Esprit des lois (1777)/L28/C41


CHAPITRE XLI.

Flux & reflux de la juridiction ecclésiastique & de la juridiction laye.


La puissance civile étant entre les mains d’une infinité de seigneurs, il avoit été aisé à la juridiction ecclésiastique de se donner tous les jours plus d’étendue : mais comme la juridiction ecclésiastique énerva la juridiction des seigneurs, & contribua par-là à donner des forces à la juridiction royale, la juridiction royale restreignit peu à peu la juridiction ecclésiastique, & celle-ci recula devant la premiere. Le parlement, qui avoit pris dans sa forme de procéder tout ce qu’il y avoit de bon & d’utile dans celle des tribunaux des clercs, ne vit bientôt plus que ses abus ; & la juridiction royale se fortifiant tous les jours, elle fut toujours plus en état de corriger ces mêmes abus. En effet, ils étoient intolérables ; & sans en faire l’énumération, je renverrai à Beaumanoir[1], à Boutillier, aux ordonnances de nos rois. Je ne parlerai que de ceux qui intéressoient plus directement la fortune publique. Nous connoissons ces abus par les arrêts qui les réformerent. L’épaisse ignorance les avoit introduits ; une espece de clarté parut, & ils ne furent plus. On peut juger, par le silence du clergé, qu’il alla lui-même au devant de la correction ; ce qui, vu la nature de l’esprit humain, mérite des louanges. Tout homme qui mouroit sans donner une partie de ses biens à l’église, ce qui s’appeloit mourir déconfés, étoit privé de la communion & de la sépulture. Si l’on mouroit sans faire de testament, il falloit que les parens obtinssent de l’évêque, qu’il nommât, concuremment avec eux, des arbitres, pour fixer ce que le défunt auroit dû donner, en cas qu’il eût fait un testament. On ne pouvoit pas coucher ensemble la premiere nuit des noces, ni même les deux suivantes, sans en avoir acheté la permission : c’étoit bien ces trois nuits-là qu’il falloit choisir ; car pour les autres on n’auroit pas donné beaucoup d’argent. Le Parlement corrigea tout cela : on trouve dans le glossaire[2] du droit françois de Ragau, l’arrêt qu’il rendit[3] contre l’évêque d’Amiens.

Je reviens au commencement de mon chapitre. Lorsque dans un siecle ou dans un gouvernement, on voit les divers corps de l’état chercher à augmenter leur autorité, & à prendre les uns sur les autres de certains avantages, on se tromperoit souvent si l’on regardoit leurs entreprises comme une marque certaine de leur corruption. Par un malheur attaché à la condition humaine, les grands hommes modérés sont rares ; & comme il est toujours plus aisé de suivre sa force que de l’arrêter, peut-être, dans la classe des gens supérieurs, est-il plus facile de trouver des gens extrêmement vertueux, que des hommes extrêmement sages.

L’ame goûte tant de délices à dominer les autres ames ; ceux même qui aiment le bien s’aiment si fort eux-mêmes, qu’il n’y a personne qui ne soit assez malheureux pour avoir encore à se défier de ses bonnes intentions : & en vérité, nos actions tiennent à tant de choses, qu’il est mille fois plus aisé de faire le bien, que de le bien faire.


  1. Voyez Boutillier, somme rurale, tit. 9, quelles personnes ne peuvent faire demande en cour laye ; & Beaum. chap. xi, page 56 ; & les réglemens de Philippe Auguste à ce sujet ; & l’établissement de Philippe Auguste fait entre les clercs, le roi & les barons.
  2. Au mot exécuteur testamentaire.
  3. Du 19 mars 1409.