur terrifiant essor.

Une dernière attraction existe dans le Goat Island : un escalier primitif, qui sera bientôt remplacé par un ascenseur semblable à celui qu’on a vu, permet d’atteindre l’intérieur des cataractes, derrière l’immense rideau écumeux, et de pénétrer dans une grotte, appelée Cave of Winds, Grotte des Vents, véritable antre d’Éole où se déchaînent des tourbillons d’air chargés de vapeur glaciale. Avant de se hasarder dans ces profondeurs, il faut changer complètement de costume. La timide Yvonne hésita d’abord à recevoir cette douche imprévue ; mais, s’armant de courage, elle suivit la caravane formée d’une vingtaine de globe-trotters : que pouvait-elle craindre en compagnie de son Paul, de son vaillant frère Robert, de sa sœur toujours décidée aux périlleuses aventures ? On leur avait donné un guide exercé à cette excursion souterraine.

Lorsqu’ils eurent atteint cette excavation rocheuse, ils se sentirent perdus au milieu d’un ouragan infernal : c’était l’horreur du chaos, comme dans les entrailles d’un monde en formation ; les eaux dévalaient devant eux, lancées des sommets du promontoire où ils étaient perchés tout à l’heure ; un cyclone balayait le roc de toutes parts : on eût dit que mille grondements de tonnerre sortaient des entrailles du sol. Secouée par ce tintamarre démoniaque, Yvonne faillit se trouver mal : mais Paul lui saisit le bras au moment où elle chancelait, toute frissonnante. Bientôt, le guide prit le chemin de sortie et conduisit le groupe sur une série de passerelles que l’on traverse à la file indienne, juste au pied des cataractes, jusqu’au Rock of Ages, ce bloc préhistorique, constamment arrosé par les éclaboussures de l’onde transparente.

On était au but de l’excursion ; Yvonne grelottait et claquait des dents. Bien vite, tous remontèrent au Goat Island où brillait un clair soleil : après quelques énergiques frictions données par des masseurs et des masseuses spécialistes, il ne restait plus trace de ces pittoresques émotions. Midi approchait. Les quatre voyageurs sortirent de l’île, traversèrent le pont métallique, et retrouvèrent le sol canadien. Ils allèrent prendre un réconfortant repas à l’Hôtel Clifton ; puis ils se disposèrent à se prélasser, toute l’après-midi, dans le Parc Victoria qui avoisine le Fer à Cheval, et dont les vastes allées aux lignes classiques contrastent avec les sentiers fantaisistes du Goat Island. « On se croirait dans les jardins de Versailles, dit Paul ; là-bas, de l’autre côté, c’est le style des races anglo-saxonnes ; ici, c’est le style latin et français : toujours deux civilisations opposées, postées face à face, et qui mettront longtemps à se rejoindre. »

Ces instants de féérie passaient trop vite. Le soleil couchant dessina deux magnifiques arcs-en-ciel dans les nuages qui montaient des Chutes canadiennes. Lorsque la nuit fut venue, de puissants projecteurs multicolores furent braqués sur les Cataractes des États-Unis, qui étincelaient de mille feux : « Ça encore, remarqua Paul, c’est beau, sans doute, mais c’est de l’artificiel, du trucage, du clinquant ; je préfère les prismes naturels que nous avons vus au coucher du soleil, reflets immaculés de la lumière divine… Ces projections scientifiques, ma petite Yvonne, sont l’image du bonheur factice, des éblouissements que produisent les folles amours ; pour nous, notre tendresse demandera lumière et chaleur à Celui qui allume, nuit et jour, ses astres dans le firmament. »

— « C’est comme qui dirait, pensa Robert qui faisait semblant de ne pas entendre, du chiqué, de la camelote chez les écervelés ; du profond, du solide dans les deux cœurs que voilà. Allons ! ma petite sœur est à bonne école ! Elle va s’instruire sur le vrai bonheur !… »