Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 31



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 31
Texte 1595
Texte 1907
De la colère.


CHAPITRE XXXI.

De la cholere.


Plvtarqve est admirable par tout mais principalement, où il iuge des actions humaines. On peut voir les belles choses, qu’il dit en la comparaison de Lycurgus, et de Numa, sur le propos de la grande simplesse que ce nous est, d’abandonner les enfans au gouuernement et à la charge de leurs peres. La plus part de noz polices, comme dit Aristote, laissent à chascun, en maniere des Cyclopes, la conduitte de leurs femmes et de leurs enfants, selon leur folle et indiscrete fantasie. Et quasi les seules, Lacedemonienne et Cretense, ont commis aux loix la discipline de l’enfance. Qui ne voit qu’en vn Estat tout despend de son education et nourriture ? et cependant sans aucune discretion, on la laisse à la mercy des parens, tant fols et meschants qu’ils soient.Entre autres choses combien de fois m’a-il prins enuie, passant par nos rues, de dresser vne farce, pour venger des garçonnetz, que ie voyoy escorcher, assommer, et meurtrir à quelque pere ou mere furieux, et forcenez de colere ? Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux,

Rabie iecur incendente feruntur
Præcipites, vt saxa iugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, cliuóque latus pendente recedit :

(et selon Hippocrates les plus dangereuses maladies sont celles qui desfigurent le visage) à tout vne voix tranchante et esclatante, souuent contre qui ne fait que sortir de nourrisse. Et puis les voyla estroppiez, estourdis de coups : et nostre iustice qui n’en fait compte, comme si ces esboittements et eslochements n’estoient pas des membres de nostre chose publique.

Gratum est quod patriæ ciuem populoque dedisti,
Si facis vt patriæ sit idoneus, vtilis agris,
Vtilis et bellorum et pacis rebus agendis.

Il n’est passion qui esbranle tant la sincerité des iugements, que la cholere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort, le iuge, qui par cholere auroit condamné son criminel : pourquoy est-il non plus permis aux peres, et aux pedantes, de fouetter les enfans, et les chastier estans en cholere ? Ce n’est plus correction, c’est vengeance. Le chastiement tient lieu de medecine aux enfans ; et souffririons nous vn medecin, qui fust animé et courroucé contre son patient ? Nous mesmes, pour bien faire, ne deurions iamais mettre la main sur noz seruiteurs, tandis que la cholere nous dure. Pendant que le pouls nous bat, et que nous sentons de l’esmotion, remettons la partie : les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons r’accoisez et refroidis. C’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle, ce n’est pas nous. Au trauers d’elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les corps au trauers d’vn brouillas. Celuy qui a faim, vse de viande, mais celuy qui veut vser de chastiement, n’en doit auoir faim ny soif. Et puis, les chastiemens, qui se font auec poix et discretion, se reçoiuent bien mieux, et auec plus de fruit, de celuy qui les souffre. Autrement, il ne pense pas auoir esté iustement condamné, par vn homme agité d’ire et de furie et allegue pour sa iustification, les mouuements extraordinaires de son maistre, l’inflammation de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne inquietude, et precipitation temeraire.

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venæ,
Lumina Gorgoneo sæuius igne micant.

