Esprit des lois (1777)/L26/C14


CHAPITRE XIV.

Dans quels cas, dans les mariages entre parens, il faut se régler par les lois de la nature ; dans quel cas on doit se régler par les lois civiles.


En fait de prohibition de mariage entre parens, c’est une chose très-délicate de bien poser le point auquel les lois de la nature s’arrêtent, & où les lois civiles commencent. Pour cela, il faut établir des principes.

Le mariage du fils avec la mere confond l’état des choses : le fils doit un respect sans bornes à sa mère, la femme doit un respect sans bornes à son mari ; le mariage d’une mere avec son fils renverseroit dans l’un & dans l’autre leur état naturel.

Il y a plus : la nature a avancé dans les femmes le temps où elles peuvent avoir des enfans ; elle l’a reculé dans les hommes ; & par la même raison, la femme cesse plutôt d’avoir cette faculté, & l’homme plus tard. Si le mariage entre la mere & le fils étoit permis, il arriveroit presque toujours que, lorsque le mari seroit capable d’entrer dans les vues de la nature, la femme n’y seroit plus.

Le mariage entre le pere & la fille répugne à la nature, comme le précédent ; mais il répugne moins, parce qu’il n’a pas ces deux obstacles. Aussi les Tartares, qui peuvent épouser leurs filles[1], n’épousent-ils jamais leurs meres, comme nous le voyons dans les relations[2].

Il a toujours été naturel aux peres de veiller sur la pudeur de leurs enfans. Chargés du soin de les établir, ils ont dû leur conserver & le corps le plus parfait, & l’ame la moins corrompue, tout ce qui peut mieux inspirer des désirs, & tout ce qui est le plus propre à donner de la tendresse. Des peres, toujours occupés à conserver les mœurs de leurs enfans, ont dû avoir un éloignement naturel pour tout ce qui pourroit les corrompre. Le mariage n’est point une corruption, dira-t-on : mais avant le mariage, il faut parler, il faut se faire aimer, il faut séduire ; c’est cette séduction qui a dû faire horreur.

Il a donc fallu une barriere insurmontable entre ceux qui devoient donner l’éducation, & ceux qui devoient la recevoir ; & éviter toute sorte de corruption, même pour cause légitime. Pourquoi les peres privent-ils si soigneusement ceux qui doivent épouser leurs filles, de leur compagnie & de leur familiarité ?

L’horreur pour l’inceste du frere avec la sœur a dû partir de la même source. Il suffit que les peres & les meres ayent voulu conserver les mœurs de leurs enfans & leurs maisons pures, pour avoir inspiré à leurs enfans de l’horreur pour tout ce qui pouvoit les porter à l’union des deux sexes.

La prohibition du mariage entre cousins germains a la même origine. Dans les premiers temps, c’est-à-dire dans les temps saints, dans les âges où le luxe n’étoit point connu, tous les[3] enfans restoient dans la maison, & s’y établissoient : c’est qu’il ne falloit qu’une maison très-petite pour une grande famille. Les enfans[4] des deux freres, ou les cousins germains, étoient regardés & se regardoient entr’eux comme freres. L’éloignement qui étoit entre les freres & les sœurs pour le mariage étoit donc aussi[5] entre les cousins germains.

Ces causes sont si fortes & si naturelles, qu’elles ont agi presque par toute la terre, indépendamment d’aucune communication. Ce ne sont point les Romains qui ont appris aux habitans de Formose[6], que le mariage avec leurs parens au quatrieme degré étoit incestueux ; ce ne sont point les Romains qui l’ont dit aux Arabes[7] ; ils ne l’ont point enseigné aux Maldives[8].

Que si quelques peuples n’ont point rejeté les mariages entre les peres & les enfans, les sœurs & les freres, on a vu, dans le livre premier, que les êtres intelligens ne suivent pas toujours leurs lois. Qui le diroit ! des idées religieuses ont souvent fait tomber les hommes dans ces égaremens. Si les Assyriens, si les Perses ont épousé leurs meres, les premiers l’ont fait par un respect religieux pour Sémiramis ; & les seconds, parce que la religion de Zoroastre donnoit la préférence[9] à ces mariages. Si les Égyptiens ont épousé leurs sœurs, ce fut encore un délire de la religion Égyptienne, qui consacra ces mariages en l’honneur d’Isis. Comme l’esprit de la religion est de nous porter à faire avec effort des choses grandes & difficiles, il ne faut pas juger qu’une chose soit naturelle, parce qu’une religion fausse l’a consacrée.

