Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 29



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 29
Texte 1595
Texte 1907
De la vertu.


CHAPITRE XXIX.

De la vertu.


Ie trouue par experience, qu’il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l’ame, ou vne resolue et constante habitude : et voy bien qu’il n’est rien que nous ne puissions, voire iusques à surpasser la diuinité mesme, dit quelqu’vn, d’autant que c’est plus, de se rendre impassible de soy, que d’estre tel, de sa condition originelle : et iusques à pouuoir ioindre à l’imbecillité de l’homme, vne resolution et asseurance de Dieu. Mais c’est par secousse. Et és vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits miraculeux, et qui semblent de bien loing surpasser noz forces naturelles : mais ce sont traits à la verité : et est dur à croire, que de ces conditions ainsin esleuées, on en puisse teindre et abbreuuer l’ame, en maniere, qu’elles luy deuiennent ordinaires, et comme naturelles. Il nous eschoit à nous mesmes, qui ne sommes qu’auortons d’hommes, d’eslancer par fois nostre ame, esueillée par les discours, ou exemples d’autruy, bien loing au delà de son ordinaire. Mais c’est vnc espece de passion, qui la pousse et agite, et qui la rauit aucunement hors de soy : car ce tourbillon franchi, nous voyons, que sans y penser elle se desbande et relasche d’elle mesme, sinon iusques à la derniere touche ; au moins iusques à n’estre plus celles-là : de façon que lors, à toute occasion, pour vn oyseau perdu, ou vn verre cassé, nous nous laissons esmouuoir à peu pres comme l’vn du vulgaire. Sauf l’ordre, la moderation, et la constance, i’estime que toutes choses soient faisables par vn homme bien manque et deffaillant en gros. À cette cause disent les sages, il faut pour iuger bien à poinct d’vn homme, principalement contreroller ses actions communes, et le surprendre en son à tous les iours.Pyrrho, celuy qui bastit de l’ignorance vne si plaisante science, essaya, comme tous les autres vrayement philosophes, de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et par ce qu’il maintenoit la foiblesse du iugement humain, estre si extreme, que de ne pouuoir prendre party ou inclination et le vouloit suspendre perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses, comme indifferentes, on conte qu’il se maintenoit tousiours de mesme façon, et visage : s’il auoit commencé vn propos, il ne laissoit pas de l’acheuer, quand celuy à qui il parloit s’en fust allé : s’il alloit, il ne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentast, conserué des precipices, du heurt des charrettes, et autres accidens par ses amis. Car de craindre ou euiter quelque chose, c’eust esté choquer ses propositions, qui ostoient au sens mesmes, toute eslection et certitude. Quelquefois il souffrit d’estre incisé et cauterisé, d’vne telle constance, qu’on ne luy en veit pas seulement siller les yeux. C’est quelque chose de ramener l’ame à ces imaginations, c’est plus d’y ioindre les effects, toutesfois il n’est pas impossible : mais de les ioindre auec telle perseuerance et constance, que d’en establir son train ordinaire, certes en ces entreprinses si esloignées de l’vsage commun, il est quasi incroyable qu’on le puisse. Voyla pourquoy comme il fust quelquefois rencontré en sa maison, tançant bien asprement auecques sa sœur, et luy estant reproché de faillir en cela à son indifferance : Quoy ? dit-il, faut-il qu’encore cette femmelette serue de tesmoignage à mes regles ? Vn’autre fois, qu’on le veit se deffendre d’vn chien : Il est, dit-il, tres-difficile de despouiller entierement l’homme et se faut mettre en deuoir, et efforcer de combattre les choses, premierement par les effects ; mais au pis aller par la raison et par les discours.Il y a enuiron sept ou huict ans, qu’à deux lieues d’icy, vn homme de village, qui est encore viuant, ayant la teste de long temps rompue par la ialousie de sa femme, reuenant vn iour de la besongne, et elle le bien-veignant de ses crialleries accoustumées, entra en telle furie, que sur le champ à tout la serpe qu’il tenoit encore en ses mains, s’estant moissonné tout net les pieces qui la mettoyent en fieure, les luy ietta au nez. Et il se dit, qu’vn ieune Gentil-homme des nostres, amoureux et gaillard, ayant par sa perseuerance amolli en fin le cœur d’vne belle maistresse, desesperé, de ce que sur le point de la charge, il s’estoit trouué mol luy mesmes et deffailly, et que,