Suetone recite, que Caïus Rabirius ayant esté condamné par Cæsar, ce qui luy seruit le plus enuers le peuple (auquel il appella) pour luy faire gaigner sa cause, ce fut l’animosité et l’aspreté que Casar auoit apporté en ce iugement.Le dire est autre chose que le faire, il faut considerer le presche à part, et le prescheur à part. Ceux-là se sont donnez beau ieu en nostre temps, qui ont essayé de choquer la verité de nostre Eglise, par les vices des ministres dicelle elle tire ses tesmoignages d’ailleurs. C’est vne sotte façon d’argumenter, et qui reietteroit toutes choses en confusion. Vn homme de bonnes mœurs, peut auoir des opinions faulces, et vn meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas. C’est sans doubte vne belle harmonie, quand le faire, et le dire vont ensemble et ie ne veux pas nier, que le dire, lors que les actions suyuent, ne soit de plus d’authorité et efficace : comme disoit Eudamidas, oyant vn Philosophe discourir de la guerre ; Ces propos sont beaux, mais celuy qui les dit, n’en est pas croyable, car il n’a pas les oreilles accoustumées au son de la trompette. Et Cleomenes oyant vn rhetoricien harenguer de la vaillance, s’en print fort à rire et l’autre s’en scandalizant, il luy dit ; I’en ferois de mesmes, si c’estoit vne arondelle qui en parlast : mais si c’estoit vne aigle, ie l’orrois volontiers. l’apperçois, ce me semble, és escrits des anciens, que celuy qui dit ce qu’il pense, l’assene bien plus viuement, que celuy qui se contrefaict. Oyez Cicero parler de l’amour de la liberté oyez en parler Brutus, les escrits mesmes vous sonnent que cettuy-cy estoit homme pour l’achepter au prix de la vie. Que Cicero pere d’eloquence, traitte du mespris de la mort, que Seneque en traite aussi, celuy là traine languissant, et vous sentez qu’il vous veut resoudre de chose, dequoy il n’est pas resolu. Il ne vous donne point de cœur, car luy-mesmes n’en a point l’autre vous anime et enflamme. Ie ne voy iamais autheur, mesmement de ceux qui traictent de la vertu et des actions, que ie ne recherche curieusement quel il a esté. Car les Ephores à Sparte voyans vn homme dissolu proposer au peuple vn aduis vtile, luy commanderent de se taire, et prierent vn homme de bien, de s’en attribuer l’inuention, et le proposer.Les escrits de Plutarque, à les bien sauourer, nous le descouurent assez ; et ie pense le cognoistre iusques dans l’ame : si voudrois-ie que nous eussions quelques memoires de sa vie. Et me suis ietté en ce discours à quartier, à propos du bon gré que ie sens à Aul. Gellius de nous auoir laissé par escrit ce compte de ses mœurs, qui reuient à mon subject de la cholere. Vn sien esclaue mauuais homme et vicieux, mais qui auoit les oreilles aucunement abbreuuées des leçons de philosophie, ayant esté pour quelque sienne faute despouillé par le commandement de Plutarque ; pendant qu’on le fouettoit, grondoit au commencement, que c’estoit sans raison, et qu’il n’auoit rien faict : mais en fin, se mettant à crier et iniurier bien à bon escient son maistre, luy reprochoit qu’il n’estoit pas philosophe, comme il s’en vantoit qu’il luy auoit souuent ouy dire, qu’il estoit laid de se courroucer, voire qu’il en auoit faict vn liure et ce que lors tout plongé en la colere, il le faisoit si cruellement battre, desmentoit entierement ses escrits. A cela Plutarque, tout froidement et tout rassis ; Comment, dit-il, rustre, à quoy iuges tu que ie sois à cette heure courroucé ? mon visage, ma voix, ma couleur, ma parolle, te donne elle quelque tesmoignage que ie sois esmeu ? le ne pense auoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny vn cry effroyable : rougis-ie ? escume-ie ? m’eschappe-il de dire chose, dequoy i’aye à me repentir ? tressaulx-ie ? fremis-ie de courroux ? car pour te dire, ce sont là les vrais signes de la cholere. Et puis se destournant à celuy qui fouettoit : Continuez, luy dit-il, tousiours vostre besongne, pendant que cettuy-cy et moy disputons. Voyla son comte.Archytas Tarentinus reuenant d’vne guerre, où il auoit esté Capitaine general, trouua tout plein de mauuais mesnage en sa maison, et ses terres en friche, par le mauuais gouuernement de son receueur et l’ayant fait appeller : Va, luy dit-il, que si ie n’estois en cholere, ie t’estrillerois bien. Platon de mesme, s’estant eschauffé contre l’vn de ses esclaucs, donna à Speusippus charge de le chastier, s’excusant d’y mettre la main luy-mesme, sur ce qu’il estoit courroucé. Charillus Lacedemonien, à vn Elote qui se portoit trop insolemment et audacieusement enuers luy Par les Dieux, dit-il, si ie n’estois courroucé, ie te ferois tout à cette heure mourir.C’est vne passion qui se plaist en soy, et qui se flatte. Combien de fois nous estans esbranlez soubs vne fauce cause, si on vient à nous presenter quelque bonne deffence ou excuse, nous despitons nous contre la verité mesme et l’innocence ? l’ay retenu à ce propos vn merueilleux exemple de l’antiquité. Piso personnage par tout ailleurs de notable vertu, s’estant esmeu contre vn sien soldat, dequoy reuenant seul du fourrage, il ne luy sçauoit rendre compte, où il auoit laissé vn sien compagnon, tinst pour aueré qu’il l’auoit tué, et le condamna soudain à la mort. Ainsi qu’il estoit au gibet, voicy arriuer ce compagnon esgaré : toute l’armée en fit grand’feste, et apres force caresses et accollades des deux compagnons, le bourreau meine l’vn et l’autre, en la presence de Piso, s’attendant bien toute l’assistance que ce luy seroit à luy-mesmes vn grand plaisir : mais ce fut au rebours, car par honte et despit, son ardeur qui estoit encore en son effort, se redoubla : et d’vne subtilité que sa passion luy fournit soudain, il en fit trois coulpables, par ce qu’il en auoit trouué vn innocent : et les fit depescher tous trois : Le premier soldat, par ce qu’il y auoit arrest contre luy : le second qui s’estoit esgaré, par ce qu’il estoit cause de la mort de son compagnon ; et le bourreau pour n’auoir obey au commandement qu’on luy auoit faict.Ceux qui ont à negocier auec des femmes testues, peuuent auoir essayé à quelle rage on les iette, quand on oppose à leur agitation, le silence et la froideur, et qu’on desdaigne de nourrir leur courroux. L’orateur Celius estoit merueilleusement cholere de sa nature. A vn, qui souppoit en sa compagnie, homme de molle et douce conuersation, et qui pour ne l’esmouuoir, prenoit party d’approuuer tout ce qu’il disoit, et d’y consentir luy ne pouuant souffrir son chagrin, se passer ainsi sans aliment : Nie moy quelque chose, de par les Dieux, dit-il, affin que nous soyons deux. Elles de mesmes, ne se courroucent, qu’affin qu’on se contre-courrouce, à l’imitation des loix de l’amour. Phocion à vn homme qui luy troubloit son propos, en l’iniuriant asprement, n’y fit autre chose que se taire, et luy donner tout loisir d’espuiser sa cholere cela faict, sans aucune mention de ce trouble, il recommença son propos, en l’endroict où il l’auoit laissé. Il n’est replique si piquante comme est vn tel mespris.Du plus cholere homme de France (et c’est tousiours imperfection, mais plus excusable à vn homme militaire : car en cet exercice il y a certes des parties, qui ne s’en peuuent passer) ie dy souuent, que c’est le plus patient homme que ie cognoisse à brider sa cholere : elle l’agite de telle violence et fureur,

