Esprit des lois (1777)/L28/C42


CHAPITRE XLII.

Renaissance du droit Romain, & ce qui en résulta. Changemens dans les tribunaux.


Le digeste de Justinien ayant été retrouvé vers l’an 1137, le droit romain sembla prendre une seconde naissance. On établit des écoles en Italie où on l’enseignoit : on avoit déjà le code Justinien & les novelles. J’ai déjà dit que ce droit y pris une telle faveur, qu’il fit éclipser la loi des Lombards.

Des docteurs Italiens porterent le droit de Justinien en France, où l’on n’avoit connu[1] que le code Théodosien, parce que ce ne fut[2] qu’après l’établissement des barbares dans les Gaules, que les lois de Justinien furent faites. Ce droit reçut quelques oppositions ; mais il se maintint, malgré les excommunications des papes qui protégeoient leurs canons[3]. Saint Louis chercha à l’accréditer, par les traductions qu’il fit faire des ouvrages de Justinien, que nous avons encore manuscrites dans nos bibliotheques ; & j’ai déjà dit qu’on en fit un grand usage dans les établissemens. Philippe le bel[4] fit enseigner les lois de Justinien, seulement comme raison écrite, dans les pays de la France qui se gouvernoient par les coutumes ; & elles furent adoptées comme loi, dans les pays où le droit Romain étoit la loi.

J’ai dit ci-dessus que la maniere de procéder par le combat judiciaire demandoit dans ceux qui jugeoient très-peu de suffisance ; on décidoit les affaires dans chaque lieu, selon l’usage de chaque lieu, & suivant quelques coutumes simples, qui se recevoient par tradition. Il y avoit du temps de Beaumanoir[5], deux différentes manieres de rendre la justice : dans des lieux, on jugeoit par pairs[6] ; dans d’autres, on jugeoit par baillis : quand on suivoit la premiere forme, les pairs jugeoient selon l’usage de leur juridiction[7] ; dans la seconde, c’étoient des prud’hommes ou vieillards qui indiquoient au bailli le même usage. Tout ceci ne demandoit aucunes lettres, aucune capacité, aucune étude. Mais, lorsque le code obscur des établissemens & d’autres ouvrages de jurisprudence parurent ; lorsque le droit Romain fut traduit ; lorsqu’il commença à être enseigné dans les écoles ; lorsqu’un certain art de la procédure, & qu’un certain art de la jurisprudence commencerent à se former ; lorsqu’on vit naître des praticiens & des juriconsultes, les pairs & les prudh’ommes ne furent plus en état de juger ; les pairs commencerent à se retirer des tribunaux du seigneur ; les seigneurs furent peu portés à les assembler : d’autant mieux que les jugemens, au lieu d’être une action éclatante, agréable à la noblesse, intéressante pour les gens de guerre, n’étoient plus qu’une pratique qu’ils ne savoient, ni ne vouloient savoir. La pratique de juger par pairs devint moins en usage[8] ; celle de juger par baillis s’étendit. Les baillis ne jugeoient pas[9] ; ils faisoient l’instruction, & prononçoient le jugement des prud’hommes : mais les prud’hommes n’étant plus en état de juger, les baillis jugerent eux-mêmes.

Cela se fit d’autant plus aisément, qu’on avoit devant les yeux la pratique des juges d’église : le droit canonique & le nouveau droit civil concoururent également à abolir les pairs.

Ainsi se perdit l’usage constamment observé dans la monarchie, qu’un juge ne jugeroit jamais seul, comme on le voit par les lois saliques, les capitulaires, & par les premiers écrivains[10] de pratique de la troisieme race. L’abus contraire, qui n’a lieu que dans les justices locales, a été modéré, & en quelque façon corrigé par l’introduction en plusieurs lieux d’un lieutenant de juge, que celui-ci consulte, & qui représente les anciens prud’hommes ; par l’obligation où est le juge de prendre deux gradués, dans les cas qui peuvent mériter une peine afflictive ; & enfin il est devenu nul, par l’extrême facilité des appels.


  1. On suivoit en Italie le code de Justinien : c’est pour cela que le pape Jean VIII, dans sa constitution donnée après le synode de Troyes, parle de ce code, non pas parce qu’il étoit connu en France, mais parce qu’il le connoissoit lui-même ; & sa constitution étoit générale.
  2. Le code de cet empereur fut publié vers l’an 530.
  3. Décrétales, liv. V, tit. de privilegiis¸capite super specula.
  4. Par une chartre de l’an 1312, en faveur de l’université d’Orléans, rapportée par Dutillet.
  5. Coutume de Beauvoisis, chap. i. de l’office des Baillis.
  6. Dans la commune, les bourgeois étoient ,jugés par d’autres bourgeois, comme les hommes de fief se jugeoient entr’eux. Voyez la Thamassiere, chap. xix.
  7. Aussi toutes les requêtes commençoient-elles par ces mots : « Sire juge, il est d’usage qu’en votre juridiction, &c. » comme il paroît par la formule rapportée dans Boutillier, somme rurale, livre I, titre 21.
  8. Le changement fut insensible. On trouve encore les pairs employés du temps de Boutillier, qui vivoit en 1402, date de son testament, qui rapporte cette formule au liv. I, tit. 21. « Sire juge, en ma justice haute, moyenne & basse, que j’ai en tel lieu, cour, plaids, baillis, hommes féodaux & sergens ». Mais il n’y avoit plus que les matieres féodales qui se jugeassent pas pairs. Ibid. liv. I, tit. I, pag. 16.
  9. Comme il paroît par la formule des lettres que le seigneur leur donnoît, rapportée par Boutillier, somme rurale, liv. I, tit. 14. Ce qui prouve encore par Beaumanoir, coutume de Beauvoisis, chap. i, des baillis. Ils ne faisoient que la procédure. « Le bailli est tenu en la présence des hommes à penre les paroles de chaux qui plaident, & doit demander as parties se ils veulent avoir droit selon les raisons que ils ont dites ; & se ils disent, Sire, oïl, le bailli doit contraindre les hommes que ils fassent le jugement ». Voyez aussi les établissemens de S. Louis, liv. I, chap.cv ; & liv. II, chap. xv : « Li juge, si ne doit pas faire le jugement ».
  10. Beaumanoir, ch. lxvii, page 336 ; & ch. lxi, pag. 315 & 316 : les établissemens, liv. II, ch. xv.