Non viriliter
Iners senile penis extulerat caput,

il s’en priua soudain reuenu au logis, et l’enuoya, cruelle et sanglante victime pour la purgation de son offence. Si c’eust esté par discours et religion, comme les prestres de Cibele, que ne dirions nous d’vne si hautaine entreprise ?Depuis peu de iours à Bragerac à cinq lieuës de ma maison, contremont la riuiere de Dordoigne, vne femme, ayant esté tourmentée et battue le soir auant, de son mary chagrin et fascheux de sa complexion, delibera d’eschapper à sa rudesse au prix de sa vie, et s’estant à son leuer accointée de ses voisines comme de coustume, leur laissa couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prit vne sienne sœur par la main, la mena auec elle sur le pont, et apres auoir pris congé d’elle, comme par maniere de ieu, sans montrer autre changement ou alteration, se precipita du hault en bas, en la riuiere, où elle se perdit. Ce qu’il y a de plus en cecy, c’est que ce conseil meurit vne nuict entiere dans sa teste.C’est bien autre chose, des femmes Indiennes car estant leur coustume aux maris d’auoir plusieurs femmes, et à la plus chere d’elles, de se tuer apres son mary, chacune par le dessein de toute sa vie, vise à gaigner ce poinct, et cet aduantage sur ses compagnes : et les bons offices qu’elles rendent à leur mary, ne regardent autre recompence que d’estre preferées à la compagnie de sa mort.

Vbi mortifero iacta est fax vltima lecto,
Vxorum fusis stat pia turba comis :
Et certamen habent lethi, quæ viua sequatur
Coniugium : pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammæ pectora præbent,
Imponuntque suis ora perusta viris.