Magno veluti cùm flamma sonore
Virgea suggeritur costis vndantis aheni,
Exultantque æstu latices, furit intus aquai
Fumidus atque altè spumis exuberat amnis,
Nec iam se capit vnda, volat vapor ater ad auras,

qu’il faut qu’il se contraingne cruellement, pour la moderer. Et pour moy, ie ne sçache passion, pour laquelle couurir et soustenir, ie peusse faire vn tel effort. Ie ne voudrois mettre la sagesse à si haut prix. Ie ne regarde pas tant ce qu’il fait, que combien il luy couste à ne faire pis. Vn autre se vantoit à moy, du reglement et douceur de ses mœurs, qui est, à la verité singuliere : ie luy disois, que c’estoit bien quelque chose, notamment à ceux, comme luy, d’eminente qualité, sur lesquels chacun a les yeux, de se presenter au monde tousiours bien temperez : mais que le principal estoit de prouuoir au dedans, et à soy-mesme : et que ce n’estoit pas à mon gré, bien mesnager ses affaires, que de se ronger interieurement : ce que ie craignois qu’il fist, pour maintenir ce masque, et cette reglée apparence par le dehors.On incorpore la cholere en la cachant comme Diogenes dit à Demosthenes, lequel de peur d’estre apperceu en vne tauerne, se reculoit au dedans : Tant plus tu le recules arriere, tant plus tu y entres. Ie conseille qu’on donne plustost vne buffe à la iouë de son valet, vn peu hors de saison, que de gehenner sa fantasie, pour representer cette sage contenance. Et aymerois mieux produire mes passions, que de les couuer à mes despens. Elles s’alanguissent en s’esuantant, et en s’expri— mant. Il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors, que de la plier contre nous. Omnia vitia in aperto leuiora sunt : et tunc perniciosissima, quum simulata sanitate subsidunt.I’aduertis ceux, qui ont loy de se pouuoir courroucer en ma famille, premierement qu’ils mesnagent leur cholere, et ne l’espandent pas à tout prix : car cela en empesche l’effect et le poids. La criaillerie temeraire et ordinaire, passe en vsage, et fait que chacun la mesprise : celle que vous employez contre vn seruiteur pour son larcin, ne se sent point, d’autant que c’est celle mesme qu’il vous a veu employer cent fois contre luy, pour auoir mal rinsé vn verre, ou mal assis vne escabelle. Secondement, qu’ils ne se courroussent point en l’air, et regardent que leur reprehension arriue à celuy de qui ils se plaignent car ordinairement ils crient, auant qu’il soit en leur presence, et durent à crier vn siecle apres qu’il est party,

Et secum petulans amentia certat.

Ils s’en prennent à leur ombre, et poussent cette tempeste, en lieu, où personne n’en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de leur voix, tel qui n’en peut mais. l’accuse pareillement aux querelles, ceux qui brauent et se mutinent sans partie : il faut garder ces Rodomontades, où elles portent.

