Esprit des lois (1777)/L26/C15


CHAPITRE XV.

Qu’il ne faut point régler par les principes du droit politique, les choses qui dépendent des principes du droit civil.


Comme les hommes ont renoncé à leur indépendance naturelle, pour vivre sous des lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle des biens, pour vivre sous des lois civiles.

Ces premieres lois leur acquierent la liberté ; les secondes, la propriété. Il ne faut pas décider par les lois de la liberté, qui, comme nous avons dit, n’est que l’empire de la cité, ce qui ne doit être décidé que par les lois qui concernent la propriété. C’est un paralogisme de dire que le bien particulier doit céder au bien public : cela n’a lieu que dans les cas où il s’agit de l’empire de la cité, c’est-à-dire, de la liberté du citoyen : cela n’a pas lieu dans ceux où il est question de la propriété des biens, parce que le bien public est toujours que chacun conserve invariablement la propriété que lui donnent les lois civiles.

Cicéron soutenoit que les lois agraires étoient funestes, parce que la cité n’étoit établie que pour que chacun conservât ses biens.

Posons donc pour maxime, que lorsqu’il s’agit du bien public, le bien public n’est jamais que l’on prive un particulier de son bien, ou même qu’on lui en retranche la moindre partie par une loi ou un règlement politique. Dans ce cas, il faut suivre à la rigueur la loi civile, qui est le palladium de la propriété.

Ainsi lorsque le public a besoin du fonds d’un particulier, il ne faut jamais agir par la rigueur de la loi politique : mais c’est là que doit triompher la loi civile, qui, avec des yeux de mere, regarde chaque particulier comme toute la cité même.

Si le magistrat politique veut faire quelque édifice public, quelque nouveau chemin, il faut qu’il indemnise ; le public est à cet égard, comme un particulier qui traite avec un particulier. C’est bien assez qu’il puisse contraindre un citoyen de lui vendre son héritage, & qu’il lui ôte ce grand privilege qu’il tient de la loi civile, de ne pouvoir être forcé d’aliéner son bien.

Après que les peuples qui détruisirent les Romains eurent abusé de leurs conquêtes même, l’esprit de liberté les rappella à celui d’équité ; les droits les plus barbares, ils les exercerent avec modération : & si l’on en doutoit, il n’y auroit qu’à lire l’admirable ouvrage de Beaumanoir, qui écrivoit sur la jurisprudence dans le douzieme siecle.

On raccommodoit de son temps les grands chemins, comme l’on fait aujourd’hui. Il dit que, quand un grand chemin ne pouvoit être rétabli, on en faisoit un autre le plus près de l’ancien qu’il étoit possible ; mais qu’on dédommageoit les propriétaires[1] aux frais de ceux qui tiroient quelque avantage du chemin. On se déterminoit pour lors par la loi civile ; on s’est déterminé de nos jours par la loi politique.


  1. Le seigneur nommoit des prud’hommes pour faire la levée sur le paysan ; les gentilshommes étoient contraints à la contribution par le comte, l’homme d’église par l’évêque. Beaumanoir, chap. xxii.