Vn homme escrit encore en noz iours, auoir veu en ces nations Orientales, cette coustume en credit, que non seulement les femmes s’enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaues, desquelles il a eu iouïssance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mary estant tres-passé, la vefue peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux ou trois mois d’espace à disposer de ses affaires. Le iour venu elle monte à cheual, parée comme à nopces : et d’vne contenance gaye, va, dit elle, dormir auec son espoux, tenant en sa main gauche vn miroüer, vne flesche en l’autre. S’estant ainsi promenée en pompe, accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple, en feste, elle est tantost rendue au lieu public, destiné à tels spectacles. C’est vne grande place, au milieu de laquelle il y a vne fosse pleine de bois et ioignant icelle, vn lieu releué de quatre ou cinq marches : sur lequel elle est conduitte, et seruie d’vn magnifique repas. Apres lequel, elle se met à baller et à chanter : et ordonne, quand bon luy semble, qu’on allume le feu. Cela faict, elle descent, et prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils vont ensemble à la riuiere voisine, où elle se despouille toute nue, et distribue ses ioyaux et vestements à ses amis, et se va plongeant en l’eau, comme pour y lauer ses pechez. Sortant de là, elle s’enveloppe d’vn linge iaune de quatorze brasses de long, et donnant de rechef la main à ce parent de son mary, s’en reuont sur la motte, où elle parle au peuple, et recommande ses enfans, si elle en a. Entre la fosse et la motte, on lire volontiers vn rideau, pour leur oster la veuë de cette fournaise ardente : ce qu’aucunes deffendent, pour tesmoigner plus de courage. Finy qu’elle a de dire, vne femme luy presente vn vase plein d’huile à s’oindre la teste et tout le corps, lequel elle iette dedans le feu, quand elle en a faict : et en l’instant s’y lance elle mesme. Sur l’heure, le peuple renuerse sur elle quantité de busches, pour l’empescher de languir : et se change toute leur ioye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veut enterrer, et là mis en son seant, la vefue à genoux deuant luy, l’embrassant estroittement et se tient en ce poinct, pendant qu’on bastit au tour d’eux, vn mur, qui venant à se hausser iusques à l’endroit des espaules de la femme, quelqu’vn des siens par le derriere prenant sa leste, luy tort le col : et rendu qu’elle a l’esprit, le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent enseuelis.En ce mesme païs, il y auoit quelque chose de pareil en leurs Gymnosophistes : car non par la contrainte d’autruy, non par l’impetuosité d’vn’humeur soudaine : mais par expresse profession de leur regle, leur façon estoit, à mesure qu’ils auoyent attaint cerlain aage, ou qu’ils se voyoient menassez par quelque maladie, de se faire dresser vn bucher, et au dessus, vn lict bien paré, et apres auoir festoyé ioyeusement leurs amis et cognoissans, s’aller planter dans ce lict, en telle resolution, que le feu y estant mis, on ne les vist mouuoir, ny pieds ny mains : et ainsi mourut l’vn d’eux, Calanus, en presence de toute l’armée d’Alexandre le Grand. Et n’estoit estimé entre eux, ny sainct ny bien heureux, qui ne s’estoit ainsi tué : enuoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres auoir consommé tout ce qu’il y auoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c’est ce qui fait le miracle.Parmy noz autres disputes, celle du Fatum, s’y est meslée et pour attacher les choses aduenir et nostre volonté mesme, à certaine et ineuitable necessité, on est encore sur cet argument, du temps passé : Puis que Dieu preuoit toutes choses deuoir ainsin aduenir, comme il fait, sans doubte : il faut donc qu’elles aduiennent ainsin. À quoy noz maistres respondent, que le voir que quelque chose aduienne, comme nous faisons, et Dieu de mesmes (car tout luy estant present, il voit plustost qu’il ne preuoit) ce n’est pas la forcer d’aduenir : voire nous voyons, à cause que les choses aduiennent, et les choses n’aduiennent pas, à cause que nous voyons. L’aduenement fait la science, non la science l’aduenement. Ce que nous voyons aduenir, aduient : mais il pouuoit autrement aduenir et Dieu, au registre des causes des aduenements qu’il a en sa prescience, y a aussi celles qu’on appelle fortuites, et les volontaires, qui despendent de la liberté qu’il a donné à nostre arbitrage, et sçait que nous faudrons, par ce que nous auons voulu faillir.Or i’ay veu assez de gens encourager leurs troupes de cette necessité fatale : car si nostre heure est attachée à certain point, ny les harquebusades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuite et couardise, ne la peuuent auancer ou reculer. Cela est beau à dire, mais cherchez qui l’effectuera : et s’il est ainsi, qu’vne forte et viue creance, tire apres soy les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merueilleusement legere en noz siecles : sinon que le mespris qu’elle a des ceuures, luy face desdaigner leur compagnie. Tant y a, qu’à ce mesme propos, le sire de loinuille tesmoing croyable autant que tout autre, nous racomte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins, ausquels le Roy sainct Louys cut affaire en la terre saincte, qu’ils croyoient si fermement en leur religion les iours d’vn chacun estre de toute eternité prefix et contez, d’vne preordonnance ineuitable, qu’ils alloyent à la guerre nudz, sauf vn glaiue à la turquesque, et le corps seulement couuert d’vn linge blanc : et pour leur plus extreme maudisson, quand ils se courroussoient aux leurs, ils auoyent tousiours en la bouche : Maudit sois tu, comme celuy, qui s’arme de peur de la mort. Voyla bien autre preuue de creance, et de foy, que la nostre. Et de ce rang est aussi celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de nos peres. Estans en quelque controuerse de science, ils s’accorderent, d’entrer tous deux dans le feu, en presence de tout le peuple, et en la place publique, pour la verification chacun de son party et en estoyent des-ia les apprests tous faicts, et la chose iustement sur le poinct de l’execution, quand elle fut interrompue par vn accident improuueu.Vn ieune Seigneur Turc, ayant faict vn signalé fait d’armes de sa personne, à la veue des deux battailles, d’Amurath et de l’Huniade, prestes à se donner : enquis par Amurath, qui l’auoit en si grande ieunesse et inexperience (car c’estoit la premiere guerre qu’il eust veu) remply d’vne si genereuse vigueur de courage : respondit, qu’il auoit eu pour souuerain percepteur de vaillance, vn lieure. Quelque iour estant à la chasse, dit-il, ie descouury vn lieure en forme : et encore que i’eusse deux excellents leuriers à mon costé : si me sembla-il, pour ne le faillir point, qu’il valloit mieux y employer encore mon are : car il me faisoit fort beau ieu. Ie commençay à descocher mes flesches : et iusques à quarante, qu’il y en auoit en ma trousse : non sans l’assener seulement, mais sans l’esueiller. Apres tout, ie descoupplay mes leuriers apres, qui n’y peurent non plus. l’apprins par là, qu’il auoit esté couuert par sa destinée et que, ny les traits, ny les glaiues ne portent, que par le congé de nostre fatalité, laquelle il n’est en nous de reculer ny d’auancer. Ce comple doit seruir, à nous faire veoir en passant, combien nostre raison est flexible à toute sorte d’images Vn personnage grand d’ans, de nom, de dignité, et de doctrine, se vanloit à moy d’auoir esté porté à certaine mutation tres-importante de sa foy, par vne incitation estrangere, aussi bizarre et au reste si mal concluante, que ie la trouuoy plus forte au reuers. Luy l’appelloit miracle et moy aussi, à diuers sens. Leurs historiens disent, que la persuasion, estant populairement semée entre les Turcs de la fatale et imployable prescription de leurs iours, ayde apparemment à les asseurer aux dangers. Et ie cognois vn grand Prince, qui en fait heureusement son proffit : soit qu’il la croye, soit qu’il la prenne pour excuse, à se hazarder extraordinairement pourueu que Forlune ne se lasse trop tost, de luy faire espaule.Il n’est point aduenu de nostre memoire, vn plus admirable effect de resolution, que de ces deux qui conspirerent la mort du Prince d’Orenge. C’est merueille, comment on peut eschauffer le second, qui l’execula, à vne entreprinse, en laquelle il estoit si mal aduenu à son compagnon, y ayant apporté tout ce qu’il pouuoit. Et sur cette trace, et de mesmes armes, aller entreprendre vn Seigneur, armé d’vne si fraiche instruction de deffiance, puissant de suitte d’amis, et de force corporelle, en sa sale, parmy ses gardes, en vne ville toute à sa deuotion. Certes il y employa vne main bien determinée, et vn courage esmeu d’vne vigoreuse passion. Vn poignard est plus seur, pour assener, mais d’autant qu’il a besoing de plus de mouuement, et de vigueur de bras, que n’a vn pistolet, son coup est plus subject à estre gauchy, ou troublé. Que celuy là, ne courust à vne mort certaine, ie n’y fay pas grand doubte : car les esperances, dequoy on eust sçeu l’amuser, ne pouuoient loger en entendement rassis : et la conduite de son exploit, montre, qu’il n’en auoit pas faute, non plus que de courage. Les motifs d’vne si puissante persuasion, peuuent estre diuers, car nostre fantasie fait de soy et de nous, ce qu’il luy plaist. L’execution qui fut faicte pres d’Orleans, n’eut rien de pareil, il y eut plus de hazard que de vigueur : le coup n’estoit pas à la mort, si la Fortune ne l’eust rendu tel et l’entreprise de tirer estant à cheual, et de loing, et à vn qui se mouuoit au bransle de son cheual, fut l’entreprise d’vn homme, qui aymoit mieux faillir son effect, que faillir à se sauuer. Ce qui suyuit apres le montra. Car il se transit et s’enyura de la pensée de si haute execution, si qu’il perdit entierement son sens, et à conduire sa fuile, et à conduire sa langue, en ses responces. Que luy falloit-il, que recourir à ses amis au trauers d’vne riuiere ? C’est vn moyen, où ie me suis ietté à moindres dangers, et que i’estime de peu de hazard, quelque largeur qu’ait le passage, pourueu que vostre cheual trouue l’entrée facile, et que vous preuoyez au delà, vn bord aysé selon le cours de l’eau. L’autre, quand on luy prononça son horrible sentence : I’y estois preparé, dit-il, ie vous estonneray de ma patience.Les Assassins, nation dependant de la Phoenicie, sont estimés entre les Mahumelans, d’vne souueraine deuotion et pureté de mœurs. Ils tiennent, que le plus court chemin à gaigner Paradis, c’est de tuer quelqu’vn de religion contraire. Parquoy, on l’a veu souuent entreprendre, à vn ou deux, en pourpoinct, contre des ennemis puissans, au prix d’vne mort certaine, et sans aucun soing de leur propre danger. Ainsi fut assassiné (cc mot cst emprunté de leur nom) nostre Comte Raimond de Tripoli, au milieu de sa ville : pendant noz entreprinses de la guerre saincte. Et pareillement Conrad Marquis de Mont-ferral, les meurtriers conduits au supplice, tous enflez et fiers d’vn si beau chef d’œuure.