Mugitus veluti cùm prima in prælia taurus
Terrificos ciet, atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventósque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.

Quand ie me courrouce, c’est le plus vifuement, mais aussi le plus briefuement et secretement que ie puis : ie me pers bien en vistesse, et en violence, mais non pas en trouble : si que i’aille iettant à l’abandon, et sans choix, toute sorte de parolles iniurieuses, et que ie ne regarde d’assoir pertinemment mes pointes, où i’estime qu’elles blessent le plus : car ie n’y employe communement, que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions qu’aux petites. Les petites me surprennent et le mal’heur veut, que depuis que vous estes dans le precipice, il n’importe, qui vous ayt donné le bransle vous allez tousiours iusques au fons. La cheute se presse, s’esmeut, et se haste d’elle mesme. Aux grandes occasions cela me paye, qu’elles sont si iustes, que chacun s’attend d’en voir naistre vne raisonnable cholere : ie me glorifie à tromper leur attente : ie me bande et prepare contre celles cy, elles me mettent en ceruelle, et menassent de m’emporter bien loing si ie les suiuoy. Ayséement ie me garde d’y entrer, et suis assez fort, si ie l’attens, pour repousser l’impulsion de cette passion, quelque violente cause qu’elle aye mais si elle me preoccupe, et saisit vne fois, elle m’emporte, quelque vaine cause qu’elle aye. Ie marchande ainsin auec ceux qui peuuent contester auec moy : Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à droict, i’en feray de mesme à mon tour. La tempeste ne s’engendre que de la concurrence des choleres, qui se produisent volontiers l’vne de l’autre, et ne naissent en vn poinct. Donnons à chacune sa course, nous voyla tousiours en paix. Vtile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m’aduient il aussi, de representer le courroussé, pour le reiglement de ma maison, sans aucune vraye emotion. A mesure que l’aage me rend les humeurs plus aigres, i’estudie à m’y opposer, et feray si ie puis que ie seray d’oresenauant d’autant moins chagrin et difficile, que i’auray plus d’excuse et d’inclination à l’estre : quoy que parcydeuant ie l’aye esté, entre ceux qui le sont le moins.Encore vn mot pour clorre ce pas. Aristote dit, que la colere sert par fois d’armes à la vertu et à la vaillance. Cela est vray-semblable : toutesfois ceux qui y contredisent, respondent plaisamment, que c’est vn’arme de nouuel vsage car nous remuons les autres armes, ceste cy nous remue nostre main ne la guide pas, c’est elle qui guide nostre main elle nous tient, nous ne la tenons pas.

CHAPITRE XXXI.

De la colère.

Il vaut mieux confier les enfants aux soins du gouvernement que de les laisser à leurs parents. — Plutarque est partout admirable ; il l’est surtout, quand il apprécie les actions humaines. On peut lire les belles choses qu’il dit, dans le parallèle qu’il établit entre Lycurgue et Numa, à propos de la grande simplicité d’esprit avec laquelle nous abandonnons les enfants à la direction exclusive de leurs pères, auxquels nous en laissons la charge. La plupart de nos constitutions, comme le dit Aristote, admettent que chacun, comme cela pouvait exister chez les Cyclopes, dirige sa femme et ses enfants, au gré de son imagination plus ou moins folle et indiscrète ; il n’y a guère que les constitutions de Lacédémone et de la Crète qui aient confié aux lois la direction de l’enfance. Qui ne voit que, dans un état, tout dépend de son éducation morale et physique ? et cependant elle demeure, sans discernement aucun, à la merci des parents, quelque fous et méchants que ceux-ci puissent être.

Ceux-ci les châtient quelquefois, dans des transports de colère ; ce n’est plus correction, c’est vengeance. — Combien de fois, par exemple, n’ai-je pas été tenté, en passant dans la rue, de venger, par quelque tour de ma façon, de petits garçons que je voyais écorchés, assommés, meurtris par un père ou une mère en fureur, mis hors d’eux par la colère ; voyez-vous ces brutes, les joues en feu, les yeux dénotant leur rage (et, d’après Hippocrate, les maladies qui nous défigurent sont des plus dangereuses), vociférant à tue-tête contre des êtres qui sortent à peine de nourrice, « dans l’emportement qui les entraîne, elles ressemblent au rocher abrupt qui, perdant son point d’appui, se précipite tout à coup du haut de la montagne (Juvenal) ». Puis, des paroles on passe aux coups, et voilà ces pauvres petits, blessés, assommés, estropiés, sans que la justice s’en inquiète, comme si ces déboitements et dislocations de membres n’atteignaient pas des créatures faisant partie de la société que nous formons : « On t’est reconnaissant de ce que tu as donné à la patrie un nouveau citoyen, pourvu toutefois que tu le rendes propre à la servir, soit dans la culture des champs, soit dans les travaux de la guerre, soit dans la pratique des arts de la paix (Juvénal). »

