Éditions Édouard Garand (p. 51-52).

X


Après cette solennité intime, Paul Demers se sentait un homme nouveau. Déjà bien en forme, il décida d’entrer à fond dans son rôle d’agent de liaison agricole entre le Canada et la France. Il voulait se rendre compte par lui-même des richesses qu’il avait entrevues. Après avoir visité la ferme expérimentale du Gouvernement d’Ottawa, il ferait un crochet vers l’Abitibi et le Témiscamingue, pays de colonisation récemment exploités. Puis, se dirigeant vers le Sud, il parcourrait la région des Grands Lacs, s’arrêterait aux Chutes du Niagara, et étudierait les vergers immenses de la région de Toronto et de Buffalo. La Société des Agriculteurs de France lui avait recommandé de choisir des plants robustes de pêchers, d’abricotiers, de noyers : ces arbres, lui avait-on dit, étaient rongés par des microbes tenaces sur les terres du midi de la France, comme autrefois la vigne. Les mûriers, dont la feuille sert à l’élevage des vers à soie, y disparaissaient d’une année à l’autre : nouvel Olivier de Serres, il tenterait de découvrir une variété moins délicate, soit par lui-même, soit par d’autres voyageurs de l’Océan Pacifique. Il s’agissait de tenter l’expérience qui avait si bien réussi en viticulture, quarante ans plus tôt. L’analyse comparée des divers terrains d’Amérique et de France donnerait sans doute l’indication voulue, pour éviter d’inutiles tâtonnements dans la répartition des pépinières.

Le jeune et vaillant agronome avait l’intention d’étendre son champ d’action jusqu’au Manitoba et à la Saskatchewan où se fait en grand la culture des céréales. Enfin, il se proposait d’explorer les vastes forêts de l’Ouest Canadien, jusqu’aux montagnes Rocheuses. Il fallait entreprendre ce voyage avant l’approche de l’hiver.

Un soir qu’il s’en entretenait avec toute la famille assemblée, Robert lui dit : « Ce ne serait pas gentil de notre part, que de te laisser partir pour plusieurs semaines sans t’accompagner jusqu’à deux ou trois cents milles. Voici ce que je propose : la rentrée des classes approche pour les écoliers et écolières ; nous prendrons nos dispositions pour la reprise des cours, et nous ferons ensuite, à trois ou à quatre, une bonne excursion en automobile, par Ottawa jusqu’aux Grands Lacs. Tu modifieras la première partie de ton itinéraire, ajournant la visite de l’Abitibi et du Témiscamingue où tu pourras te rendre après ton travail dans la région de Toronto. Tu n’as pas de temps à perdre : l’automne est souvent court dans notre pays et tu serais surpris par les premières neiges. Qui veut être de la partie ? »

Yvonne donna son acquiescement sans hésiter ; Madame Robert Desautels fit de même. Charles-Édouard et Ferdinand acceptèrent de suivre les voyageurs jusqu’à Ottawa, où des affaires les appelaient. « La voiture est maintenant au complet, dit Robert. Préparez-vous, nous partons dans trois jours ! » Pour Yvonne, cette agréable excursion allait être le voyage des fiançailles, en attendant le voyage de noces ! Dans ses sorties, elle n’avait pas encore dépassé la capitale de la Fédération Canadienne. Aurore fit un caprice, disant qu’elle voulait voir d’autres pays que Ste-Agathe. Mais on lui fit entendre que c’était remis à plus tard.

Trois jours après, l’automobile filait à toute vitesse dans la direction d’Ottawa, ville essentiellement administrative, dont le Gouvernement fédéral et les dépendances forment la plus grande partie. On arriva bien avant midi. En quelques heures. Paul Demers avait pu voir la Chambre des Communes, avec sa flèche gothique, ainsi que les luxueuses avenues de la ville : un tour aux environs, à travers les allées d’arbres qui conduisent à Eastview, et les voyageurs franchissaient l’industrieuse cité de Hull, de l’autre côté de la rivière, pour se rendre à la ferme-modèle qui occupe d’immenses terrains. L’ingénieur-agronome interrogeait les employés, prenait des notes, s’informait des moindres détails ; il était dans son élément, et l’on eût dit qu’il avait préparé cette carrière dès sa plus tendre enfance.

Vers le soir, la petite caravane vint réserver des chambres au grand hôtel Château-Laurier. Après une bonne nuit, ils se rendirent tous ensemble à la Gare Union, où Charles-Édouard et Ferdinand devaient prendre le train pour Montréal.

 

Il ne reste plus que les quatre voyageurs qui semblent inséparables, depuis le jour où ils se trouvaient à la gare Windsor, après le débarquement du grand ami venu de France. La famille canadienne est assez grande pour former ces groupes qui ne nuisent pas à l’unité générale. Robert est toujours au volant, prêt à lancer quelques-unes de ces boutades qui font de lui un gai luron, un joyeux compagnon de route :

« Eh ! là, le fiancé, dit-il à Paul qui est a côté de lui, tu tournes le dos à ta blonde ! Tu aurais peut-être envie d’aller te blottir à côté d’elle, au fond de la voiture ! Faut pas te priver, mon vieux, si le cœur t’en dit… Quand j’étais fiancé, moi, j’étais d’une assiduité folle. Ah ! l’amour quand ça vous tient !… Tu vas quitter ta belle Yvonne au début de ton bonheur. Elle prépare déjà ses mouchoirs de fine batiste, pour essuyer ses larmes.

— Tais-toi donc, blagueur, répliqua Paul ; j’aurai un beau-frère insupportable, à ce que je vois ; il ne prend rien au sérieux… Allons ! mon brave Robert, je vais plutôt changer de place avec toi ; tu sais que je ne suis pas mauvais conducteur. Je me suis exercé plusieurs fois la main sur ta Sedan, dont le mécanisme diffère légèrement de nos automobiles françaises. Si je n’ai pas voulu conduire jusqu’à ces derniers temps, c’est que je me sentais encore trop faible.

— C’est-à-dire que tu avais le cœur en compote, ne sachant pas par quel bout commencer, pour en finir avec le roman le plus embrouillé du monde. Enfin, ça y est !… Tiens, puisque tu le veux, je te cède le volant. Je commence à en avoir assez de regarder droit devant moi. Et surtout, attention ! Ne te laisse pas distraire par la pensée de ta belle ! Sa vie et la nôtre sont entre tes mains. »

Bientôt, ils aperçoivent le Lac Ontario qui brille de tout l’éclat de la lumière dû soleil et du ciel bleu. Un lunch est pris sur l’herbe au bord de la route, et la course reprend de plus belle. On arrivera d’assez bonne heure à Toronto. Ils ne veulent pas d’ailleurs s’y attarder : le lendemain doit se passer sur les bords du Niagara.