CHAPITRE XXIX.

De la vertu.

Par le mot vertu, il faut entendre ici la force d’âme ; ce n’est pas en des élans impétueux, mais passagers, qu’elle consiste ; elle demande de la constance et se rencontre rarement. — L’expérience me montre qu’il y a une très grande différence entre les boutades et les saillies de l’âme et ce qu’elle est dans le courant habituel de la vie. Je vois bien que rien ne nous est impossible, pas même de faire plus que la divinité elle-même, dit quelqu’un ; il y a plus de mérite, par exemple, à demeurer impassible par la force de notre volonté, que d’être tel parce que l’impassibilité serait dans nos attributs. Nous en arrivons à pouvoir joindre à la faiblesse humaine, la résolution et la fermeté de Dieu lui-même, mais ce n’est que par à-coups. Dans la vie de ces héros des temps passés il y a quelquefois des actes prodigieux, qui semblent excéder de beaucoup les forces que nous avons reçues de la nature ; mais ce ne sont à la vérité que des actes passagers, et on se persuadera difficilement que leurs âmes aient pu s’imprégner et se pénétrer de ces idées élevées au point qu’elles leur soient devenues d’application constante et pour ainsi dire naturelles. Il nous arrive bien à nous-mêmes, qui ne sommes que des avortons d’hommes, que parfois notre âme, éveillée par les discours ou les exemples d’autrui, s’élève beaucoup au-dessus de ce qui lui est habituel, mais elle est alors comme emportée par une sorte de passion qui la pousse, l’agite, la ravit en quelque sorte hors d’elle-même ; et, ce tourbillon franchi, nous la voyons, sans y penser, se détendre, se relâcher d’elle-même, sinon peut-être jusqu’à sa dernière limite, au moins dans une mesure qui fait qu’elle n’est plus ce qu’elle était devenue ; si bien qu’il suffit alors de la moindre occasion, d’un oiseau perdu, d’un verre cassé, pour nous émotionner à peu près autant qu’il peut advenir chez un homme du commun. Sauf l’ordre, la modération et la constance, j’estime tout possible à un homme même défectueux, qui d’ordinaire est au-dessous de ce qu’il devrait être ; c’est pour cela que les sages posent que, pour juger sainement d’un homme, il est essentiel d’examiner surtout ses actions privées et de le surprendre dans ce qui est sa vie de tous les jours.