Il n’y a pas de passion qui, autant que la colère, porte atteinte à l’équité des jugements. Personne n’hésiterait à punir de mort un juge qui, sous l’empire de ce sentiment, aurait condamné un criminel ; pourquoi donc pères et maîtres d’école ont-ils le droit, quand ils sont irrités, de fouetter un enfant ou de lui infliger tout autre châtiment ? Ce n’est plus le corriger, c’est se venger. Le châtiment est en quelque sorte un médicament pour l’enfant ; supporterionsnous qu’un médecin s’emporte et se mette en courroux contre le malade qu’il traite ?

La colère nous fait envisager souvent les choses sous un aspect trompeur ; combien sont hideux les signes extérieurs de la colère ! — Nous-mêmes, pour bien faire, ne devrions jamais porter la main sur nos serviteurs, tant que la colère nous possède. Tant que notre pouls est agité et que nous sommes émotionnés, ajournons ce règlement de comptes ; les choses nous sembleront certainement autres, quand nous serons revenus de notre eniportement et que nous serons calmes. Sinon, c’est la passion qui alors nous commande, c’est elle qui parle et non pas nous et, sous son influence, les fautes nous paraissent plus grandes, comme il arrive des corps vus au travers d’un brouillard. Celui qui a faim, use de la viande pour la satisfaire ; celui qui veut user des châtiments, ne doit en avoir ni faim, ni soif, d’autant qu’ils sont bien mieux acceptés de celui contre lequel ils sont exercés, et sont de bien plus d’effet sur lui, quand ils sont infligés avec mesure et réserve ; autrement, condamné par un homme qu’agitent la colère et la fureur, le patient ne pense pas avoir été justement frappé ; il argue, pour sa justification, des mouvements extraordinaires auxquels se livrait son maître, de son visage enflammé, de ses jurons inusités, de l’inquiétude et de la précipitation inconsidérées en lesquelles il était : « Sa face se tuméfie de colère, ses veines se gonflent et deviennent noires de sang, ses yeux étincellent d’un feu plus ardent que ceux de la Gorgone (Ovide). » — Suétone relate que Caius Rabirius, condamné par César, en ayant appelé au peuple, dut de gagner sa cause, surtout à l’animosité et à la dureté que César avait apportées dans son jugement.

Il ne faut pas juger de la vérité ou de la fausseté des croyances et opinions des hommes d’après leur conduite habituelle. — Dire et faire sont deux, et il faut considérer séparément le sermon et le prédicateur. Ceux-là se sont donné beau jeu qui, en ces temps-ci, ont essayé de porter atteinte à la vérité de l’Église, en invoquant contre elle les vices de ses ministres ; elle s’appuie sur des témoignages autres. Une semblable argumentation est erronée et porterait le trouble en toutes choses : un homme de bonnes mœurs peut avoir des opinions défectueuses, un méchant prêcher la vérité, ce que peut faire celui-là même qui ne croit pas. C’est sans doute un bel accord que faire et dire allant de pair ; et je ne prétends pas que dire, quand les actes sont en conformité, n’ait pas plus d’autorité et ne soit pas plus efficace. Eudamidas, entendant un philosophe discourir sur la guerre, disait : « Ce sont là de beaux propos ; mais celui qui les tient n’est pas à croire, ses oreilles ne sont pas familiarisées avec le son de la trompette. » Cléomène écoutant un rhétoricien traiter de la vaillance, se prit à rire bruyamment, et l’autre s’en formalisant, il lui dit : « Je rirais de même, si c’était une hirondelle qui parlat ; tandis que si c’était un aigle, je l’écouterais attentivement. » — Il me semble que les écrits des anciens nous montrent bien que celui qui pense ce qu’il dit, frappe bien plus fortement l’esprit de ceux qui le lisent ou qui l’écoutent, que celui qui n’est pas pénétré de son sujet. Voyez Cicéron parlant de l’amour de la liberté, et voyez Brutus en parler : les écrits de ce dernier proclament qu’il était homme à l’acheter au prix de la vie. Que Cicéron, ce père de l’éloquence, traite du mépris de la mort et que Sénèque traite ce même sujet celui-là est languissant, vous sentez qu’il a à se prononcer sur une chose dont il n’est pas convaincu, il ne nous donne pas du cœur, lui-même en manquant ; l’autre vous anime et vous enflamme. Je ne lis jamais un auteur, de ceux traitant pareillement de la vertu et des actes qu’elle inspire, sans rechercher avec curiosité ce que lui-même a été. A Sparte, les éphores voyant un homme de mœurs dissolues faire au peuple une proposition utile, lui ordonnèrent de se taire, et prièrent un homme de bien de s’en attribuer l’idée et de la présenter.

