Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 30



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 30
Texte 1595
Texte 1907
D’vn enfant monstrueux.


CHAPITRE XXX.

D’vn enfant monstrueux.


Ce comte s’en ira tout simple : car ie laisse aux medecins d’en discourir. Ie vis auant hier vn enfant que deux hommes et vne nourrisse, qui se disoient estre le pere, l’oncle, et la tante, conduisoient, pour tirer quelque soul de le montrer, à cause de son estrangeté. Il estoit en tout le reste d’vne forme commune, et se soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit, enuiron comme les autres de mesme aage : il n’auoit encore voulu prendre autre nourriture, que du tetin de sa nourrisse : et ce qu’on essaya en ma presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit vn peu, et le’rendoit sans aualler : ses cris sembloient bien auoir quelque chose de particulier : il estoit aagé de quatorze mois iustement. Au dessoubs de ses tetins, il estoit pris et collé à vn autre enfant, sans teste, et qui auoit le conduit du dos estouppé, le reste entier car il auoit bien l’vn bras plus court, mais il luy auoit esté rompu par accident, à leur naissance ; ils estoyent ioints face à face, et comme si vn plus petit enfant en vouloit accoler vn plus grandelet. La ioincture et l’espace par où ils se tenoient n’estoit que de quatre doigts, ou enuiron, en maniere, que si vous retroussiez cet enfant imparfaict, vous voyiez au dessoubs le nombril de l’autre : ainsi la cousture se faisoit entre les tetins et son nombril. Le nombril de l’imparfaict ne se pouuoit voir, mais ouy bien tout le reste de son ventre. Voyla comme ce qui n’estoit pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et iambes, de cet imparfaict, demouroient pendants et branslans sur l’autre, et luy pouuoit aller sa longueur iusques à my iambe. La nourrice nous adioustoit, qu’il vrinoit par tous les deux endroicts : aussi estoient les membres de cet autre nourris, et viuans, et en mesme poinct que les siens, sauf qu’ils estoient plus petits et menus. Ce double corps, et ces membres diuers, se rapportans à vne seule teste, pourroient bien fournir de fauorable prognostique au Roy, de maintenir soubs l’vnion de ses loix, ces parts et pieces diuerses de nostre Estat. Mais de peur que l’euenement ne le desmente, il vaut mieux le laisser passer deuant : car il n’est que de deuiner en choses faictes, Vt quum facta sunt, tum ad coniecturam aliqua interpretatione reuocentur : comme on dit d’Epimenides qu’il deuinoit à reculons.Ie vien de voir vn pastre en Medoc, de trente ans ou enuiron, qui n’a aucune montre des parties genitales : il a trois trous par où il rend son eau incessamment, il est barbu, a desir, et recherche l’attouchement des femmes.Ce que nous appellons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouurage, l’infinité des formes, qu’il y a comprinses. Et est à croire, que cette figure qui nous estonne, se rapporte et tient, à quelque autre figure de mesme genre, incognu à l’homme. De sa toute sagesse, il ne part rien que bon, et commun, et reglé mais nous n’en voyons pas l’assortiment et la relation. Quod crebrò videt, non miratur, etiam si, cur fiat nescit. Quod antè non vidit, id, si euenerit, ostentum esse censet. Nous appellons contre Nature, ce qui aduient contre la coustume. Rien n’est que selon elle, quel qu’il soit. Que cette raison vniuerselle et naturelle, chasse de nous l’erreur et l’estonnement que la nouuelleté nous apporte.

CHAPITRE XXX.

À propos d’un enfant monstrueux.

Description d’un enfant et d’un pâtre monstrueux ; ce qui nous paraît tel, ne l’est pas pour la nature. — Je me borne au simple énoncé d’un fait, laissant aux médecins le soin de le commenter : J’ai vu, avant-hier, un enfant que deux hommes et une nourrice, qui se disaient être son père, son oncle et sa tante, menaient pour gagner quelques sous, le montrant à cause de son étrangeté. Cet enfant, qui avait juste quatorze mois, était de partout conformé comme d’ordinaire ; il se tenait sur ses pieds, marchait et gazouillait comme[1] à peu près tous autres du même âge, ses cris toutefois semblaient avoir quelque chose de particulier ; jusqu’alors il n’avait rien voulu prendre, en fait de nourriture, que le sein de sa nourrice ; ce que, pour essayer, on lui mettait dans la bouche, ainsi qu’on le fit en ma présence, il le mâchait un peu, puis le rejetait sans l’avaler. Au-dessous des tétons, il était joint et accollé à un autre enfant qui n’avait pas de tête, dont l’orifice intestinal était clos et le reste du corps entier. Cet avorton avait bien un bras plus court que l’autre, mais parce qu’il l’avait eu cassé à leur naissance. Ces deux corps étaient joints face à face, comme un petit enfant qui aurait voulu se coller contre un autre plus grand. La jonction ne s’opérait que sur une longueur de quatre largeurs de doigt environ ; en soulevant le corps de celui de ces deux êtres qui était imparfait, on apercevait au-dessous le nombril de l’autre ; la ligne de suture était entre ses tétons et son nombril. De l’avorton, on ne pouvait apercevoir le nombril, mais tout le reste du ventre se voyait ; les parties qu’il avait libres les bras, les fesses, les cuisses et les jambes, demeuraient pendantes et mobiles le long du corps du plus grand, auquel elles arrivaient à mi-jambe. La nourrice ajoutait que ces deux êtres urinaient chacun pour son propre compte ; que leurs membres, à tous deux, se nourrissaient également bien, et étaient les uns et les autres pleins de vie, ceux de l’avorton toutefois moins longs et plus grêles. Ce double corps et ces membres multiples rattachés à une seule tête, pourraient bien fournir un pronostic favorable pour notre roi, lui présageant le maintien sous ses lois des divers partis et factions de notre état politique ; mais, de peur que l’événement ne vienne à le démentir, mieux vaut passer outre ; il est plus sûr en effet de deviner les faits accomplis, « et par quelque interprétation, les faire cadrer avec les conjectures (Cicéron) », comme faisait Epimenides, dont on dit qu’il devinait à reculons.

Je viens de voir un pâtre du Médoc, âgé de trente ans environ qui n’a pas apparence de parties génitales et, en place, trois trous par lesquels il urine continuellement ; il a de la barbe, le désir de la femme et en recherche les caresses.

Ce que nous appelons des monstres, n’en sont pas aux yeux de Dieu, qui voit dans l’immensité de ses œuvres l’infinité des formes qu’il a imaginées ; il est à croire que telle qui nous étonne, se rapporte à quelque autre de même genre, qui est inconnue à l’homme et en dérive. Tout ce qui émane de son infinie sagesse est beau et découle de règles générales ; mais la relation de toutes ces créations entre elles et leur assortiment nous échappent : « L’homme ne s’étonne pas de ce qu’il voit souvent, lors même qu’il en ignore la cause ; que ce qu’il n’a jamais vu arrive, c’est pour lui comme un prodige (Cicéron). » Nous disons de ce qui diffère de ce que nous voyons d’ordinaire, que c’est contre nature ; rien, quel qu’il soit, n’est que suivant ses lois. Que cette considération si naturelle, qui s’applique à tout sans exception, chasse donc l’erreur et l’étonnement que la nouveauté nous cause.

  1. *