Bien que la possédant à un haut degré, Pyrrhon essaya vainement de toujours mettre sa vie en conformité avec sa doctrine. — Pyrrhon, qui érigea l’ignorance en science de si plaisante sorte, essaya, comme tous les philosophes vraiment digues de ce nom, de conformer sa vie à sa doctrine. Il prétendait que la faiblesse du jugement humain est si grande, qu’il est inca— pable de prendre un parti, ou d’incliner dans un sens plutôt que dans un autre ; il le voulait continuellement en suspens, hésitant, considérant et accueillant tout comme chose indifférente. Aussi avait-il toujours, raconte-t-on, même manière de faire et même physionomie s’il avait commencé à raconter quelque chose, il le contait jusqu’au bout, ne cessant de parler, alors même que son interlocuteur l’avait quitté ; s’il marchait, il ne changeait pas de direction, quelque obstacle qui se présentât, et il fallait l’intervention de ses amis, pour le préserver des précipices, du heurt des charrettes et autres accidents ; craindre ou éviter quelque chose était en effet contraire à ses principes, qui ne reconnaissaient pas nos sens capables de faire choix de quoi que ce soit, et ne tenaient rien pour certain. Il lui est arrivé quelquefois de supporter avec une telle constance des incisions et des cautérisations, qu’on ne lui voyait seulement pas ciller les yeux. C’est quelque chose de faire que l’âme accepte des idées de cette nature ; c’est bien autre d’en faire application, ce n’est pourtant pas impossible. Mais les appliquer avec une persévérance, une constance telles, qu’elles deviennent notre manière d’être habituelle quand il s’agit de pratiques si éloignées de ce qui est communément, il est presque incroyable que cela se puisse. C’est ce qui explique pourquoi, aperçu chez lui, se querellant parfois très vivement avec sa sœur, et apostrophé sur ce qu’il se départissait en cela de son indifférence, il s’écria : « Eh quoi ! faut-il que cette femmelette, elle aussi, vienne en témoignage à l’appui des règles de ma doctrine ? » Une autre fois, ayant été vu se défendant contre un chien : « Il nous est bien difficile, dit-il, de nous dépouiller complètement de notre nature humaine ; c’est d’abord par des actes qu’il faut nous défendre de ce qui nous menace, et la raison et la fatalité n’entrer en ligne que faute de mieux. »

Traits de courage amenés par une soudaine résolution. — Il y a environ sept à huit ans, qu’à deux lieues d’ici, un villageois qui vit encore, ayant depuis longtemps la tête rompue par les scènes de jalousie que lui faisait sa femme, fut, comme il revenait du travail, accueilli, en manière de bienvenue, par les criailleries habituelles de celle-ci. Là-dessus, il entra dans une fureur telle que, sur-le-champ, avec une serpe qu’il avait encore à la main, il se coupa net les parties de lui-même qui mettaient sa femme si fort en fièvre et les lui jeta au nez. — On conte aussi qu’un gentilhomme des nôtres, amoureux et très gaillard, parvenu, par sa persévérance, à attendrir le cœur d’une jolie maîtresse, s’étant trouvé, au moment d’entrer en possession d’elle, frappé d’impuissance et hors d’état de la satisfaire, « l’organe dont il attendait les services, n’ayant redressé qu’une tête défaillante (Tibulle) », dans son désespoir, rentré chez lui, sans plus attendre, il s’en priva et envoya cette cruelle et sanglante victime à sa belle, en réparation de l’offense qu’il lui avait faite. Que ne dirions-nous d’un fait de si grande originalité, s’il avait été accompli avec réflexion et sous l’effet d’un mobile religieux, comme faisaient les prêtres de Cybèle ?

Il y a peu de jours, à Bergerac, à cinq lieues de chez moi lorsqu’on remonte la rivière de la Dordogne, une femme qui, la veille au soir, avait été molestée et battue par son mari de naturel chagrin et peu sociable, résolut d’échapper à ses brutalités par le sacrifice de sa vie. À son lever, se rencontrant comme d’ordinaire avec d’autres femmes ses voisines, elle leur glissa quelques mots de recommandation sur ses affaires, puis[1] prenant par la main une sœur qu’elle avait, elle l’emmena sur le pont. Là, comme pour se jouer, elle lui fit ses adieux, et, sans laisser voir le moindre changement ou altération en elle, se précipita de haut en bas, dans la rivière où elle se perdit. Ce que ceci présente de plus particulier, c’est qu’elle murit ce dessein, dans sa tête, pendant une nuit entière.