Modération de quelques grands hommes dans des accès de colère. — Les écrits de Plutarque, si l’on s’en pénètre bien, montrent assez ce qu’il était, et je crois le connaître jusqu’au fond de l’âme ; cependant je voudrais que nous possédions quelques documents sur sa vie, et, si je me suis écarté de mon sujet, c’est pour mentionner un passage d’Aulu-Gelle, dont je lui sais gré, qui nous donne une idée de ses mœurs et me ramène à la colère, qui est le point qui m’occupe. Un des esclaves de Plutarque, homme méchant et vicieux, mais qui, à assister à ses leçons, avait retenu sans les approfondir quelques notions de philosophie, avait été, sur son ordre, pour une faute qu’il avait commise, dépouillé de ses vêtements pour recevoir le fouet. Au début, pendant qu’on le fouettait, il grondait « que c’était sans raison qu’on le châtiait ; qu’il n’avait rien fait pour le mériter » ; puis il se mit à crier et à injurier bel et bien son maître, lui reprochant « qu’il n’agissait pas en philosophe, comme il se vantait de l’être ; qu’il lui avait souvent entendu dire que c’était mal de se mettre en colère, qu’il avait même écrit un livre là-dessus ; et qu’en le faisant si cruellement battre, alors qu’il était sous le coup de l’irritation, il démentait complètement ses écrits ». A cela, Plutarque, demeuré très calme, lui répondit froidement : « Comment, rustre, peux-tu juger qu’en ce moment je sois en colère ? Mon visage, ma voix, mon teint, ma parole, te donnent-ils quelque preuve que je sois ému ? Je ne crois avoir ni les yeux hagards, ni la figure bouleversée ; je ne pousse pas de vociférations. Est-ce que je suis rouge ? l’écume me vient-elle aux lèvres ? m’échappe-t-il des paroles que je puisse avoir à regretter ? est-ce que je tressaille ? ai-je des frémissements de courroux ? car, sachele, ce sont là les véritables signes de la colère. » Et se tournant vers celui qui fouettait : « Continue ta besogne, lui dit-il, tandis que nous discutons, cet individu et moi. » Telle est l’anecdote que conte Aulu-Gelle.

Archytas de Tarente, revenant d’une guerre où il avait exercé les fonctions de capitaine général, trouva sa maison fort mal tenue et ses terres en friche, par le fait de la mauvaise gestion de son régisseur. L’ayant fait appeler : « Ah ! lui dit-il, comme je t’étrillerais de bonne façon, si je n’étais en colère. » — Platon agit de même : fortement irrité contre un de ses esclaves, il chargea Speusippe de le châtier, s’excusant de ne pas le faire de sa propre main, parce qu’il était en courroux. — Le lacédémonien Charillus à un llote qui, effrontément, se montrait insolent à son égard : « Par les dieux, lui dit-il, si je n’étais en colère, je te tuerais sur l’heure ! »

Nous cherchons toujours à trouver et à faire trouver notre colère juste et raisonnable. — La colère est une passion qui se complaît à elle-même et se flatte. Combien de fois, ayant agi sous l’empire d’une erreur, nous irritons-nous de la vérité et de l’innocence quand on nous démontre que nous sommes dans notre tort, ou que l’on nous présente quelque bonne raison ? J’ai retenu à ce propos un exemple étonnant que nous fournit l’antiquité : Pison qui, en toutes autres circonstances, s’est montré d’une incontestable vertu, furieux contre un de ses soldats qui, parti avec un autre pour aller couper et faire sa provision de fourrages, revenait seul et ne pouvait rendre compte de ce qu’était devenu son camarade, regardant comme positif qu’il l’avait tué, sans plus de preuves, le condamna sur-le-champ à mort. Le condamné était au pied du gibet quand arrive son compagnon qui s’était égaré ; toute l’armée leur fait grande fête et, après que tous deux se sont fait force amitiés et se sont embrassés, le bourreau les mène à Pison, s’attendant bien, ainsi que toute l’assistance, à ce que celui-ci en éprouverait une vive satisfaction. Ce fut tout l’inverse ; par honte et dépit, sa fureur qui n’était pas calmée s’en accrut, et, par une subtilité d’esprit que lui suggéra sur le moment sa passion, il vit trois coupables au lieu d’un innocent qu’on lui amenait, et il les fit mettre tous trois à mort l’un, parce qu’il y avait déjà arrêt prononcé contre lui ; l’autre, celui qui s’était égaré, parce qu’il était cause de la condamnation de son compagnon ; et le bourreau, parce qu’il n’avait pas obéi à l’ordre qui lui avait été donné.

