Esprit des lois (1777)/L26/C16


CHAPITRE XVI.

Qu’il ne faut point décider par les regles du droit civil, quand il s’agit de décider par celles du droit politique.


On verra le fond de toutes les questions, si l’on ne confond point les regles qui dérivent de la propriété de la cité, avec celles qui naissent de la liberté de la cité.

Le domaine d’un état est-il aliénable, ou ne l’est-il pas ? Cette question doit être décidée par la loi politique, & non pas par la loi civile. Elle ne doit pas être décidée par la loi civile, parce qu’il est aussi nécessaire qu’il y ait un domaine pour faire subsister l’état, qu’il est nécessaire qu’il y ait dans l’état des lois civiles qui reglent la disposition des biens.

Si donc on aliene le domaine, l’état sera forcé de faire un nouveau fonds pour un autre domaine. Mais cet expédient renverse encore le gouvernement politique ; parce que, par la nature de la chose, à chaque domaine qu’on établira, le sujet payera toujours plus, & le souverain retirera toujours moins ; en un mot, le domaine est nécessaire, & l’aliénation ne l’est pas.

L’ordre de succession est fondé dans les monarchies sur le bien de l’état, qui demande que cet ordre soit fixé, pour éviter les malheurs que j’ai dit devoir arriver dans le despotisme, où tout est incertain, parce que tout y est arbitraire.

Ce n’est pas pour la famille régnante que l’ordre de succession est établi, mais parce qu’il est de l’intérêt de l’état qu’il y ait une famille régnante. La loi qui regle la succession des particuliers, est une loi civile, qui a pour objet l’intérêt des particuliers ; celle qui regle la succession à la monarchie, est une loi politique, qui a pour objet le bien & la conservation de l’état.

Il suit de là que, lorsque la loi politique a établi dans un état un ordre de succession, & que cet ordre vient à finir, il est absurde de réclamer la succession en vertu de la loi civile de quelque peuple que ce soit. Une société particuliere ne fait point de lois pour une autre société. Les lois civiles des Romains ne sont pas plus applicables que toutes autres lois civiles ; ils ne les ont point employées eux-mêmes, lorsqu’ils ont jugé les rois : & les maximes par lesquelles ils ont jugé les rois, sont si abominables, qu’il ne faut point les faire revivre.

Il suit encore de là que, lorsque la loi politique a fait renoncer quelque famille à la succession, il est absurde de vouloir employer les restitutions tirées de la loi civile. Les restitutions sont dans la loi, & peuvent être bonnes contre ceux qui vivent dans la loi : mais elles ne sont pas bonnes pour ceux qui ont été établis pour la loi, & qui vivent pour la loi.

Il est ridicule de prétendre décider des droits des royaumes, des nations & de l’univers, par les mêmes maximes sur lesquelles on décide entre particuliers d’un droit pour une gouttiere, pour me servir de l’expression de Cicéron[1].


  1. Liv. I. des Lois.