Autres exemples, mais suites de déterminations, de projets arrêtés longtemps à l’avance. — Les femmes indoues font bien autre chose. Il est dans les mœurs de ces peuples que les maris aient plusieurs femmes et qu’à la mort de l’un d’eux, celle qui lui est la plus chère se tue après lui. C’est là un privilège que, pendant toute sa vie, chacune s’efforce de mériter à l’encontre de ses compagnes ; les attentions qu’elles ont pour leur mari, les services qu’elles lui rendent, ont surtout pour objet d’obtenir la préférence pour lui tenir compagnie à sa mort : « Dès que la torche funèbre est lancée sur le bücher, on voit à l’entour les épouses échevelées se disputer l’honneur de mourir et de suivre leur époux ; lui survivre est une honte pour elles. Celle qui sort victorieuse de cette lutte, se précipite dans les flammes et, d’une bouche ardente, embrasse en mourant l’époux qui n’est plus (Properce). »

Quelqu’un rapporte avoir vu, dans ces contrées d’Orient, cette coutume encore en usage de nos jours ; non seulement les femmes, lorsqu’elles ont perdu leur mari, s’ensevelissent avec lui, mais aussi les esclaves auxquelles il a accordé ses faveurs. A cet effet, on procéde de la manière suivante : Le mari mort, la veuve peut, si elle désire, mais il est rare qu’elle le veuille, demander deux ou trois mois de répit, pour mettre ordre à ses affaires. Le jour venu, montée sur un cheval, parée comme pour une noce, la mine joyeuse, ayant à la main gauche un miroir, dans l’autre une flèche, « allant, dit-elle, dormir avec son époux », accompagnée de ses parents, de ses amis et d’une foule considérable en liesse, elle se promène en grande pompe, pour se rendre ensuite sur l’emplacement réservé à ce genre de spectacle. C’est une place assez vaste ; au milieu, une fosse remplie de bois ; joignant cette fosse, une plateforme élevée de quatre ou cinq marches, sur laquelle la femme est amenée. Là, on lui sert un repas magnifique ; puis elle se met à danser et à chanter, et, quand elle le juge à propos, commande qu’on allume le feu. Ceci fait, elle descend, et prenant par la main le plus proche parent de son mari, ils vont ensemble à la rivière voisine, où elle se dépouille de ses vêtements qu’elle distribue, ainsi que ses joyaux, à ses amis, et, toute nue, va se plonger dans l’eau, pour s’y laver de ses péchés. En en sortant, elle s’enveloppe dans une pièce de linge jaune de quatorze brasses de long ; et, reprenant la main du parent de son mari, elle revient à la plateforme, d’où elle parle à la foule, recommandant ses enfants, si elle en a. D’ordinaire, entre le foyer et l’estrade, on tend un rideau pour lui masquer la vue de cette fournaise ardente ; quelques-unes s’y opposent pour témoigner plus de courage. Quand elle a achevé ce qu’elle a à dire, une femme lui présente un vase plein d’huile, dont elle s’oint la tête et tout le corps ; lorsqu’elle a fini, elle jette dans le feu ce qui en reste et, au même moment, s’y précipite elle-même. Aussitôt la foule l’accable de bûches pour empêcher que ses souffrances ne se prolongent, et la joie de tout à l’heure se change en deuil et en tristesse. — S’il s’agit de personnes de moindre importance, le corps du mort est porté au lieu où on veut l’enterrer ; on l’y place assis, sa veuve à genoux devant lui le tient étroitement embrassé et demeure de la sorte, pendant qu’autour d’eux on élève un mur. Quand ce mur est arrivé à hauteur des épaules de la femme, un de ses parents, lui saisissant la tête par derrière, lui tord le cou ; et, dès qu’elle a rendu l’âme, on achève de monter le mur et de clore cette tombe où mari et femme demeurent ensevelis.

Dans ce même pays, ceux de leurs philosophes appartenant à la secte des Gymnosophistes agissaient d’une façon analogue, et cela sans y être contraints par n’importe qui, sans que ce fut l’effet d’une exaltation suite d’une idée survenant à l’improviste, mais uniquement parce que telle était leur règle. Lorsqu’ils avaient atteint un certain age, ou se voyaient menacés de quelque maladie, ils faisaient dresser un bucher et, au-dessus, un lit somptueusement paré ; puis, après avoir joyeusement festoyé avec leurs amis et connaissances, ils allaient se placer sur ce lit avec tant de résolution qu’une fois le bùcher allumé, on ne leur voyait plus remuer ni pieds ni mains. Ainsi mourut l’un d’eux, Calanus, devant toute l’armée d’Alexandre le Grand. Ces philosophes n’estimaient ni saint, ni bienheureux, aucun des leurs qui ne s’était pas donné la mort de la sorte, rendant son âme purgée et purifiée par le feu, après anéantissement de tout ce qu’il y avait de mortel et de terrestre en lui. Ce qui est prodigieux dans cet acte, c’est qu’il était, toute leur vie durant, l’objet d’une préméditation constante de leur part.