Les femmes naturellement emportées deviennent furieuses par la contradiction ; le silence et la froideur les calment. — Ceux qui ont eu affaire à des femmes têtues, ont pu être à même d’éprouver à quel degré de rage on les amène quand, à leur exaspération, on oppose le silence et le sang-froid et qu’on dédaigne de fournir un aliment à leur colère. Célius l’orateur était d’un tempérament extraordinairement colère ; quelqu’un, de nature douce et conciliante, qui soupait avec lui, pour ne pas lui donner lieu de s’émouvoir, approuvait de parti pris tout ce qu’il disait et se rangeait à son avis. Célius, impatienté de ne pouvoir s’abandonner à son esprit de contradiction, s’écria : « Mais, pour Dieu, contredis-moi donc sur quelque chose et que nous soyons deux à discuter. » Les femmes sont de même ; elles se mettent en colère tout simplement pour avoir contre qui se disputer, à l’image de ce qui se passe quand elles se livrent à l’amour. — Phocion, qu’un homme interrompait par de violentes injures pendant qu’il parlait en public, se tut tout simplement, laissant à son interrupteur tout le loisir d’épancher sa colère ; quand il eut fini, Phocion, sans faire aucune allusion à l’incident, reprit son discours où il l’avait laissé. Un tel dédain est la plus mordante réplique qu’on puisse faire en pareille occurrence.

Pour cacher sa colère, il faut des efforts inouïs ; elle est moins terrible quand elle éclate librement. — Je dis souvent de l’homme le plus colère de France (la colère est toujours une imperfection, plus excusable cependant chez un homme de guerre que chez un autre parce que, dans ce métier, il y a des cas où l’on ne peut s’empêcher de s’y abandonner), que c’est l’homme que je connais qui a le plus de mérite à se contenir. Elle l’agite avec tant de furie et de violence, « semblable à l’eau qui, lorsque la flamme, pétillant d’un bois sec, s’allume à grand bruit sous un vase d’airain, soulevée par la chaleur, frémit, bouillonne, déborde en écumant, en méme temps qu’une noire vapeur s’élève dans les airs (Virgile) », qu’il faut qu’il se contraigne cruellement pour se modérer. Pour moi, je ne connais pas de passion que je puisse dissimuler au prix de tels efforts, et ne voudrais pas d’une sagesse acquise à si haut prix. Chez cet homme, ce ne sont pas tant ses écarts que je considère, que ce qu’il lui en coûte pour ne pas faire pis. — Un autre se vantait à moi de la régularité et de la douceur, effectivement très remarquables, de ses mœurs. Je lui répondis que se montrer constamment, envers tous, d’une humeur égale est une chose qui a bien son prix, notamment chez ceux qui, comme lui, sont en haute situation et sur lesquels se portent les regards de chacun ; mais qu’il importe surtout de se préoccuper de ce qui se passe en soi, de ce qui en résulte pour vous-même, et que, selon moi, ce n’est pas être ménager de ses propres intérêts, que de s’épuiser intérieurement, ce que je craignais qu’il ne fit, pour arriver à conserver ce masque, cette apparence extérieure de calme.

On s’imprègne de sa propre colère, en la dissimulant ; on fait en quelque sorte ce que Diogène disait à Demosthène qui, de peur d’être aperçu dans une taverne, se retirait à l’intérieur : « Plus tu recules, plus tu y pénètres. » Je conseille plutôt de donner, même un peu hors de propos, un soufflet à son valet, que de se mettre à la torture pour paraître avoir la sagesse de se contenir. Je préfère donner l’essor à mes passions, plutôt que de les couver à mes dépens ; elles perdent leur force, si on leur donne le moyen de se dissiper en les traduisant en action ; il vaut mieux que leur aiguillon agisse à l’extérieur, que de se retourner contre nous : « Les maladies de l’ame qui sont visibles, sont les plus légères ; les plus dangereuses sont celles qui se cachent sous une apparence de santé (Sénèque). »