Le principe que les mariages entre les peres & les enfans, les freres & les sœurs, sont défendus pour la conservation de la pudeur naturelle dans la maison, servira à nous faire découvrir quels sont les mariages défendus par la loi naturelle, & ceux qui ne peuvent l’être que par la loi civile.

Comme les enfans habitent, ou sont censés habiter dans la maison de leur pere, & par conséquent le beau-fils avec la belle-mere, le beau-pere avec la belle-fille ou avec la fille de la femme ; le mariage entr’eux est défendu par la loi de la nature. Dans ce cas, l’image a le même effet que la réalité, parce qu’il a la même cause : la loi civile ne peut ni ne doit permettre ces mariages.

Il y a des peuples chez lesquels, comme j’ai dit, les cousins germains sont regardés comme freres, parce qu’ils habitent ordinairement dans la même maison ; il y en a où on ne connoît guere cet usage. Chez ces peuples, le mariage entre cousins germains doit être regardé comme contraire à la nature ; chez les autres, non.

Mais les lois de la nature ne peuvent être des lois locales. Ainsi quand ces mariages sont défendus ou permis, ils sont, selon les circonstances, permis ou défendus par une loi civile.

Il n’est point d’un usage nécessaire que le beau-frere & la belle-sœur habitent dans la même maison. Le mariage n’est dont pas défendu entr’eux pour conserver la pudicité dans la maison ; & la loi qui le défend ou le permet, n’est point la loi de la nature, mais une loi civile, qui se regle sur les circonstances, & dépend des usages de chaque pays : ce sont des cas, où les lois dépendent des mœurs & des manieres.

Les lois civiles défendent les mariages, lorsque, par les usages reçus dans un certain pays, ils se trouvent être dans les mêmes circonstances que ceux qui sont défendus par les lois de la nature ; & elles le permettent lorsque les mariages ne se trouvent point dans ce cas. La défense des lois de la nature est invariable, parce qu’elle dépend d’une chose invariable ; le pere, la mere & les enfans habitant nécessairement dans la maison. Mais les défenses des lois civiles sont accidentelles, parce qu’elles dépendant d’une circonstance accidentelle ; les cousins germains & autres habitant accidentellement dans la maison.

Cela explique comment les lois de Moïse, celles des Égyptiens[10] & de plusieurs autres peuples, permettent le mariage entre le beau-frere et la belle-sœur, pendant que ces mêmes mariages sont défendus chez d’autres nations.

Aux Indes, on a une raison bien naturelle d’admettre ces sortes de mariages. L’oncle y est regardé comme pere, & il est obligé d’entretenir & d’établir ses neveux, comme si c’étoient ses propres enfans : ceci vient du caractere de ce peuple, qui est bon & plein d’humanité. Cette loi ou cet usage en a produit un autre : si un mari a perdu sa femme, il ne manque pas d’en épouser la sœur[11] : & cela est très-naturel ; car la nouvelle épouse devient la mere des enfans de sa sœur, & il n’y a point d’injuste marâtre.


  1. Cette loi est bien ancienne parmi eux. Attila, dit Priscus dans son ambassade, s’arrêta dans un certain lieu pour épouser Esca, sa fille ; chose permise, dit-il, par les lois des Scythes, page 22.
  2. Hist. des Tattars, part. 3, page 256.
  3. Cela fut ainsi chez les premiers Romains.
  4. En effet, chez les Romains, ils avoient le même nom ; les cousins germains étoient nommés freres.
  5. Ils le furent à Rome dans les premiers temps, jusqu’à ce que le peuple fît une loi pour les permettre ; il vouloit favoriser un homme extrêmement populaire, & qui s’étoit marié avec sa cousine germaine. Plutarque, au traité des demandes des choses Romaines.
  6. Recueil des voyages des Indes, tome V, part. I. relation de l’état de l’île de Formose.
  7. L’alcoran, chap. des femmes.
  8. Voyez François Pyrard.
  9. Ils étoient regardés comme plus honorables. Voyez Philon, de specialibus legibus quæ pertinent ad præcepta decalogi, Paris, 1640. p. 778.
  10. Voyez la loi VIII, au code de oncestis & inutilibus nuptiis.
  11. Lettres édif. quatorzieme recueil, page 403.