Le dogme de la fatalité est souvent mis en avant, quoique facile à réfuter ; fréquemment, il est employé pour surexciter les esprits. — Au nombre des questions qui nous divisent, est celle de « la fatalité ». Pour subordonner ce qui arrive, y compris notre volonté, à une nécessité qui serait arrêtée à l’avance et à laquelle nous ne pourrions nous soustraire, on se sert, encore aujourd’hui, de cet argument des temps passés : « Puisque Dicu, ce qui n’est pas douteux, prévoit tout ce qui doit arriver, toute chose arrive donc fatalement déterminée à l’avance. » A quoi nos maîtres répondent « Constater qu’une chose arrive, comme nous le faisons et comme Dieu lui-même le fait (car présent partout, il voit plutôt qu’il ne prévoit), ce n’est pas obliger cette chose à se produire ; si nous voyons, c’est parce que les choses sont ; et ce n’est pas parce que nous les voyons qu’elles sont. C’est l’événement qui fait la science que nous en avons, et non cette science qui fait l’événement. Ce que nous voyons arriver, est ; mais il pouvait en être autrement ; et Dieu, qui a la prescience des causes qui produisent les événements, a également celle des causes dites fortuites et aussi la prescience de celles qui dépendent de notre volonté, en raison de la liberté que nous tenons du libre arbitre qu’il nous a octroyé ; il sait que si nous manquons à notre devoir, c’est parce que nous avons voulu y manquer. »

J’ai vu beaucoup de gens encourager leurs partisans, en ayant recours à ce dogme de la fatalité : « Si notre heure, disent-ils, doit arriver à point nommé, ni les arquebusades de l’ennemi, ni la hardiesse que nous déployons vis-à-vis de lui, non plus que notre fuite et notre lâcheté ne peuvent ni l’avancer, ni la reculer. » Cela est bon à dire, mais cherchez qui l’applique. Si une foi vive et forte produit des actions empreintes de ces mêmes qualités, notre foi, dont, en ce siècle, nous ne cessons de faire étalage, doit être merveilleusement faible à en juger par les résultats qu’elle produit, à moins qu’elle n’ait si peu de considération pour les œuvres qu’elle inspire, qu’elle dédaigne leur compagnie. — Sur ce sujet, nous lisons dans le Sire de Joinville, témoin digne de foi autant que tout autre, que les Bédouins qui étaient mêlés aux Sarrasins, lorsque le roi saint Louis eut affaire en Terre Sainte, croyaient si fermement, de par leur religion, que les jours de chacun sont, de toute éternité, déterminés et comptés, sans qu’il lui soit possible d’échapper à sa destinée, qu’ils allaient à la guerre complètement nus, n’ayant qu’un sabre à la turque et le corps couvert seulement d’un pan d’étoffe blanche. Leur plus grande malédiction, qu’ils proféraient sans cesse quand ils étaient en colère contre quelqu’un des leurs, était : « Maudit sois-tu, comme l’est celui qui s’arme par crainte de la mort ! » C’est là une preuve de croyance et de foi, bien autre que celles que nous donnons nous-mêmes. Celle que, du temps de nos pères, donnèrent ces deux moines de Florence, est de même ordre : Se trouvant d’opinions opposées sur un point de science, ils convinrent, s’en remettant à la Providence de décider entre eux, d’entrer tous deux, en présence de tout le peuple, dans un brasier allumé sur la place publique ; déjà les apprêts en étaient terminés et ils allaient passer à l’exécution, quand elle fut interrompue par un incident imprévu.

Un jeune seigneur ture s’était signalé par un fait d’armes accompli personnellement, en vue des deux armées d’Amurat et d’Huniade sur le point d’en venir aux mains. Amural lui ayant demandé à quoi il devait, lui si jeune et si inexpérimenté (c’était la première guerre à laquelle il prenait part), d’avoir déployé une vigueur et un courage si généreux, il répondit que la vaillance lui avait été enseignée par un professeur hors ligne, qui était un lièvre : « Étant un jour à la chasse, dit-il, je vis un lièvre au gite ; et, bien que j’eusse avec moi deux excellents lévriers, comme il se présentait d’une façon tout à fait avantageuse, il me sembla que, pour être plus sûr de ne pas le manquer, il valait encore mieux le tirer avec mon arc. Je me mis donc à lui décocher une flèche, puis une autre, et ainsi jusqu’à quarante qui étaient dans mon carquois, non seulement sans le toucher, mais même sans l’éveiller. Alors je découplai et lançai sur lui mes lévriers ; ils ne réussirent pas davantage à l’atteindre. Je compris par là qu’il avait été protégé par la destinée ; que ni les traits, ni les glaives ne portent, si la fatalité n’en a ainsi décidé, et que nous ne pouvons ni devancer, ni retarder son arrêt. » — Ce conte doit, en passant, servir à nous montrer combien notre raison est sensible aux impressions les plus diverses. Un personnage considérable par son àge, son nom, ses dignités et ses opinions, se vantait à moi d’avoir été amené à une modification très importante de sa foi, par un fait qui n’y avait qu’un rapport indirect et tout aussi bizarre que celui survenu à ce seigneur turc ; fait si peu concluant du reste, que je trouve qu’il militait encore davantage dans le sens contraire. Il le qualifiait de miracle ; moi aussi, mais en l’envisageant d’autre façon. — Les historiens turcs estiment que la conviction que, chez ce peuple, tout le monde a, que nos jours sont fixés d’une manière immuable par la fatalité, aide d’une façon évidente à lui donner cette assurance qu’il montre dans le danger. Je connais un grand prince qui fait servir fort heureusement cette croyance à ses intérêts, soit qu’il y ait foi, soit qu’il n’en use que pour se défendre contre le reproche de trop s’aventurer ; puisse la fortune ne pas trop tôt se lasser de lui être favorable.