Attention à avoir quand, dans son intérieur, on est amené à se mettre en colère. — J’avertis ici ceux de mon entourage qui sont dans le cas de se mettre en colère, d’abord, qu’ils ménagent les manifestations de cette nature et n’en usent pas à tout propos, cela leur ôte leur importance et en empêche l’effet ; les criailleries sans cause et journalières deviennent chose courante, ce qui a pour résultat que personne n’en tient compte ; les scènes que vous faites à un serviteur qui vous a volé, il ne les sent pas, ce sont les mêmes qu’il vous a vu lui faire cent fois, pour avoir mal rincé un verre ou mal rangé un escabeau. Secondement, qu’ils ne se courroucent pas à tort et à travers, sans regarder si leurs réprimandes vont bien à celui dont ils se plaignent ; d’ordinaire, ils commencent à crier avant qu’il ne soit là, et continuent un siècle après qu’il n’y est plus, « l’insensé ne se possédant pas, s’emporte contre lui-même (Claudien) ». Ils s’en prennent à leur ombre, la tempête éclate là où ne se trouvent ni celui contre lequel elle est dirigée, ni qui que ce soit auquel la leçon puisse profiter, et ce tintamarre a pour unique résultat d’assourdir des gens qui n’y peuvent rien. Je signale aussi ceux qui, bien que n’ayant personne à qui s’en prendre, se livrent à des sorties, font les braves et vont se démenant dans le vide ; ces rodomontades sont à garder pour les circonstances dans lesquelles elles peuvent avoir de l’effet : « Ainsi le taureau, lorsqu’il prélude contre un rival, pousse des mugissements terribles, frappe l’air de ses cornes, charge les troncs d’arbre et disperse de tous côtés la terre qu’il frappe du pied (Virgile). »

Caractère du courroux de Montaigne. — Quand je me mets en colère, je suis violent ; mais cela dure aussi peu que possible et je l’ébruite le moins que je puis. Je m’abandonne bien à ma violence et à ma vivacité, mais je ne perds pas l’esprit au point de proférer au hasard et sans discernement toute sorte de paroles injurieuses, et c’est en parfaite connaissance de cause que je décoche mes invectives, cherchant à atteindre le point où elles blessent le plus, car je n’emploie guère que la langue en ces occasions. Mes valets s’en tirent du reste à meilleur compte dans les cas graves que dans ceux de moindre importance. Ces derniers me prennent à l’improviste, et le malheur veut qu’une fois que vous êtes engagé dans le précipice, peu importe ce qui a déterminé la chute, elle se presse, s’active, se hâte d’elle-même, et vous roulez toujours jusqu’au fond. Dans les cas graves, c’est déjà une satisfaction pour moi que, ma colère étant plus justifiée, chacun s’attende à la voir grandie à proportion ; cette attente, je mets mon amour-propre à la tromper ; je me raidis et me tiens sur mes gardes contre des violences qui m’inquiètent, parce qu’elles pourraient m’entraîner très loin si je m’y abandonnais ; aussi je m’en défends et suis assez fort, lorsque je suis en éveil, pour résister à ses entraînements, quelle que soit la cause qui l’ait amenée ; mais, si je suis surpris, que je n’y sois pas préparé, une fois qu’elle s’est emparée de moi, elle m’emporte, si futile que soit cette cause. — Avec ceux vis-à-vis desquels je puis avoir à entrer en contestation, j’ai conclu cet arrangement : « Quand vous verrez que le premier je commence à être surexcité, leur ai-je dit, que j’aie tort ou raison, laissez-moi aller sans me contredire ; j’en agirai de même à votre égard. » La tempête, en effet, ne sort que des colères qui s’entrechoquent ; elles n’ont pas un point de commune origine, elles naissent souvent l’une de l’autre ; laissons chacune poursuivre sa course et nous voilà constamment en paix. C’est là une bonne détermination, mais l’application en est difficile. — Quelquefois il m’arrive, sur des questions d’ordre intérieur de ma maison, de feindre d’être en colère, sans pour cela l’être le moins du monde. — À mesure que l’âge me rend plus sensible aux contrariétés, je m’étudie à ne pas céder à ce sentiment, et finirai par arriver, j’espère, à être d’autant moins colère et difficile que j’aurai plus de raison et de disposition à l’être, et cela, bien qu’autrefois j’ai compté parmi ceux sachant le moins se modérer.

La colère n’a jamais de bons effets ; c’est une arme dangereuse, elle nous tient, nous ne la tenons pas. — Encore un mot avant de terminer ce chapitre. Aristote dit que « la colère sert parfois d’arme à la vertu et à la vaillance » ; cela parait vraisemblable ; toutefois, ceux qui diffèrent d’avis sur ce point, objectent avec esprit qu’alors c’est une arme d’emploi tout spécial, car nous manions les autres armes, tandis que celle-ci, c’est elle qui nous manie ; notre main ne la guide pas, c’est elle qui la guide ; elle nous tient, ce n’est pas nous qui la tenons.