Quant aux assassins, la plupart du temps, ce sont les passions religieuses ou politiques qui arment leur bras. — Il n’y a pas, autant qu’il m’en souvient, de fait témoignant de plus de résolution, que celui de ces deux hommes qui attentèrent à la vie du prince d’Orange. Il est merveilleux comment le second, qui réussit dans son entreprise, ait pu y être déterminé, alors qu’elle avait si mal tourné chez le premier qui y avait cependant apporté toutes les garanties possibles de succès. Il s’agissait en effet, pour lui, de s’attaquer après ce précédent fâcheux, avec la même arme, à un seigneur qui, mis en garde par l’attentat dont récemment il venait d’être l’objet, avait un entourage nombreux d’amis dévoués, était doué d’une grande force physique et se trouvait chez lui, au milieu de ses gardes, dans une ville toute à sa dévotion. Certes, il a fallu, pour perpétrer cet assassinat, une main bien sûre d’elle-même et un courage inspiré par une bien violente passion. Le poignard frappe plus sûrement, mais nécessite plus de mouvement et demande un bras plus vigoureux que le pistolet, aussi y a-t-il plus de risque que le coup ne dévie ou ne soit porté d’une main hésitante. Je suis convaincu que ce second assassin ne doutait pas qu’il courait à une mort certaine, car les espérances dont on a pu le leurrer à cet égard ne pouvaient être admises par qui avait un peu de bon sens, et sa conduite en la circonstance montre qu’il ne lui faisait pas plus faute que le courage. Les raisons qui peuvent inspirer une telle assurance sont diverses, notre imagination faisant d’elle et de nous ce qui lui plaît. — L’attentat commis près d’Orléans ne ressemble en rien au précédent ; sa réussite fut due au hasard plus qu’à la vigueur d’exécution ; le coup n’eût pas été[2] mortel, si le destin ne s’en fût mêlé ; et l’avoir entrepris à cheval, en tirant de loin, sur un homme qui, à cheval lui-même, participait au mouvement de sa monture, est le fait de quelqu’un plus soucieux de se sauver que de réussir. Ce qui suivit le montre bien : l’assassin prit peur et se troubla tellement à la pensée de l’acte qu’il venait d’accomplir contre une si haute personnalité, qu’il perdit complètement la tête, aussi bien pour diriger sa fuite, que dans les réponses qu’il fit. Pour échapper, il n’avait qu’à franchir une rivière et il rejoignait ses amis ; c’est une chose que j’ai faite pour me soustraire à des dangers bien moindres, et j’estime qu’on n’y court pas grand risque, quelque large que soit le cours d’eau, pourvu que le cheval puisse y entrer facilement et que, de l’autre côté, vous avez en aval un point où il soit aisé d’aborder. — Quand on notifia à l’assassin du prince d’Orange l’horrible sentence portée contre lui, il dit ces seuls mots : « Je m’y attendais, et vous étonnerai par ma patience. »

Les Assassins, peuplade de la Phénicie, sont réputés chez les Mahométans, d’une dévotion et d’une pureté de mœurs s’élevant au-dessus de tout. Ils tiennent que la voie la plus courte pour gagner le paradis, c’est de tuer quelqu’un d’une religion autre que la leur ; et on les a souvent vus s’attaquer, soit seuls, soit à deux, à des ennemis puissants, n’étant eux-mêmes vêtus que d’un simple caftan, sûrs d’y laisser la vie et sans prendre aucun soin de leur propre danger. Ainsi fut assassiné (le mot vient de leur nom), à l’époque de nos guerres saintes, au milieu de sa ville, Raymond, comte de Tripoli, qui était français ; et aussi Conrad, marquis de Montferrat. Leurs meurtriers, conduits au supplice, étaient gonflés d’orgueil et fiers d’avoir accompli de si beaux chefs-d’œuvre.

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